1936

« Staline défend non pas des idées progressives, mais les privilèges de caste de la nouvelle couche sociale, de la bureaucratie soviétique, qui, depuis longtemps déjà, est devenue un frein au développement socialiste de l'U.R.S.S. Il est impossible de défendre ces privilèges par les méthodes de la démocratie prolétarienne ; on ne peut les défendre qu'à l'aide de falsifications, de calomnies et d'une sanglante répression. »

Lev Sedov

Le livre rouge du procès de Moscou

Quelle avait été la réalité ?

Après avoir écrasé en 1927-1928 l'opposition de gauche, Staline, qui avait nié jusqu'alors la possibilité de l'industrialisation, de la collectivisation, de l'économie planifiée en général, fit un tournant à gauche. La nouvelle politique économique de Staline, extrêmement contradictoire, chaotique et menée suivant des méthodes purement bureaucratiques, fut formée de lambeaux pris à la plate-forme de l'opposition de gauche. Aussi, c'est avec une exaspération d'autant plus grande que Staline dirigea le feu de la répression contre les partisans de cette plate-forme. Le tournant de Staline à gauche (plus le renforcement de la répression) conduisit en 1929 à un désarroi dans les rangs de l'opposition de gauche. L'industrialisation et la collectivisation entreprises ouvraient de nouvelles possibilités et de nouvelles perspectives. Dans ces conditions, de nombreux oppositionnels furent enclins à considérer avec indulgence le régime bureaucratique qui allait se renforçant ; Ils furent emportés par une vague de capitulations. Il y eut parmi eux Radek, Préobrajenski, I.N. Smirnov, Mratchkovski, Ter-Vaganian, Dreitzer, etc.

Les années suivantes (1930-1932) furent les années d'une direction bureaucratique, incontrôlée, de l'économie par les sommets stalinistes, qui menèrent rapidement le pays à une très grave crise économique et politique. Cette crises prit des formes particulièrement aiguës en 1932. L'abolition administrative des classes à la campagne et la collectivisation « intégrale » forcée avaient radicalement ruiné l'agriculture. Dans l'économie soviétique, les disproportions avait pris des dimensions extraordinaires : entre l'industrie et l'agriculture et à l'intérieur de l'industrie, niveau catastrophique de la qualité, absence de produits de consommation, inflation, désorganisation complète des transports. La situation matérielle des masses empirait sans cesse. La disette devenait famine. Des millions d'ouvriers nouveaux manquaient de logis, végétaient dans des baraques, souvent sans lumière, dans le froid, dans la saleté. A travers le pays passait une épidémie de typhus exanthématique telle qu'il n'y en avait pas eu depuis la guerre civile. La lassitude générale et le mécontentement commençaient à se manifester au grand jour. Les ouvriers recouraient de plus en plus fréquemment à la grève : à Ivanovo-Voznessensk, il y eut de grands mouvments parmi les ouvriers. Des kolkhoziens défendirent les armes à la main leur récolte et leurs biens contre les paysans non-collectivisés. Dans le Caucase et le Kouban sévissait une petite guerre civile permanente. Le trouble, le mécontentement et la méfiance croissants à l'égard de la direction s'infiltraient aussi dans l'appareil. On pouvait entendre de tous côtés, parmi les vieux bolchéviks, les ouvriers, les jeunes communistes, que Staline menait le pays à la ruine.

C'est dans cette situation que se sont trouvés les anciens dirigeants de l'opposition de gauche qui s'étaient séparés d'elle. Après avoir capitulé à divers moments, ils s'étaient tous sincèrement efforcés, au moins au début, de s'adapter à l'appareil staliniste, espérant prendre part à la lutte pour l'industrialisation, à la lutte contre le koulak. Mais la crise économique et politique aiguë les éloigna de l'appareil staliniste. Mi-involontairement, naquit en eux certain sentiment oppositionnel, le besoin de parler entre eux, de critiquer la direction staliniste. C'est ainsi qu'en 1932 on put observer un certain réveil, d'ailleurs assez faible, des groupes qui avaient autrefois capitulé devant Staline : le groupe de Zinoviev et de Kamenev, le groupe des anciens stalinistes de gauche de Lominadzé-Chatskine-Sten (ceux qu'on appelait les « gauchistes »), de Smirnov et de ses amis, et aussi quelques droitiers, Rioutine, Slepkov et autres. Mais il ne faut pas exagérer ce réveil. Pour la majorité, il garda un caractère purement intime, « dominical ». On n'alla pas plus loin que des conversations « à cœur ouverté », on rêvait qu'il serait bon d'avoir une autre politique et une autre direction. Vraisemblablement, les hommes des différents cercles et groupes recherchèrent un rapprochement personnel, des liaisons l'un avec l'autre. Les plus audacieux ont peut-être dit qu'il serait bon de faire un « bloc ». Mais il est probable qu'on n'en vint même pas à dire cela. Aujourd'hui — quatre ans après ! — Staline tire de tout cela un « bloc » et même un « Centre unifié » terroriste.

Les bolchéviks-léninistes russes, c'est évident, n'entrèrent dans aucun bloc avec l'un de ces groupes1. Tous ces groupes avaient à un moment ou à un autre capitulé devant Staline et c'est pourquoi ils s'opposaient irréductiblement aux bolchéviks-léninistes, qui avaient considéré et continuaient de considérer la capitulation comme l'un des plus grands crimes envers le communisme et les intérêts de la classe ouvrière. Dans cette question, l'opposition de gauche prit une attitude particulièrement intransigeante. Aux yeux des bolchéviks-léninistes, ces groupes et ces hommes n'avaient et ne pouvaient avoir aucune autorité politique ou morale.

L'opposition de gauche accordait au réveil de ces groupes — les « libéraux du parti », comme elle les appelait — une importance surtout symptomatique. Bien entendue, cela pouvait servir de point de départ au retour de Zinoviev, Kamenev, Smirnov et autres sous le vieux drapeau des bolchéviks-léninistes, mais il n'en fut rien.

Staline, la Guépéou et la Commission centrale de contrôle ne restèrent pas dans l'ignorance de cet état d'esprit des anciens oppositionnels. Cet état d'esprit, soit dit en passant, avait gagné entre temps la majorité du parti. Au début d'octobre 1932, Zinoviev et Kamenev furent exclus du parti, dans une liste commune avec des droitiers marquants, Ouglanov (ancien secrétaire du Comité central et du Comité de Moscou du parti), Rioutine (membre du Comité central et militant dirigeant de l'organisation de Moscou), Slepkov, Maretski (jeunes théoriciens de la droite élèves de Boukharine), etc.2 Rioutine avait, en effet, rédigé un grand document critique de la politique et du régime stalinistes, avec paraît-il, une caractéristique très âpre de Staline (le « mauvais génie du parti »,etc.). Zinoviev et Kamenev furent accusés de ceci : « Sachant que des documents contre-révolutionnaires étaient répandus, ils avaient préféré, au lieu de les dénoncer, discuter ces documents et se montrer ainsi complices directs du groupe contre-révolutionnaire »3. (Pravda, octobre 1932). Uniquement pour n'avoir pas fait cette dénonciation, — il n'y avait pas d'autre accusation — Zinoviev et Kamenev furent exclus du parti et exilés de Moscou. L'annonce de leur exclusion ne mentionne nullement une action politique propre, elle n'existait pas.

Telle fut la première version, en tout cas plausible, de l' « activité de Zinoviev et de Kamenev en 1932. La seconde version (en 1934) parlait déjà d'un « Centre de Moscou », du fait d'avoir excité des « tendances terroristes », etc. La troisième version (le procès d'août 1936), c'est le Centre unifié, le terrorisme, l'assassinat de Kirov ! Plus les faits reculent dans le passé, plus Staline les falsifie impudemment !

Bientôt arriva de Moscou la nouvelle de l'arrestation d'un certain nombre d'anciens oppositionnels connus, vieux bolchéviks : I .N. Smirnov, Préobrajenski, Oufimtsev, Mratchkovski, Ter-Vaganian et autres4.

Nous avons écrit plus haut que la déportation de Zinoviev, de Kamenev et des autres aurait pu devenir le point de départ de leur retour aux bolchéviks-léninistes, mais qu'il n'en fut rien. Dès le printemps 1933, Zinoviev et Kamenev capitulaient de nouveau, d'une façon beaucoup plus humiliante qu'auparavant, en glorifiant Staline, etc. Ils rentrèrent à Moscou. Voici comment Trotsky appréciait alors dans la presse leur nouvelle capitulation : « Reconnaissez son génie (à Staline)... et Zinoviev-Kamenev l'ont « reconnu », c'est-à-dire qu'ils ont définitivement touché le fond... Comme le héros de Gogol, Staline collectionne les âmes mortes... (le 23 mai 1933, Bulletin de l'Opposition, n° 35).

Combien ces paroles nous éloignent d'un « bloc » ou d'un « Centre unifié » commun ! Aux yeux d'un homme politiquement de bonne foi cette seule citation anéantit toutes les calomnies stalinistes sur le bloc de Trotsky et de Zinoviev, base du procès.

La nouvelle capitulation de Zinoviev et de Kamenev était étroitement liée à l'amélioration de la situation intérieure de l'U.R.S.S. En 1933, la crise commençait à s'atténuer. Les sentiments oppositionnels baissaient. Les groupes capitulards qui s'étaient ranimés retombaient de nouveau dans la passivité. En 1934, ces tendances s'étaient précisées encore davantage.

Au procès, on nous présente un tableau tout différent. Tant que régnait une crise aiguë et un mécontentement général (1932-1933), les terroristes n'ont pas manifesté d'activité particulière. Mais précisément au moment où (en 1934) le pays sortait des difficultés, « le triomphe de la politique du Comité central du Parti communiste de l'U.R.S.S provoqua chez nous un nouvel accès de fureur et de haine contre la direction du parti... »5.

Toute cette histoire n'est qu'une bien stupide invention. Elle était nécessaire pour servir à fonder l'accusation d'avoir assassiné Kirov (en 1934).

Après avoir amnistié Zinoviev, Kamenev et autres, Staline ne leur témoigna aucune confiance. Il ne leur confia pas le moindre travail important. On les tint bien loin de la politique. Depuis ce moment-là, c'est-à-dire depuis le printemps 1933, Zinoviev, Kamenev et tous les autres capitulards entrèrent définitivement dans le néant politique. Moralement, ils étaient brisés. Ils ne vivaient plus, ils végétaient. Le coup de revolver de Nikolaïev bouleversa cette situation. Zinoviev, Kamenev, etc. furent brutalement « rappelés » par Staline à la vie politique, « non pas de leur fait, mais pour les buts de Staline », en tant que victimes des sommets bonapartistes. De vieux marxistes, qui avaient lié toute leur vie au parti de la classe ouvrière et au mouvement des masses furent accusés d'avoir trempé dans le « terrorisme ».

Notes

1 Si un bloc entre l'opposition de gauche et les divers groupes qui avaient capitulé devant Staline avait existé, comment expliquer que rien n'ait paru sur un fait aussi remarquable dans la presse, et dans la presse staliniste en particulier ? L'opposition de gauche fut toujours un adversaire résolu des combinaisons et des accords de coulisses. Pour elle, la question d'un bloc ne pouvait se poser que comme un acte politique ouvert, devant la masse, sur la base de sa plate-forme politique. L'histoire des treize années de lutte de l'opposition de gauche en est la garantie.
Bien entendu, une attitude politiquement intransigeante envers l'esprit de capitulation n'excluait pas des rencontres individuelles isolées ou l'échange d'informations, — rien de plus.

2 Cette exclusion même de Zinoviev et de Kamenev en commun avec celle de droitiers représente un amalgame staliniste, c'est-à-dire thermidorien, typique.

3 Il s'agit de Rioutine et de ses amis.

4Voici comment un correspondant de Moscou du Bulletin de l'Opposition russe, un bolchévik-léniniste, décrivait ces événéments : « Les nombreuses arrestations de ceux qui s'étaient séparés de l'opposition (à Moscou seulement on a arrêté et déporté environ 150 personnes) sont expliqués comme une mesure prophylactique. Quoique beaucoup d'entre ceux qui nous avaient quittés fussent passifs, on n'avait pas confiance en eux. Et Staline juge qu'il faut déporter l'homme avant même qu'il puisse réfléchir. » (Bulletin de l'Opposition, n° 35, juillet 1933.)

5 Le Procès..., p. 13.

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