1936

« Staline défend non pas des idées progressives, mais les privilèges de caste de la nouvelle couche sociale, de la bureaucratie soviétique, qui, depuis longtemps déjà, est devenue un frein au développement socialiste de l'U.R.S.S. Il est impossible de défendre ces privilèges par les méthodes de la démocratie prolétarienne ; on ne peut les défendre qu'à l'aide de falsifications, de calomnies et d'une sanglante répression. »

Lev Sedov

Le livre rouge du procès de Moscou

Marxisme et terreur individuelle

La terreur individuelle se donne pour tâche de provoquer par l'assassinat d'individus isolés un mouvement politique et même une révolution politique. Dans la Russie d'avant la révolution, la question de la terreur individuelle a eu non seulement une importance de principe général, mais aussi une énorme signification politique. Il existait, en effet, en Russie, le parti petit-bourgeois des socialistes-révolutionnaires (épigones de l'héroïque Narodnaïa Volia), qui suivait la tactique de la terreur individuelle à l'égard des ministres et des gouverneurs tsaristes. Les marxistes russes, y compris Trotsky depuis les premières années de son activité politique, prirent part à la lutte contre la tactique aventurière de la terreur individuelle et ses illusions, qui, pour frayer le chemin à la révolution, comptait non pas sur le mouvement des masses ouvrières, mais sur la bombe du terroriste. A la terreur individuelle, le marxisme oppose la révolution prolétarienne.

Dès sa jeunesse, Trotsky adhéra résolument, et pour toujours au marxisme. Si l'on éditait tout ce qu'a écrit Trotsky, cela formerait des dizaines d'épais volumes. On ne pourrait y trouver une seule ligne qui trahit une attitude équivoque envers la terreur individuelle. Comme c'est étrange d'être obligé d'en parler aujourd'hui !

Voici comment Trotsky formulait la position du marxisme envers la terreur individuelle, dans un article paru dans la revue autrichienne Der Kampf en 1911.

L'attentat terroriste, même « réussi », provoque-t-il un trouble dans les cercles dominants ou non ? Cela dépend des circonstances politiques concrètes. En tout cas, ce trouble ne peut être que de courte durée ; l'Etat capitaliste ne s'appuie pas sur des ministres et ne peut être détruit avec eux. Les classes au service desquelles il est trouveront toujours des hommes nouveaux, le mécanisme reste entier et continue son travail.
Mais le trouble que l'attentat terroriste apporte dans les rangs des masses ouvrières elles-mêmes est beaucoup plus profond. S'il suffit de s'armer d'un revolver pour arriver au but, pourquoi donc les efforts de la lutte de classes ? Si l'on peut intimider de hauts personnages par le fracas d'une explosion, pourquoi donc un parti ?

Toute sa vie militante — quarante années ! — le marxiste Trotsky l'a donnée au mouvement ouvrier. Les vingt dernières années de l'activité révolutionnaire de Trotsky se sont passées sous les yeux du monde entier. Dans cette activité, même les pires ennemeis ne pourraient trouver une « comptabilité en partie double », des compromis avec le marxisme. Pendant 40 ans, Trotsky est toujours allé au but par des voies droites. Entrer maintenant dans la voie de la terreur individuelle, renoncer au marxisme, signifierait pour Trotsky non seulement renoncer à lui-même, mais aussi réduire à néant le fruit de quarante années d'activité révolutionnaire. Cela signifierait se suicider politiquement.

Rejetant la terreur individuelle à l'égard de l'Etat bourgeois-policier, car seul le prolétariat lui-même peut renverser cet Etat, les bolchéviks-léninistes marxistes rejettent à plus forte raison la terreur individuelle dans le pays des soviets où s'est accomplie la plus grande révolution sociale de l'histoire. La terreur individuelle en U.R.S.S., tout à fait indépendamment des intentions des terroristes aux-mêmes, ne peut que servir la cause de la contre-révolution bonapartiste et ce n'est qu'au fascisme qu'elle pourrait faciliter la victoire en U.R.S.S.

L'opposition de gauche, à la différence des bureaucrates et des terroristes, a toujours pensé que le problème ne réside pas dans Staline personnellement, mais dans les modifications sociales qui se sont produites en U.R.S.S. et dont le résultat a été d'assurer la victoire de Staline. L'absolutisme de Staline n'est nullement fortuit, il est le résultat de l'évolution historique. Ce n'est pas Staline personnellement qui a un pouvoir sans bornes, mais la bureaucratie en tant que couche sociale, par l'intermédiaire de Staline. Ce pouvoir illimité a été donné à la bureaucratie par la réaction qui a succédé à l'époque héroïque de la révolution russe. La force de la bureaucratie et, dérivée d'elle, la force de Staline, « la plus éminente médiocrité du parti », ne réside nullement dans le « génie » de Staline, mais dans le rapport de force des classes, rapport extrêmement défavorable au prolétariat, tel qu'il s'est formé en U.R.S.S. et hors de l'U.R.S.S. dans la dernière période.

L'éloignement de Staline (de son poste de secrétaire général), comme une question de personne, a été posé par Lénine au début de 1923 et cela pouvait alors avoir un sens, car cela pouvait faciliter la lutte contre la bureaucratie qui n'était pas encore parvenue à s'affermir. Aujourd'hui, et même depuis longtemps, la question de Staline, comme question indépendante, n'existe pas. Impossible de changer par un assassinat le rapport des forces sociales et d'arrêter la marche objective de l'évolution. L'éloignement personnel de Staline ne signifierait aujourd'hui rien d'autre que son remplacement par un Kaganovitch, dont la presse soviétique aurait bientôt fait le génie des génies.

La bureaucratie soviétique est le plus grand danger pour l'U.R.S.S. Mais elle ne peut être écartée que par une montée active de la classe ouvrière. Cette montée ne peut être que le résultat de la renaissance du mouvement ouvrier d'Occident qui, gagnant l'U.R.S.S., sapera et emportera l'absolutisme staliniste. Il ne peut y avoir d'autre voie pour les marxistes révolutionnaires. Et ce n'est pas à l'aide d'une machination policière que Staline discréditera le marxisme et les marxistes ! Il y a bientôt cent ans que la police mondiale s'y emploie, en passant par Bismarck et Napoléon III, mais elle s'est chaque fois brûlé les doigts. Les falsifications et les machinations policières de Staline dépassent à peine les modèles du genre, mais il les a complétées — et de quelle manière ! — par des « aveux » arrachés aux accusés par les méthodes de l'Inquisition, infiniment perfectionnés.

Pour discréditer le marxisme, Staline met en scène toujours le même Reingold, qui déclare que « Zinoviev fonda (sic) la nécessité de l'emploi du terrorisme sur ce que, quoique (?) la terreur soit incompatible avec le marxisme, il fallait rejeter cela (!!) à l'heure présente »1. Quelle belle accumulation de mots ! Zinoviev, voyez-vous, fonda cela sur ce que, quoique cela soit incompatible avec le marxisme, « il fallait rejeter cela ». Quelle idiotie !

A l'égard du marxisme, comme de la théorie en général, Staline éprouve de la peur, et en même temps une sorte de mépris. Empirique borné, « praticien », Staline a toujours été étranger à la théorie et au marxisme. Pour lui, le marxisme, plus exactement les arguments du « marxisme », sont avant tout une couverture, un rideau de fumée. Les arguments « pratiques », ceux de la vie au jour le jour, en particulier, les arguments du gangstérisme politique lui sont évidemment plus proches. Là, il est dans son élément.

Si l'on aborde la question de la terreur individuelle en U.R.S.S. non pas du point de vue théorique, mais du point de vue purement « empirique », du point de vue de ce qu'on appelle le bon sens, il suffit de faire le bilan suivant : Kirov assassiné est immédiatement remplacé par un autre Kirov-Jdanov (Staline en a en réserve autant qu'il peut en avoir besoin). Cependant, des centaines de personnes sont fusillées, des milliers et fort probablement des dizaines de milliers sont déportées. L'étau s'est resserré de plusieurs tours.

Si l'assassinat de Kirov a servi à quelqu'un, c'est bien à la bureaucratie staliniste. Sous le couvert de la lutte contre les « terroristes », elle a étouffé les dernières manifestations de la pensée critique en U.R.S.S. Elle a placé une lourde chape de plomb sur ce qu'il restait encore de la vie publique.

En fait, c'est Staline lui-même qui, par sa politique, pousse des groupes isolés de la jeunesse, politiquement peu développés et désespérés, dans la voie du terrorisme. Réduisant la liberté au droit d'être un sujet docile, étouffant toute vie publique en U.R.S.S., ne donnant à personne la possibilité d'exprimer son opinion dans les cadres de la démocratie prolétarienne, Staline pousse nécessairement des hommes isolés et désespérés dans la voie de la terreur. La personnification du régime — le parti n'existe pas, la classe ouvrière n'existe pas, seuls existent Staline et le Kaganovitch local — ne peut manquer d'alimenter des tendances terroristes. Dans la mesure où celles-ci existent réellement en U.R.S.S., Staline et lui seul en porte la pleine responsabilité politique. C'est son régime qui les fait naître et non l'opposition de gauche.

C'est aussi dans le même sens qu'agit la répression monstrueuse et bestiale, en particulier les dernières fusillades de Moscou (et à travers l'U.R.S.S. Entière il y a d'autres fusillades dont nous ne savons rien ! ) Lors du coup de revelver de Nikolaïev, les communistes internationalistes ont déjà condamné la terreur individuelle de la façon la plus impitoyable, la plus résolue. Ils maintiennent aujourd'hui ce point de vue plus fermement que jamais. Si Staline, par sa politique, son régime et l'extermination de l'opposition, peut créer un état d'esprit terroriste, le devoir révolutionnaire dicte impérieusement aux bolchéviks-léninistes de répéter encore une fois de toute leur énergie : la voie de la terreur individuelle n'est pas notre voie, elle ne peut être que la voie qui mène à la perte de la révolution. Ce n'est qu'à la contre-révolution, et à elle seulement, qu'elle pourra faciliter la victoire.

Notes

1 Le Procés..., p. 55. Le traducteur français de ce compte rendu a paraphrasé le texte russe, lui enlevant sa grossièreté ; aussi l'avons-nous traduit directement.

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