1936

« Staline défend non pas des idées progressives, mais les privilèges de caste de la nouvelle couche sociale, de la bureaucratie soviétique, qui, depuis longtemps déjà, est devenue un frein au développement socialiste de l'U.R.S.S. Il est impossible de défendre ces privilèges par les méthodes de la démocratie prolétarienne ; on ne peut les défendre qu'à l'aide de falsifications, de calomnies et d'une sanglante répression. »

Lev Sedov

Le livre rouge du procès de Moscou

Le procureur Vychinski

Qui fut procureur en face de Zinoviev, de Kamenev et des autres vieux bolchéviks ? Le menchévik Vychinski. Certes, il avait été encore beaucoup moins menchévik que petit avocat provincial qui s'accomodait à merveille du tzarisme. Emporté, comme beaucoup d'autres petits bourgeois, dans la révolution de 1905, Vychinski devint menchévik, mais dès 1907 il se séparait du mouvement ouvrier et revenait à sa vie de philistin. Il y a dans sa biographie officielle de 1907 à 1920 un trou béant. Après la révolution de février, Vychinski reprend de l'activité comme menchévik de droite, il agit, dans le quartier de Zamoskvoretski à Moscou, comme ennemi déclaré du bolchévisme et de la révolution d'Octobre. Après la victoire, Vychinski se décide à se faufiler dans les rangs du bolchévisme. Mais il attend d'abord prudemment les résultats de la guerre civile. Il entre dans le parti communiste en 1920, alors que le pouvoir soviétique a remporté ses victoires, qu'il est solidement assuré et que Vychinski, par conséquent, ne risque plus rien. Entré dans le parti, le futur procureur devient, bien entendu, l'adversaire furieux de toute opposition et est un staliniste fidèle. De même que dans le passé il s'était adapté au tzarisme, il s'adapte maintenant au stalinisme.

Et c'est à cet homme que Staline a confié la mission de diriger l'accusation contre de vieux bolchéviks ! Un ancien menchévik, ennemi du bolchévisme et de la révolution d'Octobre, qui réclame la tête des chefs du bolchévisme et de la révolution d'Octobre ! N'est-ce pas un symbole ? Ce seul fait n'en dit-il pas plus long que tous les discours ? A coup sûr, Vychinski s'est senti à l'aise dans son rôle de procureur thermidorien qui se vengeait du bolchévisme.

Vychinski n'est pas une exception ; Il y a des milliers et des milliers de Vychinski, fidèles sujets de Staline, soutiens du régime. L'ancien ministre du gouvernement blanc patronné par Koltchak, Maïski, est maintenant ambassadeur soviétique à Londres ; l'ancien ministre de Petlioura, Rafès, est l'un des dirigeants de l'Internationale communiste.

En 1917, dans le Dni, le journaliste vénal Zaslavski calomniait avec une haine particulière Lénine et Trotsky, les traitant d'espions allemands. C'est de lui que Lénine a écrit à maintes reprises : « Zaslavski et autres canailles », « plume mercenaire », « maitre-chanteur », « calomniateur ». Ces qualificatifs se rencontrent bien souvent chez Lénine dans ses articles de 1917.

Et qui écrit aujourd'hui dans la Pravda les articles calomnieux qui font de Trotsky un agent d ela Gestapo ? Le même Zaslavski.

Quel symbole, là encore !

Mais revenons à Vychinski. Il commet dans son discours l'imprudence de se hasarder dans des recherches historiques. Pour confondre Kamenev, Vychinski raconte qu'en éditant un livre de Machiavel, « Kamenev... écrivait dans une courte introduction à ce livre... « Maître de l'aphorisme politique et brillant dialecticien... » » Et Vychinski ajoute : « Ce Machiavel est d'après Kamenev un dialecticien ! Ce fripon consommé est, paraît-il, un dialecticien ! »1.

Citons sur Machiavel quelques appréciations d'hommes dont les œuvres ne sont pas encore interdites en U.R.S.S., mais dont les héritiers révolutionnaires y sont fusillés. Il s'agit de Marx et d'Engels. Marx qualifia l'Histoire de Florence de Machiavel d' « œuvre de maître » (dans une lettre à Engels). Engels écrit de son côté : « Machiavel fut homme d'Etat, historien, poète et en même temps le premier écrivain militaire des temps modernes digne d'être nommé » (1880). Dans un article de la Kölnische Zeitung (n° 179)2, Marx mentionne Machiavel, à côté de Spinoza, de Rousseau, de Hegel, comme celui qui a découvert les lois du fonctionnement de l'Etat, faisant un parallèle entre cette découverte et la découverte de Copernic ! Il existe encore d'autres appréciations enthousiastes de Marx sur Machiavel : son nom se rencontre souvent dans sa correspondance.

Il semble donc que Marx et Engels de considéraient pas Machiavel comme un « fripon consommé ». Mais même « fripon consommé » ne suffit pas à Vychinski. Comme criminel, Machiavel est « un blanc-bec et un rustaud à côté d'eux (Zinoviev et Kamenev) »3. C'est un peu fort ! Et cet imbécile de procureur demande au tribunal de ne pas considérer cette préface de Kamenev au livre de Machiavel « comme une des pièces à conviction » (pourtant, Vychinski n'en avait pas trop.

L'appréciation de Machiavel par Kamenev « a, selon les termes de Vychinski, une certaine importance pour définir le niveau moral ou idéologique, si l'on préfère, de l'accusé Kamenev. »4

« Le niveau moral ou idéologique, si l'on préfère ». Mais de qui ? Par ce seul exemple, Vychinski dévoile complétement son propre « niveau idéologique », dans la mesure où cette expression puisse convenir à un tel individu.

Tout le discours de Vychinski s'est strictement maintenu à cette hauteur. Arrêtons-nous seulement à la calomnie qu'il lance, selon laquelle Trotsky aurait à l'égard de l'U.R.S.S. un point de vue défaitiste. Le procureeur invoque les dépositions de Berman-Iourine et de Fritz David, individus archi-suspects. Il n'arrive d'ailleurs à tirer de ces dépositions que quelques phrases, selon lesquelles Trotsky aurait indiqué que la tâche était la décomposition des forces militaires ». Sentant, semble-t-il, lui-même que tout cela est trop mensonger, grossier et stupide, Vychinski ajoute : « Tout cela a peut-être été inventé ? Peut-être Fritz David et Berman-Iourine se sont-ils lancés ici dans des fictions fantaisistes ? Tout cela est peut-être de la fantaisie, un pure invention, des bavardages irresponsables d'accusés qui cherchent à dire le plus de mal possible les uns des autres, afin d'alléger leur propre sort ? »5

En soulevant cette délicate question, Vychinski invoque à titre de preuve les « thèses de Clemenceau ». Nous ne savons pas si Clemenceau a jamais écrit de thèses. Ce faible des marxistes n'était sans doute pas dans le caractère du Tigre. Vychinski a certainement en vue, et il dévoile ici de nouveau son « niveau idéologique », ce qu'on appelle la « thèse Clemenceau ». Mais écoutons Vychinski lui-même. Ces thèses mystérieuses de Clemenceau, selon ses termes, parlent « de la nécessité d'attendre, en cas de guerre, que l'ennemi se trouve à une distance de 80 kilomètres de Moscou pour prendre les armes contre le gouvernement soviétique, pour le renverser. »6

En réalité, c'est dans un de ses discours au Bureau politique, en 1927, que Trotsky a dit que le danger de guerre ou la guerre n'effacerait nullement les désaccords de l'opposition avec les stalinistes et que la direction staliniste, incapables en temps de paix, dévoilerait son incapacité avec une force encore plus grande en cas de guerre. Trotsky résumait sa pensée dans les termes suivants : « Pour la patrie socialiste ? Oui ! Pour le cours staliniste ? Non ! » Trotsky prit l'exemple de Clemenceau qui au début de la guerre, jusqu'au moment où il devint président du Conseil, ne cessa jamais de critiquer et de combattre durement les gouvernements successifs qu'il accusait d'incapacité dans la conduite de la guerre. Clemenceau renversa le gouvernement et prit le pouvoir. Comme, probablement, le sait aussi Vychinski, Clemenceau ne le prit pas au moyen de l'insurrection armée ou de combats de rues. Il renversa le gouvernement dans les cadres du parlementarisme. Par cette analogie, Trotsky voulait dire que, pour que l'Union soviétique pût vaincre dans la guerre, il était nécessaire de liquider le cours staliniste et d'éliminer la direction staliniste. Bien entendu, dans le cadre de l'ordre constitutionnel soviétique. Si pour Trotsky il s'était agi d'insurrection armée, pourquoi aurait-il tiré exemple de Clemenceau ?

Après avoir invoqué, aussi imprudemment, les « thèses de Clemenceau », Vychinski conclut : « C'est précisément pour cela qu'il faut reconnaître que cette partie de la déclaration de Berman-Iourine et de Fritz David correspond à la réalité. » C'est précisément pour cela qu'il faut reconnaître, dirons-nous, que les dépositions de Berman-Iourine et de Fritz David dans cette partie non plus n ecorrespondent pas à la réalité.

Quant à l'attitude des bolchéviks-léninistes envers la défense de l'U.R.S.S., quiconque lit la presse de l'opposition depuis quelques années n'a pas besoin d'explications supplémentaires de notre part. Il lui suffit de parcourir ce qu'ont édité les bolchéviks-léninistes pour y trouver à chaque page que la défense de l'U.R.S.S. est une obligation absolue, malgré la bureaucratie et ses ignominies, pour tout ouvrier. Indiquons encore que l'opposition de gauche a toujours impitoyablement rompu avec ceux qui laissaient planer une équivoque sur cette question.

Notes

1 Le Procès..., p. 140.

2 En réalité l'article intitulé L’éditorial du n° 179 de la « Gazette de Cologne », paru dans la Gazette rhénane. (Note de la MIA)

3 Ibidem, p. 141.

4Ibidem, p. 139.

5 Ibidem, p. 133.

6 Ibidem, p. 133.

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