1947

Source : numéro 36 de Quatrième Internationale, mai-juin 1947, précédé de l'introduction suivante :
« A la veille de la dernière conférence nationale du Socialist Workers Party, en novembre 1946, le Comité politique du S.W.P. a publié une déclaration intitulée « Marxisme révolutionnaire contre Révisionnisme petit-bourgeois ». Cette déclaration était destinée à la présentation du point de vue du S.W.P. sur les questions théoriques et politiques qui le séparent du W.P. Parmi les questions soulevées figurent celles sur le caractère de classe de l'Etat russe, la défense contre le défaitisme en ce qui concerne la Russie dans la guerre, le caractère des partis staliniens dans les pays capitalistes, la « question nationale » en Europe et les colonies, etc. Les points de vue du S.W.P. furent présentés avec vigueur et rudesse polémique. De sa part, le Workers Party a décidé d'élaborer une présentation également systématique de son point de vue sur les questions en discussion, sous la forme d'une réponse à la déclaration du S.W.P. L'article ci-dessous du camarade Shachtman sur la nature et le rôle des partis staliniens résume substantiellement la position du Workers Party sur cette question. Des articles et documents sur d'autres questions en discussion suivront. »
Corrections d'après le texte original de Shachtman (paru en mars 1947 dans The New International) et les textes originaux des citations.


La nature des partis staliniens

Leurs racines de classe, rôle politique et buts fondamentaux

Max Shachtman

 

Mars 1947


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La « question russe » n'est pas simplement une question russe. Elle est directement et inextricablement liée à la question des partis staliniens d'un bout à l'autre du monde capitaliste. Une théorie fausse sur la Russie stalinienne est, naturellement, une chose très sérieuse. Mais la IVe Internationale n'a plus de cadres en Russie, n'a pas de mouvement. Quelles que soient les activités pratiques dans lesquelles nous nous engageons sur la base de nos théories respectives, elles ne peuvent encore influencer directement et immédiatement le développement de la lutte de classes en Russie. Dans plusieurs pays capitalistes, la IVe Internationale dispose d'un mouvement et de cadres, même s'ils sont faibles. Dans ces pays, les activités pratiques dans lesquelles elle s'engage peuvent influencer le cours de la lutte de classes. Sans élever un mur insurmontable entre le problème de la Russie stalinienne et le problème des partis staliniens à l'étranger, c'est pourtant un fait que notre politique vis-à-vis des partis staliniens à l'étranger peut avoir, et a des résultats plus directs et plus immédiats. Une politique erronée à ce sujet, spécialement lorsqu'elle est basée sur une théorie erronée (c'est-à-dire sur une erreur de généralisation fondamentale) peut être désastreuse, et cela dans un temps très court.

Les auteurs de la déclaration du Socialist Workers Parly se démènent pour exagérer les divergences entre leur parti et le nôtre sur toute une série de questions. Lire leur document d'un bout à l'autre et y croire, peut, facilement créer l'impression absurde qu'il n'y a pas un seul point d'accord politique de quelque importance entre les deux partis. Dans certains cas, les divergences tactiques les plus futiles, parfaitement normales et multiples dans toute organisation révolutionnaire vivante, sont gonflées hors de toute proportion de leur importance afin de renforcer « le cas » que les cannonistes essayent d'établir pour la complète incompatibilité entre les deux organisations sur tous les plans concevables de pensée et d'action du parti. C'est leur méthode ; et il serait futile de vouloir des mesures contre celle-ci.

Il y a pourtant un point de divergence dont ils n'exagèrent pas l'importance et la profondeur. C'est le point qui a pour titre : « Notre appréciation différente des partis staliniens », Ce n'est pas une petite question et la divergence n'est pas petite. Disons dès le début qu'il est toujours possible de concilier les divergences sous la forme d'accords pratiques dans la lutte contre le stalinisme sur un plan ou un autre. Mais il n'est plus possible de concilier les appréciations différentes des partis staliniens. Si cela est vrai, il s'ensuit que le terrain même sur lequel des accords pratiques dans la lutte contre le stalinisme peuvent se faire continuera à se rétrécir dans la mesure où la divergence sur l'appréciation fondamentale s'accroît en profondeur. Il ne faudrait pas essayer de concilier ces appréciations. Chaque marxiste doit choisir entre la ligne fondamentale développée par le S.W.P. et la ligne fondamentale développée par nous.

Une appréciation désastreuse

Quelle est l'appréciation cannoniste du stalinisme dans les pays capitalistes, c'est-à-dire des partis staliniens ? Nous citons exactement et en entier : « Nous caractérisons les partis staliniens dans les pays capitalistes comme partis de la classe ouvrière, dirigés par des dirigeants traîtres, semblables aux traîtres sociaux-démocrates. Nous entendons, naturellement, que les sociaux-démocrates sont des agents de leur capitalisme indigène respectif, alors que les bureaucrates staliniens sont les agents de l'oligarchie du Kremlin. Mais ils ont cela de commun qu'ils ne peuvent combattre pour le pouvoir des ouvriers, et ne désirent pas prendre le pouvoir, excepté en tant qu'agences du capitalisme et habituellement en coalition avec les représentants directs de celui-ci. »

C'est la toute la caractérisation. Presque chaque mot en est faux ou induit en erreur. C'est un désastre théorique qui ne peut produire que des désastres politiques. Dans le meilleur des cas, cela ne peut qu'annuler toute tentative de mener un combat sérieux contre le stalinisme. Dans le pire des cas, cela condamne le mouvement révolutionnaire au rôle fatal de queue informe du stalinisme. C'est là notre accusation et nous allons essayer de la démontrer.

De quoi est-ce que les cannonistes nous accusent à leur tour ? Ils écrivent : « Le Workers Party a cependant adopté la thèse de Burnham suivant laquelle le stalinisme peut mener les masses ouvrières au pouvoir dans les pays capitalistes — pour faire quoi ? Établir un Etat totalitaire stalinien, une réplique de l'U.R.S.S. »

Ne nous arrêtons pas à la falsification qui est habituelle dans ce cas, et qui est comme d'habitude un mélange à parties égales d'ignorance et de mauvaise foi. La « Thèse de Burnham » dit précisément que les staliniens ne peuvent pas mener les masses ouvrières au pouvoir dans les pays capitalistes, et à ce sujet nous nous déclarons, sans hésitation, en accord complet avec Burnham — et avec le Socialist Workers Party. La « Thèse de Burnham » est ridicule, non pas à cause de cette affirmation, mais à cause de son argumentation selon laquelle le stalinisme ou le fascisme mène la nouvelle classe de « managers » au pouvoir. Mais quittons le pauvre Burnham, que les cannonistes introduisent dans toutes les discussions, et procédons à l'examen des divergences réelles.

La position du Workers Party

L'appréciation des cannonistes a déjà été citée entièrement. Nous voulons y opposer l'appréciation développée par le Workers Party. La première présentation achevée de sa position, développée du point de vue traditionnel du mouvement trotskyste, est contenue dans la résolution de 1942 de notre parti sur la question nationale en Europe. Elle est précédée de l'affirmation de la nécessité « de combattre sans merci » les impérialistes et leurs agents dans les rangs du mouvement révolutionnaire national illégal en Europe. Ce paragraphe se termine par la déclaration soulignée que « la lutte contre les impérialistes et leurs idéologues est une condition sine qua non du développement sain et progressif des mouvements nationaux en Europe ». Le paragraphe sur « La menace du stalinisme » suit. La déclaration du S.W.P. cite longuement ce paragraphe. Nous espérons que le lecteur sera indulgent avec nous, si nous le citons entièrement :

Le contrôle de ces mouvements par les staliniens organisés — non par les militants de base qui se sacrifient, mais par la clique bureaucratique organisée — peut être non moins désastreux pour l'avenir de la lutte en faveur des libertés nationale et socialiste. Une victoire sur l'oppresseur allemand qui mettrait la bureaucratie stalinienne au pouvoir ouvrirait la voie à un nouvel esclavage totalitaire des peuples fraîchement « libérés ». Pour se rendre compte de cette vérité, il n'y a qu'à contempler l'oppression nationale et le manque de liberté dont souffrent de nombreux peuples non russes sous le règne totalitaire de l'autocratie grand-russe. Les marxistes révolutionnaires doivent expliquer inlassablement aux ouvriers la signification réelle du stalinisme. L'idée que, parce que les staliniens sont forts et jouissent d'une grande influence et ne sont pas encore complètement discrédités parmi les ouvriers, la politique révolutionnaire juste est de lancer le mot d'ordre : « Le parti communiste au pouvoir » est basée sur une complète mésintelligence d'un mot d'ordre qui paraît être semblable à celui lancé par les bolcheviks, en Russie, au milieu de l'année 1917. Lorsque les bolcheviks demandaient un gouvernement menchevik-social-révolutionnaire (par leur mot d'ordre : « A bas les dix ministres capitalistes »), ce fut sur la base de la conception qu'un tel gouvernement serait un gouvernement démocratique (c'est-à-dire démocratique-bourgeois), qui accorderait de tels droits politiques démocratiques aux ouvriers et à tous les autres partis, les bolcheviks inclus, que les bolcheviks pourraient sincèrement s'engager à ne pas recourir à des violences contre ce gouvernement mais pourraient se limiter à persuader les masses par la propagande, en utilisant leurs droits démocratiques normaux. Appliquer une telle tactique aux staliniens serait absurde. Un régime social-réformiste est plus ou moins un régime bourgeois démocratique. Un régime stalinien, que vous l'appeliez « prolétarien » ou tout autrement, est sans aucun doute un régime totalitaire, antidémocratique. De toutes les expériences découle la conclusion d'une certitude indubitable que quoiqu'un tel régime tienne en réserve pour la bourgeoisie, son premier acte serait l'utilisation du pouvoir d'état pour l'extermination la plus rapide des éléments révolutionnaires prolétariens, suivi immédiatement, sinon accompagné, par la destruction de toutes les organisations et institutions démocratiques et indépendantes de la classe ouvrière. Les marxistes révolutionnaires doivent chercher à organiser la résistance prolétarienne la plus ferme et la plus acharnée à la prise du pouvoir par les staliniens dans les mouvements nationaux actuels ainsi qu'à la prise du pouvoir étatique par la réaction stalinienne. Le triomphe du stalinisme ne peut qu'aboutir à la destruction du mouvement pour la liberté nationale ou le socialisme prolétarien.
Il n'est pourtant pas suffisant de résister aux tendances pernicieuses et réactionnaires représentées par l'impérialisme, le social-impérialisme et le stalinisme, les marxistes révolutionnaires doivent élaborer leur propre programme positif dans les rangs du mouvement nationaliste.
(The New International, février 1943, page 41 f.)

Sur la nature de la social-démocratie

La déclaration du Socialist Workers Party ne prétend même pas discuter la validité de ce qui est avancé dans ce paragraphe. Elle ne cherche pas à réfuter nos dires ou à confirmer les siens. Elle appelle notre point de vue du « Burnhamisme » et les membres du parti n'ont pas à poser d'autres questions. A cet « argument », elle ajoute certainement quelque chose. Ce qu'elle ajoute n'est pas un argument, mais seulement un commentaire abusif et déloyal d'un genre qui est devenu si familier et si déprimant dans la littérature polémique que les staliniens lancent contre nous. Il vaut la peine d'être cité comme exemple typique du niveau polémique auquel sont tombés les dirigeants du Socialist Workers Party : « Notez également comment le Workers Party, en commun avec tous les vulgaires antistaliniens, idéalise dans sa résolution, d'une façon tout à fait étrangère à notre tradition et à notre pratique, les misérables sociaux-démocrates ; il oublie les marchandages sanglants et les actes de bourreaux des Noske et des Scheidemann, des Kerensky ou des sociaux-démocrates espagnols du Front populaire. La « démocratie » est arrachée ici de son contexte et de ses rapports avec le développement des rapports de classe et de la lutte des classes, et est présentée comme une sorte de facteur super-historique dans le temps et l'espace, situé au-dessus de la lutte des classes. »

Pouvez-vous imaginer un mélange plus compact de pathétique, de démagogie et de mauvaise foi, le tout serré proprement dans deux phrases. Ce qui est « totalement étranger à notre tradition et à nos pratiques » et tout à fait propre à la tradition et aux pratiques du stalinisme de la « Troisième Période », c'est cette démagogie ignorante et mesquine.

Les sociaux-démocrates ne sont pas de réels démocrates. Notez cela et ne l'oubliez pas ! La social-démocratie a connu des centaines de Noske et de Scheidemann coupables de marchandages sanglants et d'actes de bourreaux. Notez cela et ne l'oubliez pas ! Bien, nous l'avons noté et nous jurons solennellement de ne pas l'oublier. Sommes-nous autorisés maintenant, demandons-nous au Socialist Workers Party, comme nous le demandions à Manouilsky et aux autres théoriciens du Komintern du « Social-Fascisme » en 1931-32 à poser les questions suivantes :

Est-ce que la social-démocratie, sa direction bureaucratique traître incluse (à répéter dix fois, pour montrer combien vous êtes radical) se dirige vers l'établissement d'un régime totalitaire ? Est-ce que l'existence de la social-démocratie, du social-réformisme, sa direction bureaucratique et traître incluse (répétez encore dix fois afin de ne laisser aucun doute sur votre radicalisme dans l'esprit des bavards) est compatible ou incompatible avec un régime totalitaire ? N'est-ce pas l'A B C pour tout marxiste et en général pour toute personne sérieuse, excepté les théoriciens insensés du « Social-Fascisme » que la social-démocratie est basée et ne peut exister que dans les conditions de la démocratie bourgeoise ? N'est-ce pas l'A B C pour tout marxiste qu'un « régime social-réformiste est un régime de démocratie bourgeoise, plus ou moins large », « les marchandages sanglants et actes de bourreaux » inclus, lesquels sont caractéristiques des régimes de démocratie bourgeoise mais n'empêchent pas les marxistes — en contraste avec les staliniens de la « Troisième Période » et autres bavards — de faire la distinction politique fondamentale entre la démocratie bourgeoise et le totalitarisme bourgeois ? Et n'est-ce pas l'A B C pour les marxistes qu'ils peuvent proposer et même réaliser un front unique avec les sociaux-démocrates, leurs dirigeants dix fois maudits et traîtres inclus, seulement parce que la social-démocratie peut être forcée de combattre pour la démocratie bourgeoise et tout ce que cela implique pour la classe ouvrière, même s'ils luttent pour cela lamentablement, de leur manière social-réformiste et inefficace ?

Et, finalement, n'est-il pas quelque peu déshonorant d'entendre de prétendus marxistes qualifier un simple résumé de ces idées élémentaires comme du « lyrisme social-démocrate au sujet de la démocratie », dans le style de la « Troisième Période » ?

Devant la deuxième phrase du commentaire, vous ne pouvez que hausser les épaules. Elle n'aurait pu être écrite que par des gens convaincus jusqu'au plus profond d'eux-mêmes que le lecteur est un idiot incurable qui ne peut se souvenir de ce qui fut écrit dans le paragraphe précédent. Nous écrivons à plusieurs reprises au sujet « d'un gouvernement démocratique bourgeois », « d'un régime démocratique bourgeois », Cela est cité très sincèrement. Que dit le commentaire ? Que « la « démocratie » est arrachée ici de son contexte historique et de ses rapports avec le développement des rapports de classes », que la démocratie « est présentée comme une sorte de facteur super-historique dans l'espace et le temps, se situant au-dessus de la lutte des classes ». Que pouvez-vous faire ? C'est leur méthode.

Mais revenons à la question elle-même et continuons avec la présentation de notre propre point de vue. La déclaration cite notre éditorial dans The New International d'août 1945, page 136, qui établissait encore plus spécifiquement notre appréciation des partis staliniens et qui fut finalement incorporé, avec plus de détails, dans la résolution politique adaptée par la conférence de mai 1946 de notre parti. Nous le citons de nouveau un peu plus longuement :

Le parti stalinien dans un pays comme les Etats-Unis cherche à asservir le mouvement ouvrier et la classe ouvrière sous un régime totalitaire, dont sa propre structure et ses procédés nous donnent un premier échantillon. Ce n'est pas un parti socialiste. Pourtant ce n'est pas non plus un parti capitaliste. Ses déclarations en faveur du capitalisme ont à peu près autant de valeur que les déclarations de Hitler en faveur du socialisme. Dans certaines conditions, il est prêt à se prêter au capitalisme mais seulement en tant qu'agent de la bureaucratie totalitaire en Russie.
Pourtant, il est de plus en plus clair que les staliniens ne sont pas seulement les agents de la classe bureaucratique dirigeante de Russie. Cette conception s'avère être trop étroite. La bureaucratie stalinienne dans les pays capitalistes a ses propres ambitions. Elle rêve de prendre un jour le pouvoir et de s'établir en dirigeante solide d'un despotisme bureaucratique comme celui dont jouit sa collègue russe. Partout où les conditions sont favorables, elle n'hésite pas à exploiter les sentiments anticapitalistes des masses — sentiments qui vont en se renforçant à travers le monde — et de souligner la supériorité du collectivisme sur l'anarchie de la production capitaliste. Tout cela, à condition que ces sentiments anticapitalistes ne s'expriment pas par l'action de classe indépendante du prolétariat pour le pouvoir socialiste, mais seulement si ces sentiments peuvent être renversés, dénaturés et frustrés sous la domination de la réaction stalinienne.

Les conclusions pratiques pour la politique du parti révolutionnaire qui découlent de cette estimation seront élaborées plus loin. Pour l'instant, nous voulons rester à la question de la caractérisation. Le point de vue qui est avancé dans notre position présentée par écrit nous semble évident par lui-même. Les développements de la politique mondiale le confirment à nouveau chaque jour.

La social-démocratie est un parti bourgeois (ou plus exactement petit bourgeois) de réforme sociale. Elle est basée sur la préservation de la démocratie capitaliste. Ce n'est pas ainsi parce que quelques capitalistes ont payé la direction du parti pour qu'elle prenne cette position, mais parce que, parmi d'autres raisons, elle est persuadée que la démocratie bourgeoise peut graduellement évoluer vers la social-démocratie. Pourtant, d'une part, elle cherche à sa propre manière à défendre la démocratie bourgeoise contre le totalitarisme fasciste, d'autre part elle défend la démocratie bourgeoise vis-à-vis des assauts révolutionnaires du prolétariat socialiste, ainsi elle est objectivement contre-révolutionnaire. C'est là notre théorie marxiste. C'est une généralisation justifiée par une montagne d'évidences empiriques, et les évidences continuent à s'accumuler pour confirmer à nouveau cette généralisation.

Les partis staliniens dans les pays capitalistes

Cette théorie ne peut être appliquée aux partis staliniens dans les pays capitalistes. Les partis staliniens sont vraiment les agents de l'oligarchie du Kremlin, quel que soit le pays dans lequel ils travaillent. Les intérêts et le sort de ces partis staliniens sont inséparablement entrelacés avec les intérêts et le sort de la bureaucratie russe. Les partis staliniens sont partout basés sur la puissance de la bureaucratie russe, ils servent cette puissance, ils en dépendent et ils ne peuvent vivre sans elle.

Les cannonistes sont forcés d'être d'accord avec cette accusation. Mais allons plus loin. La puissance de la bureaucratie russe est basée sur la continuité de l'existence de la propriété nationalisée en Russie. Cette base met la bureaucratie en opposition fondamentale avec la bourgeoisie du monde entier, indifféremment de tous les accords temporaires, indifféremment même de leur antagonisme commun vis-à-vis de la révolution socialiste. Ceci fut souligné mille fois par Trotsky et nous continuons à croire que cela est tout à fait juste. Mais, de ce fait, parce qu'ils sont les agents de l'oligarchie du Kremlin, les partis staliniens dans les pays capitalistes sont également en opposition fondamentale avec le capitalisme et avec l'Etat capitaliste. Le fait de cette opposition fondamentale n'est pas supprimé, mais est souligné dans un certain sens par ce que nous avons écrit : c'est-à-dire que le parti stalinien « est prêt, dans certaines conditions, à se prêter au capitalisme, mais seulement en tant qu'agent de la bureaucratie totalitaire en Russie».

C'est ici que la différence significative et décisive commence entre la social-démocratie et le stalinisme. Nous parlons de la social-démocratie comme des « lieutenants travaillistes du capitalisme », comme « des agents de la bourgeoisie dans les rangs de la classe ouvrière ». Comprises scientifiquement, et non dans un sens vulgaire, ces caractérisations sont absolument correctes. Mais elles ne peuvent être appliquées aux partis staliniens. Ce sont des agents, dans la classe ouvrière et dans les gouvernements bourgeois, du groupe social russe (appelez-le caste, appelez-le classe — pour l'instant ce n'est pas là la question) qui n'est pas capitaliste et qui n'est pas basé sur des fondations capitalistes. En tant qu'agents de ce groupement et dans l'intérêt de la préservation de son pouvoir, les partis staliniens peuvent être et sont « loués » à la classe capitaliste. En payement, les staliniens ont obtenu des positions gouvernementales par lesquelles ils peuvent renforcer la puissance politique internationale de la bureaucratie russe et le Kremlin lui-même obtient directement une orientation politique « pro-russe » ou « plus pro-russe » de la classe capitaliste ou du gouvernement en question. Pour cette paye honnête, les staliniens font un travail honnête. Nous avons des milliers d'exemples dans tous les pays pour démontrer comment dans ces conditions les staliniens piétinent fébrilement et cyniquement les intérêts de la classe ouvrière et la soumettent à la loi arbitraire de la classe capitaliste. Mais, par-dessus tout, il est absolument nécessaire de comprendre que ce service rendu à la classe capitaliste d'un pays donné est seulement une fonction de leur service fondamental rendu à la bureaucratie du Kremlin, c'est cela seulement et rien d'autre. Ils n'abandonnent pas ce dont ils ont le contrôle ; ce qu'ils contrôlent est contrôlé d'une façon absolue et « loué » pour un prix spécifique qui leur est payé, en retour, par la bourgeoisie. Ils ne capitulent pas devant la bourgeoisie, ils font du commerce avec elle. La social-démocratie est basée fondamentalement sur la préservation de la société capitaliste (dans sa forme démocratique, naturellement). Le stalinisme n'est pas basé fondamentalement sur la préservation de la société capitaliste, mais sur la préservation de la société stalinienne. De là, les antagonismes fondamentaux entre le stalinisme et la social-démocratie.

Cet antagonisme fondamental entre les deux, reflétant l'antagonisme fondamental entre le stalinisme et la société capitaliste, fut démontré par Trotsky il y a des années :

...On pourrait objecter : si la tendance dirigeante actuelle dans le Parti Communiste de l'Union Soviétique est le centrisme, comment peut-on expliquer sa ferme attitude actuelle envers la social-démocratie de gauche qui n'est rien d'autre que du centrisme ? Cela n'est pas un argument sérieux. Nos droitiers (Boukharine, etc...) aussi, qui, d'après l'opinion des centristes, suivent la voie vers la restauration du capitalisme, se proclament les ennemis irréconciliables de la social-démocratie. L'opportunisme est toujours prêt, lorsque les conditions le demandent, à établir sa réputation sur un radicalisme bruyant à utiliser dans d'autres pays. Naturellement, cette exportation de radicalisme consiste, pour la plus grande partie, en paroles.
Mais l'hostilité de nos centristes et de nos droitiers contre la social-démocratie européenne n'est pas entièrement composée de paroles. Nous ne devons pas perdre de vue toute la situation internationale et par-dessus tout les immenses contradictions objectives entre les pays capitalistes et l'état ouvrier. La social-démocratie internationale appuie le régime capitaliste existant. Notre opportunisme intérieur, qui a grandi sur la base de la dictature prolétarienne, ne peut évoluer qu'aux côtés des rapports capitalistes. Malgré les éléments du double pouvoir dans le pays et des tendances thermidoriennes dans le Parti Communiste de l'Union Soviétique, l'antagonisme entre le pouvoir soviétique et le monde bourgeois reste un fait qui ne peut être nié ou négligé que par des « sectaires » de gauche, par les anarchistes et leurs pareils. La social-démocratie internationale, par toute sa politique, est forcée d'appuyer les desseins de sa bourgeoisie contre l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques. Cela seul crée la base d'une hostilité réelle et non seulement verbale, malgré le rapprochement de la ligne politique. (« Crise dans le bloc centre-droite, The New International, décembre 1941, pages 315, 316, écrit par Léon Trotsky à Alma-Ata, novembre 1928.)

Ce qu'écrivait alors Léon Trotsky est dix fois plus juste aujourd'hui, même dans le contexte différent des rapports sociaux actuels. Il est vrai que les dirigeants sociaux-démocrates trahissent et que les dirigeants staliniens trahissent. Mais ce n'est pas ce point commun qui est en question ou qui demande à être souligné spécialement ici. Ce qui est important : c'est que la social-démocratie trahit le prolétariat d'une façon et pour une raison fondamentale, et que les partis staliniens trahissent le prolétariat d'une façon très différente et pour des raisons fondamentales tout à fait différentes. Les deux mouvements que Trotsky décrivait comme étant dissemblables déjà en 1928 ; les deux mouvements que nous caractérisons comme étant dissemblables aujourd'hui ; les deux mouvements que tout le monde politique intelligent voit comme étant dissemblables tous les jours — les cannonistes les nomment similaires. Le manque de compréhension et la passion fractionnelle aveugle peut vous entraîner très loin de la route.

Au sujet de partis ouvriers prenant le pouvoir

Après avoir cité nos positions, les cannonistes feignent une profonde horreur (leur horreur devant notre « révisionnisme » est toujours feinte à 90 %). Ils écrivent : « Ici nous notons non seulement le rejet de notre mot d'ordre traditionnel : « Le pouvoir aux partis ouvriers », élaboré par Lénine en 1917 et défendu dans la lutte révolutionnaire ; mais, comme d'habitude avec le Workers Party, la rupture avec une demi-douzaine d'autres positions programmatiques ou d'appréciations ». Une seule phrase sur ce point, et pourtant quel coup terrifiant ! Voyons sur qui le coup a atterri.

Comme cela est évident dans la partie citée de notre résolution de 1942, nous rejetons l'analogie entre les partis menchevik et social-révolutionnaire en Russie en 1917 et les partis social-démocrate et stalinien d'aujourd'hui. Il semble que les cannonistes font cette analogie, et si les mots veulent dire quelque chose, ils proposent de suivre aujourd'hui vis-à-vis de la social-démocratie et des partis staliniens, la politique que Lénine défendait vis-à-vis des mencheviks et des sociaux-révolutionnaires en 1917. De A à Z, la IVe Internationale, aujourd'hui, a le même point de vue sur cette question que les cannonistes. Quelle tragique superficialité ! Quel tragique manque de pensée !

Les partis sociaux-réformistes de Russie en 1917, basés sur la préservation de la démocratie capitaliste (comme d'habitude à leur propre manière) étaient dans un gouvernement de coalition avec les partis et politiciens bourgeois. Les partis réformistes avaient la majorité dans les soviets ouvriers et paysans. A une étape de la lutte, les bolcheviks lancèrent le mot d'ordre : « A bas les dix ministres capitalistes ! ». Par ce mot d'ordre, les bolcheviks pensaient mobiliser les masses dans le but de faire sortir ses dirigeants réformistes de la coalition avec la bourgeoisie ou de forcer la bourgeoisie à quitter la coalition, plaçant ainsi le pouvoir politique dans les mains des partis réformistes. Si les réformistes refusaient de rompre avec la bourgeoisie et de prendre la responsabilité du pouvoir politique, cela aurait comme effet, de dissiper les illusions des masses et de les rallier au drapeau des bolcheviks. C'est cela qui se produisit effectivement. Si pourtant, les réformistes avaient rompu la coalition avec la bourgeoisie, les bolcheviks auraient pu dire : « Prenez tout le pouvoir ! Remplacez tous les politiciens bourgeois dans toutes les institutions politiques ! Alors que nous avons notre propre programme, nous sommes encore une minorité. C'est pour cela que nous vous demandons d'appliquer pleinement et le plus radicalement le programme que vous avez promis vous-mêmes aux masses d'appliquer si vous étiez libérés du veto de la bourgeoisie dans une coalition gouvernementale. » Et ainsi de suite. Les bolcheviks étaient profondément convaincus, et avaient raison en cela, que les réformistes n'appliqueraient même pas leur propre programme, qu'ils étaient si profondément unis à la démocratie bourgeoise qu'ils ne tenteraient aucun empiétement sérieux au pouvoir économique et politique de la bourgeoisie. Pour cette raison, les bolcheviks étaient également profondément convaincus qu'ils pourraient démontrer cela effectivement aux masses sur la base de leur propre expérience pratique et par là accélérer le mouvement vers le bolchevisme.

Maintenant, si les partis staliniens sont semblables aux mencheviks, il semblerait, n'est-ce pas, que les marxistes révolutionnaires doivent appliquer aujourd'hui aux premiers la tactique que les bolcheviks appliquaient en 1917, et doivent lancer le même mot d'ordre. Mais, justement sur ce point où il faudrait montrer le plus de courage et de cohérence logique, ils sont manifestement absents.

Les exemples spécifiques

Exemple : après la libération de la Yougoslavie de la domination allemande, un gouvernement Tito-Šubašić fut établi, c'est-à-dire une coalition entre le parti stalinien et les représentants de ce qui restait des partis bourgeois. Nulle part, dans la presse cannoniste ou dans la presse de la IVe Internationale en général, nous n'avons lu un seul mot suggérant que le mot d'ordre des quatrième internationalistes adressé au parti stalinien et à ses adeptes pour la Yougoslavie, était « A bas les dix (ou cinq, ou deux ou un ou quelque nombre qu'ils étaient) ministres capitalistes ! ». Si le parti stalinien est un « parti ouvrier » ou « semblable » à la social-démocratie, pourquoi est-ce que le mot d'ordre « élaboré par Lénine en 1917 et défendu dans la lutte révolutionnaire » n'était pas appliqué à la Yougoslavie en 1945 ou même suggéré par les cannonistes ? Personne ne connait la réponse à cette question et encore moins les cannonistes. Un peu plus tard, sans aucune suggestion de la part des cannonistes, Tito, c'est-à-dire le parti stalinien, rompit la « coalition » avec la bourgeoisie. Šubašić et ses amis bourgeois furent jetés hors du gouvernement ; quelques-uns furent jetés hors du pays ; et plusieurs furent privés de la vie. Les staliniens en Yougoslavie, comme Noske et Scheidemann, commirent des marchandages sanglants et firent œuvre de bourreaux au pouvoir... Mais, contrairement aux sociaux- démocrates, les staliniens ont pratiquement détruit tout le pouvoir économique et politique de la bourgeoisie, détruit aussi la démocratie bourgeoise sous toutes ses formes et ont établi ce que même un borgne peut reconnaître comme étant un régime totalitaire. Avec l'humilité qui nous est prescrite lorsque nous nous adressons aux maîtres de la théorie et tactique léninistes, nous demandons maintenant aux cannonistes quel est le mot d'ordre léniniste qui doit être lancé dans la Yougoslavie de Tito aujourd'hui ? Etant donné que le stalinisme est « semblable » à la social-démocratie, quels seraient les mots d'ordre « semblables » aux mots d'ordre lancés par nous en Angleterre sous le gouvernement travailliste, à lancer en Yougoslavie sous le gouvernement stalinien ? C'est vraiment dommage, mais nous n'aurons jamais de réponse à cette question. Nous le savons.

Exemple : Après que les Allemands furent jetés hors de la Pologne, un gouvernement de « coalition » fut établi dans ce pays entre le parti stalinien, les pseudo-partis dirigés et dominés par les partis staliniens et le parti paysan de Mikołajczyk. Nous ne savons pas quel mot d'ordre les cannonistes ont lancé en ce qui concerne ce gouvernement de « coalition ». Ils ne nous l'ont pas dit, et ne l'ont dit à personne d'autre. Ils sont restés silencieux au sujet de la Pologne, silence qui, si ce n'est un modèle de politique révolutionnaire, est un modèle de discrétion. Si aucun mot d'ordre ne fut lancé par les cannonistes, nous devons demander quel mot d'ordre aurait été lancé pour la Pologne par les quatrième-internationalistes que la Guépéou russe et polonaise aurait négligé d'assassiner ? « Chassez les Mikołajczyk et Cie et tous les autres ministres capitalistes du gouvernement ? » Ou quelque autre mot d'ordre « semblable » à celui « élaboré par Lénine en 1917 et défendu dans la lutte révolutionnaire » ? Nous avons scruté la presse de la Quatrième Internationale, la presse cannoniste comprise, avec le soin le plus vain. Pour être certains, nous l'avons relue encore une fols. Mais aucun de ces mots d'ordre ne put y être trouvé ni même la suggestion de tels mots d'ordre. L'absence de mot d'ordre n'est ahurissante et incompréhensible que pour un moment, ensuite tout devient clair. Le pouvoir des pensées est plus grand que celui des paroles. Si éminente est la pensée des léninistes-cannonistes qu'elle se communique aux staliniens polonais à travers des milliers de kilomètres de terre et de mer. Sans entendre le mot d'ordre et sans le voir sur le drapeau de la IVe Internationale, les staliniens l'ont appliqué dans la pratique. Ils ont rompu la coalition avec le parti bourgeois. Ils l'ont chassé d'une institution politique après l'autre et, en général, l'ont privé de tout pouvoir politique. Pour chaque assassiné, ils ont fait dix emprisonnés. Ils ont exproprié les propriétaires terriens. Ils ont nationalisé la propriété de la bourgeoisie. En même temps, pour confirmer la théorie qu'ils sont un « parti ouvrier » authentique mais quelque peu dégénéré, ils ont détruit toute organisation ouvrière indépendante, toute organisation paysanne indépendante et détruit ou rendu burlesque toute trace sérieuse d'un droit démocratique. Alors que nous écrivons ceci, le poing armé de la Guépéou russo-polonaise vient d'atteindre au pouvoir suprême.

Les cannonistes nous assurent que les partis staliniens ne « veulent pas prendre le pouvoir, excepté en tant qu'agences du capitalisme et habituellement en coalition avec ses représentants directs ». C'est là la dernière et la seule consolation qui reste à la bourgeoisie polonaise. C'est une pauvre consolation, ce n'est pas la leur, mais c'est mieux que rien. Les staliniens polonais, qui, voyez-vous, n'ont pris le pouvoir que « comme agences du capitalisme », se sont avérés être des ennemis moins cléments des capitalistes dont ils sont les agents que les cannonistes. Car de ces staliniens les capitalistes ont reçu moins qu'une consolation littéraire.

Qu'est-ce que tout cela veut dire au sujet de la Pologne ? Bah ! après tout, ce n'est rien que les faits. Si nous devons choisir entre les faits et notre théorie, nous sommes, et tout le monde devrait le savoir, des marxistes qui n'ont pas peur et nous choisissons la théorie. Nous n'avons pas notre « caractérisation » pour rien !

Exemple : Tout ce qui a été dit dans l'exemple précédent s'applique au gouvernement de coalition des staliniens en Bulgarie. Tout ce qui a été dit dans l'exemple précédent s'applique au gouvernement de coalition des staliniens en Roumanie. Tout ce qui a été dit dans l'exemple précédent s'applique au gouvernement de coalition des staliniens en Hongrie.

Le courage politique des cannonistes a fui de leur appréciation. Ce n'est pas surprenant ! Leur appréciation des partis staliniens est un tonneau sans fond.

Le courage dont ils ne font pas preuve en appliquant dans la pratique politique leur appréciation à toute une série de cas « semblables » est réservé évidemment pour nous accuser d'inconséquence. « Pour quelque raison inexpliquée », écrivent-ils, nous avons « renversé » notre position et accepté le « mot d'ordre d'un gouvernement socialiste-communiste mais non communiste ». La charité exige de reconnaître que l'explication de notre position en faveur du mot d'ordre du gouvernement socialiste-communiste en France n'était pas assez bonne pour les cannonistes. Espérant avoir plus de succès, nous allons essayer encore une fois.

Le mot d'ordre « P.S.-P.C.-C.G.T. au pouvoir » !

Notre déclaration en faveur du mot d'ordre de « Gouvernement des partis socialiste-communiste et de la C.G.T. en France » fut élaborée en janvier 1946. Le gouvernement français de cette époque était basé sur une coalition du parti bourgeois-conservateur (M.R.P.), du parti socialiste et du parti stalinien. Le parti bourgeois représentait une minorité du peuple en général et une minorité infinitésimale de la classe décisive en France, le prolétariat. Entre eux, les sociaux-démocrates et les staliniens non seulement avaient l'appui écrasant du prolétariat, mais avaient même obtenu la majorité des votes de la nation.

« Les sociaux-démocrates, disait notre résolution, maintiennent le prolétariat lié à la bourgeoisie, de peur qu'une rupture avec cette dernière ne les pousse à une alliance involontaire avec les staliniens. Les staliniens maintiennent le prolétariat lié à la bourgeoisie par refus de prendre le pouvoir dans leurs propres mains, malgré qu'ils aient la grande majorité du prolétariat derrière eux — un refus qui est dicté par les intérêts actuels de la politique du Kremlin, par le rapport des forces défavorables auquel ils font face en France et en Europe en général ; et par l'incapacité d'évincer de Gaulle (lire : la bourgeoisie politiquement organisée) des leviers de commande par la voie de la coalition avec la seule social-démocratie récalcitrante.

« Le premier grand pas en avant vers la restauration de l'Indépendance de classe du prolétariat français exige une rupture radicale avec la bourgeoisie et ses représentants politiques, de Gaulle et le M.R.P. Ceci exige avant tout, à l'heure actuelle, la rupture de la coalition existante et l'évincement du gouvernement de Gaulle. Ensemble, le parti socialiste et le parti stalinien représentent une majorité non seulement du prolétariat, mais du peuple tout entier. Aucun autre mot d'ordre politique central n'est possible pour le marxiste révolutionnaire et aucun ne correspond mieux aux besoins de la situation que le mot d'ordre de « gouvernement P.S.-P.C.-C.G.T. ».

Pourtant, continue notre résolution, le soutien de ce mot d'ordre sans compréhension de ce qu'il comporte et comment le mot d'ordre lui-même doit être employé « serait pire qu'inutile... ce serait un piège dangereux pour la classe ouvrière tout entière et pour les quatrième-internationalistes en particulier. Ce mot d'ordre peut et doit être lancé par notre parti en France, mais seulement s'il est inséparablement lié et subordonné à un programme de revendications transitoires expliqué clairement et en détail. « Comme exemples de revendications qu'un tel programme doit inclure et mettre en avant » et autour desquels notre propagande et notre agitation doivent être centrées, la résolution note : nationalisations « sous le contrôle ouvrier de la production le plus démocratique » ; revendication de la constitution la plus démocratique de l'Assemblée constituante, en mettant un accent particulier sur les garanties illimitées de tous les droits démocratiques ; milice du peuple, démocratique, remplaçant l'armée immédiatement démobilisée et tous les services d'espionnage de la police et du gouvernement ; retrait de toutes les forces d'occupation françaises des territoires conquis ; paix démocratique immédiate sans indemnité, tribut ni autre revendication du même ordre. Même après avoir énuméré ces mots d'ordre, la résolution trouve nécessaire de souligner que le mot d'ordre « entraîne sans aucun doute avec lui de grands risques » devant lesquels la IVe Internationale ne peut rester aveugle et qu'elle ne doit pas dissimuler ou passer sous silence ; ce sont précisément ces risques graves que les trotskystes français, s'ils ne restent pas aveugles devant eux, dissimulent malgré tout ou passent sous silence.

« ...Le mot d'ordre n'est pas le même, adapté aux conditions françaises, que celui avancé par les bolcheviks en Russie de 1917 en défendant un gouvernement de coalition des mencheviks et du parti social-révolutionnaire. Ce n'est pas le même, adapté aux conditions françaises, que celui lancé à l'origine par l'Internationale communiste et à notre époque par la IVe Internationale, en défendant un gouvernement du Parti travailliste en Angleterre. Dans ces cas, il s'agissait de partis ouvriers (ou ouvriers et paysans), bourgeois ou petits-bourgeois réformistes démocratiques. En France aujourd'hui, il s'agit, en ce qui concerne le parti stalinien, non pas d'un parti démocratique, mais d'un parti totalitaire agissant comme instrument du Kremlin et de la Guépéou. Ainsi nous nous opposons à tout mot d'ordre qui demande d'élever cet instrument contre-révolutionnaire totalitaire au pouvoir d'Etat dans n'importe quel pays ou à une position d'où il pourrait menacer nettement d'utiliser le pouvoir de la police d'Etat pour l'extermination des mouvements indépendants et révolutionnaires de la classe ouvrière, comme en Russie, comme en Pologne, comme en Yougoslavie, etc. »

Devant cette analyse, qui, c'est tout à fait évident, n'est pas du tout le « renversement » de notre caractérisation du stalinisme comme nous l'attribuent les cannonistes, comment fut-il possible de défendre ce mot d'ordre ? Ce fut la question posée par plusieurs des dirigeants et membres de notre parti. Si les marxistes révolutionnaires doivent résister à toute tentative du stalinisme d'arriver au pouvoir dans les pays capitalistes, comment peut-on ajuster cela avec le soutien d'un mot d'ordre qui les appelle à Établir un gouvernement en commun avec la social-démocratie En réponse à cette question, notre résolution démontrait que :

« ...un examen concret et objectif de la situation politique et des rapports de force en France, aujourd'hui, en Europe et dans le monde en général, indique que le parti stalinien totalitaire ne peut pas, ne veut pas et ne cherche pas une prise du pouvoir d'Etat en France comparable à la prise du pouvoir en Pologne et en Yougoslavie ; et indique d'autre part que dans un gouvernement de coalition avec le parti socialiste et la C.G.T., les staliniens ne pourraient pas procéder et ne procéderaient pas, ni sur le plan de la vie économique, ni sur le plan du pouvoir politique, de la façon dont ils procédèrent en Pologne et en Yougoslavie, dans la mesure où un tel cours, étendu à la France, non seulement précipiterait la guerre civile dans le pays mais amènerait beaucoup plus rapidement l'éclatement de la troisième guerre mondiale, ces deux faits étant clairement ce que la politique du Kremlin veut empêcher, au moins dans la prochaine période. »

Il nous semble que les événements subséquents en France ont servi à confirmer cette analyse et à dissiper les cloutes, nullement injustifiés, exprimés par plusieurs opposants à ce mot d'ordre dans notre parti. A ces camarades nous disions à l'époque qu'il était seulement nécessaire pour eux de montrer par un « examen concret, et objectif de la situation politique et des rapports de force en France, aujourd'hui, eu Europe et dans le monde en général », qu'appuyer ce mot d'ordre signifiait que le stalinisme serait mis au pouvoir en France, à un pouvoir en tous points comparable à celui qu'il avait acquis en Yougoslavie et en Pologne. Si cela avait été démontré, il n'y a aucun doute que l'écrasante majorité de notre parti aurait rejeté le mot d'ordre. Si, au contraire, il a appuyé le mot d'ordre, ce ne fut qu'avec la conviction que son utilisation juste par les trotskystes français faciliterait la révélation aux masses françaises de la vraie nature, c'est-à-dire de la nature réactionnaire, du stalinisme et aiderait ainsi à relâcher son emprise sur les masses françaises. En d'autres termes, il s'agissait surtout, dans la discussion de notre parti au sujet de ce mot d'ordre, non pas d'un désaccord sur le caractère des partis staliniens mais de l'analyse concrète de la situation politique en France et des perspectives spécifiques du stalinisme. Et ceci n'était pas pour nier que dans la discussion, comme cela est courant dans des questions de cette sorte, d'autres implications ne pouvaient être tirées des positions respectives. Mais cela est une autre question, et n'a pas de rapport direct avec le problème envisagé — qui est de démontrer les raisons pour lesquelles, étant donné notre caractérisation du stalinisme, il nous fut tout de même possible d'appuyer le mot d'ordre du gouvernement P.S.-P.C.-C.G.T. en France.

Mais supposons que l'analyse concrète esquissée dans notre résolution s'avère être incorrecte. Dans ce cas, nous n'aurions pas hésité à dire que notre soutien du mot d'ordre était une grave erreur. Nous aurions dû dire beaucoup plus. La résolution elle-même posait cette question et donnait un essai de réponse : « Si, contrairement à cette analyse, les staliniens étaient maintenant sur le point de prendre le pouvoir d'Etat en France en leur propre nom, ou au nom d'une coalition avec le parti socialiste qui, appuyé sur la bourgeoisie française, elle-même appuyée par l'impérialisme anglo-américain, s'avérerait être aussi impuissante à empêcher la consolidation du pouvoir d'Etat stalinien que l'ont été leur équivalent en Pologne et en Yougoslavie, alors une conclusion tout à fait différente serait dictée à la IVe Internationale. Alors il ne serait plus question de lancer ou d'abandonner le mot d'ordre d'un « gouvernement P.S.-P.C.-C.G.T. ». La IVe Internationale devrait alors reconsidérer et réviser fondamentalement non seulement ses perspectives européennes et internationales mais aussi toute sa conception du caractère de notre époque. Ce n'est rien moins qu'une telle reconsidération qui s'imposerait à la IVe Internationale, si elle se trouvait face à la réalité de la consolidation du pouvoir stalinien sur l'Europe atlantique, ce qui ne voudrait dire rien d'autre que la domination complète de l'Europe et de l'Asie, ou tout au moins de la plus grande partie de l'Asie, par le stalinisme.

Il n'y a pourtant pas en général suffisamment de bases pour une telle analyse et une telle-conclusion. Non seulement le stalinisme n'a pas triomphé en Europe, mais il y a de multiples signes que son pouvoir et son influence sont en déclin après avoir atteint leur point culminant dans l'immédiate après-guerre et qu'il rencontre une résistance populaire accrue. Ceci est évident à différents degrés non seulement en France et en Italie, en Autriche et en Hongrie, mais même dans les pays occupés comme la Pologne et la Roumanie.

Notre position sur l'utilisation du mot d'ordre en France n'est ainsi nullement en contradiction avec notre appréciation des partis staliniens. En tout cas, l'application de ce mot d'ordre en France était une question purement tactique et tout à fait incidente. Nous le répétons : il serait seulement nécessaire en fait de démontrer qu'il est en conflit avec notre appréciation des partis staliniens pour que nous l'abandonnions sans hésitation.

Le critère programmatique des cannonistes

Dans la conclusion de leur déclaration, les cannonistes établissent trois « critères programmatiques angulaires servant aujourd'hui à distinguer la tendance révolutionnaire de toutes les formes et variantes de l'opportunisme ». Pour les cannonistes, ces « nouveaux critères » sont le couteau avec lequel la IVe Internationale doit être coupée en deux, l'éliminant ainsi effectivement en tant qu'internationale révolutionnaire et la transformant en une simple fraction cannoniste internationale. Comme corollaire de leur premier critère qui concerne l'appréciation de la Russie, ils englobent la caractérisation des partis staliniens dans les pays capitalistes et l'attitude vis-à-vis de ces partis. Ce qu'ils entendent par là devrait être compris clairement et apprécié correctement par les marxistes révolutionnaires de tous les pays. Ce n'est pas, comme ils le disent si justement, une question secondaire. Voici comment, dans leur chapitre sur les partis staliniens, ils caractérisent notre position. Ce qui est mis entre parenthèses est tiré de l'un quelconque des documents écrits par nous :

  1. L'appréciation de Trotsky sur le mouvement stalinien doit être rejetée, (« La théorie selon laquelle les partis staliniens, comme les organisations réformistes traditionnelles, sont des agents de la classe capitaliste, qu'ils « capitulent devant la bourgeoisie », est fondamentalement fausse. »)
  2. Les partis staliniens recherchent le pouvoir d'Etat afin, de former des Etats staliniens sur le modèle de l'Union Soviétique. (« Le stalinisme n'est pas seulement le valet de l'impérialisme russe... il cherche à établir dans tous les pays capitalistes dans lesquels il agit le même régime social et politique qui prévaut en Russie, aujourd'hui. »)
  3. Le parti stalinien est semblable au parti nazi. (« ...Le fascisme et le stalinisme, tout en n'étant pas identiques, sont des phénomènes symétriques. »)
  4. Ainsi notre attitude tactique établie vis-à-vis des staliniens n'est pas bonne et doit être rejetée. (« La politique traditionnelle de l'avant-garde révolutionnaire envers les mouvements ou les bureaucraties ouvrières réformistes ne s'applique donc pas aux mouvements staliniens. »)

Bien qu'inexact, c'est là néanmoins un assez bon exposé de notre point de vue. Ce point de vue est rejeté et le point de vue contraire est maintenu par les cannonistes. Si la IVe Internationale persiste à défendre le point de vue cannoniste sur les partis staliniens, son suicide est garanti. Il n'est pas nécessaire de solliciter ce sort. Nous répétons que le point de vue des cannonistes est basé sur une « politique traditionnelle » incomprise, sur l'ignorance de la réelle position de Trotsky, sur une grave incapacité d'apprécier correctement l'évolution de la Russie stalinienne et des partis staliniens dans les pays capitalistes, et avant toute chose sur la duplicité et l'aveuglement fractionnels qui les ont littéralement entraînés à s'oublier eux-mêmes. Contrairement aux cannonistes, nous ne voulons pas nous borner à une simple affirmation. Nous allons démontrer cela, point par point, et le démontrer jusqu'au bout.

1 et 2. Les cannonistes écrivent que nous rejetons l'appréciation de Trotsky du mouvement stalinien. À proprement parler, cela n'est pas vrai. Le point de vue cannoniste doit réellement être repoussé, de A à Z. Le point de vue de Trotsky doit être élargi, amplifié, à la lumière de l'évolution récente réelle, et approfondi. Nous avons déjà cité ce qu'écrivait Trotsky il y a des années dans La crise du bloc centre-droite sur l'antagonisme fondamental entre la social-démocratie et les partis staliniens. Ce point de vue fondamentalement correct, nous avons cherché à le développer selon le développement des forces vivantes. Toute théorie qui soutient que le stalinisme « capitule devant la bourgeoisie » dans le même sens que la social-démocratie est fausse jusqu'au bout et ne peut que désorienter la IVe Internationale et les ouvriers qui la suivent. Elle ne peut qu'élever encore plus le mur qui nous sépare des ouvriers qui suivent les partis staliniens et par cela accroître les nombreuses difficultés qui existent déjà pour notre travail qui consiste à gagner ces ouvriers en les détachant du stalinisme.

Les cannonistes repoussent avec indignation notre point de vue selon lequel le stalinisme « cherche à établir dans tous les pays capitalistes dans lesquels il agit le même régime politique et social qui prévaut en Russie aujourd'hui », (Et notez que nous disons « cherche à établir », et non « parviendra à établir ».) Les cannonistes ne comprennent tout simplement pas le point de vue de Trotsky, et encore moins le nôtre ; ils ne connaissent même pas le point de vue de Trotsky. Lisez attentivement les paroles suivantes :

Le type prédominant parmi les bureaucrates « communistes » actuels est le carriériste politique, et en conséquence l'opposé direct du révolutionnaire. Leur idéal est d'arriver dans leur propre pays à la même situation qu'a gagnée l'oligarchie du Kremlin en U.R.S.S. Ce ne sont pas des dirigeants révolutionnaires du prolétariat mais des aspirants au pouvoir totalitaire. Ils rêvent de connaître le succès à l'aide de cette même bureaucratie soviétique et de son Guépéou. Ils ont contemplé avec admiration et avec envie l'invasion de la Pologne, de la Finlande, des pays baltes, de la Bessarabie par l'Armée Rouge parce que ces invasions ont entraîné immédiatement le transfert du pouvoir entre les mains des candidats staliniens locaux au pouvoir totalitaire. (Souligné par moi. — M, S.)

Qui est coupable de proférer ce gros blasphème burnhamiste-shachtmaniste-satanique antitrotskyste ? Qui est l'auteur de ce point, de vue qui est presque mot pour mot, et certainement pensée pour pensée, le point de vue de notre parti ? Léon Trotsky ! Non seulement cela fut écrit par Léon Trotsky, mais cela peut même être considéré comme son dernier testament politique, en ce qui concerne les partis staliniens dans les pays capitalistes. Cela ne fut pas écrit comme une phrase accidentelle, en discordance avec le contexte. Cette phrase est contenue dans ce qui n'est pas seulement un texte d'une certaine importance mais un dernier jugement sur les partis staliniens, évidemment prémédité et pesé attentivement. Cette phrase est contenue dans le tout dernier article écrit par Trotsky avant qu'il soit assassiné, il est daté du 17 août 1940. Il n'y a aucune bonne excuse pour ne pas connaître ce passage décisif et significatif. Il n'est pas dans un manuscrit inédit. Il fut non seulement publié, mais — il est difficile de le croire et pourtant cala est vrai — publié dans l'organe théorique du Socialist Workers Party, The Fourth International de novembre 1940, où on peut le trouver à la page 149.

Lorsque nous acceptons ou repoussons le point de vue de Trotsky sur n'importe quelle question, nous faisons au moins un effort sérieux pour envisager ce point de vue. N'est-il pas clair que les cannonistes ont parlé pendant tout ce temps de « l'appréciation de Trotsky sur le mouvement stalinien » sans même savoir quelle était cette appréciation, qu'ils nous ont accusé de repousser une appréciation qui est la nôtre, et qu'ils repoussent en fait, et seulement eux ? Pouvez-vous imaginer une situation plus humiliante pour les adeptes déclarés — non, les seuls vrais adeptes ! — de Trotsky que celle dans laquelle ils se sont mis par leur ignorance agressive et leurs intentions fractionnelles ? Nous pourrions continuer ainsi pendant des pages, mais ce n'est pas nécessaire. Il n'y a qu'à relire notre appréciation, les injures et les plaisanteries que les cannonistes entassent sur nous, et comparer ensuite les deux avec la dernière appréciation des partis staliniens faite par Trotsky.

3. Les cannonistes citent l'un de nos documents où nous écrivons que « le fascisme et le stalinisme, tout en n'étant pas identiques, sont des phénomènes symétriques ». Ils ne commentent pas cette phrase. Pourquoi ? Evidemment, parce que, pour eux, la simple reproduction de cette pensée suffit à la salir, à la condamner comme une monstruosité faite, à parts égales, de burnhamisme et de shachtmanisme, de façon générale, comme une œuvre diabolique qui, comme le sait tout trotskyste sincère et pur, n'a rien, mais absolument rien de commun avec le trotskysme. La répétition est pénible, mais nous n'avons pas le choix. Nous devons répéter ce que nous avons déjà dit. Les cannonistes ne comprennent pas le point de vue de Trotsky, encore moins le nôtre ; ils ne connaissent même pas le point de vue de Trotsky. Lisez attentivement les paroles suivantes :

En dépit de la profonde différence de leurs bases sociales, le stalinisme et le fascisme sont des phénomènes symétriques. Par bien des traits ils se ressemblent d'une façon accablante.

Où est la différence entre ces mots et les pensées qu'ils contiennent si clairement et les paroles citées de notre document (et citées avec un tel dédain et un tel mépris) par les cannonistes ? Il n'y en a pas ! Qui est l'auteur de ces paroles ? Léon Trotsky ! Est-ce écrit dans un manuscrit introuvable ? Non, elles se trouvent dans son grand ouvrage La Révolution trahie et on peut les lire à la page 278 de l'édition américaine. Ils essayent de vendre ce livre partout. Ils le recommandent hautement. Mais leurs dirigeants ne l'ont certainement pas lu.

4. Le dernier point de l'acte piteusement ignorant d'accusation contre nous indique que nous disons, ce qui est vrai, que la politique traditionnelle de l'avant-garde révolutionnaire vis-à-vis des mouvements réformistes et même des bureaucraties réformistes ne s'applique pas aux mouvements staliniens. Sur la base, non d'une attitude de hasard et empirique, mais sur la base d'une analyse bien réfléchie et fondamentale du mouvement stalinien, notre parti a établi une distinction fondamentale entre la bureaucratie stalinienne et la bureaucratie réformiste. Notre politique dans la pratique, et surtout dans les syndicats, a été guidée par cette analyse fondamentale. Nous n'avons pas hésité, comme c'est notre habitude, à faire des blocs avec les réformistes progressifs dans les syndicats contre les staliniens, et non seulement avec les réformistes progressifs mais même avec les bureaucrates conservateurs. (Nous parlons naturellement de tous les cas où il fut possible, dans les syndicats, pour les révolutionnaires de présenter leurs propres candidats indépendants contre les staliniens et les réformistes.) Nous avons démontré cette politique, et ses raisons fondamentales, à plusieurs reprises dans notre presse. En réponse, nous n'avons reçu que les épithètes haineuses et méprisantes des cannonistes. Par contre, ces derniers ont balancé entre deux politiques, leur « appréciation » étant en réalité aussi solide qu'un œuf gobé.. Ces dernières années en particulier, les cannonistes (et ceci est malheureusement aussi valable pour le reste de l'Internationale) furent un bateau sans gouvernail, sans voile et sans carte marine dans la lutte politique pratique contre le stalinisme. Maintenant, poussés contre nous par l'animosité fractionnelle et, en pratique, par une affinité grandissante, il faut le dire, pour les staliniens, ils nous attaquent parce que nous tenons la position que nous avons citée. Mais nous n'avons pas toujours été seuls à soutenir cette position. Lisez soigneusement les paroles suivantes :

Nous devons être très prudents. Si nous nous laissons aller à être confus et embrouillés vis-à-vis des staliniens, nous couperons notre voie d'approche vers les militants de base du mouvement syndical, ces militants de base antistaliniens, qui, à mon avis, sont un réservoir plus important pour la révolution que les militants de base staliniens...
Nous devons classer les staliniens et les réactionnaires et traîtres ouvriers « progressifs » simplement comme deux variétés différentes d'ennemis de la classe ouvrière, employant des méthodes différentes, parce qu'ils ont des bases différentes sous les pieds. Cela nous mène à un problème compliqué dans le mouvement syndical. Ce fut notre tactique, en général, de nous coaliser dans le travail syndical journalier avec les traîtres progressifs et même conservateurs contre les staliniens. Nous avions raison dans ce point de vue, car, si les bonzes ouvriers conservateurs traditionnels ne sont pas meilleurs que les staliniens et ne trahissent pas moins à la longue, ils ont des bases d'existence différentes. La base stalinienne est celle de la bureaucratie en Union Soviétique. Ils sont tout à fait prêts à détruire un syndicat pour défendre la politique étrangère de Staline. Les traîtres ouvriers traditionnels n'ont pas de racines en Russie, ni aucun appui dans sa puissante bureaucratie, leur seule base d'existence est le syndicat ; si le syndicat n'est pas préservé, ils ne peuvent plus exister en tant que dirigeants syndicaux. Cela tend à faire d'eux, pour leur propre intérêt, des gens un peu plus loyaux vis-à-vis des syndicats que ne le sont les staliniens. C'est pour cela que nous avions raison clans la plupart des cas de nous coaliser avec eux contre les staliniens dans des questions purement syndicales. »

Nous ne pensons pas que cette analyse soit aussi approfondie qu'elle pourrait l'être ; et les conclusions sont même inutilement limitées. Mais la ligne qu'elle indique, l'orientation qu'elle cherche à donner au parti est indubitablement juste et adéquate pour notre but. Quel est l'auteur de ces propos ? Un membre du Workers Party peut-être ? Cela, se pourrait, mais ici ce n'est pas le cas. Nous avons tiré cette citation d'un discours prononcé à la conférence de 1940 du Socialist Workers Party, à Chicago, par un dirigeant du parti qui n'a pas moins d'autorité que J.P. Cannon lui-même. Ce discours ne se trouve pas clans un manuscrit secret et introuvable. Le procès-verbal sténographié de ce discours a paru dans l'organe hebdomadaire du Socialist Workers Party, le Socialist Appeal d'octobre 1940. Il y a un proverbe russe qui dit : « Ne crache pas dans le puits où vous pouvez avoir à boire, » Les cannonistes ont besoin d'une autre version de ce proverbe : « Ne crachez pas dans le puits bien propre où vous avez bu une fois et où vous pouvez être forcé de boire à nouveau. »

Ils devront y boire encore. La IVe Internationale dans son ensemble, devra encore y boire, et comprendre pourquoi, et le comprendre profondément. Le devra-t-elle ? Oui, si elle doit survivre et se renforcer en tant qu'Internationale sincèrement marxiste, si elle doit échapper au sort désespéré d'une ombre malade et sans défense à la queue du stalinisme, toute la IVe Internationale doit reconsidérer son appréciation non seulement de la Russie stalinienne mais des partis staliniens dans les pays capitalistes. Elle doit s'orienter à nouveau et orienter à nouveau chaque militant de la classe ouvrière qui se trouve à portée de sa voix.

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