1909

1905 fut écrit en 1905-1909 à Vienne et parut pour la première fois à Dresde. Il fut republié en 1922 en Russe, à partir de la traduction allemande et du manuscrit original.


1905

Léon Trotsky

LES PREMIERS JOURS DE LA “LIBERTE”


Le jour même de la publication du manifeste, le soviet dit clairement et nettement ce qu'il en pensait. Les représentants du prolétariat exigèrent : l'amnistie, le désistement de la police du haut en bas, l'éloignement des troupes, la création d'une milice populaire. Commentant cette résolution dans un article de fond des Izvestia, nous écrivions : “Ainsi, nous avons obtenu une constitution. Nous avons la liberté de nous réunir, mais nos réunions sont cernées par la troupe. Nous avons la liberté de nous exprimer, mais la censure n'a pas changé. Nous avons la liberté d'apprendre, mais les universités sont occupées par les soldats. Nos personnes sont inviolables, mais les prisons sont bondées. Nous avons Witte, mais on nous a laissé Trepov. Nous avons une constitution, mais l'autocratie est toujours là. Nous avons tout... et nous n'avons rien. ” Ces gens‑là espèrent‑ils donc un apaisement ? Ils seront déçus. “ Le prolétariat sait ce qu'il veut et sait ce qu'il ne veut pas. Il ne veut pas de ce voyou de police qu'on nomme Trepov, ni de ce courtier libéral qu'on appelle Witte ; il ne veut ni du loup ni du renard. Il ne veut pas de cette nagaïka enveloppée dans le parchemin de la constitution. ”

Le soviet adopte alors cette décision : “La grève générale continue. ”

Les masses ouvrières exécutent la volonté du soviet avec une unanimité surprenante. Pas de fumée aux cheminées des usines ; elles sont comme les témoins muets du scepticisme des quartiers ouvriers où l'illusion constitutionnelle n'a pas pénétré. Cependant, à partir du 18, la grève perd son caractère combatif. Elle se transforme en une grandiose démonstration de défiance. Mais voici que la province, qui a devancé la capitale dans la lutte, reprend le travail. Le 19, la grève se termine à Moscou. Le soviet de Pétersbourg fixe la reprise du travail au 21 octobre à midi. Abandonnant le champ de bataille le dernier, il organise une admirable manifestation de discipline prolétarienne : il invite des milliers et des milliers d'ouvriers à reprendre leurs outils le même jour, à la même heure.

Mais avant que prenne fin la grève d'octobre, le soviet avait pu se rendre compte de l'énorme influence qu'il avait acquise en une semaine : il le vit bien le jour où, à la demande des masses, il se mit à leur tête pour défiler dans les rues de Pétersbourg.

Le 18, vers quatre heures de l'après‑midi, des centaines et des milliers de personnes sont rassemblées devant la cathédrale de Kazan. Le mot d'ordre est : “Amnistie”. La foule veut se rendre devant les prisons, elle demande des dirigeants, elle s'avance vers l'endroit où les députés ouvriers tiennent leur séance. A six heures du soir, le soviet désigne trois de ses membres pour conduire la manifestation. Portant des bandeaux blancs sur la tête et au bras, ils se montrent à la fenêtre du troisième étage. En bas, l'océan humain respire et s'agite. Les drapeaux rouges flottent sur cette noire surface comme les voiles de la révolution. De puissantes clameurs accueillent les élus. Le soviet, au grand complet, descend dans la rue et plonge dans la foule. “Un orateur ! ” Des dizaines de bras se tendent vers l'orateur ; un instant encore, et il se trouve debout sur les épaules d'un inconnu. “Amnistie ! Aux prisons ! ” Des hymnes révolutionnaires, des cris sans fin... Sur la place de Kazan et près du square Alexandre, les têtes se découvrent : ici, se joignent aux manifestants les ombres des victimes du 9 janvier. On chante en leur honneur “Mémoire éternelle... ” et “Vous êtes tombés victimes... ” Les drapeaux rouges passent devant la maison de Pobiedonostsev. Des sifflets et des malédictions s'élèvent. Le vieux vautour les entend‑il ? Il pourrait se montrer sans crainte : à cette heure, on te le toucherait pas. Qu'il considère donc, de ses yeux de vieux criminel, le peuple révolutionnaire qui s'est rendu maître de Pétersbourg ! Et en avant !

Encore deux ou trois pâtés de maisons, et la foule se trouve devant la maison de détention préventive. On apprend qu'un fort détachement de soldats se tient là, en embuscade. Les dirigeants de la manifestation décident de s'avancer en reconnaissance. A ce moment, arrive une députation de l'Union des ingénieurs – on sut plus tard que la moitié des membres de cette députation avaient usurpé leur titre – et elle annonce que l'oukase d'amnistie est déjà signé. Toutes les maisons de détention sont occupées par des troupes et l'Union peut affirmer, de source sûre, que, dans le cas où la foule s'approcherait des prisons, Trepov a les mains libres et que par conséquent une effusion de sang devient inévitable. Après s'être rapidement concertés, les représentants du soviet demandent à la foule de se disperser. Les manifestants jurent que, si l'oukase n'est pas promulgué, ils se rassembleront à l'appel du soviet et marcheront sur les prisons...

La lutte pour l'amnistie avait lieu sur tous les points du pays. A Moscou, le 18 octobre, une foule énorme obtint du général gouverneur l'élargissement immédiat des prisonniers politiques dont la liste fut remise à une députation du comité de grève [1] : l’élargissement s'effectua sous le contrôle de cette députation. Le même jour, le peuple brisait les portes des prisons de Simferopol et enlevait les détenus politiques dans des équipages. A Odessa et Reval, les reclus sortirent également de leurs cachots à la demande formelle des manifestants. A Bakou, une tentative d'enlèvement amena une échauffourée avec les troupes : il y eut trois tués et dix‑huit blessés. A Saratov, Windau, Tachkent, Poltava, Kovno... , en tous lieux, les manifestations avaient pour but les prisons. “Amnistie ! ” Non seulement les pierres des rues, mais la douma municipale de Pétersbourg, tous répétaient ce cri.

“Allons, Dieu merci ! Je vous félicite, messieurs ! déclara Witte, lâchant le téléphone et s'adressant à trois ouvriers qui représentaient le soviet. Le tsar a signé l'amnistie.

– Est‑ce une amnistie entière ou partielle, comte ?

– L'amnistie est accordée dans des limites raisonnables, mais elle est malgré tout assez large. ”

Le 22 octobre, le gouvernement publiait enfin l'oukase impérial “sur l'allègement du sort des personnes qui, avant la promulgation du manifeste, se sont rendues coupables d'actes criminels contre l'Etat” ; c'était un acte de mesquin marchandage, rédigé avec toute une gradation de “miséricordes” ; c'était bien l’œuvre d'un pouvoir dans lequel Trepov incarnait l'Etat et Witte le libéralisme.

Mais il y eut une catégorie de “criminels d'Etat” que cet oukase n'atteignit pas et ne pouvait atteindre. C'étaient ceux que l'on avait torturés, égorgés, étranglés, transpercés et fusillés, c'étaient tous ceux qui étaient morts pour la cause populaire. En ces heures d'octobre où les masses révolutionnaires s'inclinaient pieusement sur les places ensanglantées de Pétersbourg, commémorant les victimes du 9 janvier, il y avait déjà dans les morgues de la ville de nouveaux cadavres, ceux des premiers morts de l'ère constitutionnelle. La révolution ne pouvait rendre la vie à ses nouveaux martyrs ; elle résolut simplement de prendre le deuil et de leur faire des funérailles solennelles. Le soviet fixe au 23 octobre la manifestation générale des obsèques. On propose d'en informer le gouvernement par députation, en alléguant certains précédents : le comte Witte avait en effet donné l'ordre, un jour, de mettre en liberté deux agitateurs arrêtés dans un meeting ; il avait, dans une autre occasion, fait rouvrir l'usine gouvernementale de la Baltique, fermée pendant la grève d'octobre. Après avoir entendu les objections et les avertissements des représentants officiels de la social‑démocratie, l'assemblée décide de faire savoir au comte Witte, par une délégation spéciale, que le soviet prend sur lui la responsabilité de l'ordre durant la démonstration et exige qu'on éloigne la police et les troupes.

Le comte Witte est très occupé et il vient de refuser une audience à deux généraux ; mais il accueille aussitôt la députation du soviet. Un défilé ? Il n'a rien, personnellement, à objecter : “Des défilés de ce genre sont parfaitement tolérés en Europe occidentale. ” Mais cela ne le concerne pas. Il faut s'adresser à Dmitri Fedorovitch Trepov, puisque la ville est confiée à sa garde.

“Nous ne pouvons nous adresser à Trepov : nous n'avons pas les mandats nécessaires.

– Je le regrette. Sans quoi, vous pourriez constater par vous‑mêmes que ce n'est pas du tout la bête féroce que l'on prétend.

– Mais que dites‑vous de l'ordre fameux : “Ne pas ménager les cartouches”, comte ?

– Oh, ça, c'est une phrase qui lui a échappé, dans un moment de colère...

Witte donne un coup de téléphone à Trepov, il lui fait part avec déférence de son désir “qu'il n'y ait point de sang versé” et attend une décision. Trepov, d'une façon hautaine, le renvoie au gradonatchalnik. Le comte écrit bien vite quelques mots à ce dernier et remet la lettre à la députation.

“Nous prenons votre lettre, comte, mais nous prétendons garder la liberté de nos actes. Nous ne sommes par sûrs d'avoir à faire usage de ce billet.

– Ah ! bien entendu, bien entendu ! Je n'ai rien à répliquer a cela. [2]

C'est là une véritable tranche de vie, dans l'histoire d'octobre. Le comte Witte félicite les ouvriers révolutionnaires d'avoir obtenu l'amnistie. Le comte Witte désire que la procession ait lieu sans effusion de sang, “comme en Europe occidentale”. Peu sûr de pouvoir renverser Trepov, il tâche à l'occasion de réconcilier avec lui le prolétariat. Représentant suprême du pouvoir, il se sert d'une députation ouvrière pour demander au chef de la police de vouloir bien prendre la constitution sous sa garde. Lâcheté, friponnerie, sottise – telle est la devise du ministère constitutionnel.

En revanche, Trepov va droit devant lui. Il déclare qu'“en cette époque de troubles, au moment où une partie de la population est prête à se dresser, les armes à la main, contre l'autre, aucune démonstration sur le terrain politique, dans l'intérêt même des manifestants, ne peut être tolérée”, et il invite les organisateurs de la manifestation “à renoncer à leur dessein... en raison des pénibles conséquences que pourraient avoir les mesures de fermeté que devra prendre sans doute l'autorité policière”. C'est clair et net comme un coup de sabre ou un coup de fusil. Armer la canaille de la ville dans les commis­sariats, la jeter sur la manifestation, occasionner de la confusion et en profiter pour faire intervenir la police et les troupes, tra­verser la ville en cyclone, laissant derrière soi le sang, la dévas­tation, la fumée des incendies et la rage impuissante de la foule, tel est l'invariable programme du vaurien de police auquel un jocrisse couronné a confié le sort du pays. Les plateaux de la balance gouvernementale oscillaient à ce moment‑là : Witte ou bien Trepov ? Allait‑on élargir l'expérience constitutionnelle ou bien la noyer dans un pogrom ? Des dizaines de villes, durant cette “lune de miel”, devinrent le théâtre d'événements atroces dont l'entière responsabilité revient à Trepov. Mais Mendelssohn et Rothschild tenaient pour la constitution : les lois de Moïse, comme celles de la Bourse, leur interdisent la consommation de sang frais. En cela résidait la force de Witte. La situation officielle de Trepov fut ébranlée et Pétersbourg fut son dernier enjeu.

Le moment était lourd de responsabilités. Le soviet des députés n'avait aucun intérêt à soutenir Witte. Il n'en avait pas non plus le désir, ce qu'il démontra clairement quelques jours plus tard. Mais il avait encore moins l'intention de soutenir Trepov. Or, descendre dans la rue, c'était aller au‑devant des visées du général. Bien entendu, la situation politique ne se résumait pas seulement dans le conflit qui s'était élevé entre la Bourse et les chambres de torture. On pouvait se mettre au-­dessus des plans de Witte comme de ceux de Trepov, et cher­cher consciemment une rencontre pour les balayer tous les deux. Telle était précisément, dans sa direction générale, la politique du soviet : il regardait bien en face et marchait à un conflit. Cependant, il ne se croyait pas autorisé à en hâter la venue. Mieux vaudrait plus tard. Chercher une bataille décisive dans une manifestation de deuil, au moment où l'énergie titanique déployée par la grève d'octobre commençait à tomber, faisant place à une réaction psychologique temporaire de lassi­tude et de satisfaction, ç'aurait été une faute monstrueuse.

L'auteur de ce livre – il croit nécessaire de mentionner ce fait parce qu'il a plus tard encouru fréquemment des reproches sévères à ce sujet – proposa de renoncer à la manifestation projetée à l'occasion des obsèques. Le 22 octobre, dans une séance extraordinaire du soviet, à une heure du matin, après des débats passionnés, la motion que j'avais préconisée fut adoptée à une écrasante majorité. En voici le texte :

“Le soviet des députés ouvriers avait l'intention d'organiser des funérailles solennelles aux victimes d'un gouvernement cri­minel, le dimanche 23 octobre. Mais le dessein pacifique des ouvriers de Pétersbourg a soulevé contre lui tous les repré­sentants sanguinaires d'un régime expirant. Le général Trepov, qui s'est fait des cadavres du 9 janvier un piédestal et qui n'a plus rien à perdre dans l'estime de la révolution, a lancé aujour­d'hui un défi au prolétariat de la capitale. Trepov, dans son insolente déclaration, donne à comprendre qu'il dirigera contre le pacifique cortège les bandes noires armées par la police et qu'ensuite, sous prétexte d'apaisement, il ensanglantera encore une fois les rues de Pétersbourg. Pour déjouer ce plan dia­bolique, le soviet des députés déclare que le prolétariat de la capitale livrera sa dernière bataille au gouvernement du tsar non pas au jour et à l'heure qu'a choisis Trepov, mais lorsque les circonstances se présenteront d'une manière avantageuse pour le prolétariat organisé et armé. En conséquence, le soviet des députés décide de remplacer les obsèques solennelles par d'im­posants meetings qui seront organisés en divers endroits de la ville pour honorer les victimes ; on se rappellera en outre que les militants tombés sur le champ de bataille nous ont laissé, en mourant, la consigne de décupler nos efforts pour nous armer et pour hâter l'approche du jour où Trepov, avec toute sa bande policière, sera jeté au tas d'immondices dans lequel doit s'ensevelir la monarchie. ”


Notes

[1] Ce comité se développa bientôt pour devenir le soviet des députés ouvriers de Moscou. (1909)

[2] “ Chez le comte S. J. Witte ”, étude de P. A. Zlydnev, membre de la députation, dans l'ouvrage collectif intitulé : Histoire du soviet des Députés ouvriers de Pétersbourg, 1906. Le comité exécutif, après avoir entendu le rapport de la députation, prit la résolution suivante : “ Charger le Président du conseil des députés ouvriers de rendre sa lettre au Président du conseil des ministres. ” (1909)


Archives Trotsky Archives Internet des marxistes
Début Suite Haut de la page Sommaire Suite Fin