1932

Publié par les bolchevik-léninistes britanniques.

Source : CEIP Léon Trotsky (Argentine). Traduction par nos soins.

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L. Trotsky

Avant-propos à l'édition polonaise de Le gauchisme, maladie infantile du communisme

6 octobre 1932

C'est en avril 1920 que Lénine a écrit cet ouvrage qui est présenté aux lecteurs polonais. À cette époque, le mouvement communiste international n'avait pas encore dépassé le stade de l'enfance et ses maux étaient ceux de l'enfance.

Tout en condamnant le « gauchisme » formel, c'est-à-dire le radicalisme des gestes et des discours creux, Lénine défendait avec tout autant de passion la véritable intransigeance révolutionnaire de la politique de classe. Ce faisant, il ne s'est pas prémuni — loin de là ! – les menées des opportunistes de tous bords, qui, depuis la publication de ce livre il y a plus de douze ans, l'ont cité des centaines et des milliers de fois pour défendre la conciliation sans principes.

En cette période de crise mondiale, des secteurs de gauche rompent avec la social-démocratie dans différents pays. Ces groupes, qui tombent dans le fossé séparant le communisme du réformisme, déclarent souvent que leur objectif historique fondamental est la création d'un « front unique » ou, plus largement encore, « l'unité du mouvement ouvrier » . En réalité, l'utilisation de ces slogans conciliateurs est la caractéristique du Parti socialiste ouvrier allemand, dirigé par Seydewitz, K. Rosenfeld, le vieux Ledebour et d'autres. D'après ce que je peux en juger, il y a très peu de différences entre le Parti socialiste ouvrier allemand et le petit groupe politique polonais formé autour du docteur Joseph Kruk [1]. Les meilleurs théoriciens de ces groupes font appel au gauchisme.

L'essence de la politique léniniste de front unique consiste à donner aux masses l'occasion, tout en maintenant une organisation et un programme combatifs et intransigeants, de réaliser, en serrant les rangs, ne serait-ce qu'un progrès minime. Lénine ne cherchait pas à dissimuler ou à atténuer les contradictions politiques entre le marxisme et le réformisme en s'appuyant sur ces avancées pratiques des masses, mais au contraire à les mettre à nu, à les expliquer aux masses et à renforcer ainsi le courant révolutionnaire.

Les problèmes du front unique sont l'essence même des problèmes tactiques. Nous savons que la tactique est subordonnée à la stratégie. Notre ligne stratégique définit les intérêts historiques du prolétariat à la lumière du marxisme. Nous ne prétendons pas pour autant minimiser l'importance des problèmes tactiques. Sans tactique correspondante, la stratégie restera toujours une abstraction théorique inerte. Il serait toutefois tout aussi inutile d'élever une tactique spécifique, aussi importante soit-elle à un moment donné, au rang de panacée, de remède universel ou d'article de foi. La première règle pour appliquer la politique de front unique est de rompre totalement et sans équivoque avec la conciliation sans principes.

Le livre de Lénine semblait avoir porté un coup fatal au faux radicalisme. Les troisième et quatrième congrès de l'Internationale communiste ont, presque à l'unanimité, ajouté les conclusions du livre à leurs résolutions. Mais au cours de la période suivante, qui a coïncidé avec la maladie et la mort de Lénine, nous avons observé quelque chose qui, à première vue, semble surprenant : les tendances ultra-gauches sont revenues sur le devant de la scène, se sont renforcées, ont conduit à une série de défaites, ont disparu pour réapparaître sous des formes plus malignes et plus aiguës.

Les protestations vaines et formelles contre tout type d'accord avec le réformisme, contre tout front unique avec la social-démocratie, contre l'unité du mouvement syndical ; les arguments superficiels en faveur de la création de nos propres syndicats « purs » , comme les appelait Lénine : toutes ces considérations ultra-gauches ne sont ni plus sérieuses ni plus intelligentes que celles qui étaient avancées à l'époque, sauf qu'aujourd'hui, ce ne sont plus de faibles gazouillis infantiles, mais des rugissements bureaucratiques rauques. Quelle est la raison de cette surprenante rechute ?

Nous savons que les tendances politiques n'existent pas « dans le vide » ; les déviations et les erreurs, lorsqu'elles sont persistantes et prolongées, ont nécessairement une origine de classe. Parler d'ultragauchisme sans définir ses racines sociales revient à remplacer l'analyse marxiste par des « idées brillantes » . La droite et les critiques opportunistes du stalinisme, comme les brandlériens, vont encore plus loin et réduisent toutes les erreurs du Komintern à de simples erreurs idéologiques. Sur une base suprasociale, suprahistorique, presque mystique, l'ultragauchisme est transformé en une sorte d'esprit malveillant semblable à celui qui dévore les chrétiens les plus pieux.

Il faut aborder le problème d'une manière totalement différente. Les événements démontrent de manière convaincante que ces erreurs, qui n'étaient auparavant que l'expression de personnalités et de groupes individuels aux balbutiements pratiques, ont maintenant été érigées en système et transformées en méthode consciente de contrôle d'un courant politique réel : le centrisme bureaucratique. Il ne s'agit pas de l'incohérence de la pensée ultra-gauche, car le courant politique dominant le Komintern aujourd'hui alterne les erreurs ultra-gauches avec la pratique opportuniste. Parfois, la fraction stalinienne utilise simultanément le radicalisme et l'opportunisme, en fonction directe des besoins de sa lutte fractionnelle.

Nous assistons ainsi actuellement à un refus de principe d'appliquer toute politique d'accord avec la social-démocratie allemande, et à la convocation d'un congrès contre la guerre en accord avec des pacifistes bourgeois et petits-bourgeois, des radicaux français, des francs-maçons ou des individus prétentieux du genre Barbusse, qui se considèrent comme les porteurs d'une mission spéciale d'« unification de la Deuxième et de la Troisième Internationale » .

Les mêmes arguments simples et exhaustifs de Lénine en faveur des « accords » , des « compromis » et des concessions inévitables démontrent de manière irréfutable les limites que ce type de méthodes ne peut transgresser sans devenir son contraire.

La tactique du front unique n'est pas une panacée universelle. Elle est subordonnée à une question fondamentale : unifie-t-elle l'avant-garde prolétarienne sur la base d'une politique marxiste intransigeante ? L'art de la direction consiste à définir, dans chaque cas, sur la base d'un rapport de classes concret, avec qui, dans quel but et jusqu'à quelles limites le front unique est acceptable, et à quel moment il doit être rompu.

Si l'on cherche un exemple de la manière dont on ne doit pas constituer le front unique, le congrès d'Amsterdam « de toutes les classes et de tous les partis » contre la guerre est le pire exemple qui soit. Il mérite d'être examiné point par point.

  1. Dans chacun des accords, qu'ils soient circonstanciels ou prolongés, le Parti communiste doit afficher ouvertement son programme. Or, à Amsterdam, les partis ont été ignorés ! Comme si la lutte contre la guerre n'était pas une tâche politique, et par conséquent une tâche des partis politiques ! Comme si cette lutte n'exigeait pas la plus grande clarté et la plus stricte précision dans les idées ! Comme si une organisation autre que le parti était capable de formuler de manière aussi complète et claire le problème de la lutte contre la guerre ! Et pourtant, le véritable organisateur de ce congrès, le parti ignoré, n'était autre que l'Internationale communiste elle-même !

  2. Le parti communiste ne doit pas faire front commun avec des avocats et des journalistes agissant à titre personnel, ni avec des sympathisants connus, mais avec les organisations de masse des travailleurs, et en premier lieu avec les sociaux-démocrates. Mais dès le début, le front unique avec les sociaux-démocrates a été exclu. On a même jugé inadmissible l'idée d'un front unique avec les sociaux-démocrates, afin de tester la pression que les masses de ce parti exerçaient sur ses dirigeants.

  3. C'est précisément parce que la politique du front unique comporte des risques d'opportunisme que le Parti communiste a le devoir d'éviter toute forme de médiation douteuse et de diplomatie secrète dans le dos des travailleurs. Cependant, l'Internationale communiste a jugé nécessaire de nommer l'écrivain français Barbusse à sa tête, en tant que porte-drapeau et organisateur officiel, mais aussi négociateur en coulisses. Il s'est appuyé sur les pires éléments du réformisme et du communisme. Sans en informer les masses, mais avec le soutien évident du présidium de l'Internationale communiste, Barbusse a tenu des « conversations » sur le thème du congrès avec... Friedrich Adler ! Le front par le haut n'est pas autorisé, n'est-ce pas ? Comme on peut le voir, lorsque le médiateur est Barbusse, c'est tout à fait acceptable ! Il va sans dire que les manœuvres politiques des dirigeants de la Deuxième Internationale sont plus élaborées que celles de Barbusse. La diplomatie de Barbusse a fourni à la Deuxième Internationale une excuse très utile pour se dérober à sa participation au congrès.

  4. Le Parti communiste a le droit et le devoir de rallier à sa cause même l'allié le plus faible, à condition qu'il s'agisse vraiment d'un allié. Mais il ne doit pas pour autant rejeter les masses laborieuses, qui sont son allié essentiel. Cependant, la participation de politiciens bourgeois, membres du parti dirigeant de la France impérialiste, au congrès, à titre individuel, ne peut que détourner les ouvriers socialistes français du communisme. Il ne sera pas facile d'expliquer au prolétariat allemand pourquoi il est possible de marcher côte à côte avec le vice-président du parti de Herriot ou avec le général pacifiste Schoenaich [2], alors qu'il est jugé inadmissible de proposer une action commune contre la guerre aux organisations ouvrières réformistes.

  5. Lorsqu'on applique la politique du front unique, il est très dangereux de mal caractériser les alliés ; présenter de faux alliés comme vrais, c'est tromper les ouvriers dès le départ. C'est l'erreur que les organisateurs du congrès d'Amsterdam ont commise et continuent de commettre.

    Aujourd'hui, toute la bourgeoisie française se dit « pacifiste » . Il n'y a pas lieu de s'en étonner : toute victoire implique d'empêcher les vaincus de préparer leur revanche. La bourgeoisie française recherche toujours et partout des garanties de paix afin que les fruits de son pillage restent sacro-saints et inviolables.

    La gauche du pacifisme petit-bourgeois est même prête, au nom de ces garanties, à s'allier avec le Komintern. Une alliance éphémère ! Le jour où la guerre sera déclarée, ces pacifistes soutiendront leurs gouvernements. On dira aux ouvriers français : « Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour lutter en faveur de la paix ; nous sommes même allés au congrès d'Amsterdam. Mais la guerre nous a été imposée ; nous sommes pour la défense de la patrie. » La participation des pacifistes français au congrès ne les engage à rien et, dès que la guerre sera déclarée, elle profitera pleinement à l'impérialisme français. D'autre part, si le conflit éclate au sujet du droit au banditisme international, le général Schoenaich et ses pairs seront totalement du côté de leur patrie allemande et tireront pleinement parti de l'autorité acquise grâce à leur participation au congrès d'Amsterdam.

    Patel [3], le nationaliste bourgeois indien, a participé au congrès d'Amsterdam pour la même raison que Chiang Kai-shek a participé, avec une voix consultative, au Komintern. Il ne fait aucun doute qu'une telle participation renforcera l'autorité des « dirigeants nationaux » auprès des masses populaires. Patel répondra à tout communiste indien qui l'accusera de traîtrise lors d'un meeting : « Si j'étais un traître, je ne me serais pas allié aux bolcheviks à Amsterdam. » De cette manière, les staliniens ont fourni des armes aux bourgeois indiens contre les ouvriers indiens.

  6. En aucun cas, il ne faut conclure des accords pratiques au prix de concessions de principe, en passant sous silence les différences essentielles et en formulant des propositions ambiguës que chaque partie peut interpréter à sa manière. Or, le manifeste d'Amsterdam repose entièrement sur la supercherie et la duplicité ; il joue avec les mots, cache les contradictions ; il est truffé de phrases grandiloquentes et creuses, de déclarations solennelles qui ne mènent nulle part. Les membres des partis bourgeois et les francs-maçons menteurs « condamnent » le capitalisme ! Les pacifistes « condamnent » le pacifisme ! Le lendemain du congrès, le général Schoenaich se déclare pacifiste dans un article publié dans le journal de Muenzenberg ! Et le bourgeois français qui a condamné le capitalisme retourne dans son parti capitaliste et vote pour Herriot.

    N'est-ce pas là une mascarade scandaleuse, une charlatanerie honteuse ?

L'intransigeance marxiste, qui est inévitable lorsqu'il s'agit de former un front unique, devient doublement ou même triplement obligatoire lorsqu'il s'agit d'un problème aussi grave que la guerre. La voix résolue et isolée de Liebknecht, qui s'est fait entendre pendant la guerre, a eu une importance incomparablement plus grande pour le développement de la révolution allemande que les protestations semi-sentimentales de tout le Parti social-démocrate indépendant (USPD). En France, il n'y a pas eu de Liebknecht. L'une des principales raisons est que, là-bas, le pacifisme maçonnique, radical, socialiste et syndicaliste crée une atmosphère totalement empoisonnée par le mensonge et le cynisme.

Lénine insistait sur le fait qu'il ne fallait pas établir d'accords sur la base de lieux communs lors des congrès « anti-guerre » , mais poser les problèmes de manière si claire, brutale et précise que les pacifistes seraient obligés de faire machine arrière ; cela permettrait ainsi de leur donner une leçon objective. Dans les instructions qu'il a données à la délégation soviétique pour le congrès contre la guerre de La Haye en 1922, il écrivait : « Je pense que si nous avons quelques personnes capables de prononcer des discours contre la guerre en plusieurs langues, le plus important sera de réfuter l'opinion selon laquelle les délégués à la conférence sont opposés à la guerre, qu'ils comprennent qu'elle peut leur tomber dessus au moment le plus inattendu, qu'ils comprennent dans une certaine mesure les méthodes à adopter pour la combattre, et qu'ils prennent des mesures sérieuses et efficaces contre elle. » Œuvres choisies, vol. 33, Notes sur les tâches de notre délégation à La Haye, 4 décembre 1922.

Imaginons un instant Lénine votant, à Amsterdam, le manifeste vide et grandiloquent aux côtés du radical français G. Bergery, du général allemand Schoenaich et du nationaliste libéral Patel ! Rien ne mesure mieux la profondeur de la chute des épigones que cette idée monstrueuse.

Dans ce livre de Lénine, nous ne soutenons pas une seule formulation. Cependant, aujourd'hui, une tendance bien définie, le centrisme bureaucratique, s'est constituée sur la base d'une altération systématique de la politique léniniste et d'un usage abusif des citations de Lénine. Cette tendance n'existait pas il y a douze ans, lorsque ce livre a été écrit.

Il n'est pas difficile d'expliquer pourquoi la tendance stalinienne existe. Elle bénéficie en effet d'un soutien social : celui des millions de bureaucrates qui se repaissent d'une révolution triomphante, mais isolée dans un seul pays. Les intérêts particuliers de cette caste créent en elle des tendances opportunistes et nationalistes. Cependant, il s'agit de la bureaucratie d'un État ouvrier entouré d'un monde bourgeois. Elle se heurte à tout moment à la bureaucratie social-démocrate des pays capitalistes. La bureaucratie soviétique, qui dirige le Komintern, lui transmet les contradictions de sa propre situation. Toute la politique de la direction des épigones oscille entre opportunisme et aventurisme.

L'ultragauchisme n'est plus une maladie infantile. C'est désormais l'un des moyens d'autoconservation d'une fraction de plus en plus mise sous pression par le développement de l'avant-garde prolétarienne mondiale. La lutte contre la bureaucratie centriste est désormais le premier devoir de tout marxiste. Même s'il n'y avait pas d'autres raisons, nous saluerions chaleureusement la publication polonaise de cet admirable ouvrage de Lénine pour cette seule raison.

Notes

1

Docteur Joseph Kruk : représentant d'un petit groupe, le Parti ouvrier indépendant de Pologne.

2

Paul von Schoenaich (1886-1954) : officier junker de la marine devenu pacifiste, il écrivit des articles en faveur de l'Union soviétique.

3

Allabhbhai Patel (1877-1950) : dirigeant de droite du Parti du Congrès indien; il est devenu membre du gouvernement après la proclamation de l'indépendance de l'Inde.