1939

Une préface à la traduction américaine de l'abrégé du Capital de Karl Marx, composé par Otto Rühle.


Œuvres - avril 1939

Léon Trotsky

Le Marxisme et notre époque

18 avril 1939
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Ce livre d'Otto Rühle expose, avec les mots mêmes de Marx, les fondements de sa doctrine économique. En somme, personne n'a encore pu exposer la théorie de la valeur-travail mieux que Marx lui-même.

Certains arguments de Marx, particulièrement dans le premier chapitre, le plus difficile, peuvent paraître au lecteur non initié beaucoup trop discursifs, oiseux ou métaphysiques En réalité, cette impression tient au fait que l'on n'a pas l'habitude de considérer scientifiquement des phénomènes très familiers. La marchandise est devenue un élément si universellement répandu, si familier, de notre existence quotidienne, que nous n'essayons même pas de nous demander pourquoi les hommes se séparent d'objets de première importance, nécessaires à l'entretien de la vie, pour les échanger contre de petits disques d'or ou d'argent qui n'ont par eux-mêmes d'utilité sur aucun continent. La marchandise n'est pas le seul exemple d'une telle attitude. Toutes les catégories de l'éco­nomie marchande sont acceptées sans analyse, comme allant de soi, comme si elles constituaient la base naturelle des rapports entre les hommes. Cependant, tandis que les réalités du processus économique sont le travail humain, les matières premières, les outils, les machines, la division du travail, la nécessité de distribuer les produits manufacturés entre tous ceux qui participent au processus de la production, etc..., des catégories telles que la marchandise, la monnaie, les salaires, le capital, le profit, l'impôt, etc..., ne sont, dans la tête de la plupart des hommes, que les reflets à moitié mystiques des différents aspects d'un processus économique qu'ils ne comprennent pas, et qui échappe à leur contrôle. Pour les déchiffrer, une analyse scientifique est indispensable.

Aux États-Unis, où un homme qui possède un million est considéré comme « valant » un million, les concepts de l'économie de marché sont tombés plus bas que n'importe où ailleurs. Jusque tout récemment, les Américains n'accordaient que très peu d'attention à la nature des rap­ports économiques. Dans le pays du système économique le plus puissant, les théories économiques restaient extrêmement pauvres. Il a fallu la profonde crise récente de l'économie américaine pour mettre brutalement l'opinion publique en face des problèmes fondamentaux de la société capitaliste. Quoi qu'il en soit, celui qui n'a pas perdu l'habitude d'accep­ter passivement, sans esprit critique, les reflets idéologiques du développement économique, celui qui n'a pas pénétré, à la suite de Marx, la nature essentielle de la marchandise en tant que cellule fondamentale de l'organisme capitaliste, celui-là restera toujours incapable de comprendre scientifiquement les plus importants phénomènes de notre époque.

La méthode de Marx

Ayant défini la science comme la connaissance des lois objectives de la nature, l'homme s'est efforcé avec obstination de se soustraire lui­-même à la science, se réservant des privilèges spéciaux, sous forme de prétendus rapports avec des forces supra-sensibles (religion), ou avec des préceptes moraux éternels (idéalisme). Marx a définitivement privé l'homme de ces odieux privilèges, en le considérant comme un chaînon du processus d'évolution de la nature matérielle ; en considérant la société humaine comme l'organisation de la production et de la distri­bution ; en considérant le capitalisme comme un stade du développementde la société humaine.

Le but de Marx n'était pas de découvrir les "lois éternelles" de l'économie. Il niait l'existence de telles lois. L'histoire du développement de la société humaine est l'histoire de la succession de différents sys­tèmes économiques, qui ont chacun leurs lois propres. Le passage d'un système à un autre a toujours été déterminé par la croissance des forces productives, c'est-à-dire de la technique et de l'organisation du travail. Jusqu'à un certain point, les changements sociaux ont seulement un caractère quantitatif, et n'altèrent pas les fondements de la société, c'est-à-dire les formes dominantes de la propriété. Mais il arrive un moment où les forces productives accrues ne peuvent plus rester enfer­mées dans les vieilles formes de propriété ; alors survient dans l'ordre social un changement, accompagné de secousses. A la commune primitive succéda ou s'ajouta l'esclavage ; l'esclavage fut remplacé par le servage, avec sa superstructure féodale ; au XVIème siècle, le développement commercial des villes en Europe entraîna l'avènement du régime capitaliste, qui, depuis lors, est passé par différentes étapes. Dans son Capital, Marx n'étudie pas l'économie en général, mais l'économie capitaliste, avec ses lois spécifiques. Des autres systèmes économiques, il ne parle qu'inci­demment, et seulement pour mettre en lumière les caractéristiques pro­pres du capitalisme.

L'économie de la famille paysanne primitive, qui se suffisait à elle-­même, n'a pas besoin d'une "économie politique" car elle est dominée, d'un côté par les forces de la nature, de l'autre par les forces de la tradition. L'économie naturelle des Grecs et des Romains, économie fermée reposant sur le travail des esclaves, était régie par la volonté du propriétaire d'esclaves, dont le «plan» était directement déterminé par les lois de la nature et la routine. On pourrait dire la même chose du régime médiéval, avec ses paysans serfs. Dans tous ces cas, les rapports économiques étaient clairs et transparents, à l'état brut pour ainsi dire. Mais le cas de la société contemporaine est tout à fait différent. Elle a détruit les vieux rapports de l'économie fermée, et les modes de travail du passé. Les nouveaux rapports économiques unissent les villes et les villages, les provinces et les nations. La division du travail a embrassé toute la planète. La tradition et la routine une fois brisées, ces liens ne se sont pas formés selon un plan déterminé, mais bien en dehors de la conscience et de la prévision de l'homme. L'interdépendance des hommes, des groupes, des classes, des nations, qui résulte de la division du travail, n'est dirigée par personne. Les hommes travaillent les uns pour les autres sans se connaître, sans se soucier des besoins les uns des autres, avec l'espoir et même avec la certitude que leurs rap­ports se régulariseront d'eux-mêmes d'une manière ou d'une autre. Et, en somme, c'est ce qui se produit ; ou plutôt, c'est ce qui se produisait habituellement autrefois.

Il est absolument impossible de chercher les causes des phénomènes de la société capitaliste dans la conscience subjective, dans les intentions ou les plans de ses membres. Les phénomènes objectifs du capitalisme ont été constatés avant que la science ne se soit appliquée à les étudier sérieusement. Jusqu'à ce jour, la grande majorité des hommes ne con­naissent rien des lois qui régissent la société capitaliste. La grande force de la méthode de Marx fut d'aborder les phénomènes économiques, non du point de vue subjectif de certaines personnes, mais du point de vue objectif du développement de la société prise en bloc, exactement comme un naturaliste aborde une ruche ou une fourmilière.

Pour la science économique, ce qui a une importance décisive, c'est ce que les gens font et la manière dont ils le font, et non ce qu'ils pensent eux-mêmes de leurs actions. La base de la société, ce n'est pas la religion ni la morale, ce sont les ressources naturelles et le travail. La méthode de Marx est matérialiste, parce qu'elle va de l'existence à la conscience, et non inversement. La méthode de Marx est dialectique, parce qu'elle considère la nature et la société dans leur évolution, et l'évolution elle-même comme la lutte incessante de forces antagonistes.

Le marxisme et la science officielle

Marx a eu ses précurseurs. L'économie politique classique – Adam Smith, David Ricardo – atteignit son apogée avant que le capitalisme ne fût parvenu à maturité, avant qu'il ne commençât à craindre le len­demain. Marx a payé à ces deux grands classiques son tribut de profonde gratitude. Néanmoins, l'erreur fondamentale de l'économie clas­sique était de considérer le capitalisme comme la forme d'existence de l'humanité à toutes les époques, alors qu'il n'est qu'une étape historique dans le développement de la société. Marx commença par critiquer cette économie politique, il en exposa les erreurs, en même temps que les contradictions du capitalisme lui-même, et il démontra l'inéluctabilité de l'effondrement de ce régime. La science peut trouver son accomplis­sement, non dans le cabinet hermétiquement clos du savant, mais seule­ment dans la société des hommes "en chair et en os". Tous les intérêts, toutes les passions qui déchirent la société exercent leur influence sur le développement de la science, surtout de l'économie politique, qui est la science de la richesse et de la pauvreté. La lutte des ouvriers contre la bourgeoisie oblige les théoriciens bourgeois à tourner le dos à l'ana­lyse scientifique du système d'exploitation, et à se borner à la simple description des faits économiques, à l'étude du passé économique et, ce qui est infiniment pire, à une véritable falsification de la réalité à seule fin de justifier le régime capitaliste. La doctrine économique qui est enseignée aujourd'hui dans les institutions officielles et prêchée dans la presse bourgeoise nous offre une importante documentation sur le tra­vail, mais elle est complètement incapable de saisir le processus écono­mique dans son ensemble et de découvrir ses lois et ses perspectives, et n'a d'ailleurs pas envie de le faire. L'économie politique officielle est morte.

La loi de la valeur-travail

Dans la société contemporaine, le lien fondamental entre les hommes est l'échange. Tout produit du travail qui entre dans le processus de l'échange devient une marchandise. Marx commença ses recherches par la marchandise, et, de cette cellule fondamentale de la société capitaliste, il déduisit les rapports sociaux qui se sont formés objectivement sur la base de l'échange, indépendamment de la volonté des hommes. Cette méthode est la seule qui permette de résoudre le problème fondamental : comment, dans la société capitaliste où chacun pense pour soi-même et où personne ne pense pour tous, s'établissent des rapports déterminés entre les différentes branches de l'économie indispensables à la vie ?

Le travailleur vend sa force de travail, le fermier apporte ses produits au marché, le banquier accorde des prêts, le commerçant offre son assortiment de marchandises, l'industriel bâtit une usine, le spécu­lateur achète et vend des stocks et des actions, chacun d'entre eux ayant ses propres considérations, son propre plan, ses propres intérêts en ce qui concerne les salaires ou le profit. Néanmoins, tout ce chaos d'efforts et d'actions individuelles engendre un ensemble économique qui, tout en n'étant pas harmonieux, permet cependant à la société, non seulement d'exister, mais encore de se développer. Cela signifie qu'au fond ce chaos n'est d'aucune façon un chaos, que, d'une certaine manière, il est soumis à une régulation automatique et inconsciente. Comprendre le mécanisme qui instaure entre les différents aspects de l'économie un équilibre rela­tif, c'est découvrir les lois objectives du capitalisme.

Les lois qui gouvernent les différentes sphères de l'économie capita­liste – les salaires, les prix, la rente foncière, le profit, l'intérêt, le crédit, la Bourse – ces lois sont nombreuses et complexes. Cela est manifeste. Mais, en dernier ressort, elles se ramènent à une loi unique, découverte par Marx, et qu'il a explorée à fond : la loi de la valeur-travail, qui est le régulateur fondamental de l'économie capitaliste. L'essence de cette loi est simple. La société dispose d'une certaine réserve de force de travail vivante. Appliquée à la nature, cette force produit les objets nécessaires à la satisfaction des besoins de l'humanité. Par suite de la division du travail entre des producteurs indépendants, ces objets prennent la forme de marchandises. Les marchandises s'échangent à un taux donné, d'abord directement, plus tard au moyen d'un intermédiaire : l'or ou la monnaie. La propriété essentielle des marchandises, propriété qui les rend, suivant un certain rapport, comparables entre elles, est le travail humain dépensé pour les produire – le travail abstrait, le travail en général – base et mesure de la valeur. Si la division du travail entre des millions de producteurs n'entraîne pas la désagrégation de la société, c'est que les marchandises sont échangées selon le temps de travail socialement néces­saire pour leur production. En acceptant ou en rejetant les marchan­dises, le marché, arène de l'échange, décide si elles contiennent ou ne contiennent pas de travail socialement nécessaire, détermine ainsi les quantités des différentes espèces de marchandises nécessaires à la société, et, par conséquent, aussi la distribution de la force de travail entre les différentes branches de la production.

Les processus réels du marché sont infiniment plus complexes que nous n'avons pu l'exposer en quelques lignes. Ainsi, les prix, en oscillant autour de la valeur-travail, sont tantôt en dessous, tantôt au-dessus de la valeur. Les causes de ces variations sont expliquées en long et en large dans le troisième livre du Capital, livre dans lequel Marx analyse "Le procès d'ensemble de la production capitaliste". Néanmoins, quelque considérables que puissent être les écarts entre le prix et la valeur des marchandises dans des cas particuliers, la somme de tous les prix est égale à la somme de toutes les valeurs des marchandises créées par le travail humain et figurant sur le marché, et les prix ne peuvent pas franchir cette limite, même si l'on tient compte des "prix de monopole" des trusts ; là où le travail n'a pas créé de nouvelle valeur, Rockfeller lui-même ne peut rien tirer.

L'inégalité et l’exploitation

Mais si les marchandises sont échangées selon la quantité de travail qu'elles contiennent, comment l'inégalité peut-elle résulter de l'égalité ? Marx a résolu cette énigme en exposant la nature particulière d'une des marchandises, qui est la base de toutes les autres marchandises : la force de travail. Le propriétaire des moyens de production, le capitaliste, achète la force de travail. Comme toutes les autres marchandises, celle-ci est évaluée selon la quantité de travail qu'elle renferme, c'est-à-dire selon la quantité de travail nécessaire à la production des moyens de subsistance qui sont indispensables à l'entretien et à la reproduction de la force de travail. Mais la consommation de cette marchandise – de la force de travail – c'est le travail, c'est-à-dire la création de nouvelles valeurs. Ces valeurs sont quantitativement supérieures à celle que le travailleur reçoit, et dont il a besoin pour son entretien. Le capitaliste achète la force de travail pour l'exploiter. C'est cette exploitation qui est la source de l'inégalité. Cette partie du produit du travail qui sert à assurer la subsistance du travailleur, Marx l'appelle le produit nécessaire ; la partie que le travail produit en plus, c'est la plus-value. La plus-value a été produite par l'esclave, sinon le propriétaire d'esclaves n'aurait pas entretenu d'esclaves. La plus-value a été produite par le serf, sinon le servage n'aurait été d'aucune utilité pour la noblesse terrienne. La plus-value est produite de même – mais sur une échelle infiniment plus grande – par le travailleur salarié, sinon le capitaliste n'aurait aucun intérêt à acheter la force de travail. La lutte des classes n'est rien d'autre que la lutte pour la plus-value. Celui qui possède la plus-value est le maître de l'état, il a la clé de l'église, des tribunaux, des sciences et des arts.

Concurrence et monopole

Les rapports entre les capitalistes, qui exploitent les travailleurs, sont déterminés par la concurrence, principal ressort du progrès capita­liste. Les grandes entreprises bénéficient, par rapport aux plus petites, des plus grands avantages techniques, financiers, organisationnels, économiques et, Iast but not least [1], politiques. Une plus grande quantité de capitaux, permettant d'exploiter un plus grand nombre de travail­leurs, donne inévitablement, à celui qui la possède, la victoire dans une compétition. Telle est la base de la concentration et de la centralisation du capital.

Tout en stimulant le progrès et le développement de la technique, la concurrence, non seulement détruit les couches de producteurs intermédiaires, mais se détruit elle-même. Sur les cadavres ou semi-cadavres des petits et moyens capitalistes, se dresse un nombre toujours plus réduit de seigneurs capitalistes toujours plus puissants. Ainsi, de la concurrence honnête, démocratique et progressive, surgit irrévocable­ment le monopole malfaisant, parasitaire et réactionnaire. Sa domination commença à s'affirmer à partir de 1880,et prit sa forme définitive au tournant du siècle. Maintenant, la victoire du monopole est ouvertement reconnue par les représentants officiels de la société bourgeoise [2]. Et pourtant, lorsque Marx, cherchant à prévoir l'avenir du système capitaliste, démontra pour la première fois que le monopole est une conséquence des tendances inhérentes au capitalisme, le monde bourgeois continua à regarder la concurrence comme une loi éternelle de la nature.

L'élimination de la concurrence par le monopole marque le com­mencement de la désagrégation de la société capitaliste. La concurrence constituait le principal ressort créateur du capitalisme, et la justification historique du capitaliste. Par là même, l'élimination de la concurrence signifie la transformation des actionnaires en parasites sociaux. La con­currence avait besoin de certaines libertés, d'une atmosphère libérale, d'un régime démocratique, d'un cosmopolitisme commercial. Le monopole réclame un gouvernement aussi autoritaire que possible, des barrières douanières, ses "propres" sources de matières premières, et ses "propres" marchés (colonies). Le dernier mot, dans la désagrégation du capitalisme de monopole, est au fascisme.

Concentration de la richesse et croissance des contradictions de classe

Les capitalistes et leurs avocats s'efforcent, par tous les moyens, de dissimuler aux yeux du peuple comme aux yeux du fisc, le degré réel de la concentration des richesses. La presse bourgeoise, au mépris de l'évidence, s'efforce toujours de maintenir l'illusion d'une répartition "démocratique" des capitaux investis. Le New-York Times, voulant réfuter les marxistes, signale qu'il y a de trois à cinq millions d'employeurs isolés. Les sociétés anonymes, il est vrai, représentent une plus grande concentration de capital que les trois à cinq millions de patrons individuels, mais les États-Unis comptent "un demi-million de sociétés".

Ces jongleries avec des sommes globales et des moyennes ont pour but, non d'éclairer, mais de cacher la vraie nature des choses. Depuis le commencement de la guerre jusqu'en 1923, le nombre des usines et des fabriques des États-Unis tomba de l'indice 100 à 98.7, tandis que la masse de la production industrielle montait de l'indice 100à 156,3. Pendant les années de grande prospérité (1923-1929), alors qu'il semblait que tout le monde était en train de devenir riche, l'indice du nombre des établissements tomba de 100 à 93.8, tandis que la production montait de 100 à 113. Cependant, la concentration des établissements industriels, limitée par leur corps matériel encombrant, reste loin en arrière de la concentration de leurs âmes, c'est-à-dire de leur propriété. En 1929, les États-Unis comptaient réellement plus de 300.000 sociétés, comme le New-York Times le signale correctement. Il faut seulement ajouter que 200 d'entre elles, c'est-à-dire 0,07 % du nombre total, contrôlaient directement 49,2 % des fonds de toutes les sociétés. Quatre ans plus tard, cette proportion était déjà montée à 56 % ; et, pendant les années de l'administration de Roosevelt, elle a certainement augmenté encore. Or, parmi ces 200 sociétés anonymes dirigeantes, la domination réelle appartient à une petite minorité [3].

Les mêmes processus peuvent être observés dans les banques et les assurances. Cinq des plus grandes sociétés d'assurances des Etats-Unis ont absorbé, non seulement les autres compagnies d'assurances, mais aussi plusieurs banques. Le nombre total des banques décroît par l'absorption des plus petites par les plus grandes, principalement sous la forme de ce qu'on appelle les "mergers" (fusions). Ce processus s'accélère rapidement. Au-dessus des banques s'élève l'oligarchie des super-banques. Le capital bancaire fusionne avec le capital industriel sous la forme de super-capital financier. En supposant que la concentration de l'industrie et des banques doive continuer au même rythme que pendant le dernier quart de siècle, – en fait ce rythme s'accélère – au cours du prochain quart de siècle, les hommes des trusts auront accaparé toute l'économie du pays.

Nous avons ici recours aux statistiques des Etats-Unis pour la seule raison qu'elles sont plus exactes et plus saisissantes. Dans son essence, le processus de concentration revêt un caractère international. A travers les différentes étapes du capitalisme, à travers toutes les phases des cycles conjoncturels, à travers tous les régimes politiques, à travers les périodes de paix comme à travers celles de conflits armés, le processus de concentration de toutes les grandes fortunes en un nombre de mains toujours plus petit s'est poursuivi et se poursuivra jusqu'à la fin. Pendant les années de la grande guerre, alors que les nations étaient saignées à mort, alors que les systèmes fiscaux roulaient à l'abîme, entraînant avec eux les classes moyennes, les hommes des trusts ramassaient des bénéfices sans précédent dans le sang et la boue. Les plus grandes sociétés des Etats-Unis, pendant les années de guerre, doublèrent, triplè­rent, quadruplèrent, décuplèrent leur capital et gonflèrent leurs divi­dendes de 300 %, 400 %, 900 %, et même davantage.

En 1840, huit ans avant la publication par Marx et Engels du Manifeste du Parti communiste, l'écrivain français bien connu Alexis de Tocqueville écrivait dans un livre intitulé La Démocratie en Amérique : "La grande fortune tend à disparaître, les petites fortunes tendent à se multiplier". Cette affirmation a été répétée d'innombrables fois, d'abord à propos des Etats-Unis, ensuite à propos d'autres jeunes démocraties, comme l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Certes, l'opinion de Tocqueville était déjà fausse de son temps. Cependant la véritable concen­tration des richesses ne commença qu'après la guerre civile américaine, à la veille de laquelle Tocqueville mourut. Au commencement de ce siècle, 2 % de la population des Etats-Unis possédaient déjà plus de la moitié de la fortune totale du pays ; en 1929, ces 2 % possédaient les 3/5 de la fortune nationale. A la même époque, 36.000 familles riches jouissaient d'un revenu aussi grand que 11 millions de familles moyennes et pauvres. Pendant la crise de 1929-1933, les trusts n'eurent pas besoin de faire appel à la charité publique ; au contraire, ils s'élevèrent toujours plus haut au-dessus du déclin général de l'économie nationale. Pendant le précaire renouveau industriel qui suivit, suscité par le New Deal, les hommes des trusts réalisèrent de nouveaux profits. Le nombre des chômeurs tomba, dans le meilleur des cas, de 20 à 10 millions ; pendant le même laps de temps, le gratin de la société capitaliste, 6.000 personnes au maximum, faisait des bénéfices fantastiques. C'est ce que l'avocat général Robert H. Jackson, lors de son passage au poste de procureur général adjoint anti-trust, révéla, chiffres à l'appui.

Mais le concept abstrait de "capital monopoleur" acquiert pour nous chair et sang. Ce qu'il signifie, c'est qu'une poignée de familles [4], rassemblées par les liens de la parenté et des intérêts communs en une oligarchie capitaliste fermée, disposent du destin économique et politi­que d'une grande nation. Il faut reconnaître que la loi de la concentration énoncée par Marx a puissamment fonctionné.


Notes

[1] Proverbe anglais signifiant : le dernier, mais pas le moindre.

[2] "L'influence modératrice de la concurrence – déplore le Procureur Général des Etats-Unis, M. Homer S. Cummings – est à peu près évincée, et, dans l'ensemble, elle ne subsiste que comme un pâle souvenir des conditions d'autrefois."

[3] Une commission du sénat des Etats-Unis a constaté, en février 1937, que, pendant les vingt dernières années, les décisions des douze plus grandes sociétés équivalaient à des ordres pour la plus grande partie de l'industrie américaine. Le nombre des présidents des conseils d'administration de ces compagnies est a peu près le même que le nombre des membres du cabinet du président des Etats-Unis, le pouvoir exécutif du gouvernement républicain. Mais ces présidents sont infiniment plus puissants que les membres du cabinet.

[4] L'écrivain américain Ferdinand Lundberg, qui est plutôt, en dépit de toute son honnêteté scientifique, un économiste conservateur, a écrit, dans un livre qui a suscité un grand émoi : "Les Etats-Unis sont aujourd'hui accaparés et dominés par une hiérarchie de 60 familles très riches, appuyées par tout au plus 60 familles moins riches." A ces deux groupes, il faudrait ajouter un troisième échelon d'environ autres familles dont le revenu dépasse cent millions de dollars par an. La position dominante appartient au premier groupe de 60 familles, qui, non seulement domine le marché, mais aussi tient les leviers du gouvernement. Elles constituent le véritable gouvernement, "le gouvernement de l'argent dans une démocratie du dollar".


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