1939

Une préface à la traduction américaine de l'abrégé du Capital de Karl Marx, composé par Otto Rühle.


Œuvres - avril 1939

Léon Trotsky

Le Marxisme et notre époque

18 avril 1939
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L'enseignement de Marx est-il périmé ?

Les questions de la concurrence, de la concentration des richesses et des monopoles conduisent naturellement à la question de savoir si, à notre époque, la théorie économique de Marx n'a plus qu'un intérêt historique – comme, par exemple, la théorie d'Adam Smith – ou si elle est toujours d'actualité. Le critère qui permet de répondre à cette question est simple : si la théorie permet d'apprécier correcte­ment le cours du développement économique, et de prévoir l'avenir mieux que les autres théories, alors elle reste la théorie la plus avancée de notre temps, même si elle date d'un bon nombre d'années.

L'économiste allemand bien connu Werner Sombart, qui fut virtuellement un marxiste au début de sa carrière, mais qui, plus tard, révisa les aspects les plus révolutionnaires de l'enseignement de Marx, opposa au Capital de Marx son propre Capitalisme, qui est probablement l'exposé apologétique le plus connu de l'économie bourgeoise de notre temps. Sombart écrivait :

"Karl Marx a prédit : primo, la misère croissante des travailleurs salariés ; secundo, la concentration » générale, avec la dis­parition de la classe des artisans et des paysans ; tertio, l'effon­drement catastrophique du capitalisme. Rien de tout cela n'est arrivé. "

A ce pronostic erroné, Sombart oppose son propre pronostic, "strictement scientifique"  :

"Le capitalisme continuera à se transformer intérieurement dans la direction où il a déjà commencé à se transformer à l'époque de son apogée ; en vieillissant, il deviendra de plus en plus calme, posé, raisonnable. "

Essayons de voir, ne fût-ce que dans les grandes lignes, lequel des deux a raison : ou Marx, avec sa prédiction de la catastrophe, ou Sombart, qui, au nom de toute l'économie bourgeoise, a promis que les choses s'arrangeraient calmement, posément, raisonnablement. Le lecteur reconnaîtra que cette question mérite examen.

A. – La théorie de la paupéri­sation croissante

"Accumulation de la richesse à un pôle, écrivait Marx soixante ans avant Sombart, signifie donc en même temps accu­mulation de misère, de souffrance, d'esclavage, d'ignorance, de brutalité, de dégradation mentale au pôle opposé, c'est-à-dire du côté de la classe dont le produit prend la forme de capital. "

Cette thèse de Marx, connue sous le nom de théorie de la paupéri­sation croissante, a été l'objet d'attaques constantes de la part des réformistes, démocrates ou sociaux-démocrates, particulièrement pendant la période 1896-1914, alors que le capitalisme se développait rapidement et accordait certaines concessions aux travailleurs, surtout à leur couche supérieure. Après la guerre mondiale, quand la bourgeoisie, effrayée de ses propres crimes et épouvantée par la révolution d'Octobre, s'engagea dans la voie des réformes sociales, réformes dont les effets furent immé­diatement annulés par l'inflation et le chômage, la théorie de la trans­formation progressive de la société capitaliste parut aux réformistes et aux professeurs bourgeois pleinement établie. "Le pouvoir d'achat du travail salarié, nous assurait Sombart en 1928, a augmenté en raison directe de l'expansion de la production capitaliste. "

En fait, la contradiction économique entre le prolétariat et la bour­geoisie s'aggrava pendant les périodes les plus prospères du développe­ment capitaliste, cependant que l'élévation du standard de vie de cer­taines couches de travailleurs, couches assez étendues par moments, masquait la diminution de la part du prolétariat dans le revenu national. Ainsi, juste avant de tomber dans le marasme, la production industrielle des Etats-Unis augmenta de 50 % entre 1920 et 1930, cependant que la somme payée en salaires ne croissait que de 30 %, ce qui signifie une diminution effrayante de la part des travailleurs dans le revenu national. En 1930, le chômage prit une extension de mauvais augure, et, en 1933, une aide plus ou moins systématique fut octroyée aux chômeurs, qui reçurent sous forme de secours à peine plus de la moitié de ce qu'ils avaient perdu en salaires.

L'illusion du «progrès» ininterrompu de toutes les classes s'est évanouie sans laisser de traces. Le déclin relatif du niveau de vie des masses a fait place à un déclin absolu. Les travailleurs ont commencé par économiser sur leurs maigres plaisirs, ensuite sur leurs vêtements, et, finalement, sur leur nourriture. Les articles et les produits de qualité moyenne furent remplacés par de la camelote, et la camelote par des rebuts. Les syndicats commencèrent à ressembler à l'homme qui s'accro­che désespérément à la rampe, cependant qu'un escalier roulant l'emporte rapidement vers le bas.

Avec 6 % de la population mondiale, les Etats-Unis détiennent 40 % de la fortune mondiale. Néanmoins, un tiers de la nation, comme Roosevelt lui-même l'a reconnu, est sous-alimenté, mal vêtu, et vit dans des conditions inhumaines. Que dire alors des pays moins privilégiés ? L'histoire du monde capitaliste, depuis la dernière guerre, a irrémédiablement confirmé la théorie dite de la paupérisation croissante.

Le régime fasciste, qui ne fait que reculer jusqu'à l'extrême les limites du déclin et de la réaction inhérents à tout capitalisme impéria­liste, devient indispensable, lorsque la dégénérescence du capitalisme anéantit toute possibilité d'entretenir des illusions sur l'élévation du niveau de vie du prolétariat. La dictature fasciste signifie la reconnais­sance ouverte de la tendance à l'appauvrissement, que les plus riches démocraties impérialistes s'efforcent encore de dissimuler. Si Mussolini et Hitler persécutent le marxisme avec une telle haine, c'est précisément parce que leurs propres régimes constituent la plus effrayante confirmation des pronostics de Marx. Le monde civilisé s'indigne ou feint de s'indigner, lorsque Goering, sur le ton de bourreau et de bouffon qui le caractérise, déclare que les canons sont plus nécessaires que le beurre, ou lorsque Cagliostro-Casanova-Mussolini avertit les travailleurs d'Italie qu'ils doivent apprendre à serrer leurs ceintures sur leurs chemises noires. Mais, au fond, la même chose ne se produit-elle pas dans les démocraties impérialistes ? Partout, le beurre sert à graisser les canons. Les travailleurs de France, d'Angleterre, des Etats-Unis apprennent, sans chemises noires, à serrer leurs ceintures.

B. – L'armée de réserve et la nouvelle sous-classe des chômeurs

L'armée de réserve industrielle forme une partie indispensable du mécanisme social du capitalisme, exactement comme des réserves de machines et de matières premières dans les usines, ou comme des stocks de produits finis dans les magasins. Ni l'expansion générale de la pro­duction, ni l'adaptation aux flux et reflux périodiques du cycle industriel ne seraient possibles sans une réserve de force de travail. De la tendance générale du développement capitaliste – accroissement du capital cons­tant (machines et matières premières) relativement au capital variable (force de travail) – Marx tire la conclusion suivante :

"Plus grande est la richesse sociale, plus grande est la masse du surplus stable de population..., plus grande est l'armée de réserve industrielle..., et plus grand est le paupérisme officiel. TELLE EST LA LOI GENERALE ABSOLUE DE L'ACCUMULATION CAPITALISTE. "

Cette thèse, indissolublement liée à la théorie de la paupérisation croissante, et dénoncée pendant des dizaines d'années comme exagérée, tendancieuse et démagogique, est devenue maintenant l'image théorique irréprochable de la réalité. L'armée actuelle des chômeurs ne peut plus être regardée comme une armée de réserve, parce que sa masse princi­pale ne peut plus espérer trouver du travail ; au contraire, elle est destinée à se gonfler d'un flot constant de nouveaux chômeurs. La désa­grégation du capitalisme a engendré toute une génération de jeunes gens qui n'ont jamais eu d'emploi et qui n'ont pas d'espoir d'en trouver. Cette nouvelle sous-classe, entre le prolétariat et le semi-prolétariat, est forcée de vivre aux dépens de la société. On a calculé que, pendant neuf ans (1930-1938), le chômage a coûté à l'économie des États-Unis plus de 43 millions d'années de travail humain. Si l'on considère qu'en 1929, au sommet de la prospérité, il y avait 2 millions de chômeurs aux Etats-­Unis, et que, pendant ces neuf dernières années, le nombre de travail­leurs potentiels s'est accru de 5 millions, le nombre total d'années de travail perdues doit être incomparablement plus élevé. Un régime social qui est ravagé par un tel fléau est mortellement malade. Le diagnostic exact de cette maladie a été établi il y a près de quatre-vingts ans, alors que la maladie elle-même n'était encore qu'un simple germe.

C. – Le déclin des classes moyennes

Les chiffres qui montrent la concentration du capital indiquent éga­lement que le poids spécifique des classes moyennes dons la production, et leur part du revenu national n'ont cessé de décroître, que les petites entreprises ont été, ou bien absorbées complètement, ou bien diminuées et privées de leur indépendance, au point de devenir synonymes de travail forcé et de détresse sans espoir. En même temps, il est vrai, le développement du capitalisme a considérablement stimulé l'extension de l'armée des techniciens, gérants, employés, médecins, en un mot des prétendues nouvelles classes moyennes. Mais cette couche sociale, dont la croissance n'était déjà pas un mystère pour Marx lui-même, ressemble peu aux vieilles classes moyennes, qui trouvaient dans la propriété de leurs propres moyens de production une garantie tangible d'indépendance économique. Les nouvelles classes moyennes, au contraire, sont encore plus étroitement dépendantes des capitalistes que les ouvriers eux­-mêmes. Beaucoup de leurs membres jouent, en effet, le rôle d'adjudants à l'égard des ouvriers. On note en outre, parmi eux, l'existence d'un surplus humain considérable, promis à la dégradation sociale.

"Des statistiques d'information dignes de foi, constate un homme aussi éloigné du marxisme que l'avocat général des Etats-Unis, Homer S. Cummings, que nous avons déjà cité, montrent que de très nombreuses entreprises industrielles ont complètement disparu, et qu'il s'est produit une élimination progressive, de la vie américaine, du petit homme d'affaires". Mais, objecte Sombart, "la concentration générale, avec la disparition de la classe des artisans et des paysans", ne s'est pas encore produite. Comme tout théoricien, Marx commença par isoler les tendances fondamentales sous leur forme la plus pure ; autrement, il eût été entièrement impossible de comprendre la destinée de la société capitaliste. Marx était cependant parfaitement capable de considérer les phénomènes de la vie à la lumière d'une analyse concrète, comme le produit de l'enchaînement de divers facteurs historiques. Les lois de Newton ne sont certainement pas infirmées par le fait que l'accélération de la chute des corps varie dans certaines conditions, ou que les mouve­ments des planètes sont sujets à des perturbations.

Pour comprendre ce que l'on appelle la ténacité des classes moyennes, il est bon de ne pas perdre de vue que les deux tendances – la ruine des classes moyennes, et la transformation de leurs membres ruinés en prolétaires – ne se développent, ni à une allure égale, ni sur la même échelle. Il résulte de la prépondérance croissante de la machine sur la force de travail que, plus la ruine des classes moyennes s'étend, plus elle devance le processus de leur prolétarisation, qui, à certains moments, peut s'arrêter complètement, et même reculer.

De même que l'action des lois de la physiologie produit des résul­tats différents dans un organisme en pleine croissance ou dans un organisme en voie de dépérissement, de même les lois de l'économie marxiste se manifestent différemment dans un capitalisme qui se déve­loppe ou dans un capitalisme qui se désagrège. Cette différence apparaît avec une clarté particulière dons les relations mutuelles de la ville et de la campagne. La population rurale des Etats-Unis, qui s'accroît à un rythme relativement plus lent que la population totale, continua d'augmenter, en chiffres absolus, jusqu'en 1910, année où elle dépassa 32 millions. Pendant les vingt années suivantes, en dépit de la croissance rapide de la population totale du pays, elle tomba à 30,4 millions, c'est­-à-dire qu'elle diminua de 1,6 million. Mais, en 1935, elle monta de nou­veau à 32,8 millions, augmentant de 2,4 millions par rapport à 1930. Ce renversement de la tendance, à première vue surprenant, ne contredit pas le moins du monde, ni la tendance de la population urbaine à aug­menter aux dépens de la population rurale, ni la tendance des classes moyennes à se désintégrer ; au contraire, elle démontre pertinemment la désagrégation du système capitaliste dans son ensemble. L'accroisse­ment de la population rurale pendant la période de crise aiguë de 1930-1935 s'explique simplement par le fait qu'environ 2 millions de citadins ou, plus exactement, 2 millions de chômeurs affamés, se réfu­gièrent à la campagne, sur les lopins de terre abandonnés par des fermiers ou dans les fermes de leurs parents et amis, afin d'employer leur force de travail, rejetée par la société, à une activité productive dans le cadre d'une économie naturelle, et de mener ainsi une existence à moitié misérable, au lieu d'une existence entièrement misérable.

Il ne s'agit donc pas, dans ce cas, de la stabilité des petits fermiers, artisans et commerçants, mais plutôt de l'affreuse misère de leur situa­tion. Loin d'être une garantie pour l'avenir, les classes moyennes constituent un vestige malheureux et tragique du passé. Incapable de les faire disparaître complètement, le capitalisme les a réduites ou dernier degré de la dégradation et de la détresse. Le fermier se voit privé, non seulement de la rente de son lopin de terre et du profit du capital investi, mais aussi d'une bonne partie du salaire de son travail. De même, les petites gens de la ville grignotent peu à peu leurs réserves, puis sombrent dans une existence qui ne vaut guère mieux que la mort. La classe moyenne n'est pas prolétarisée pour la seule raison qu'elle est paupérisée. Il est aussi difficile de trouver dans ce fait un argument contre Marx, qu'un argument en faveur du capitalisme.

D. – Les crises industrielles

La fin du siècle dernier et le début du siècle présent furent marqués par des progrès tellement gigantesques du capitalisme que les crises cycliques semblaient n'être plus que des ennuis accidentels. Durant les années où l'optimisme capitaliste était presque universel, les critiques de Marx nous assuraient que le développement national et international des trusts, syndicats et cartels introduisait dans le marché un contrôle planifié, et faisait présager une victoire totale sur les crises. D'après Sombart, les crises ont déjà été abolies avant la guerre par le méca­nisme du capitalisme lui-même, de sorte que le "problème des crises nous laisse aujourd'hui à peu près indifférents". Maintenant, à peine dix ans plus tard, ces mots résonnent comme une mauvaise plaisanterie, car ce n'est que de nos jours que la prédiction de Marx s'est réalisée dans toute son ampleur tragique.

Il est remarquable que la presse capitaliste, qui s'efforce de nier, autant qu'elle le peut, l'existence même des monopoles, a recours à ces mêmes monopoles pour nier l'anarchie capitaliste. Si les soixante familles contrôlaient la vie économique des Etats-Unis, observe ironiquement le New-York Times, "cela prouverait que le capitalisme américain, loin d'être anarchique et de manquer de plan... est organisé avec grand soin". Cet argument manque le but. Le capitalisme s'est avéré incapable de développer jusqu'au bout une seule de ses tendances. De même que la concentration de la richesse n'abolit pas les classes moyennes, de même le monopole n'abolit pas la concurrence, il se contente de l'étouffer et de la mutiler. Pas plus que le "plan" de chacune des soixante familles, les diverses variantes de ces "plans" ne se soucient le moins du monde de coordonner les diverses branches de l'économie, mais bien plutôt d'accroître les profits d'une clique de monopoleurs aux dépens des autres cliques et de la nation entière. Le heurt de tous ces plans ne fait, en fin de compte, qu'aggraver l'anarchie dans l'économie nationale.

La crise de 1929 éclata, aux Etats-Unis, un an après que Sombart eut proclamé l'entière indifférence de sa "science" à l'égard du problème même des crises. Du sommet d'une prospérité sans précédent, l'économie des Etats-Unis a été précipitée dans l'abîme d'un marasme effrayant. Personne, du temps de Marx, n'aurait pu concevoir des convulsions d'une telle ampleur. Le revenu national des États-Unis, qui s'était élevé en 1920 pour la première fois à 69 milliards de dollars, tomba l'année suivante à 50 milliards de dollars, soit une baisse de 27 %. Par la suite, au cours des années de "prospérité" le revenu national reprit son ascension, et atteignit en 1929 son plus haut point, 81 milliards de dollars, pour tomber en 1932 à 40 milliards de dollars, c'est-à-dire moins de la moitié ! Pendant les neuf années 1930-1938, furent perdus environ 43 millions d'années de travail et 133 milliards de dollars de revenu national, en prenant pour norme le travail et le revenu national de 1929. Si tout cela n'est pas de l'anarchie, quelle peut bien être la signification de ce mot ?

E. – La théorie de la catastrophe

L'esprit et le cœur des intellectuels de la classe moyenne et des bureaucrates syndicaux furent presque complètement hypnotisés par les réalisations du capitalisme entre l'époque de la mort de Marx et l'explosion de la guerre mondiale. L'idée d'un progrès graduel continu semblait établie pour toujours, cependant que l'idée de révolution était considérée comme un pur vestige de la barbarie. Aux pronostics de Marx, on opposait les pronostics contraires d'une distribution mieux équilibrée du revenu national, de l'atténuation des contradictions de classes et d'une réforme graduelle de la société capitaliste. Jean Jaurès, le plus doué des sociaux-démocrates de l'époque classique, espérait remplir graduellement la démocratie politique d'un contenu social. C'est en cela que consiste l'essence du réformisme. Tels étaient les pronostics opposés à ceux de Marx. Qu'en reste-t-il ?

La vie du capitalisme de monopole de notre époque n'est qu'une succession de crises. Chaque crise est une catastrophe. La nécessité d'échapper à ces catastrophes partielles au moyen de barrières doua­nières, de l'inflation, de l'accroissement des dépenses gouvernementales et des dettes, etc..., prépare le terrain pour de nouvelles crises, plus pro­fondes et plus étendues. La lutte pour les marchés, pour les matières premières, pour les colonies, rend les catastrophes militaires inévitables. Celles-ci préparent inéluctablement des catastrophes révolutionnaires. Vraiment, il n'est pas facile d'admettre avec Sombart que le capitalisme devient, avec le temps, de plus en plus « calme, posé, raisonnable » ! Il serait plus juste de dire qu'il est en train de perdre ses derniers vestiges de raison. En tout cas, il n'y a pas de doute que la "théorie de l'effon­drement" a triomphé de la théorie du développement pacifique.


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