1940

En mai 1940, Trotsky rédige le manifeste de la IV° Internationale sur la guerre. Ce texte basé sur les principes de l'internationalisme prolétarien servira de base à l'activité trotskyste durant toute cette période et sera l'un des derniers de Trotsky avant son assasinat.


Manifeste d'alarme de la IV° Internationale

Léon Trotsky

Les Etats‑Unis


Alors qu'elle tentait de toutes ses forces dès les premiers mois de la guerre de s'emparer des positions laissées libres sur le marché mondial par l'Allemagne soumise au blocus, la Grande-Bretagne a été évincée du marché mondial, quasi automatiquement par les Etats‑Unis. Les deux tiers de l'or mondial sont concentrés dans les caves américaines. Le troisième tiers est en train d'y affluer. Le rôle de l'Angleterre comme banquier du monde appartient au passé. Et il n'en va pas mieux dans les autres domaines. Au moment où la marine militaire et la marine marchande de la Grande‑Bretagne subissent des pertes énormes, les chantiers navals américains construisent des bâtiments à une échelle colossale qui va assurer la prédominance de la flotte américaine sur les flottes britannique et japonaise. Les Etats‑Unis sont de toute évidence en train de se préparer à adopter le two powers standard (une flotte supérieure aux flottes additionnées des deux puissances suivantes). Le nouveau programme pour la flotte aérienne envisage d'assurer la supériorité des Etats‑Unis sur le reste du monde.

Cependant, la puissance industrielle, financière et militaire des Etats‑Unis, la première puissance capitaliste dans le monde, n'assure nullement l'épanouissement de la vie économique américaine, mais, au contraire, donne à la crise de son système social un caractère particulièrement pernicieux et convulsif. On ne peut trouver d'emploi ni aux milliards de dollars ni aux millions de chômeurs ! Dans les thèses de la IV° Internationale, La Guerre et la IV° Internationale, publiées il y a six ans, il avait été prédit :

« Le capitalisme des Etats‑Unis se heurte aux mêmes problèmes qui ont poussé l'Allemagne en 1914 sur le chemin de la guerre. Le monde est partagé ? Il faut refaire le partage. Pour l'Allemagne, il s'agit d' " organiser " l'Europe. Les Etats‑Unis doivent " organiser " le monde. L'histoire est en train de conduire l'humanité à l'éruption volcanique de l'impérialisme américain [1] . »

La politique du New Deal et du Good Neighbour [2] ont été les ultimes tentatives d'ajourner l'explosion en remédiant à la crise sociale par des concessions et des accords. Après la faillite de cette politique qui a gaspillé des dizaines de milliards de dollars, il ne restait à l'impérialisme américain qu'à recourir à la méthode du « coup de poing ». Sous un prétexte ou un autre, un mot d'ordre ou un autre, les Etats‑Unis vont intervenir dans ce choc gigantesque pour préserver leur domination mondiale. On ignore encore le moment et le lieu de cette lutte entre le capitalisme américain et ses ennemis ‑ et peut-être Washington même ne le sait pas encore. La guerre contre le Japon serait une lutte pour « l'espace vital » dans l'océan Pacifique. La guerre dans l'Atlantique, même si elle était dans l'immédiat dirigée contre l'Allemagne, serait une lutte pour l'héritage de la Grande‑Bretagne.

La possibilité d'une victoire de l'Allemagne sur les Alliés plane comme un cauchemar sur Washington. Avec comme base le continent européen et les ressources de leurs colonies, avec toutes les usines et les chantiers navals d'Europe à sa disposition, l'Allemagne ‑ surtout alliée au Japon en Orient - constituerait un danger mortel pour l'impérialisme américain. Les batailles de Titans qui se déroulent aujourd'hui sur les champs de bataille européens sont, en ce sens, des épisodes préparatoires dans la lutte entre l'Allemagne et l'Amérique. La France et l'Angleterre ne sont que des bastions du capitalisme américain de l'autre côté de l'Atlantique. Si la frontière de l'Angleterre est sur le Rhin comme l'a assuré l'un des premiers ministres britanniques, les impérialistes américains peuvent de leur côté dire que la frontière des Etats‑Unis est sur la Tamise. Dans sa préparation fébrile de l'opinion publique à la guerre qui vient, Washington ne lésine pas sur sa noble indignation à propos du sort de la Finlande, du Danemark, de la Norvège, de la Hollande, de la Belgique [3]... Avec l'occupation du Danemark, la question du Groenland a surgi de façon inattendue, ce dernier étant « géologiquement » un fragment de l'hémisphère occidental et contenant, par un heureux hasard, des dépôts de cryolithe indispensables à la production de l'aluminium [4]. Et Washington ne perd pas non plus de vue la Chine asservie, les Philippines abandonnées, les Indes néerlandaises orphelines et les routes maritimes. C'est ainsi que des sympathies philanthropiques pour les nations opprimées et même des considérations de géologie conduisent les Etats‑Unis à la guerre.

Les forces armées américaines cependant ne peuvent intervenir avec succès qu'aussi longtemps qu'il leur reste avec les îles Britanniques et la France de solides bases d'appui. Si la France était occupée, si les troupes allemandes apparaissaient sur la Tamise, le rapport des forces changerait dramatiquement au détriment des Etats‑Unis. Ces considérations contraignent Washington à accélérer tous les rythmes mais aussi à se poser la question de savoir si le moment opportun n'a pas été manqué ?

Contre la position officielle de la Maison‑Blanche sedéclenchent les bruyantes protestations de l'isolationnisme américain qui est une autre variété du même impérialisme [5]. La fraction des capitalistes dont les intérêts sont liés d'abord au continent américain, à l'Australie et à l'Extrême‑Orient calcule qu'en cas de défaite des Alliés, les Etats‑Unis acquerraient automatiquement à leur profit un monopole non seulement de l'Amérique latine, mais aussi du Canada, de l'Australie et de la Nouvelle‑Zélande. Quant à la Chine, aux Indes néerlandaises et à l'Orient en général, c'est la conviction de toute la classe dirigeante des Etats‑Unis que la guerre contre le Japon est en tout cas inévitable dans l'avenir proche. Sous le couvert de l'isolationnisme et du pacifisme, une fraction influente de la bourgeoisie est en train d'élaborer un programme d'expansion continentale américaine et de se préparer à la lutte contre le Japon La guerre contre l'Allemagne pour la domination mondiale, selon ce plan, n'est que différée. Quant aux petits-bourgeois pacifistes à la Norman Thomas [6] et ses confrères, ce ne sont que des enfants de chœur dans l'un des deux clans impérialistes.

Notre lutte contre l'intervention des Etats‑Unis dans la guerre n'a rien de commun avec l'isolationnisme et le pacifisme. Nous disons ouvertement aux ouvriers que le gouvernement impérialiste ne peut pas ne pas entraîner ce pays dans la guerre. Les discussions au sein de la classe dirigeante ne tournent qu'autour de la question de quand entrer dans la guerre et contre qui tirer le premier coup. Compter sur la possibilité de garder les Etats‑Unis dans la neutralité au moyen d'articles de journaux et de résolutions pacifistes, c'est comme essayer d'arrêter la marée avec un balai. La lutte véritable contre la guerre signifie la lutte de classe contre l'impérialisme et une dénonciation impitoyable du pacifisme petit‑bourgeois. Seule la révolution peut empêcher la bourgeoisie américaine d'intervenir dans la deuxième guerre impérialiste ou de commencer la troisième guerre impérialiste. Toutes les autres méthodes ne sont que charlatanisme ou stupidité ou un mélange des deux.


Notes

[1]Œuvres, 4, p. 52.

[2] Le New Deal (Nouvelle Donne) désigne la politique de relance de l'économie par la consommation (grands travaux, salaires, etc.) adoptée par Roosevelt à l'intérieur et celle du Good Neighbour (le Bon Voisin) désigne la politique de relations pacifiques avec les autres Etats d'Amérique, en rupture avec la politique du Big Stick (Gros bâton) de ses précédesseurs sur le Nouveau Continent.

[3]Il s'agit de pays récemment attaqués ou occupés.

[4] Les gisements de cryolithe du Groenland étaient importants pour la construction aéronautique, grosse consommatrice d'aluminium. La question fut posée sous la forme de l'intégration du Groenland au continent, donc sur la validité d'une application à ce pays de la « doctrine Monroe ». Le 12 avril, devant la presse, le président Roosevelt reconnaissait qu'il s'agissait d'une « hypothèse » à retenir, bien qu'un peu prématurée. Pour le moment les E.‑U. se contentaient d'installer un consulat et d'envoyer une « aide humanitaire » au Groenland, colonie du Danemark, métropole occupée.

[5] On sait que la doctrine Monroe se résume officiellement par la formule a L'Amérique aux Américains » ‑ que ses critiques traduisent « Le continent américain aux Yankees » ‑ et qu'elle constituait l'un des points de départ de l'isolationnisme.

[6] Norman Thomas (1884‑1968), ancien pasteur, était le chef du parti socialiste et le plus connu des porte‑drapeau du courant pacifiste.


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