1939

Le bilan du "Frente Popular" espagnol selon les trotskystes : "Battre le fascisme, seule la révolution prolétarienne le pouvait. Or, toute la politique des dirigeants républicains, socialistes, communistes et anarchistes, tendait à détruire l'énergie révolutionnaire du prolétariat."

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L'Espagne livrée

M. Casanova

Comment le Front Populaire a ouvert les portes à Franco


XVIII. Les anarchistes de gauche et les "chercheurs de dieu" à la lumière de l'expérience espagnole

La politique de la direction de la C.N.T. (Confé­dération Nationale du Travail), anarcho-syndicaliste et de la F.A.I. (Fédération Anarchiste Ibérique) n'est pas analysée en détail dans cet ouvrage. Toutefois, le lecteur pourra se faire une idée générale de la po­litique anarchiste en Espagne d'après les faits rapportés dans le chapitre : « Et la C. N. T. » et aussi d'après d'autres faits cités dans d'autres chapitres.

Pour la première fois dans l'histoire, les anarchistes ont eu la possibilité d'appliquer leurs théories, sur une grande échelle. Dans la région décisive et la plus industrielle d'Espagne, la Catalogne, ils jouis­saient d'une autorité sans pareille, et avaient l'appui inconditionné de l'écrasante majorité du prolétariat. La justesse d'une théorie, comme l'efficacité d'un re­mède se vérifie d'après l'expérience. Qu'est-il resté des théories de Bakounine, Kropotkine, Malatesta, après l'expérience espagnole ? Nous, marxistes, nous avons depuis des décades, démontré le caractère petit bourgeois et borné des conceptions anarchistes. Nos maîtres, Marx, Engels, Lénine, Plekhanov, pour ne citer que ceux-là, ont dans leurs travaux théoriques, réfuté les conceptions anarchistes du point de vue doctrinal, mais aussi en se servant de l'expérience vivante de la lutte de classes. Pourtant, la guerre ci­vile en Espagne, qui fut une épreuve idéologique pour l'anarchisme nous fournit une nouvelle occasion d'ex­pliquer son inconsistance idéologique.

La thèse fondamentale de l'anarchisme, qui le sépare du bolchevisme, est la thèse sur la possibilité de passer sans la période transitoire de la dictature du prolétariat, à l'anarchie, c'est-à-dire à la suppression immédiate de l'Etat et de son appareil d'oppression.

Que reste-t-il de cette conception après les trente-et-un mois de guerre civile en Espagne ? Pour la pre­mière fois, nous avons assisté à l'expérience piquante et inattendue de l'anarchisme ministériel. C'est com­me si quelqu'un disait une honnête crapule ou un malin idiot. Les anti-étatistes se sont transformés en ministres, les lanceurs de bombes en préfets de police, les terroristes en directeurs de prisons, et, au cours de cette transformation, les Garcia Olivier et Frédérica Montseny ont eu l'occasion de révéler la nature profondément réformiste de la direction de la C.N.T. qui freinait les masses autant que les austro-marxistes.

Comment la direction de la C.N.T. justifiait-elle son évolution ? A peu près de la même façon que les autres dirigeants du Front populaire. En principe, voyez-vous, ces gens sont pour l'anarchie, mais en attendant, ils sauvaient l'Etat bourgeois, comme Thorez est en principe pour la lutte de classes, mais en attendant, propage l'union de la nation française, c'est-à-dire l'union des bourgeois et des prolétaires français. En principe, ils sont des partisans ardents de l'antialcoolisme, mais en attendant, ils étaient ivres pendant ces trente tragiques mois.

Les idéologues anarchistes affirmaient pourtant que les principes étalent toujours saufs et se portaient bien, parce qu'est intervenu un facteur imprévu et « nouveau » : la guerre et l'intervention étrangère. Comme si, sur cette terre, on pouvait libérer le pro­létariat dans n'importe quel pays sans une guerre et une intervention étrangère !

Mais laissons de côté les anarchistes ministrables qui ne se rendent pas compte du ridicule de leur si­tuation. Quoique sommairement leur compte a été ré­glé au cours de ce travail.

Il existe cependant en Espagne et dans le monde entier des groupes anarchistes-oppositionnels, qui condamnent la politique de la direction de la C.N.T. et de la F.A.I., et jugent en termes sévères les trahisons de Garcia Oliver et autres anarchistes ministrables. Dans un langage parfois ardent et violent, ils stigmatisent le réformisme, la mollesse des Comités direc­teurs anarchistes, mais ils voient la source du mal dans la non-application de la vraie doctrine anarchiste, et dans le fait que la C.N.T. et la F.A.I. ont commencé à faire de la « politique » comme la font les marxistes depuis toujours. La C.N.T. et la F.A.I. selon eux, restaient révolutionnaires jusqu'au 19 juillet. Tant qu'elle restait sur le terrain de l'action directe et de la lutte économique, tout allait bien. Mais le mal a commencé quand les dirigeants de la C.N.T. ont commencé à faire des compromis avec d'autres partis politiques. De compromis en compromis, les diri­geants anarchistes ont roulé vers le réformisme. Par exemple, selon certains ardents dirigeants des Jeu­nesses Libertaires, la première faute fut déjà la création des organisations étatiques, comme le Comité des Milices Antifascistes. C'était déjà une obligation, c'était déjà l'Etat en puissance. Ce n'est pas la peine de faire une révolution qui a précisément pour but de supprimer l'Etat si le premier jour de la révolution on commence à édifier un nouvel appareil étatique. Et les Comités de Défense où les anarchistes devaient collaborer, et par conséquent faire des compromis avec d'autres « politicos », n'ont-ils pas été le commencement du glissement de la C.N.T. et de la F.A.I. vers cette même « pourriture politiques ? Il fallait laisser libre cours à l'initiative du peuple, il ne fallait pas briser cette splendide spontanéité du 19 juillet. Ce jour-là, le peuple sans armes n'a-t-il pas brisé en 24 heures à Barcelone le soulèvement des militaires ? Ne s'est-Il pas jeté poitrine nue contre le feu des mi­trailleuses ? Et il a vaincu. Il fallait persister dans cette voie. Ne pas perdre confiance dans le peuple. Quand on a mis le doigt dans la politique, on était perdu ! (Comme les Juifs ou les mahométans devien­nent impurs s'ils mangent du cochon, les anarchistes sont devenus impurs après avoir touché à la politi­que). Cette fatale évolution des lutteurs anarchistes en sages ministres n'est-elle pas une illustration de ce qui attend n'importe qui quand il commence à faire de la « politique » ? La politique est l'art de tromper les autres. Nous l'avons toujours dit. Faut-il une nou­velle preuve que l'anarchie a raison ?

Ce raisonnement, nous le trouvons dans plusieurs revues et feuilles anarchistes, comme Idéas, qui prê­chent le retour au pur anarchisme doctrinal. II reflète l'état d'esprit des jeunes anarchistes et aussi de cer­tains anciens qui critiquent l'attitude des dirigeants réformistes de la C.N.T. Comme exemple, on peut citer entre autres la critique faite par l'anarchiste américain Schapiro.

Pour mieux illustrer ce raisonnement des anarchis­tes, je citerai les propos qui m'ont été tenus par une anarchiste cultivée et dévouée à Barcelone.

En avril 1937, quand les conseillers anarchistes à la Généralité approuvèrent les décrets sur la réorga­nisation de l'ordre intérieur dans le sens bourgeois [1] ma sympathique anarchiste était révoltée : elle était étonnée de la mollesse du Comité Régional, qui ne faisait pas suffisamment valoir sa force au cours des crises ministérielles de la Généralité et qui ne savait pas imposer un président du Conseil de la Généralité cénétiste. La C.N.T. devait avoir selon elle plus de portefeuilles. Il est vrai qu'en disant cela elle n'était pas très « gauche ». Mais un quart d'heure après son gauchisme et sa « pureté » l'emportait sur le désir de voir toutes les conseilleries occupées par les anarchistes. Elle disait : « Je suis maintenant plus anarchiste que jamais. Quand on a commencé à faire de la politique et à occuper des fonctions publiques, on a roulé bien bas ! Il faut être intransigeant ! » 

J'ai discuté dix-huit mois après avec la même anar­chiste à Barcelone. Sa tendance oppositionnelle d'anar­chiste de gauche s'était accentuée. Cette intègre ré­volutionnaire venait du reste de sortir d'une prison privée de la « Tchéka », accusée d'espionnage.

En réponse à mon argumentation, elle ripostait : « Vous trotskistes, vous osez parier de la faillite de l'anarchisme à cause de l'expérience ministérielle de Garcia Olivier et de Frederica Montseny. Avec d'autant de raison nous pouvons parler de la faillite du marxisme à cause des expériences de Blum, Négrin, Staline ou José Diaz ! Vous dites que le marxisme vrai n'a pas été appliqué au cours de la révolution espa­gnole ; eh bien, l'anarchisme vrai n'a pas été non plus appliqué !

Tout cela est très beau, très touchant quand on l'entend chez des jeunes et ardents anarchistes ; les arguments au premier regard paraissent tenir, mais en réalité ce n'est qu'un château de cartes : il suffit d'y toucher d'un doigt et il s'effondre. Le raisonne­ment des anarchistes de gauche manque d'un petit détail : du positif.

Quand nous, marxistes conséquents, c'est-à-dire partisans de la IV° Internationale, faisons une cri­tique de la politique stalinienne réformiste et anar­chiste (au fond c'était la même politique, celle du Front populaire), nous ne nous contentons pas de ré­futer, nous indiquons la voie à suivre. Nous indiquons les méthodes révolutionnaires qui peuvent amener le prolétariat à la victoire. Ces méthodes, nous ne les avons pas inventées, nous ne faisons qu'exprimer l'ex­périence de la lutte de classes du prolétariat interna­tional. Nous indiquons l'exemple de la victorieuse ré­volution d'Octobre de 1917, nous indiquons ce pas gi­gantesque en avant de l'humanité, le plus grand que l'histoire ait connu, bien qu'il fut suivi d'une momen­tanée réaction stalinienne. Nous disons aux ouvriers : ne suivez pas la politique du Front populaire, parce qu'elle vous conduit à l'abîme, mais suivez la voie de Lénine et de Trotsky à l'échelle mondiale, et elle vous donnera la victoire mondiale, c'est-à-dire la libé­ration de l'humanité du capitalisme. Et nous ne nous contentons pas d'exposer cette idée générale, nous indiquons au prolétariat dans chaque situation concrète le pas tactique, le chemin. Nous disons : Garcia Oliver, quand il a prononcé son discours Alto el Fuego (Cessez le feu !), le 4 mai 1937, un discours calqué sur celui de Thorez « Il faut savoir terminer les grèves », a trahi les ouvriers de Barcelone, mais en même temps nous ajoutons : le devoir de la direction révolutionnaire pendant les journées de Mai était de répondre à la provocation stalino-bourgeoise par la prise du pouvoir par le prolétariat qui seul après avoir établi sa dictature, était capable de mener avec suc­cès la guerre contre le fascisme. Aux procédés du Front populaire, nous opposons dans chaque domaine, que cela soit le problème militaire, économique ou autre, les méthodes révolutionnaires dont l'efficacité est vérifiée par l'expérience.

Nous chercherons en vain dans les écrits critiques des anarchistes de gauche le positif, c'est à-dire la voie qu'on devait suivre selon les opposants. Nous ne la trouverons pas pour la simple raison qu'elle ne peut pas être trouvée sur la bases des conceptions anar­chistes.

La spontanéité du 19 juillet, c'était vraiment beau. L'initiative du peuple, son héroïsme sans exemple ! C'était une journée grande et inoubliable pour le pro­létariat, mais c'était une journée, c'est-à-dire qu'elle durait vingt quatre heures. Et ces vingt-quatre heu­res passées, le prolétariat doit continuer de lutter, car il est impossible d'abattre le régime capitaliste en une journée, ni en une semaine. La classe ouvrière doit non seulement continuer de lutter, elle doit organiser sa lutte. Et quand on passe à l'organisation, quand on met les mains à la pâte, on se salit tout de suite. On commence à agir et à prendre des respon­sabilités. surtout dans une période révolutionnaire, car on ne peut plus se contenter de faire des critiques du régime capitaliste : on commence à faire de la politique. C'est inévitable. Seulement, il faut faire de la politique révolutionnaire.

La grande journée révolutionnaire victorieusement terminée, on enlève les barricades ; mais les combattants des barricades qui ont échappé aux balles se retrouvent le lendemain, ils se retrouvent dans les rues, puis à l'usine. Pour préserver leurs victoires, ils doivent constituer des organismes de défense, des juntes, des comités. Et dans ces comités, forcément doivent entrer non seulement les ouvriers les plus avancés, mais aussi ceux qui sont arriérés, imbus de l'esprit petit bourgeois. Dans ces comités, les révolutionnaires doivent côtoyer les réformistes et les opportunistes, surtout quand ces derniers influençaient le prolétariat. Ils doivent faire des compromis. Il faut seulement qu'ils fassent des compromis révolution­naires, c'est à-dire les compromis qui favorisent la lut­te du prolétariat, et non des compromis pourris qui favorisent les ennemis, comme ceux qu'ont conclu les antiétatistes Garcia Olivier et Frederica Montseny. Les anarchistes de gauche feraient bien de relire « La maladie infantile du communisme » de Lénine. Ils feraient bien surtout d'assimiler les leçons de cet ouvrage marxiste. Cela leur éviterait des divagations et leur apprendrait le réalisme révolutionnaire.

La révolution, c'est la lutte pour le pouvoir. Cette lutte prend une forme aiguë et sanglante. Le pouvoir passe des mains d'une fraction dans les mains d'une autre, plus révolutionnaire ou plus modérée, d'une autre manière que s'opère le transfert du pouvoir des conservateurs aux laboristes dans le régime constitutionnel et parlementaire anglais.

Tout repose sur le tranchant de couteau. Les maîtres d'hier se changent en prisonniers et vice versa. Lénine disait que les prisons sont dans la période révolutionnaire, l'antichambre des ministères, et de là il déduisait la nécessité de la terreur rouge !

Quand les Mozos de Escuada me libérèrent après les événements de mai, ils me disaient : Hasta la vista. Au revoir, et ils ajoutaient : A bientôt, ou peut-­être nous changerons de rôle. Dans une période révolutionnaire, le problème se pose toujours : Nous ou Vous.

Pendant les journées de juillet et d'une façon plus aiguë encore pendant les journées de mai, le problè­me du pouvoir se posait pour la C.N.T. et la F.A.I. Prendre le pouvoir ou le laisser aux autres : c'est-à­-dire à la bourgeoisie de gauche et aux staliniens. Il n'y avait pas d'échappatoire. La direction de la C.N.T. durant les premiers mois qui ont suivi le 19 juillet, fermait obstinément les yeux pour ne pas voir la réalité. La réalité en Catalogne, c'était le fait qu'elle dominait toute la vie du pays, possédait les armes, et pouvait presque sans coup férir s'emparer du pou­voir. Mais les dirigeants de la C.N.T. disaient : nous nous occupons seulement de l'économie, des syndicats et des usines. Le pouvoir, cela ne peut intéresser que des « politiciens ». Elle laissa ainsi passer la première occasion la plus propice. Au mois de septembre en Catalogne, et au mois de novembre à Madrid, les anarchistes qui répétaient l'idée d'un pouvoir des comités ouvriers comme trop « étatiste », ont commencé à travailler à reconstituer l'Etat bourgeois. Au mois de mai 1937, la question du pouvoir s'est posé de nouveau pour la C.N.T., mais d'un façon plus aiguë qu'en juillet. C'étaient les staliniens qui avaient passé à l'attaque pour désarmer la C.N.T. Cette dernière devait prendre le pouvoir ou se démettre. Elle choisit la seconde vole.

Que devait faire la C.N.T. selon les anarchistes de gauche ? La plupart des anarchistes de gauche restent muets et ne répondent pas à cette question-clé. Certains des opposants arrivent à l'idée de la dicta­ture cénétiste. Mais cette idée est exprimée chez eux d'une façon imprécise. En l'exprimant, ils s'approchent évidemment de nos points de vue. Mais que reste-t-il alors de l'anarchisme ?

Le seul groupement oppositionnel à l'intérieur de la C.N.T. qui exprima des idées nettes, surtout pendant les journées de mai, sont « Les Amis de Durruti ». Ils se sont prononcés pour une Junta Revolucionaria qui, s'appuyant sur les comités et les syndicats, devait prendre le pouvoir. Malheureusement « Les Amis de Durruti » se sont arrêté à mi-chemin dans leur critique. Nous espérons que dans l'avenir, ils sauront tirer les leçons de la tragique expérience.

Si nous nous sommes arrêtés sur les idées des anarchistes de gauche, c'est parce que leurs idées re­flètent l'état d'esprit de la base de la C.N.T. Or, l'avenir du mouvement ouvrier espagnol dépend dans une grande mesure de l'évolution de la base révolutionnaire de la C.N.T. et de la F.A.I. vers des positions révolutionnaires, c'est-à-dire vers les positions de la IV° Internationale.

Après avoir passé en revue les idées des anarchis­tes de gauche, nous voulons nous arrêter sur tous ceux qui, à l'échelle internationale, ont rompu avec le stalinisme, mais combattent néanmoins les méthodes bolchevistes. Nous avons analysé la politique du POUM et nous avons démontré en quoi elle s'est distingué de la nôtre. Nous n'allons pas évidemment discuter avec les différents groupements « trotskistes antitrotskistes » dans le genre Oehler, etc... Ces grou­pes n'ont pas en général d'idées à nous opposer, mais des rancunes personnelles : on n'a pas apprécié comme il fallait leur valeur de dirigeants du mouvement ouvrier, on les a sous-estimé... Du reste, Trotski, paraît-il, ne sait pas manier les hommes. Ils critiquent nos « méthodes d'organisation ». Pourtant, au lieu de les critiquer, ils feraient mieux de venir travailler avec nous pour les améliorer. Nous sommes prêts à apprendre, mais nous n'avons pas de temps à perdre...

Il se dessinait cependant, depuis dix ans, à l'échel­le internationale, une tendance des « chercheurs de dieu ». Nous appelons ainsi tous ceux qui ont con­damné le stalinisme, mais croient que la source du stalinisme résidait déjà dans le bolchevisme. Ils con­damnent non seulement les méthodes staliniennes, mais leur contraire, les méthodes léninistes. Ils disent que notre analyse des fautes du stalinisme est super­ficielle. Nous n'allons pas, paraît-il, à l'origine du mal et nous nous arrêtons seulement à ses suites logiques. C'est Lénine lui-même qui, selon ces nouveaux anti-bolchevistes, a commencé la contre-révolution en Russie et a préparé la voie à Staline. Les méthodes d'organisation bolchevistes qui manquent de démo­cratie, et méconnaissent la liberté, ont ouvert la voie à Staline. Il faut donc réviser, non seulement le stalinisme, mais aussi le bolchevisme. Il faut tout revoir. Certains vont encore plus loin, et disent que les raci­nes du mal se trouvent déjà dans plusieurs fautes de la conception marxiste elle-même. Parmi les idéo­logues de cette conception « stalinisme égale bolche­visme » nous pouvons citer Boris Souvarine qui, soit dit en passant, a terminé au Figaro. Mais tous n'ont pas pris la voie de l'ancien journal du grand parfu­meur français.

Il y a dans le monde entier plusieurs milliers de révolutionnaires honnêtes qui se trouvent dans un dé­sarroi idéologique sans précédent. Ils voient où con­duit le stalinisme, pour lequel ils ont une répugnance profonde et justifiée. Mais, après avoir rejeté le stalinisme, ils ont commencé à douter de tout, du bol­chevisme et du marxisme. Et ils cherchent depuis dix ans des nouvelles méthodes révolutionnaires supérieures au bolchevisme et même au marxisme. Certains d'entre eux veulent tirer des arguments contre le bolchevisme et Lénine chez Rosa Luxembourg. Ils s'appuient sur les divergences entre Lénine et Rosa dans les questions d'organisation, et aussi sur les critiques faites par Rosa des méthodes bolchevistes dans sa brochure « La Révolution Russe ». Ces idées furent exprimées en France par le groupe « Spartacus » qui édite la revue « Masses », et dans d'autres pays par les groupes similaires. Ces anti-bolcheviks veulent tirer de Rosa Luxembourg des arguments contre l'idée d'une organisation centralisée à la maniè­re léniniste. Ils combattent par conséquent la IV° Internationale, qui s'appuie sur les conceptions léni­nistes. Rejetant le bolchevisme, ils cherchent des nou­velles méthodes révolutionnaires, et même des nou­velles méthodes de pensée, trouvant par exemple que le dialectique marxiste se prête à trop d'interpréta­tions arbitraires. Ne sachant pas à quel saint se vouer ils cherchent un nouveau dieu. Quand nous avons em­ployé pour eux ce terme que Lénine employait contre l'empiriocriticisme, et contre Lounatcharsky, nous ne l'avons pas employé dans le sens péjoratif ou pour les besoins de la polémique. « Les chercheurs de dieu » sont toujours une réalité dans les périodes de désarroi idéologique qui suivent les catastrophes. Et la chute idéologique du Comintern n'est elle pas une catastrophe ? Du reste, il est très intelligent et noble de critiquer, de vouloir approfondir les, choses, de pous­ser le plus loin possible l'analyse et surtout de cher­cher. Mais ce qui est plus difficile c'est de trouver.

Nous n'avons pas l'intention de répondre dans ce travail à toutes les objections des chercheurs et des révisionnistes, qui du reste peuvent avoir raison dans certaines de leurs critiques. Nous n'avons pas la pré­tention de résoudre ici le problème des péchés originaux du bolchevisme, ni même de l'analyser à fond. Nous voulons seulement, à la lumière de la tragique expérience, démontrer que les chercheurs et les révi­sionnistes vident l'enfant avec l'eau de la baignoire, mélangent la paille avec le grain, qu'ils n'ont pas trouvé de nouvelles meilleures méthodes de stratégie révolutionnaire, ni de nouvelles méthodes de pensée et qu'au cours de la révolution espagnole, les idées du bolchevisme qu'ils critiquent précisément comme néfastes ont reçu une nouvelle confirmation.

  1. L'idée bolcheviste sur la nécessité d'un parti ré­volutionnaire, centralisé, d'un parti d'avant-garde du prolétariat a été confirmée encore une fois dans la ré­volution espagnole. Les conditions objectives pour une révolution prolétarienne existaient en Espagne, com­me nous le démontrons ici. Pourtant, on est allé d'un désastre à l'autre. Les illusions de certains révision­nistes et des vieux syndicalistes que des organisations larges englobant l'ensemble du prolétariat, comme les syndicats, peuvent suffire et remplacer le parti, doi­vent être rejetées après l'expérience 1936-1939. Les syndicats ont joué un grand rôle dans la révolution es­pagnole. Tous les ouvriers espagnols étaient du reste syndiqués après juillet. Les syndicats ont su réaliser beaucoup dans le domaine économique. Ils n'ont pas su organiser l'ensemble, ni résoudre le problème du pouvoir.
    Un parti révolutionnaire avec sa démocratie inté­rieure, mais aussi avec sa centralisation et sa disci­pline, est nécessaire si nous voulons éviter dans l'ave­nir de nouvelles catastrophes. Le parti communiste espagnol était un parti discipliné, mais sa discipline était au service d'une politique contre-révolutionnaire. De là ne se déduit cependant nullement qu'un parti discipliné et centralisé est inutile, mais précisément le contraire : sans parti discipliné, pas de révolution victorieuse.
  2. La spontanéité des masses ne suffit pas. Elle existait en Espagne. Grâce à elle nous avons assisté à l'héroïque 19 juillet et aux journées de mai. Mais elle ne peut suffire pour organiser la révolution : il faut un parti. En affirmant cela, nous ne discutons pas avec celle que Lénine appelait « l'aigle de la révolution », mais avec ceux qui veulent tirer de ses concep­tions des arguments pour mettre des bâtons dans les roues et empêcher la construction de la IV° Interna­tionale.
    La spontanéité des masses conduit à la centralisation. Leur combativité à la création des patrouilles de contrôle et des milices qu'il faut centraliser dans les cadres de la dictature du prolétariat. La collec­tivisation spontanée pose la nécessité d'une centralisation, d'un plan économique pour l'ensemble du pays. Ces collectivisations afin de ne pas disparaître doi­vent s'incorporer dans les cadres d'une économie so­cialisée, c'est-à-dire d'une économie de période de transition.
  3. L'emploi de la violence est inévitable dans une révolution, non seulement de la violence contre les fascistes et les ennemis déclarés du prolétariat, mais aussi à un certain stade de développement révolution­naire contre les courants réformistes et conciliateurs au sein de la classe ouvrière. Toute la question est dans quel sens est-elle employée ? Quels buts politiques sert-elle ? Les staliniens employaient aussi la violence, mais au service d'une politique contre-révolutionnaire qui s'orientait sur la bourgeoisie démocratique, Chamberlain et le pape. Mais si à la place de la direction de la C.N.T., il y avait eu non des charlatans anarcho-ministres, mais des jacobins proléta­riens, elle devait employer en mai 1937 la violence révolutionnaire pour briser la provocation stalinienne, représentant l'influence de la bourgeoisie, les tendances réactionnaires de Comorera, qui freinaient la ré­volution.
    Les bolcheviks en Russie sont-ils allés trop loin dans la voie de la violence révolutionnaire contre les mencheviks ? C'est possible, mais c'était conditionné par leurs difficultés. On peut discuter sur leurs fautes dans ce domaine. La période léniniste de la Révolu­tion russe 1917-1923 n'est pas l'âge d'or. Nous accep­tons beaucoup de critiques, et en accepterons plus encore. Mais ce qui est sûr, c'est que les révolution­naires seront obligés dans le domaine de l'emploi de la violence révolutionnaire d'apprendre chez Lénine et Trotski plus que de rejeter. Même au sein du prolé­tariat, la démocratie a des limites. Ces limites doi­vent être déterminées par les nécessités de la lutte révolutionnaire.
  4. La méthode matérialiste et dialectique, c'est-à­-dire la méthode marxiste d'investigation est la seule qui nous permette, à la lumière de l'expérience espa­gnole, de nous orienter. Sans elle, on a les bandeaux sur les yeux. Les staliniens prétendent se servir de la « dialectique » pour prouver que le noir est blanc et que le pape est un ami du prolétariat. Mais cela ne prouve pas que la méthode dialectique ne répond pas aux réalités : celle-ci n'a rien à faire avec les jongleries staliniennes, mais nous permet de compren­dre les conflits des intérêts qui sont à la base de tou­tes les luttes idéologiques. Elle nous permet d'ana­lyser les raisons et le faux usage que font d'elles les jongleurs staliniens. A la base de la « dialectique sta­linienne », cette jonglerie qui oscille entre la mystique idéaliste et l'escroquerie sans scrupules, il y a des intérêts de la caste bureaucratique.
    Le retour de la science à l'alchimie, du marxisme vers l'idéalisme aveugle des anarchistes, par exemple, est impossible pour le prolétariat.
  5. « Mais votre dictature et vos méthodes amènent fatalement Thermidor ? Après Lénine, Staline. L'exemple de la Russie ne vous décourage-t-il pas ? »
    Ne pas accepter la dictature du prolétariat avec toutes ses conséquences, à savoir : le parti centralisé, la terreur rouge, la violence contre le réformisme, ce n'est pas accepter la révolution. C'est le communis­me libertaire... au ciel, c'est le Front populaire dans la réalité, et le maintien de la démocratie bourgeoise qui conduit au fascisme. Le prolétariat est une classe qui doit accomplir sa mission historique et libérer l'humanité des chaînes du capitalisme.
    Thermidor n'est pas le résultat de la terreur ni de la dictature. La forme dans laquelle il éclôt résulte de la dictature ; mais Thermidor surgit à la surface quand les conditions objectives ne permettent pas que la révolution aille plus loin. Le Thermidor russe est le résultat des défaites terribles du prolétariat international et de l'isolement de la révolution russe. La ré­volution espagnole victorieuse pouvait être un coup peut-être mortel porté au Thermidor russe, c'est-à­-dire au régime de Staline. La prochaine révolution socialiste dans les pays capitalistes poussera les ouvriers russes à en terminer avec le cauchemar stali­nien.
    Le danger de dégénérescence dans un pays isolé et en cas de défaites à l'échelle internationale existe évi­demment. Ce n'est pas une raison pour nous croiser les mains. Abandonner l'idée de la dictature, c'est-à­-dire abandonner la révolution, parce qu'elle peut en­suite dégénérer, c'est comme abandonner la joie par­ce qu'elle peut être suivie de tristesse, et la vie de la mort.
    Mais l'humanité marche en avant, quoique avec des arrêts qui peuvent durer des dizaines d'années. Le prolétariat est une classe capable de surmonter tous les thermidors, toutes les défaites passagères, et de crever l'abcès stalinien. II libérera l'humanité.

Notes

[1] Ces décrets concernant l'ordre public n'ont pu être appliqués qu'après mai. Pour les appliquer il fallait désarmer le prolétariat de Barcelone.


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