1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky.

P. Broué

Trotsky

II -  Le grand carrefour 1

Même si ce tournant brusque dans son orientation se produit dans une ville nouvelle et dans un cadre et des circonstances particulières, il n'en est pas moins vrai que le jeune Bronstein, en rejoignant le courant qui porte une importante fraction de la jeunesse vers le socialisme et l'opposition politique active au tsarisme, ne fait qu'obéir à la généralité des lois des changements et mûrissements d'opinions.

Le développement politique ne se fait pas cependant de façon linéaire. Trotsky le souligne dans Ma Vie :

« Une génération suivant l'autre, il n'est pas rare que ce qui est mort gagne ce qui est vivant. Il en fut ainsi pour la génération de révolutionnaires russes dont la première jeunesse se forma sous l'oppression, dans l'ambiance des années 80. En dépit des larges perspectives qui étaient ouvertes par la nouvelle doctrine, les marxistes se trouvaient en bon nombre prisonniers, pratiquement, des sentiments conservateurs qui dataient de 1880: ils étaient incapables de prendre hardiment l'initiative, ils se retiraient devant les obstacles, ils remettaient les révolutions à un avenir indéterminé, ils étaient enclins à considérer le socialisme comme l'œuvre d'une évolution de plusieurs siècles 2. »

Evoquant l'atmosphère intellectuelle de la famille Spenzer où « la voix de la critique politique aurait retenti beaucoup plus fort quelques années plus tôt ou quelques années plus tard », il constate qu'il habita chez eux « à l'époque du grand silence » et donne un intéressant témoignage :

« Sans aucun doute, je m'imprégnai de cette atmosphère des années 80, et, plus tard, quand je commençai à me former comme révolutionnaire, je me surpris à douter parfois de l'action des masses, à considérer la révolution dans un esprit livresque, dans l'abstrait, et, par suite avec scepticisme. Je dus combattre tout cela en moi-même, par la méditation, par la lecture, surtout par l'expérience, jusqu'au jour où je surmontai les éléments d'inertie psychique 3. »

Trotsky fait allusion ici à la période qui s'ouvrit pour le jeune Ljova avec la septième année de l'école réale, la classe terminale précédant l'université que ses parents et les Spenzer se décidèrent à lui faire effectuer à Nikolaiev, puisque l'école Saint-Paul n'avait pas la classe correspondante. Le changement était brusque. Il logeait désormais dans une famille inconnue à laquelle ne le reliait aucun des puissants liens de l'enfance. Nikolaiev était une ville beaucoup plus provinciale qu'Odessa, et le niveau de l'école réale était bien inférieur. D'emblée, il reprit sans difficulté sa place de « premier élève », avec si peu de difficulté qu'il commença à se désintéresser du jeu et à manquer systématiquement l'école. En même temps, il était pour la première fois hors d'un cocon familial, saisi par de nouvelles fréquentations et la question qu'elles lui posaient, autant que la vie elle-même, celle de sa place d'individu dans la société des hommes.

Logé dans une famille dont les enfants, un peu plus âgés que lui, sont déjà engagés dans le mouvement populiste (a) et jouent avec sérieux aux opposants au tsarisme, le jeune Bronstein se tient d'abord sur la défensive, adoptant le rôle d'un personnage digne exclusivement intéressé par la science et délibérément à l'écart de la politique qu'il tient pour une activité mineure. Il fait ainsi la joie de la mère de famille qui croit avoir trouvé en lui le modèle à opposer aux activités de ses enfants. La langue bien pendue, sachant toujours trouver la formule tranchante pour clore un débat sur lequel il n'a aucun élément, prenant des airs hautains et supérieurs, Ljova exaspère ses interlocuteurs jusqu'au moment où il les stupéfie par une conversion soudaine.

Derrière la barrière protectrice de son arrogance, il a en réalité résisté pendant de longues semaines, protégeant son indépendance, usant ses arguments jusqu'au dernier. Maintenant convaincu, il se lance avec d'autant plus d'impétuosité.

Les relations des jeunes de la famille de ses logeurs lui ouvrent des horizons dont il n'a jamais eu l'équivalent à Odessa. Il connaît d'autres lycéens ou étudiants dont certains s'intéressent au marxisme. Il rencontre surtout d'anciens déportés qui sont maintenant en résidence surveillée. Il n'y a pas de marxistes parmi eux, et tous sont populistes. Militants de second plan, ils ont été réellement liés au mouvement, ont encore des liaisons et, en tout cas, aux yeux des jeunes, un prestige réel.

Deux hommes vont jouer un rôle décisif dans ce premier grand tournant. Le libraire Galatsky l'oriente dans ses lectures, lui procure les livres rares qu'il juge essentiels 4. Le frère d'un de ses camarades de classe, l'ouvrier tchèque Franz Chvigovsky, un jardinier, grand lecteur de brochures et de journaux russes ou allemands, habite une sorte de chaumine au milieu d'un jardin, qui est devenue un lieu de rencontre pour les étudiants avancés, les anciens déportés et tous ceux qu'attire son renom « socialiste » : c'est, écrit Max Eastman, « le Jardin des Idées 5», tandis que l'un des habitues, Grigon Ziv, parle plus prosaïquement du « salon de Franz 6  » 

Aucun de ceux qui le fréquentent n'est une personnalité marquante de quelque milieu que ce soit ; aucun n'a joué le rôle vraiment important, mais certains ont connu dans le passé des militants éminents et même d'authentiques terroristes de La Volonté du Peuple : les jeunes gens qui participent à ces conciliabules ont le sentiment d'entrer dans l'Histoire et d'en constituer un chaînon.

Leurs débats sont dominés par la controverse entre populistes et marxistes. Les populistes ou narodniki attendent la révolution de la classe paysanne et de la « pensée critique » des intellectuels allant au peuple, des héros terroristes qui éveilleront sa conscience. Les marxistes, eux, soulignent le déterminisme des faits sociaux, le rôle décisif de la classe ouvrière, la nécessité de l'« action de masses », la vanité du sacrifice des héros qui croient au « terrorisme individuel ». Le jeune Ljova se convainc tous les jours un peu plus d'une ignorance qu'il n'ose avouer mais ne trouve personne sur qui appuyer sa pensée et sa recherche.

Galatsky, le libraire, Chvigovsky, l'ouvrier ouvert aux idées, avec sa chaumine et son jardin, leurs journaux, leurs livres, sont pain bénit pour le jeune homme. Il lit avec passion Lavrov et Mikhailovsky, les penseurs révolutionnaires du XIX°, et la séduisante peinture qu'ils font de l'idéal socialiste, tout en célébrant le dévouement des jeunes intellectuels qui font leur ce nouvel évangile social. Pour la première fois apparaît dans son esprit son lien personnel avec le monde, ce qui pourrait constituer l'objectif de sa vie, son « idéal », si l'on préfère.

Il dévore, à perte de vue, brochures clandestines d'abord, vite épuisées, puis, pêle-mêle, des ouvrages dont le rapport n'est pas évident avec la polémique dans laquelle il est plongé, ni avec les arguments qu'il y lance avec fougue. De la lecture de la Logique de Stuart Mill, il est passé sans transition à l'histoire sociale et à La culture primitive de Lippert. Il découvre avec enthousiasme l'utilitarisme de Bentham et témoignera qu'il lui parut même pendant plusieurs mois « le dernier mot de la pensée humaine », se ressentant « un irréalisable benthamiste 7»! Il dévore Tchernychevsky, le père du « populisme révolutionnaire » ancêtre du marxisme, puis l'Histoire de la Révolution française de Mignet. Ces lectures éclectiques ne l'éclairent guère: les interprétations se heurtent, s'entrechoquent. Il écrira :

« La lutte que je menais pour trouver un système était violente, parfois forcenée. En même temps, je reculais devant le marxisme, précisément parce qu'il offrait un système achevé 8. »

A travers la presse, il découvre le monde. On étudie ligne à ligne le journal libéral de Moscou, dans le jardin. Il s'initie à la politique européenne, lit avec passion les discours de Bebel, le chef de la social-démocratie allemande et même d'Eugen Richter, chef de l'opposition bourgeoise à Bismarck, admire la fière attitude du socialiste polonais Daszynski face à la police envahissant le parlement. Il note :

« Les succès du socialisme allemand, les élections présidentielles aux Etats-Unis, les remaniements qui se produisaient dans le Reichsrat autrichien, les menées des royalistes français, tout cela nous intéressait beaucoup plus que notre sort personnel 9. »

La police garde un œil sur les réunions des jeunes chez Chvigovsky. Elle les fait espionner par un ouvrier et un apprenti travaillant au même jardin, met la main sur un lot de brochures, mais ne prend pas au sérieux ces néophytes bavards.

Bien entendu, la famille est rapidement informée des nouvelles fréquentations de Ljova. Le père veut qu'il devienne ingénieur pour prendre place dans l'entreprise qui se développe et intervient brutalement, avec remontrances et menaces : il rappelle au jeune homme que c'est lui qui le fait vivre. Le choc est vif, douloureux, répété, entre ces deux personnalités vigoureuses et si proches. Ljova défend son indépendance, refuse à son père le droit de décider à sa place de ce qui le concerne 10. Pour mieux l'affirmer, il refuse désormais l'argent des parents, donne des leçons particulières, quitte ses logeurs et va s'installer chez Chvigovsky où, avec les frères Grigori et Ilya Sokolovsky, Ziv, pendant les vacances, et le frère de Chvigovsky, ils constituent ce qu'il appelle une « commune » :

« Nous vivions en spartiates, sans draps de lit, et nous nourrissions de soupes grossières que nous préparions nous-mêmes. Nous portions des blouses bleues, des chapeaux de paille, nous avions des cannes de bois noir. En ville, on pensait que nous avions adhéré à une secte mystérieuse. Nous lisions ce qui nous tombait sous la main, nous discutions furieusement, nous explorions l'avenir d'un regard passionné, et, en somme, nous étions heureux à notre manière 11. »

Le réveil politique du pays, le renouvellement de la répression, nourrissent l'ardeur des jeunes gens. Partout on révoque des professeurs, on interdit des livres, on ferme clubs et bibliothèques. L'obligation pour les étudiants de prêter serment de fidélité au tsar Nicolas II agite toutes les universités. Dans la grande grève de 30 000 ouvriers de Saint-Pétersbourg, en mai 1896, se fait déjà sentir l'influence de l'Union de combat pour l'Emancipation de la Classe ouvrière récemment fondée par Lénine et Martov 12. L'influence des marxistes grandit.

Mais les jeunes gens des soirées de Chvigovsky, eux, demeurent fidèles au populisme, ne connaissent que vaguement les critiques que lui adressent les marxistes. Une seule personne dans le cercle, Aleksandra Lvovna Sokolovskaia, la fille d'un populiste, se réclame du marxisme et tente d'y gagner ses camarades. Les discussions montent d'un ton avec l'arrivée de Ljova, en plein débat. Il est agressif et dur avec la jeune femme, assure que le marxisme est borné et étroit 13. Non sans une tendre et amicale ironie, Max Eastman écrit :

« Ce n'était pas seulement contre l'interprétation matérialiste de l'histoire que Trotsky se rebellait aussi férocement. ... Il avait un cœur vivant, et l'histoire exige qu'on rapporte ce fait que tous les autres, dans le jardin, étaient amoureux d'Aleksandra Lvovna. Elle était au-dessus d'eux comme une Madone, plus avisée qu'eux, et plus tendre, et plus ferme. Dans ce monde de choses inachevées, rarement esprit étincelant et caractère héroïque s'étaient logés dans une personne aussi agréable et digne d'amour 14. »

Ljova ne sait pas grand-chose des idées de Marx, n'a lu que quelques brochures de vulgarisation. Pourtant, déjà rompu à la discussion d'idées, apte à saisir le point faible de l'interlocuteur, habitué depuis l'école à avoir le dernier mot, sûr de sa capacité à écraser l'adversaire, il se lance sans hésiter, ironise, accable de sarcasmes son contradicteur .. Pourquoi a-t-il choisi le camp du populisme ? Il explique plus tard sa résistance au marxisme par son souci d'indépendance, son respect du rôle des individus et de leur libre volonté. Sans doute les marxistes qu'il a rencontrés sont-ils de l'espèce que leurs camarades de Sibérie appellent « les mahometans », fatalistes et tristement déterministes s'abritant derrière les forces productives, étroits et desséchés. Il y a au contraire, derrière les grands thèmes du populisme, un souffle d'épopée, le souvenir des grands terroristes, l'atmosphère héroïque d'un mouvement romantique qui le transporte.

G.A. Ziv et après lui Max Eastman et plus tard Deutscher se sont faits l'écho d'un incident très vif qui se serait déroulé le soir du 31 décembre 1896 dans la cabane de Chvigovsky. Ljova à peine arrivé, annonce qu'il s'est converti au marxisme, à la grande joie d'Aleksandra Lvovna. Puis, au moment des toasts, il aurait lancé : « Au diable tous les marxistes et tous ceux qui veulent instituer cruauté et sécheresse dans les rapports humains », provoquant ainsi le départ d'Aleksandra Lvovna et sa rupture avec le groupe 15. Trotsky ne mentionne pas cet incident dans Ma Vie, et, contrairement à ce qu'écrit Deutscher 16, ne le confirme pas dans sa préface dont il précise qu'il l'a écrite sans avoir lu le manuscrit 17. L'épisode a-t-il plus de valeur que les affirmations de Ziv, contredites par tous les autres témoins, selon lesquelles Trotsky aurait été épileptique 18 ? Eastman a interrogé Aleksandra Lvovna sur l'incident du Nouvel An, et a conclu à une plaisanterie un peu lourde imaginée par Chvigovsky 19 : Nous savons aussi par lui qu'Aleksandra demandera plus tard a Ljova comment quelqu'un d'aussi sympathique et sensible que lui avait pu faire un aussi sale coup 20.

Le groupe ne peut pas discuter sans fin des voies et moyens de la révolution russe. Il faut agir. Les expériences se succèdent avec des résultats divers. La création d'une société pour la diffusion des livres utiles dans les milieux populaires est un échec. D'abord parce que les jeunes gens n'ont pas les moyens d'assurer une telle diffusion, ensuite parce que la police leur confisque un lot important. En revanche, l'action pour la défense de la bibliothèque publique et contre l'augmentation de 5 à 6 roubles de l'abonnement est un succès. L'affaire, dont Aleksandra Lvovna est l'organisatrice, se déroule très bien : on trouve et on organise une foule d'abonnés nouveaux qui sont en majorité à l'assemblée générale, élisent Chvigovsky président et ramènent la cotisation à son ancien montant 21. C'est pour Ljova le premier succès d'une action collective qu'il a conçue. L'initiative suivante est moins heureuse. Les jeunes gens décident de se donner une université d'enseignement mutuel. Mais les moyens manquent : l'adolescent qui traite de la leçon sur la Révolution française s'embrouille et abandonne, Ljova lui-même ne dépasse pas la seconde leçon du cours de sociologie qu'il a projeté de faire. La dernière entreprise n'est pas collective : Ljova et Grigori Lvovitch, l'un des frères d'Aleksandra, entreprennent d'écrire un drame dont le fond sera constitué par la querelle entre marxistes et populistes. Un jeune homme populiste est épris d'une jeune marxiste et chacun, à tour de rôle, expose ses arguments dans de longs monologues. Mais les auteurs sont bientôt perplexes : sans qu'ils l'aient vraiment voulu, « la marxiste » – est-ce la revanche d'Aleksandra ? – est plus attrayante et plus convaincante qu'ils ne le voudraient. Ils terminent le premier acte. Les quatre autres ne verront pas le jour, le manuscrit lui-même ayant disparu, sans doute détruit par une personne qui en avait été dépositaire.

En 1896, Ljova passe sans difficulté l'examen final de l'école réale, toujours à la même « première place » : l'acquis des années précédentes compense largement les heures d'école buissonnière et de « politique ». La famille espère maintenant qu'il entrera à l'université ; elle se résigne à ce qu'il étudie les mathématiques, comme à un moindre mal. A l'été, Ljova revient à Yanovka où va se dresser désormais une belle maison de pierre, symbole de l'ascension sociale de la famille de David Léontiévitch. Puis il va passer quelques mois à Odessa.

Logé pendant plusieurs mois chez un oncle libéral qui s'est fait fort de le ramener dans la voie du bon sens, le jeune Ljova suit avec passion les cours de mathématiques qui doivent faire de lui un ingénieur. Le directeur technique des Chantiers de la Baltique à Leningrad a parlé de lui à Eastman en 1925 :

« C'est un ami de la révolution et fier de son camarade, mais il n'a pas pu retenir un soupir de regret qu'un tel ingénieur ait été perdu pour la profession. Une aptitude lumineuse aux mathématiques, une imagination constructive inlassable, une personnalité impérieuse – et, alors, un père avec beaucoup de terre, beaucoup d'argent et une gigantesque ambition de construire –, c'est vraiment un miracle que Trotsky ne soit pas devenu ingénieur 22. »

Ce miracle, c'est l'attrait de l'action clandestine : c'est pour elle qu'il quitte Odessa pour Nikolaiev de nouveau où il va vivre de leçons particulières tout en se consacrant au militantisme. Il a trouvé à Odessa ce qu'il y cherchait, des brochures clandestines, pris contact avec des cercles d'étudiants d'écoles professionnelles, et rencontré ses premiers « marxistes ».

Il semble avoir été impressionné par son premier contact avec les ouvriers du port, instruits, intellectuellement intéressés, énergiques quand ils se sont donné un objectif : il a déjà démêlé la protestation sociale qui se cache derrière le développement des sectes religieuses. Au début de l'hiver sur un bateau brise-glace, constatant que la surveillance policière se met en place autour de lui, il retourne à Nikolaiev, abandonnant ses études : il s'installe à nouveau chez Chvigovsky. Laissons-lui la parole :

« Tout recommença comme par le passé. Nous examinions ensemble les dernières livraisons des revues radicales, nous controversions sur le darwinisme, nous nous préparions d'une façon indéterminée et nous attendions. Quelle fut l'immédiate impulsion qui nous engagea dans la propagande révolutionnaire ? Il est difficile de répondre à cette question. L'impulsion fut intérieure. Dans le milieu intellectuel que je fréquentais, personne ne s'occupait d'une véritable besogne révolutionnaire. Nous nous rendions compte qu'entre nos interminables causeries devant des verres de thé et une organisation révolutionnaire, il y avait tout un abîme. Nous savions que, pour établir la liaison avec des ouvriers, il fallait une grande conspiration. Nous prononcions ce mot sérieusement, d'un ton grave, presque mystique. Nous ne doutions pas qu'à la fin des fins nous en arriverions des séances de thé à la conspiration, mais nul de nous ne pouvait dire nettement quand et comment cela se produirait. Le plus souvent, pour justifier nos retardements nous nous disions entre nous : " Nous devons nous préparer d'abord " … Et ce n'était pas si mal 23 … »

L'impulsion allait venir du développement des luttes ouvrières dans le pays qui redonna courage aux intellectuels et aux étudiants. Aux vacances, des dizaines d'étudiants rapportèrent de Pétersbourg, Moscou, Kiev, les informations concernant les grandes grèves ouvrières, et notamment les grèves des tisserands dans la capitale. Ils avaient, de leur côté, lutté dans les universités et certains en avaient été exclus. En février 1897, l'étudiante Vetrova, emprisonnée dans la forteresse Pierre-et-Paul se suicida par le feu. La flamme se ranima alors dans toutes les villes universitaires, avec le cortège des arrestations et des déportations. C'est dans cette ambiance que le jeune Bronstein et ses camarades s'engagèrent dans le travail révolutionnaire. Trotsky raconte que c'est dans le cours d'une discussion avec Grigori Sokolovsky que les deux jeunes gens décidèrent de « commencer », et que ce fut lui – enfin marxiste, mais le savait-il ? – qui donna la formule : « Il faut trouver des ouvriers, n'attendre personne, ne demander rien à personne, mais trouver des ouvriers et commencer. » Le soir même, Sokolovsky avait fait connaissance, grâce à une relation, de plusieurs ouvriers dont l'électricien Ivan Andréiévitch Moukhine, et ils se réunissaient à six au Café Russie, suants et enthousiastes, écoutant la façon très personnelle et imagée dont Moukhine concevait l'agitation révolutionnaire. Trotsky poursuit dans Ma Vie :

« A partir de ce jour, nous nous jetâmes dans le travail à tête perdue. Nous n'avions ni anciens pour nous guider, ni expérience personnelle ; mais, je crois, nous n'éprouvâmes pas une seule fois de difficultés ni d'embarras. Une chose sortait de l'autre, aussi irrésistiblement que tout était sorti de l'entretien, mené dans une taverne, avec Moukhine 24. »

La fondation de l'organisation clandestine répond à une brutale décision du jeune Bronstein dont Max Eastman a très bien analysé toute l'ambivalence :

« Il résistait encore vaillamment à la théorie marxiste. Il défendait encore son "individualité" et la divine importance de la "pensée critique" et, comme corollaire logique, quoique un peu éloigné, le droit divin du paysan russe à conduire la révolution russe. Mais, il n'avait pas pris la peine de regarder le paysan dans les yeux et déjà en fait il avait travaillé comme agitateur parmi les ouvriers d'industrie. Ses intuitions pratiques étaient en avance sur sa philosophie 25. »

Ziv, alors étudiant en médecine, raconte que son ami lui présenta toute l'affaire à partir de la faillite du populisme 26; de toute façon, une organisation fondée sur les ouvriers semblait relever davantage de la méthode marxiste que du populisme. Ljova la baptise Union ouvrière de la Russie du Sud : c'est à la tradition populiste que ce nom la rattache, puisque, un quart de siècle plus tôt, avait existé à Odessa une organisation clandestine inspirée par elle et animée par des étudiants : elle avait été détruite par la police en 1875 et la plupart de ses dirigeants étaient morts en prison, certains sous la torture, après des souffrances terribles, et leur souvenir était resté vivant dans la région.

C'est Ljova – sous le pseudonyme de Lvov qu'il a adopté, non sans quelque gêne, pour son premier contact avec Moukhine et ses camarades –, qui est le véritable dirigeant et même l'homme-orchestre du groupe. Il a gardé les contacts avec les cercles qu'il a connus à Odessa et cherche à en nouer d'autres. A Nikolaiev, les conditions se révèlent très favorables à l'entreprise, parmi les 10 000 ouvriers, instruits et relativement bien payés, du port et des usines de la ville. Trotsky se souvient dans Ma Vie :

« Les ouvriers venaient d'eux-mêmes à nous, comme si nous avions été attendus depuis longtemps dans les usines. Chacun amenait un copain ; plusieurs d'entre nous amenèrent leurs femmes : certains ouvriers âgés entrèrent dans nos cercles avec leurs fils, Cependant, ce n'était pas nous qui cherchions les ouvriers ; c'étaient eux qui nous cherchaient. Jeunes dirigeants inexpérimentés, nous perdîmes bientôt le souffle dans le mouvement que nous avions soulevé. Le moindre mot avait son écho. A nos leçons et causeries clandestines, qui se faisaient dans les logements, dans les bois, au bord de la rivière, nous réunissions de vingt à vingt-cinq personnes, et quelquefois plus. La majorité se composait d'ouvriers hautement qualifiés, qui gagnaient assez bien leur vie. Aux chantiers maritimes de Nikolaiev, la journée de huit heures était déjà de règle. Les ouvriers de ces ateliers ne se préoccupaient pas de grève : ils cherchaient seulement à établir de la justice dans les relations sociales. Certains d'entre eux se disaient baptistes, sundistes, chrétiens évangéliques. Mais ce n'étaient pas les membres de sectes dogmatiques. S'éloignant simplement de l'orthodoxie, ces travailleurs prenaient le baptisme comme étape d'un court trajet vers le chemin de la révolution. Au cours des premières semaines de nos entretiens, certains d'entre eux usaient encore de formules de sectes chrétiennes et cherchaient des analogies avec le christianisme primitif. Mais presque tous se débarrassèrent bientôt de cette phraséologie que raillaient sans cérémonie de plus jeunes ouvriers 27… »
« Nous avions parmi les jeunes une élite très cultivée qui avait passé par l'école technique des chantiers de constructions navales. Elle comprenait à demi-mot son moniteur. Ainsi la propagande révolutionnaire s'avéra incomparablement plus facile que nous ne l'avions imaginé. Nous étions surpris et grisés par les exceptionnels résultats de notre travail. D'après ce que nous avions entendu dire de l'activité des militants, nous savions que d'ordinaire le chiffre des ouvriers gagnés à la cause s'exprimait par quelques unités. Un révolutionnaire qui avait persuadé deux ou trois travailleurs comptait cela pour un succès non négligeable. Or, chez nous, le nombre des ouvriers qui s'étaient affiliés à nos cercles ou désiraient y entrer semblait pratiquement illimité. On ne manquait pas de dirigeants. La littérature manquait aussi. Entre moniteurs, on s'arrachait un unique exemplaire archi-usé du Manifeste communiste de Marx et Engels, exemplaire manuscrit, copie faite par plusieurs mains à Odessa, comportant bien des lacunes et altérations 28. »

Tout le groupe des fidèles de Chvigovsky s'est mobilisé pour le succès de l'entreprise ; Aleksandra Lvovna les a rejoints dès qu'elle a été informée du développement de l'organisation, et elle dirige un cercle, puisque c'est ainsi que les ouvriers sont regroupés pour lire la presse clandestine, discuter les événements et apprendre. En moins d'une année, l'organisation compte environ 200 membres, essentiellement ouvriers, mais aussi étudiants, dont la majorité ont entre vingt et trente ans mais dont quelques-uns dépassent pourtant la quarantaine.

Très rapidement l'organisation éprouve le besoin de sortir elle-même ses propres publications. Elle se met à produire des tracts et une feuille hectographiée (b) en 200-300 exemplaires intitulée Naché Delo (Notre Cause) 29. Les tracts dénoncent des conditions locales de travail, des abus de petits chefs, des injustices, commentent les réactions à leurs dénonciations, s'efforcent de suivre l'actualité. Lvov est la pièce maîtresse de cet édifice. II racontera plus tard:

« J'écrivis des proclamations, des articles ; je les recopiais ensuite en caractères d'imprimerie pour l'hectographe. A cette époque, nul n'avait entendu parler de machines à écrire. Je dessinais les lettres avec le plus grand soin. Je me faisais un point d'honneur d'obtenir qu'un ouvrier même presque illettré pût déchiffrer sans peine la proclamation sortie de notre hectographe. Chaque page demandait au moins deux heures de travail. J'y passais parfois toute une semaine, le dos plié, ne me redressant que pour aller aux réunions et occupations des cercles. Mais quelle satisfaction quand on apprenait des usines, des corporations, comment les mystérieuses feuilles aux lettres violettes avaient été avidement lues transmises et ardemment discutées par les ouvriers. Ils se représentaient l'auteur des proclamations comme un puissant et mystérieux personnage qui pénétrait dans toutes les usines, savait ce qui se passait dans les corporations, et était en mesure, de répondre aux événements, dans les vingt-quatre heures, par des feuilles toutes neuves 30. »

Max Eastman commente :

« Trotsky sourit un peu du "pédantisme" avec lequel il perfectionne son journal, courbé toute la nuit sur sa table comme un coupeur de diamants sur ses joyaux. Il avait peut-être passé sa journée à courir d'un bout à l'autre de la ville pour collecter trois roubles pour acheter l'encre et le papier. Dans la soirée, il avait dirigé une réunion de son cercle. La veille il avait fait son voyage hebdomadaire à Odessa contribuant à l'organisation locale, faisant des discours, établissant un trait d'union entre les ouvriers des deux villes. Il avait fait un paquet de littérature illégale et avec ça comme oreiller s'était glissé pour son sommeil nocturne sur le pont de troisième classe du petit vapeur qui retournait à Nikolalev. Dimanche, Il avait fait une assemblée générale de l'Union dans les bois, avec discours, récitations, salutations apportées par un délégué des ouvriers d'Odessa. Lundi, il avait rencontré les organisateurs des divers cercles, expliquant l'organisation, réglant les conflits arrangeant les moindres détails du travail. Dans l'intervalle il avait écrit la plus grande partie du journal, réunissant des informations sur le mouvement dans les autres villes, dans les autres pays, faisant une interprétation économique de l'histoire russe, composant des poèmes, écrivant (les éditoriaux, fabriquant des dessins en découpant et en combinant les personnages de gravures différentes. Il avait gagné sa vie vaguement aux bizarres moments où il l'avait pu. Et maintenant il allait passer jusqu'au lever du soleil nuit après nuit, imprimant son journal avec son encre et sa plume, faisant chaque exemplaire aussi clair et exquis qu'un livre de prières sur sa machine à miméographier 31. »

Max Eastman a réussi à lire quelques-unes des proclamations du jeune Lvov. Il a remarqué qu'elles étaient dépourvues de la langue de bois, du sarcasme trop fréquents dans ce genre de littérature :

« Elles parlent directement et chaleureusement, et en fait presque avec tendresse des problèmes des ouvriers et du bel avenir qu'ils peuvent susciter s'ils veulent simplement se réunir dans le courage et l'amitié. ... On peut lire son cœur, là, dans ces documents simples, les exquises lettres minuscules tracées de sa propre plume, puis miméographiées – patientes, propres, artistiques, apportant les plus grands espoirs à la classe la plus basse 32. »

Les conditions du travail clandestin de l'époque expliquent en grande partie les difficultés que le groupe semble avoir rencontrées dans ce que Trotsky appellera la « propagande orale ». On ne s'improvise pas orateur du jour au lendemain dans une société où il n'y a pas liberté de parole. Les conférences dans les cercles, en terrain plus sûr, marchent assez bien et contribuent au recrutement, mais Ljova se désespère de ne pas « bien parler ».

Les fondateurs de l'Union n'avaient pas voulu constituer une organisation purement locale et cherchaient même systématiquement à l'élargir à d'autres villes. Odessa est évidemment au centre de leurs relations, et Lvov s'y rend régulièrement, en bateau et de nuit, pour ne pas perdre de temps. Les relations nouées à la Bibliothèque publique d'Odessa avec l'ouvrier imprimeur Polak font date dans l'histoire du groupe, puisqu'elles permettent à Lvov de rapporter à Nikolaiev une valise entière de brochures illégales éditées à l'étranger, dont la diffusion parmi les ouvriers de Nikolaiev vaut un prestige renouvelé aux jeunes dirigeants.

Tous les témoins de l'activité du jeune Bronstein dans l'Union de Nikolaiev s'accordent à reconnaître son rôle capital dans le développement de cette organisation, dont il se fallut de peu qu'elle participât à la fondation clandestine du Parti ouvrier social-démocrate russe : elle avait en effet acquis en quelques mois une réputation plutôt solide. Même le très malveillant Ziv mentionne « son activité inlassable », « son énergie inépuisable », « son inventivité dans tous les domaines 33 ». A.L. Sokolovskaia, des années plus tard, confie à Max Eastman qu'elle n'a rencontré personne qui fût « aussi intégralement et totalement dévoué à la révolution 34 ».

Au début des années vingt pourtant, le témoignage de Ziv, antibolchevique émigré à New York, sonne un peu différemment. Il assure en effet que « s'élever au-dessus des autres, être partout et toujours, le premier  … fut toujours la nature fondamentale et la personnalité de Bronstein », et que « la révolution et son moi coïncidèrent 35 ».

« Les ouvriers l'intéressaient en tant qu'objets indispensables de son action, de son activité révolutionnaire ; ses camarades l'intéressaient en tant que moyens grâce auxquels il pouvait manifester son action révolutionnaire : il aimait les ouvriers, il aimait ses camarades d'organisation parce qu'en eux, c'est lui-même qu'il aimait 36. »

Ziv affirme aussi que Bronstein lui avait confié à cette époque que « les ouvriers le prenaient pour Lassalle » – le socialiste allemand contemporain de Marx, mort en duel – et assure que « son rêve caché » était d'être « le Lassalle russe 37  ». Il n'est pas discutable que le jeune Ljova fut attiré par la brillante personnalité romantique de Lassalle ; pour le reste, son vieux camarade Ziv donne ici un témoignage trop précis et trop malveillant pour n'être pas suspect.

Le genre biographique ayant ses propres pesanteurs, il s'est trouvé un auteur qui, sans dissimuler l'hostilité de Ziv à Lassalle, a cru pouvoir utiliser ses affirmations en les atténuant quelque peu. C'est en s'appuyant sur Ziv qu'Isaac Deutscher écrit :

« L'ego de Bronstein dominait toute sa conduite, mais la révolution dominait son ego 38. »

Indéniablement séduit par un propos riche de virtualités et se prêtant aux effets littéraires, il poursuit en écrivant que Trotsky « aimait les ouvriers, aimait ses camarades  ...  parce qu'en eux, c'est lui-même qu'il aimait 39 ». Reprenant le thème de Lassalle, il fait du « rêve caché » de Ziv une réalité incontestable. Il assure que Lassalle fut « le héros qui inspira » Trotsky « plus que tout autre » et que « la forte impression» qu'il lui fit résultait d'une « affinité incontestable» ainsi que « la grandeur, le brillant, le drame » de la vie de Lassalle qui ne pouvaient qu'« enflammer l'imagination du jeune Bronstein » ... Et de conclure prudemment et non sans ambiguïté :

« S'il faut en croire Ziv, il jurait qu'il deviendrait le Lassalle russe. Le jeune homme n'avait aucune disposition pour la modestie, fausse ou réelle. Il ne cachait ni ses défauts, ni ses ambitions. Il avait l'habitude de penser, de rêver et de s'abandonner tout haut à ses songes ambitieux 40. »

En ce qui me concerne, je ne suivrai pas Ziv dans la connaissance des rêves cachés de son personnage. Tous les témoins sont d'accord pour placer au centre de la personnalité de Lev Davidovitch Bronstein son dévouement à la révolution. Expliquer ce dévouement par l'égocentrisme et le souci de sa propre image ramènerait le phénomène révolutionnaire lui-même à une somme de hasards individuels. Comme l'a démontré Michel Kehrnon 41, il n'y a aucune raison de faire confiance à Ziv et à ses rancunes après leur dernière rencontre américaine : Ljova était devenu l'un des chefs de la révolution et Ziv un obscur émigré.

Je préfère décidément Eastman, parce qu'il aimait Trotsky, parce qu'il a interrogé plusieurs témoins, parce qu'il n'était pas partie prenante dans une pose pour l'Histoire. Il a été incontestablement impressionné par tout ce qu'on lui a dit sur les rapports de couple de Lev Davidovitch et Aleksandra Lvovna :

« Sa personnalité, écrit-il, s'était inclinée devant cette marxiste belle et menue, devant sa sagesse. Il l'aimait et s'était détourné de tout autre objectif auquel se dévouer, sauf elle et la révolution. Elle était bien différente de lui, rayonnant du sérieux de sa foi alors qu'il étincelait de sa gloire, respectant instinctivement toute personnalité et ne la noyant pas sous la force de la sienne. Posée et le regard chaleureux, douée de toutes les qualités de la gentillesse, elle était la jeune mère bien-aimée de tous les ouvriers de l'organisation 42. »

Le marxisme auquel elle a gagné Ljova, celui qu'il fait sien au temps de ses vingt ans, n'est pas, écrit Eastman, cette doctrine que rallient tous ceux qui cherchent à nier les valeurs les plus précieuses de la vie. Au contraire. Il est la méthode qui permet d'affronter la réalité concrète des faits, afin de pouvoir poursuivre et de continuer à construire précisément « les valeurs les plus précieuses de la vie 43 ».

Après avoir recueilli des témoignages qui, en ces années où il mena l'enquête, se bousculaient devant le biographe, Eastman poursuit en soulignant que Trotsky a « quelque chose d'un volcan » :

« Il serait une personne souriante, disciplinée, très raisonnable et coopérative, mais si quelque chose soulève son indignation et qu'il commence à cracher le feu, alors, il crachera le feu sans aucune modestie ni considération pour la dimension du paysage. Le sens du Bien et du Mal de Trotsky est aussi arrogant que celui du Christ, et n'est pas tempéré par un grand amour pour ses ennemis. Mais pour ceux avec qui il vit et travaille, pour les masses de ce monde, sa volonté, si irréfléchie qu'elle soit dans sa force, a le sens de donner, non de prendre 44 . »

Il souligne, pour en finir avec ce bref portrait, que cet homme, né « avec un excès de confiance en lui-même », n'en est pas moins remarquablement modeste en ce sens qu'il se voit lui-même comme tout un chacun. Quant à sa soif d'apprendre :

« Il savait qu'il ne savait rien.  ... Esprit de qualité, sachant distinguer ce qu'il sait et ce qu'il ne sait pas, c'est ce qui, avec un désir dominateur et impérieux d'exceller, fait de lui un éternel jeune homme, un homme qui ne peut cesser de grandir 45. »

On peut légitimement s'interroger sur le fait qu'il ait fallu de longs mois à la police de Nikolaiev avant de mettre la main sur les gamins qui se réunissaient régulièrement dans la pépinière – le mot est délibérément utilisé dans son double sens, propre et figuré – de Chvigovsky. Les policiers ne se faisaient vraisemblablement aucune illusion quant au contenu général des discussions et aux colorations des idées qu'on y brassait. Mais peut-être n'étaient-ils pas capables d'imaginer que ces gamins ainsi repérés allaient d'eux-mêmes passer à l'organisation, et au recrutement dans les usines. Peut-être ne concevaient-ils pas qu'ils pussent être autre chose que les simples instruments d'hommes plus âgés tirant leurs ficelles en coulisses : probablement ont-ils perdu du temps à repérer d'autres éléments de la filière dans l'espoir d'attraper de plus gros poissons.

Toujours est-il que, combinant filatures et surveillances, la police de Nikolaiev en vint rapidement à connaître les grandes lignes de l'organisation et à y nouer, par le chantage et les menaces, des liens avec certains des clandestins qui acceptèrent de la servir, après une interpellation. Découvrant qu'ils étaient filés et surveillés en permanence, ayant réussi par ailleurs à démasquer dans leurs rangs un indicateur, les jeunes dirigeants de l'Union décidèrent alors de s'éloigner par prudence 46 après avoir pris la décision héroïque de revenir se livrer au cas où il y aurait des arrestations, afin qu'on ne puisse faire croire aux ouvriers que les « chefs » les avaient abandonnés à l'heure du danger.

Ljova n'alla pas très loin, puisqu'il se rendit dans la maison familiale à Yanovka, afin de préparer le prochain numéro du journal 47. Il quitta la maison de ses parents le 27 janvier 1898 pour rejoindre la cabane de Chvigovsky, où avait été fixé le lieu du rendez-vous. Il y retrouva Maria Lvovna, la sœur d'Aleksandra, qui lui apprit l'arrestation de l'un des frères Sokolovsky. Après avoir discuté une nuit durant sur la conduite à suivre, Chvigovsky, Maria Lvovna et Ljova lui-même furent arrêtés au petit matin par la police, dans la cabane de Chvigovsky, entre Yanovka et Nikolaiev 48.

Ainsi, après une jeunesse finalement privilégiée et même particulièrement favorisée pour un enfant de famille juive dans la Russie tsariste et des études en définitive enrichissantes, le jeune homme s'engageait-il brusquement dans un univers tout différent, celui que connaissaient déjà ou allaient connaître tous les révolutionnaires de sa génération.

Son université allait se dérouler en prison et en déportation, et il n'y était pas le seul. Il ferait désormais partie de ceux que Max Eastman appelle les membres d'un « ordre noble », hommes et femmes dont l'héroïsme est reconnu, comme les Chevaliers de la Table Ronde ou les Samouraï, mais dont les lettres de noblesse sont inscrites dans l'avenir et non dans le passé:

« Trotsky appartenait à cet ordre noble et ses années de prison ne furent qu'une fraction de l'expérience requise. Elles en firent un membre de ces classes opprimées dont il s'était fait le champion de la cause. Il ne serait plus désormais un "agitateur du dehors". Il n'y aurait pas d'excès de sympathie dans son sentiment de révolte. Il pourrait haïr le tyran à son propre compte et combattre pour son propre droit à la liberté 49. »

Notes

a Le populisme apparut dans les années soixante. Il affirmait la possibilité pour la Russie paysanne de passer au socialisme sans traverser le stade capitaliste. Les Intellectuels allant au peuple, les héros qui se sacrifient par des actes exemplaires, les minorités agissantes, etc. constituent d'autres thèmes et symboles du populisme d'où plus tard se dégagera le marxisme russe.

b L'hectographie est un procédé de reproduction d'un texte qui permet de tirer une centaine d'exemplaires d'un texte dactylographié ou manuscrit avec l'utilisation d'un papier, d'une encre spéciaux et d'alcool. Intermédiaire entre la machine à alcool et la ronéo, l'hectographe permettait une diffusion clandestine limitée.

Références

1 Aux ouvrages indiqués à la fin du chapitre précédent. il faut ajouter : Grigori A. Ziv, Trotsky : kharakterisiika (pro litchnym vospominianianiam), New York, 1921, un témoignage malveillant, et l'enquête plutôt bienveillante de Max Eastman, parue en 1925 à New York, dont nous avons utilisé une réédition à Londres en 1980 intitulée The Young Trotsky (ci-dessous Y.T.). Pour le contexte historique du mouvement ouvrier, voir Richard Pipes, Social-Democracy and the Saint-Petersburg Labor Movement 1885-1897, Cambridge, Ma, 1963.

2 Trotsky, M. V., I, p. 158.

3 Ibidem.

4 Eastman, Y. T., p. 16.

5 Ibidem,  pp. 15-27.

6 Ziv, op. cit., p. 5.

7 M.V., I, p. 171.

8 Ibidem.

9 Ibidem,  p. 162.

10 Ibidem, pp. 162-163.

11 Ibidem, p. 163.

12 Pipes, op. cit., pp. 76-98 et 99-116.

13 Eastman, Y. T.. pp. 21-23.

14 Ibidem., p. 23.

15 Ziv. op. cit., p. 12 et Eastman, Y.T., p. 38.

16 Deutscher, op. cit., I, n. 2, p. 52.

17 Eastman, Y.T.,p. v.

18 Ziv, op. cit., p. 33.

19 Eastman, Y.T., pp. 32-33.

20 Ibidem, p. 38.

21 M.V., I, p. 168.

22 Ibidem, p. 19.

23 M.V., I, p. 168.

24 Ibidem, p. 171.

25 Eastman, Y.T.,p. 31.

26 Ziv, op. cit., p. 18.

27 M.V., I, p. 173.

28 Ibidem, p. 176.

29 Ziv, op. cit., p 23.

30 Ibidem, pp. 176-177.

31 Eastman, Y.T.,pp. 43-44.

32 Ibidem, p. 41.

33 Ziv, op. cit., p. 26.

34 Eastman, Y.T., p. 43.

35 Ziv, op. cit.,pp. 11-12.

36 Ibidem, p. 12.

37 Ibidem, p. 20.

38 Deutscher, op. cit., I, p. 61.

39 Ibidem, p. 12.

40 Ibidem, pp. 35-36.

41 On trouvera une remarquable mise au point sur le livre de Ziv et l'utilisation qu'en a faite Isaac Deutscher dans un article de Michel Kehrnon. « A Propos d'une Source de Deutscher », Cahiers Léon Trotsky, n° 2, 1979. pp. 89-98.

42 Eastman, Y.T., p. 43.

43 Ibidem, pp. 25-26.

44 Ibidem, p. 42.

45 Ibidem, p. 45.

46 Ibidem, p. 48.

47 Ibidem.

48 Ibidem.

49 Ibidem, p. 54.

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