1920

Les souvenirs d'Alexandre Chliapnikov, ouvrier et dirigeant bolchevik.

Alexandre Chliapnikov

A la veille de 1917
IV – La guerre

Alors que les maquignons de la bourgeoisie impérialiste préparaient leurs dernières notes et que la Triple Alliance montrait le poing à la Triple Entente, le prolétariat pétersbourgeois ainsi que de plusieurs autres centres industriels de Russie était entièrement absorbé par la lutte intérieure.

Les événements de juillet avaient fait sortir la province de sa torpeur, et la vague de grèves déferlait littéralement « des rocs de la Finlande glacée à la brûlante Colchide... »

Les manifestations et les combats de rue des ouvriers pétersbourgeois se terminèrent le 12 juillet, mais une partie considérable des 300 000 grévistes ne reprit pas immédiatement le travail. La société des fabricants et des usiniers résolut de punir par un léger lock-out « l'indiscipline des ouvriers ».

Plusieurs fabriques et presque toutes les usines métallurgiques privées congédièrent leurs ouvriers.

Néanmoins, l'approche du « dénouement fatal », c'est-à-dire de la guerre, obligea le gouvernement à rétablir la « paix » dans la capitale. Les affiches annonçant le lock-out furent inopinément transformées en affiches annonçant l'ouverture des usines ; au lieu de menacer les ouvriers, on les invitait poliment à réintégrer leurs postes. Prévoyant un conflit de longue durée, beaucoup d'ouvriers étaient partis pour le village et n'apprirent que beaucoup plus tard la réouverture des entreprises. Deux jours avant la mobilisation, la vie ouvrière de Pétersbourg était redevenue normale.

Malgré les répressions forcenées, le manque de journaux et un chômage de deux semaines, l'état d'esprit des ouvriers était excellent. Tous étaient heureux de la dernière grève qui les avait réconfortés, avait groupé l'immense armée du travail dans un puissant mouvement d'indignation. La solidarité ouvrière n'avait pu être brisée ni par la police, ni par les « glorieuses » troupes cosaques, ni par les menaces de la coalition des entrepreneurs de séduire les ouvriers à la famine.

Le premier jour de la reprise du travail fut employé uniquement à un échange d'impressions entre les ouvriers sur ce qui venait de se passer dans la capitale. Tous sentaient que le jour n'était pas loin où le prolétariat livrerait au capital sa bataille décisive dans toute la Russie.

Les hostilités sur le front austro-serbe passaient à l'arrière-plan. Mais les ouvriers suivaient attentivement la marche des pourparlers entre les différents pays.

Cependant les milieux panslavistes s'étaient mis à l'œuvre. La presse stipendiée et semi-libérale préparait le terrain pour des manifestations patriotiques. Ces dernières ne se firent pas attendre ; elles surgirent « spontanément » dans les parties centrales de la ville et se terminèrent, les premiers jours, devant l'ambassade serbe.

L'élément principal de ces manifestations était représenté par des dvorniks1, des commis, des intellectuels, des dames de la « société » et des collégiens. Des drapeaux, des pancartes, des portraits du tsar préparés d'avance étaient arborés « spontanément » et, sous la protection d'un fort détachement de police à cheval, on allait acclamer les ambassades alliées. Tout le monde était obligé de se découvrir devant ces patriotes, véritables apaches qui, durant les premiers jours, exercèrent dans le centre de la ville une véritable terreur sur toute la population. Usant logiquement et jusqu'au bout de la « liberté » qui leur avait été accordée, ils saccagèrent à l'instigation du Viétchernéié Vrémia2 l'ambassade allemande et différentes entreprises privées, mais, pour ces hauts faits, se virent privés « du droit de manifestation ».

Le Comité pétersbourgeois du Parti Social-Démocrate Ouvrier avait engagé les ouvriers à transformer ces manifestations patriotiques en manifestations révolutionnaires, et plusieurs tentatives de ce genre avaient déjà eu lieu et s'étaient terminées par des collisions. La « suppression » totale des manifestations, ordonnée par le gouverneur de la ville, empêcha le développement des contre-manifestations.

Avant leur interdiction, les manifestations avaient lieu à tout propos. Le plus léger succès sur le front donnait prétexte à une manifestation. Quand un nouveau pays entrait en guerre, c'était encore une manifestation. Devant ce chauvinisme forcené l'ensemble de la population, les employés, les intellectuels pétersbourgeois faisaient preuve d'une platitude et d'une bassesse écœurantes.

Le prolétariat pétersbourgeois commença à manifester un intérêt particulier pour les événements a partir du moment de l'ultimatum allemand à la Russie. On s'arrachait les éditions spéciales des journaux et les télégrammes du soir. Toute la presse exploita cet ultimatum pour démontrer la nécessité de soutenir l' « honneur » et la « dignité » de la Russie comme « grande puissance ». Le lendemain, le mot d'ordre des droites comme des gauches était : « Nous avons été attaqués. »

Les journalistes étaient devenus des patriotes enragés et l'indignation furieuse contre la « perfide Allemagne » était la nourriture journalière de la démocratie pétersbourgeoise. La presse ouvrière était temporairement muselée, et parmi les énergumènes du chauvinisme, il n'y eut pas une voix pour rappeler que l'Allemagne n'avait fait que devancer les patriotes russes, que deux semaines auparavant, lors de l'arrivée de Poincaré, les journaux réactionnaires menaçaient déjà la Prusse, déclarant que dans deux ans on serait prêt et qu'on lui ferait son affaire.

Pour de tels « services » rendus à la patrie, les journalistes recevaient des décorations de la République française.

Les événements se développèrent si rapidement qu'ils prirent les ouvriers organisés à l'improviste. Quoique ces derniers fussent tous en principe ennemis de la guerre, plusieurs ne parvenaient pas à s'orienter dans la complexité de la situation, sur laquelle les avis étaient partagés.

La mobilisation générale de la circonscription militaire de Saint-Pétersboug (comme de toute la Russie d'Europe) fut déclarée le 19 juillet (ancien style) à 6 heures du matin. Les commissariats de police travaillèrent toute la nuit, les agents allèrent porter a domicile les feuilles d'appel aux mobilisés.

Le matin, dans toute la ville, les murs étaient couverts d'affiches rouge sombre décrétant la mobilisation et d'affiches blanches indiquant les prix payés par l'intendance pour les effets fournis par les mobilisés. Autour de ces affiches se formaient des groupes où l'on causait des événements ; l'angoisse et l'abattement se lisaient sur tous les visages. Prés des postes de police, transformés pour la circonstance en lieux de recrutement, se pressaient des centaines de familles ouvrières. Les femmes pleuraient, protestaient et maudissaient la guerre.

Dans les ateliers, les fabriques et les usines, la mobilisation fit de grands vides. 40 % environ des ouvriers furent arrachés à leur métier. Partout, on sentait le vide et l'abattement. Les usiniers exigèrent des autorités qu'on leur rendît leurs ouvriers qualifiés, sinon ils ne pourraient exécuter les commandes de l'Etat. On fit droit à leur demande : quelques jours après, tous les ouvriers métallurgistes travaillant aux usines ayant des commandes de l'Etat furent rendus à leurs patrons, mais considérés comme mobilisés par les autorités militaires.

Dans les usines, le matin de la mobilisation, personne ne songeait au travail. On se rassembla dans les ateliers, on conversa et on sortit dans les rues en chantant des chants révolutionnaires. Dans quelques usines, il y eut des assemblées générales où assistèrent les mobilisés, auxquels les ouvriers firent jurer de ne pas oublier la lutte du prolétariat et d'exiger, l'arme à la main, à la première occasion favorable, « l'émancipation des Slaves à l'intérieur de la Russie même ».

Et de nouveau, comme aux jours des grandes grèves politiques, les rues des faubourgs de la capitale se remplirent de monde. Des foules de plusieurs milliers de manifestants défilèrent en chantant des chants révolutionnaires et en criant : « A bas la guerre ! » Fréquemment des femmes en larmes, folles de douleur s'attroupaient autour d'un commissariat de police, criant : « A bas la guerre ! » et exhortaient les passants à se joindre à elles.

La police n'était plus si nombreuse ni si brutale que pendant les journées de juillet ; elle essayait de disperser les manifestants, mais devant la protestation énergique des mobilisés, elle jugea bon de disparaître.

Vers midi, les premiers détachements des mobilisés, entourés d'une faible escorte d'agents de police, se dirigèrent vers les points centraux de rassemblement de la ville. Bientôt leurs rangs furent grossis par la foule, et il se forma une manifestation qui défila avec des rubans et des pancartes rouges au bout des cannes.

Le départ des mobilisés donna lieu à quelques collisions avec la police, mais, soutenus par les réservistes, les manifestants eurent partout le dessus. Des bagarres se produisirent dans différents quartiers excentriques de la ville et même au centre, dans le quartier de Kolomna. Dans les faubourgs, les manifestations revêtirent un caractère particulièrement grandiose à la Nevskaïa Zastava et à Viborgskaïa Storona. A la Nevskaïa Zastava, une foule de plusieurs dizaines de milliers d'hommes, drapeau rouge en tête, accompagna en chantant des hymnes révolutionnaires les réservistes jusqu'à la place Znamenskaïa, où elle se heurta aux patriotes et fut dispersée par la police. Sur divers points de Viborgskaïa Storona, il y eut des manifestations durant presque tout le jour.

Dès le premier jour de la mobilisation, Pétersbourg avait été déclaré en état de siège. Les voies ferrées, les ponts, les entrepôts et les différentes administrations étaient gardés par des patrouilles.

La poste, le télégraphe et les voies stratégiques étaient exclusivement au service de la guerre. Les premiers jours, Pétersbourg fut complètement coupé du reste du monde et encore plus de la province que de l'étranger.

Les bruits les plus alarmants circulaient dans la ville. De bouche en bouche on se transmettait des nouvelles sensationnelles : telle ou telle princesse était arrêtée pour trahison, l'ex-gouverneur de Pétersbourg, D..., était déjà soi-disant accusé et pendu pour avoir vendu des « documents importants » relatifs à la garde de la forteresse de Cronstadt. Les gens qui arrivaient de cette ville assuraient que parmi les barrages de mines on avait trouvé 300 mines chargées de sable. Les bruits de ce genre ébranlaient considérablement la confiance au pouvoir. Les petits bourgeois, les boutiquiers, les employés et les paysans patriotes imputaient tous les défauts d'organisation de la défense aux Allemands, qui, disait-on, avaient tous les hauts postes et menaient le pays. Aussi, du jour au lendemain, les Rennenkampf et autres devinrent-ils suspects à leurs collègues.

Notes

1 Nous avons déjà noté que les dvorniks (portiers) étaient tous des policiers. (N. du T.)

2 Journal antisémite du soir. (N. du T.)

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