1971

"L'histoire du K.P.D. (...) n'est pas l'épopée en noir et blanc du combat mené par les justes contre les méchants, opportunistes de droite ou sectaires de gauche. (...) Elle représente un moment dans la lutte du mouvement ouvrier allemand pour sa conscience et son existence et ne peut être comprise en dehors de la crise de la social-démocratie, longtemps larvée et sous-jacente, manifeste et publique à partir de 1914."


Révolution en Allemagne

Pierre Broué

2

Essai de définition du rôle d'un parti communiste


XIX: Le K.P.D. (S) au carrefour

Au lendemain du putsch de Kapp et de la grève générale qui l'a écrasé, le parti communiste allemand tient son 4° congrès, les 14 et 15 avril 1920, dans la clandestinité : situation surprenante qui s'explique par un renversement de situation dans lequel il porte sa part de responsabilité. La politique du parti allemand pendant la « kappiade » va devenir l'objet de débats passionnés non seulement en Allemagne, mais dans l'Internationale entière.

Une critique admise par tous.

Un fait est évident : la centrale a commis, aux premières heures du putsch, une erreur magistrale en proclamant, le 13 mars, que la classe ouvrière ne bougerait pas le petit doigt pour défendre la république bourgeoise contre les putschistes. Même Béla Kun, dont le gauchisme impénitent n'incline pas aux distinguos subtils, relève dans son analyse des événements de mars un antagonisme entre ce qu'il appelle « la contre-révolution démocratique » et « la contre-révolution antidémocratique », et explique ainsi que la première ait pu, pour abattre la seconde, recourir à des « armes révolutionnaires » comme la grève générale et l'appel à l'initiative du prolétariat [1].

Le premier accusateur de la centrale a été Levi lui-même. Il était, le 13 mars, détenu depuis quelques jours dans la prison de la Lehrerstrasse. C'est dans sa cellule qu'il a appris le putsch, et la position prise par ses camarades. C'est de sa cellule qu'il a aussitôt adressé à la centrale une lettre [2] dans laquelle il n'hésite pas à affirmer que la proclamation du 13 mars constitue « un crime », « un coup de poignard dans le dos de la plus grande action du prolétariat allemand » [3] :

 « Je ne puis conserver mon calme quand je pense que l'occasion que nous attendions depuis des mois s'est enfin présentée. La droite a fait une bêtise colossale et, au lieu de profiter de la situation pour assurer à notre parti, comme en 1918, un rôle dirigeant, cette dérision puérile ! (...) Je ne vois pas comment le parti pourra se remettre d'un tel coup » [4].

Selon lui, trois mots d'ordre s'imposaient aux communistes, que la classe tout entière pouvait reprendre et faire siens : l'armement du prolétariat, la lutte contre les putschistes jusqu'à leur capitulation sans conditions, l'arrestation immédiate de leurs dirigeants et complices :

« Avec ces trois mots d'ordre, le K.P.D. aurait donné à la grève la perspective qui lui manque aujourd'hui. Avec ces mots d'ordre, au bout de quelque temps, on aurait vu la justesse de ce que la centrale du parti communiste a placé à la base de son analyse, à savoir que les social-démocrates ne prendraient pas part, ou du moins ne pourraient pas prendre part à l'action jusqu'au bout. Et alors — mais alors seulement — le moment serait venu de montrer aux masses qui avait trahi leur cause, qui portait la responsabilité de leur échec. Alors — mais alors seulement —, quand les masses auraient repris nos mots d'ordre, et quand leurs « chefs » auraient refusé de les conduire jusqu'au bout et les auraient trahi, le cours des événements en aurait amené d'autres dans la direction des conseils : conseils, congrès des conseils, république des conseils, abolition de la république démocratique. (...) Et alors, après six mois d'un tel développement, nous aurions eu la république des conseils » [5].

Personne ne songe à contester cette sévère appréciation, même pas les auteurs de l'appel du 13 mars. Les dirigeants de l'Internationale, qui le considèrent comme une faute d'une gravité exceptionnelle, insistent, Zinoviev le premier [6], pour que la lettre de Paul Levi soit intégralement publiée dans la revue de l'Internationale, où elle ouvre une ample discussion sur la politique du K.P.D. (S), pendant et après le putsch de Kapp : publication qui vaut à Levi un surcroît d'autorité, en même temps qu'elle ébranle un peu plus celle de ses camarades de la centrale.

Telle quelle, la position de Paul Levi n'est pourtant pas suffisante. Elle dénonce la faute — et son mérite est de l'avoir fait sur-le-champ — mais ne l'explique pas. Aussi certains vont-ils s'employer à découvrir ce qu'ils appellent les « racines» de cette erreur. Béla Kun, par exemple, s'en prend à l'analyse faite par Radek du rythme de la révolution dans les pays occidentaux, démentie à ses yeux par le putsch et la réaction ouvrière, par la radicalisation accélérée de la classe ouvrière ; axé sur une perspective à long terme, le parti communiste allemand s'est laissé surprendre par ce changement de rythme [7]. Mais Radek, de son côté, n'est pas disposé à servir de bouc émissaire. Dans un long « essai critique » qui paraît à la suite de l'article de Levi dans le même numéro de la revue de l'Internationale [8], il qualifie l'appel de la centrale du 13 mars d' « erreur impardonnable ». Pour lui, comme pour Levi, « le parti communiste devait se laisser aller et se confier aux vagues de la lutte pour l'approfondir et la conduire plus avant» [9]. Il est nécessaire de chercher à savoir pourquoi il s'est refusé à le faire. Or la raison s'en trouve, selon lui, au sein même de la centrale, dans l'état d'esprit des dirigeants allemands, leur pratique politique routinière, leur incapacité à comprendre les tournants de la situation objective. Il rappelle les problèmes posés dans le parti en 1919 par les tendances putschistes et gauchistes qui y prévalaient, et la lutte correctement menée contre elles par la centrale. Mais, pour lui, c'est cet antiputschisme, devenu systématique, qui est à l'origine d'une nouvelle déviation, une tendance à la passivité, un refus de l'action :

 « L'antiputschisme, chez eux, a conduit à une sorte de quiétisme : de l'impossibilité de conquérir en Allemagne le pouvoir politique — établie empiriquement en 1919 —, ils ont en mars 1920 conclu à l'impossibilité de l'action en général, conclusion qui était déjà fausse l'an dernier ! » [10].

Parlant du point de vue de l'exécutif de l'Internationale, il écrit :

« Il n'est pas possible de donner de Moscou des directives concrètes au parti communiste allemand et nous considérons toujours que c'est à lui qu'il appartient de déterminer lui-même sa ligne. Mais, de même que le comité exécutif de Moscou avait bien compris l'année dernière que ceux qui, dans le mouvement allemand, luttaient contre les putschistes avaient raison, de même il est devenu pour lui évident aujourd'hui que la propagande doctrinaire antiputschiste n'est plus qu'un frein » [11].

Le 4° congrès du K.P.D. (S) ne va guère s'étendre sur l'erreur du 13 mars. Walcher, qui la critique, en rejette la responsabilité sur les dirigeants du district de Berlin et mentionne à ce propos les interventions de Budich et de Friesland [12]. Thalheimer plaide non-coupable et rejette également la responsabilité de l'orientation erronée sur les Berlinois. Rappelant l'insuffisance des liaisons entre la centrale et le reste du parti, soulignant la faiblesse du parti à Berlin, le seul district dont les dirigeants ont été consultés, il admet que leur point de vue a effectivement prévalu dans la déclaration du 13 mars, mais souligne que s'y exprimait également la crainte de voir se renouveler des « erreurs putschistes ». « J'ai combattu, assure-t-il, ces objections, mais il a été impossible de les balayer rapidement » [13]. Quant à Ernst Friesland, le responsable du district de Berlin, il se tait sur cette question [14], reconnaissant ainsi tacitement une responsabilité que ses biographes tenteront d'expliquer par son gauchisme, « la passivité du gauchiste isolé » [15].

Il est en tout cas intéressant de remarquer que le congrès ne s'intéresse guère aux problèmes soulevés, par exemple, par la politique pratiquée face au putsch par Brandler et les communistes de Chemnitz [16]. Alors que l'introduction de Brandler à sa brochure [17] sur l'action contre le putsch souligne que les communistes doivent chercher avant tout à réaliser l'unité de front des travailleurs et, par là, développer la crise au sein du parti social-démocrate en y suscitant une aile gauche unitaire, le congrès — et Brandler lui-même — se taisent sur ce point.

Un débat entrouvert.

Les contradictions internes — la renaissance du putschisme, et la tendance « opportuniste » de leurs adversaires — sont révélées plus clairement par l'autre discussion, celle qui concerne le mot d'ordre de « gouvernement ouvrier » posé par les initiatives de Legien et la « déclaration d'opposition loyale » de la centrale à l'égard d'un éventuel « gouvernement purement socialiste ».

Ni Walcher ni Pieck n'avaient dissimulé leur désir de voir les indépendants accepter d'entrer dans un tel gouvernement. Quelques semaines plus tard, la reconstitution d'un gouvernement de coalition parlementaire entre le parti social-démocrate et ses alliés du centre et du parti démocrate ravive les regrets. Déjà une forte minorité du comité central estime qu' « un gouvernement ouvrier qui romprait définitivement avec la coalition bourgeoise, qui contribuerait à l'armement des ouvriers et engagerait une lutte énergique pour le désarmement de la bourgeoisie », serait souhaitable, dans la mesure où, s'appuyant sur la classe ouvrière rassemblée autour de ses conseils ouvriers révolutionnaires, il pourrait raccourcir et faciliter le long et pénible chemin qui conduit au but final [18]. C'est une conception semblable qui a inspiré la position de Pieck et Walcher, et des rédacteurs de la déclaration d'opposition loyale. Pour la première fois dans l'histoire du mouvement communiste est posé le problème d'une forme gouvernementale transitoire qui constitue une rupture avec un gouvernement de type parlementaire et qui ne soit pas encore la dictature du prolétariat, le gouvernement des conseils.

Nombre de responsables dans le parti allemand comme dans l'Internationale, considèrent qu'il s'agit là d'une véritable hérésie. Béla Kun écrit que la croyance en un gouvernement « purement ouvrier » constitue la première des trois illusions démocratiques qui se sont manifestées en mars 1920 dans le mouvement allemand : le soutien de ce qui serait, selon lui, dans le meilleur des cas, le fruit d'une crise de la démocratie bourgeoise, signifie tout simplement un alignement sur une « utopie réactionnaire » [19]. Les orateurs se succèdent au 4° congrès pour reprendre des affirmations du même ordre. Eulert estime qu'un tel gouvernement ne saurait être que « réactionnaire et anti-ouvrier » [20]. Edwin Hoernle dit qu'il n'aurait servi qu'à « compromettre le prolétariat » [21]. Clara Zetkin pense qu'il aurait donné aux indépendants le meilleur des alibis pour ne pas lutter en vue du pouvoir des conseils [22]. Tous pensent, plus ou moins confusément, que le « gouvernement ouvrier » proposé par Legien n'aurait pu être essentiellement différent de ce qu'avait été en 1918 le gouvernement Ebert-Haase.

Mais la discussion qui se poursuit dans les colonnes de la presse allemande et internationale montre qu'il existe des divergences plus profondes. L'une des attaques les plus virulentes émane de Paul Frölich [23], pour qui l'hypothèse « selon laquelle la voie du gouvernement de coalition à la république des conseils passerait par un gouvernement socialiste est complètement antidialectique [24] ». Selon lui, un « prétendu gouvernement socialiste » n'aurait pu être bâti que sur la base d'un compromis entre dirigeants social-démocrates et indépendants dans le cadre parlementaire [25]. Ernst Meyer, beaucoup plus modéré dans la forme, affirme dans une lettre ouverte à l'exécutif que l'hypothèse même de l'existence d'une « forme intermédiaire entre la dictature du prolétariat et celle de la bourgeoisie » lui paraît « peu vraisemblable » [26] et, de ce point de vue, il condamne aussi la déclaration d'opposition loyale, qui ne répond pas à la mission et la tâche d'un parti communiste [27].

L'intervention de Radek n'est pas moins sévère. Il y a, selon lui, un lien entre la prise de position de la centrale le 13 mars et sa déclaration d'opposition loyale. En adoptant cette déclaration et cette position favorable au gouvernement ouvrier projeté, les dirigeants du parti ont abandonné leur mission historique de dirigeants révolutionnaires et se sont comportés « en ratiocineurs et non en combattants » [28]. Alors que les indépendants de gauche, qui avancent vers le communisme, exprimaient, par leur refus, le réflexe sain du prolétariat révolutionnaire qui ne veut pas s'allier avec les social-démocrates de droite dans un gouvernement même prétendument socialiste, les dirigeants de la centrale communiste ont fait ce qu'ils ont pu pour les conduire à accepter cette compromission en leur assurant en substance que leur mission historique était de duper une fois de plus le prolétariat. Car, pour lui, la déclaration d'opposition loyale a abusé les masses en leur donnant des illusions sur la possibilité de construire un gouvernement révolutionnaire sans avoir préalablement désarmé les contre-révolutionnaires. Elle a été interprétée comme une déclaration de renonciation à la violence révolutionnaire dans un moment où, précisément, il fallait appeler la classe ouvrière à se battre et à recevoir « l'épée à la main » un gouvernement en réalité essentiellement dirigé contre elle [29]. Le verdict est féroce ; au « crétinisme parlementaire » des social-démocrates, une partie de la centrale communiste a substitué un « crétinisme gouvernemental » [30].

Face à ces procureurs, les avocats de la déclaration d'opposition loyale paraissent timides. Pieck, par exemple, se défend énergiquement d'avoir en quoi que ce soit compromis le parti, affirme que son seul but était de démasquer les indépendants, dont le refus se situait en réalité sur le terrain de la démocratie bourgeoise et laissait le champ libre à Crispien et à Ebert. Il répète au congrès que les indépendants ont à son sens commis une lâcheté en faisant passer leur intérêt de parti avant celui du mouvement révolutionnaire, tout en affirmant que les communistes, précisément parce qu'ils sont, eux, de véritables partisans de la dictature du prolétariat, ne pouvaient en aucun cas participer à un tel gouvernement [31]. Brandler qui, par ailleurs, estime qu'un gouvernement ouvrier serait à la fois souhaitable et possible sur la base d'un mouvement de masses allant jusqu'à l'insurrection et construisant des conseils ouvriers, se contente de dire au congrès que la déclaration, au moment où elle a été publiée, a freiné le mouvement des masses [32]. Thalheimer, lui, ne se dérobe pas, et même contre-attaque. Pour lui la déclaration répondait à une question posée par les masses. Les communistes n'ont pas à répondre aux masses de façon dogmatique, ils doivent les aider à faire leur expérience. Or, pour elles, les indépendants sont encore une « feuille blanche », et l'expérience du gouvernement ouvrier les eût aidées à se défaire de leurs illusions [33]. Répondant à Frölich [34], il l'accuse d'être victime d'une « rechute de maladie infantile », de négliger les leçons de 1919, des événements de janvier à Berlin et de la révolution bavaroise et de perdre de vue que l'unique problème posé pour le moment aux communistes est celui de la construction de leur propre parti, ce parti révolutionnaire nécessaire pour la victoire finale [35]. Ce sont les mêmes thèmes que Bronski — M. J. Braun — développe avec moins d'habileté quand il écrit que le parti indépendant, parce qu'« il n'est pas un parti communiste », avait le devoir de démontrer les conséquences pratiques de sa position de principe en acceptant les offres de Legien [36]. Traçant un parallèle entre l'insurrection de Kornilov et le putsch de Kapp, il affirme que la base des critiques de gauche contre la centrale réside dans la volonté d' « anticiper sur l'itinéraire de lutte par lequel la classe ouvrière a dû passer, mais de le faire sans avoir les expériences nécessaires » [37].

La position de Paul Levi.

La position de Levi est apparemment plus subtile. Il ne se prononce pas en effet sur la déclaration d'opposition loyale prise en elle-même et en dehors de tout contexte : pour lui, l'erreur initiale, l'abstentionnisme de la centrale le 13 mars et sa passivité ont en effet privé le parti communiste de toute prise réelle sur les événements. C'est, selon lui, de ces fautes capitales de communistes que les indépendants tirent force et audience, et, dans cette situation, la centrale ne pouvait guère aller au-delà de cette déclaration, parvenue aux travailleurs après la reprise du travail, et qui n'était pour les communistes qu'une occasion d'expliquer les chances qui avaient été gâchées [38]. En posant la question dans ces termes, Levi prenait la position la plus confortable, puisque la déclaration du 23 mars apparaissait comme la conséquence de celle du 13 dans laquelle il n'avait aucune part de responsabilité et qu'il avait le premier dénoncée.

Mais cette prudence ne lui permettra pas d'éviter les attaques. En fait, au cours des semaines qui suivent le putsch de Kapp, se dessinent les grandes lignes d'une offensive contre lui. Dans son article sur la « kappiade », Paul Frölich le met directement en cause, protestant contre l'interprétation qu'il donne de la phrase du programme de Spartakus selon laquelle les communistes ne sauraient s'emparer du pouvoir que « sur la base clairement exprimée de la volonté de la grande majorité de la classe ouvrière » [39], critiquant dans sa conclusion à la fois Levi nommément et ce qu'il appelle — dans un style qui rappelle celui du K.A.P.D. — « la haute bureaucratie du parti » [40]. De son côté, Radek va ouvrir la polémique contre Levi à propos des leçons des révolutions bavaroise et hongroise de 1919, et, sans le nommer toutefois, à propos de la critique qu'il fait de l'attitude du parti pendant le putsch de Kapp. Il est évident en effet, pour tous les lecteurs allemands, que c'est en Levi que s'incarne le plus nettement la tendance « antiputschiste » dont Radek assure qu'elle s'est transformée en « quiétisme ». Pour qu'aucun doute ne subsiste - puisque après tout Levi n'a pas partagé l'erreur du 13 mars -, la critique de Radek se termine par une violente attaque de ce qu'il appelle le « possibilisme communiste » [41] Contredisant implicitement les perspectives tracées par Levi dans sa lettre à la centrale, Radek souligne que l'une des formes de ce possibilisme communiste — qui n'est que le revers de la médaille du putschisme — consiste à tracer des perspectives en prévoyant dans le cours de la révolution des « étapes » entre la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne qu'il juge peu vraisemblables, démarche qu'il considère comme un opportunisme qui n'ose pas dire son nom : le grand danger à ses yeux est que le parti allemand ne s'engage « dans une politique centriste sous le drapeau du communisme », et tout indique qu'il tient Levi pour l'éventuel porte-drapeau d'une telle politique [42].

Ainsi deux combats se mènent au même moment au sein du parti allemand comme de l'Internationale. Débat théorique à peine formulé, en tout cas superficiellement traité, autour du problème du gouvernement ouvrier moins encore que de la déclaration d'opposition loyale, dans lequel s'affrontent procureurs dogmatiques et avocats prudents, soucieux de mettre en relief les circonstances atténuantes et récusant l'accusation de révisionnisme. En même temps, lutte de plus en plus ouverte et directe, offensive de Radek et de ses fidèles contre Levi et son équipe de la centrale. Aucun des deux ne sera tranché dans l'immédiat. Le débat théorique en effet, est interrompu par l'intervention de Lénine, sous la forme d'une annexe rédigée en mai à La Maladie infantile du communisme. Tout en condamnant vigoureusement les formulations qu'il juge erronées sur « la démocratie bourgeoise qui ne serait pas la dictature de la bourgeoisie », ou l'emploi de l'expression « gouvernement socialiste » au lieu de « gouvernement de social-traîtres », s'élevant rapidement au-dessus des règlements de compte et des discussions de théologiens, Lénine affirme que la déclaration d'opposition loyale procédait d'une « tactique juste quant au fond », « parfaitement juste dans ses prémisses fondamentales et sa conclusion pratique » [43]. Quelques semaines plus tard, après avoir lu la critique de la centrale rédigée par Béla Kun dans Kommunismus, Lénine écrit à ce propos que Kun « oublie ce qui est la substance même, l'âme vivante du marxisme : l'analyse concrète d'une situation concrète ». Il ajoute :

 « Si la majorité des ouvriers des villes ont abandonné les tenants de Scheidemann pour les kautskistes et si, au sein du parti kautskiste (« indépendant » par rapport à la tactique révolutionnaire juste), ils continuent à passer de l'aile droite à l'aile gauche, c'est-à-dire en fait au communisme, si la situation est telle, est-il permis d'éluder la prise en considération de mesures de transition et de compromis à l'égard de ces ouvriers ? Est-il permis de négliger, de passer sous silence l'expérience des bolcheviks qui, en avril et en mai 1917, on, mené quant au fond cette politique de compromis, quand ils déclaraient : renverser purement et simplement le gouvernement provisoire (de Lvov. Milioukov, Kerenski et autres) est impossible, car les ouvriers des soviets sont encore pour eux, il faut d'abord obtenir un changement dans l'opinion de la majorité ou d'une grande partie de ces ouvriers ? Il me semble que cela n'est pas permis » [44].

Le verdict de Lénine allait suffire pour clore formellement le débat entrouvert la déclaration d'opposition loyale tenue pour une position de compromis correcte mais mal formulée, il restait que le mouvement communiste international n'avait aucunement tranché le problème du gouvernement ouvrier que les circonstances venaient de lui poser.

Vers un parti communiste de masse.

Tous les protagonistes de la discussion, divisés sur les rythmes, étaient pourtant d'accord sur l'essentiel, la nécessité de construire en Allemagne un parti communiste capable d'intervenir directement dans la lutte de classes, d'y prendre ses responsabilités en lançant ses propres mots d'ordre, en un mot d'y assumer un rôle dirigeant. Réfutant les arguments de Paul Frölich, Thalheimer relevait le fait que deux questions étaient désormais posées concrètement au parti communiste allemand : comment construire un parti communiste suffisamment fort et soudé — « la question de nos liens avec le parti indépendant » — et « comment lier l'action de ce parti suffisamment fort et révolutionnaire avec celle des masses prolétariennes qui sont à l'extérieur et celle des masses de la petite bourgeoisie » [45]. Double question qui allait se poser longtemps.

Il est en effet un point sur lequel tous les communistes se retrouvent au lendemain du putsch de Kapp : la vie politique s'est ranimée, la période du repli des communistes appartient au passé et il leur est de nouveau possible de lutter avec succès pour conquérir au sein de la classe ouvrière le rôle dirigeant auquel ils aspirent. C'est à ce problème. bien plus qu'aux débats ouverts par les événements de la période précédente, que Levi consacre ses interventions au 4° congrès, s'efforçant de donner une explication du mouvement qui s'est déroulé en profondeur au sein des masses ouvrières allemandes :

 « Le prolétariat, au cours de ces dix-huit mois, s'est plus ou moins séparé dans son for intérieur de son ancienne direction et s'est plus ou moins clairement tourné vers le communisme. Mais (...) un tel mouvement à l'intérieur du prolétariat ne peut se produire sous la forme du réveil, un beau matin, d'un prolétariat découvrant qu'il n'est plus socialiste majoritaire, mais indépendant ou communiste. (...) Il faut que se produise un événement précis qui suscite dans le prolétariat la prise de conscience que son propre sentiment a changé » [46].

Or c'est à ce point précis que se situe l'irremplaçable intervention du parti — donc la nécessité pour lui d'être capable à la fois d'une analyse correcte et d'une discipline sans défaillance. Pour Levi, le fait capital, c'est l'existence, au sein du parti indépendant, d'une avant-garde ouvrière qui pousse en avant ses dirigeants de gauche. Cette avant-garde doit être gagnée au communisme :

« Il doit être absolument clair pour nous que c'est l'aile gauche du parti indépendant qui constitue la troupe qui mènera les combats révolutionnaires. (...) Nous devons nous persuader qu'il nous faut nous adresser aux masses du parti indépendant comme si elles étaient communistes. (...) Les masses du parti social-démocrate indépendant sont nôtres par l'esprit et par le sang. Il serait absurde de cogner sur elles, et, à travers elles, sur les masses prolétariennes » [47].

Ruth Fischer, pendant des années implacable adversaire de Levi, confirmera plus tard ce diagnostic en écrivant :

« Le putsch de Kapp développa de nouveaux élans dans le parti indépendant. Après deux années d'expérience avec von Lüttwitz, Seeckt, Watter, Ehrhardt, les ouvriers s'étaient convaincus que ces gens-là ne seraient pas désarmés par de belles formules. Ils avaient perdu tout espoir de voir le gouvernement social-démocrate agir contre le réarmement, public et caché, de la restauration. Le sentiment dominant chez eux, en ce printemps de 1920, était : « Nous avons besoin d'une organisation qui puisse lutter contre les corps francs supérieurement organisés et leurs alliés de l'armée » [48].

Cette organisation, l'Internationale communiste, ou plutôt le parti bolchevique, leur en proposaient le modèle. Il fallait pourtant, du côté des communistes, briser, au cours de l'effort pour cette conquête, bien des préjugés et des habitudes acquises au cours des années de lutte contre le centrisme, surmonter bien des réticences, oublier bien des formules toutes faites. Levi, au 4° congrès, semble en tout cas le seul dirigeant allemand à formuler clairement l'objectif, la conquête des ouvriers qui forment la base du parti, le moteur de l'aile gauche indépendante. Ernst Meyer ne nie pas que la gauche soit susceptible de progresser vers le communisme, mais affirme qu'elle n'y parviendra qu'à une condition, si les communistes sont capables de « cogner dur » sur elle [49]. Eulert — qui est de Hambourg, où Thaelmann est l'un des chefs de file d'une gauche très prolétarienne — et  Brandler lui-même affirment que, pendant les événements de mars, ils n'ont pas aperçu de « gauche » dans le parti indépendant [50], et Friesland que cette prétendue gauche « manque de volonté révolutionnaire » [51]. La majorité des interventions révèle chez les vieux spartakistes une attitude de mépris un peu aristocratique, en même temps qu'un sectarisme, non exempt de naïveté, à l'égard des « masses » du parti indépendant. Il semble que la réciproque soit vraie : les ouvriers indépendants n'ont guère de considération pour les communistes allemands, leurs querelles, leurs valses-hésitations, leur organisation minuscule, le dogmatisme qui leur a fait prêcher la passivité face aux putschistes de Berlin.


Notes

[1] Béla Kun, « Die Eteignisse in Deutschland », Kommunismus, 1920, n° 11,  pp. 316-323, n° 12/13, pp. 345-351, n° 14, pp. 403-411, n° 15, p.p. 438-444.

[2] Die Kommunistische Internationale, n° 12, 30 juillet 1920, col. 2 145- 2148.

[3] Ibidem, col. 2143.

[4] Ibidem, col. 2144.

[5] Ibidem, col. 2145-1146.

[6] Récit, jamais démenti, par Levi, Was ist das Verhrechen?, pp. 32-33.

[7] «Die Ereignisse ... ». p. 317.

[8] « Die K.P.D. während der Kapptage — Eine kritische Untersushung ». Die Kommunistische Internatinale, n° 12, 30 juillet 1920, col. 2153-2162.

[9] Ibidem, col. 2153.

[10] Ibidem,  col. 2154.

[11] Ibidem, col. 2155-2156.

[12]   Bericht 4 ... , p. 43.

[13] Ibidem, pp. 32-33.

[14] Son intervention, ibidem, pp. 45-46.

[15] Brandt et Lowenthal. op. cit., p. 135.

[16] Le livre Arbeitereinheit siegt über Militaristen, paru en 1960, ne mentionne même pas le nom de Brandler.

[17] Brandler, op. cit., pp. 3-6.

[18] Résolution présentée par Brandler au comité central, L'Internationale Communiste, n° 10, col. 16-13.

[19] « Die Ereignisse », p. 410.

[20] Bericht 4 ... , p. 35.

[21] Ibidem, p. 45.

[22] Ibidem, p. 37.

[23] P. Frölich, « Die Kappiade und die Haltung der Panei », Die Internationale, n° 24, 24 juin 1920, pp. 19-31.

[24] Ibidem, p. 28.

[25] Ibidem.

[26] « Offene Schreiben an der Exekutivekomitee ». Die Kommunistische Internationale, col. 2145-2148.

[27] Ibidem, col. 2143.

[28] « Kritische Untersuchung », col. 2 158.

[29] Ibidem, col. 2159

[30] Ibidem, col. 2160.

[31] Bericht 4 ... , pp. 37-40.

[32] Ibidem, p. 55.

[33] Ibidem, p. 33-34.

[34] A. Thalheimer, « Ein Rückfall Von Kinderkrankheit », Die Internationale, n° 25, 24 juillet 1920, pp. 7-19.

[35] Ibidem, pp. 12-13.

[36] M. J. Braun, op. cit., p. 20.

[37] Ibidem, p 23.

[38] Bericht 4 ... , pp. 48-49.

[39] Frölich, op. cit, p. 27.

[40] Ibidem, p. 31.

[41] Radek, « Kritische Untersuchung » ..., col. 2 161.

[42] Ibidem.

[43] Œuvres, t. XXXI, p. 107.

[44]   Ibidem, p. 168.

[45] « Ein Rückfall », loc. cit., p. 13.

[46] Bericht 4 ... , p. 23.

[47] Ibidem, p. 51.

[48]   R. Fischer, op. cit, p. 134.

[49] Bericht 4 ... , p. 42.

[50] Ibidem, p. 34 et 54.

[51] Ibidem, p. 46.


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