1971

"L'histoire du K.P.D. (...) n'est pas l'épopée en noir et blanc du combat mené par les justes contre les méchants, opportunistes de droite ou sectaires de gauche. (...) Elle représente un moment dans la lutte du mouvement ouvrier allemand pour sa conscience et son existence et ne peut être comprise en dehors de la crise de la social-démocratie, longtemps larvée et sous-jacente, manifeste et publique à partir de 1914."


Révolution en Allemagne

Pierre Broué

3

De la conquête des masses à la défaite sans combat


XXXIV: Mise au point de la tactique

Le 4° congrès de l'Internationale communiste s'ouvre en novembre 1922. Pour la première fois depuis sa fondation, l'Internationale semble à même de faire le point sur les divergences qui se sont manifestées dans ses rangs au cours des trois années précédentes ; seize mois se sont écoulés depuis le tournant du 3° congrès, seize mois riches en événements et en leçons, marqués par d'importants progrès, notamment en Allemagne, mais aussi par l'âpreté des luttes de tendances. Tout laisse à croire par ailleurs qu'on se trouve de nouveau à la veille de grands combats de classe.

Radek a rédigé pour les délégués des « remarques préliminaires [1] », dans lesquelles il souligne l'importance du problème du programme tel qu'il se pose désormais à l'Internationale. Pour lui, les années écoulées ont maintenant démontré aux communistes qu'ils ne peuvent se contenter, ni dans leur propagande ni dans leur stratégie générale, d'analyses globales de l'époque :

 « L'ère de la révolution sociale à l'échelle mondiale, qui durera vraisemblablement plusieurs dizaines d'années, ne permet pas, ne serait-ce que par sa durée, de se contenter de perspectives générales. Elle pose aux partis communistes un certain nombre de questions concrètes qu'ils avaient résolu jusqu'à présent de façon purement empirique. (...) Sous-jacente à toutes, il y a la question du caractère particulier de la phase actuelle du développement de la révolution mondiale, celle de savoir si nous devons lancer des revendications de transition, qui ne concrétisent nullement la dictature du prolétariat, comme par exemple les revendications concrètes du programme de Spartakus, mais qui doivent conduire la classe ouvrière à la lutte, laquelle n'aura pour objectif la dictature qu'après avoir été approfondie et généralisée » [2].

 Les principales questions ainsi posées aux communistes par leur expérience sont, à son avis, au nombre de trois. Les communistes peuvent-ils lancer face aux gouvernements bourgeois des revendications de transition ne correspondant pas à ce qu'ils feraient eux-mêmes s'ils étaient au pouvoir ? Quelle attitude doivent-ils adopter face aux questions du « capitalisme d'Etat », qu'elles surgissent du fait des tendances monopolistes ou de la lutte des ouvriers contre la baisse des salaires ? Enfin, sous quelle forme, outre les revendications générales économiques de transition de capitalisme d'Etat et de contrôle ouvrier de l'industrie, convient-il d'établir des revendications politiques transitoires équivalentes, telles que celle du gouvernement ouvrier ?

Radek proteste contre l'interprétation, courante dans l'Internationale — et qui est au congrès celle de Boukharine — qui renvoie ces questions à la discussion sur la tactique :

« Nous n'acceptons pas cette réponse. Une distinction aussi tranchée entre les questions de tactique et les questions de programme a constitué jusqu'à présent l'une des caractéristiques de l'opportunisme, qui veillait volontiers à la « pureté » du programme pour se permettre toutes sortes de saloperies sur le terrain du travail pratique, rendant ainsi le programme illusoire et sans force » [3].

 Il réclame donc du congrès une conception claire du caractère spécifique de la situation générale de l'Internationale dans la période donnée, entre la deuxième et la troisième vague de la révolution mondiale. C'est dans ce cadre et sur cette base qu'il suggère l'établissement d'un « programme de transition », par l'établissement de mots d'ordre qui soient en même temps des moyens de mobiliser les masses ouvrières en vue de la lutte pour la dictature du prolétariat :

« La révolution mondiale ne saurait triompher d'un seul coup. Aussi lent ou aussi rapide que soit le cours de son développement, nous avons besoin d'un programme de transition. La tâche d'un programme consiste à tracer une ligne de démarcation entre les efforts d'un parti donné et ceux de tous les autres. Nous nous distinguons de tous les partis ouvriers non seulement par le mot d'ordre de la dictature et du régime des soviets, mais aussi par nos revendications de transition. Alors que celles de tous les partis social-démocrates doivent non seulement être réalisées sur le terrain du capitalisme, mais encore servir à le réformer, les nôtres servent à lutter pour la conquête du pouvoir par la classe ouvrière, pour la destruction du capitalisme » [4].

Le fait que la délégation russe, à la suite d'un assez long débat interne, ait soutenu Radek contre Boukharine [5], le fait que Radek ait joué, dans l'élaboration des résolutions sur les questions dites de tactique, touchant au premier chef l'Allemagne, le rôle principal, permettant de penser que c'est finalement dans le sens qu'il avait défini par ses « remarques » que l'exécutif a abordé la discussion de ces problèmes. Pour tous, en effet, la révolution mondiale est à l'ordre du jour en Allemagne. Zinoviev le souligne, une fois de plus, dans son discours d'ouverture :

« A moins que tous les signes ne nous en aient trompés, le chemin de la révolution prolétarienne à partir de la Russie passe par l'Allemagne» [6].

Les débats du 4° congrès.

Pour l'exécutif, la situation mondiale ne s'est pas sensiblement modifiée depuis le tournant de 1920. Le rapport de Radek, intitulé « L'Offensive du capital », précise :

« La caractéristique de la période que nous vivons est que, quoique la crise du capitalisme mondial n'ait pas encore été surmontée, quoique la question du pouvoir soit encore au centre de tous les problèmes, les couches les plus larges du prolétariat ont perdu confiance dans leur capacité à conquérir le pouvoir dans un délai prévisible. Elles sont contraintes à la défensive. (...) La conquête du pouvoir n'est pas à l'ordre du jour en tant que tâche immédiate, actuelle. (...) La retraite du prolétariat n'est pas encore achevée » [7].

C'est une fois de plus le débat sur la tactique qui va constituer la grande affaire du congrès. Il est précédé de longues discussions préparatoires, à l'exécutif comme en commission : de vifs désaccords — qui ne seront confirmés nettement que plus tard [8] — y opposent à Radek, Zinoviev et Boukharine, apparemment sensibles à certains arguments de la gauche allemande et notamment à l'interprétation qu'elle donne du mot d'ordre de « «gouvernement ouvrier ».

Or c'est incontestablement la direction du parti allemand qui est le plus fermement axée sur la politique de front unique. En son nom, Meyer intervient pour insister sur le rôle des accords au sommet dans la préparation et la réalisation du front unique : il souligne qu'aucun des succès remportés dans cette voie par le parti allemand n'aurait été possible si la conférence de Berlin et les pourparlers entre dirigeants ne leur avaient ouvert la voie. Il s'élève contre l'opinion — exprimée en commission par Zinoviev, comme l'attesteront les débats du 5° congrès — selon laquelle le gouvernement ouvrier ne constituerait qu'un « pseudonyme » de la dictature du prolétariat, déclarant :

« Le gouvernement ouvrier est un mot d'ordre que nous formulons pour gagner les ouvriers à notre cause et montrer que la classe ouvrière doit s'organiser pour combattre en commun la bourgeoisie » [9].

Ruth Fischer, qui parle au nom de la gauche, rétorque que la tactique du front unique n'a fait que renforcer les illusions — caractéristiques du mouvement allemand — sur l' « unité ouvrière », et que son principal résultat, au cours des deux années écoulées, a été d'avoir poussé les indépendants dans la réunification avec les majoritaires. Elle accuse le parti allemand d'avoir, au cours de sa campagne après l'assassinat de Rathenau, dissimulé son drapeau et abandonné sa ligne révolutionnaire. Pour elle, le danger existe, de façon très concrète, qu'en voulant « se coiffer à l'occidentale » [10] le parti allemand ne s'engage à nouveau dans une voie qui le ramènerait vers l'opportunisme et le parlementarisme.

Radek maintient fermement, face aux critiques de Ruth Fischer, l'explication du front unique qu'il a développée face à Vandervelde, et défend la justesse de sa propre thèse de la lutte unitaire pour la défense du « morceau de pain » :

« Nous entrons en pourparlers avec les social-démocrates avec la conviction qu'ils nous tromperont cette fois encore et même la prochaine. C'est pour ne pas avoir l'air d'être trompés que nous devons prévenir les masses d'avance. Mais nous ne devons rompre avec eux que lorsque nous sommes capables de faire nous-mêmes ce que les social-démocrates refusent de faire avec nous » [11].

En ce qui concerne le mot d'ordre de gouvernement ouvrier, Radek critique également l'interprétation de Zinoviev qui en fait un simple paravent. Affirmant que le gouvernement ouvrier ne saurait en aucun cas constituer un « mol oreiller, à l'air plus innocent », il s'écrie :

« Le gouvernement ouvrier n'est pas la dictature du prolétariat. II est une transition possible vers la dictature du prolétariat » [12].

Critiquant le purisme de ceux qui tiennent le parlementarisme pour un mal en soi, il maintient que le gouvernement ouvrier peut naître aussi bien de la lutte des masses ouvrières en dehors du Parlement que d'une combinaison parlementaire entre partis ouvriers à la suite d'un succès électoral : l'essentiel de toute façon est ce que fera, de ce gouvernement une fois constitué, l'action des masses et, par conséquent, ce que sera la politique du parti communiste. Né de l'expérience des luttes en Occident, le mot d'ordre de gouvernement ouvrier tient compte de la différence entre les pays occidentaux où existent des partis auxquels les ouvriers sont attachés, et la Russie, où la majorité des travailleurs a pu être gagnée directement au communisme. Cependant, il est nécessaire de comprendre que le gouvernement ouvrier n'est pas une nécessité, mais seulement une possibilité historique, ce que Radek exprime avec son humour habituel :

« II serait faux de dire que l'évolution de l'homme, du singe au commissaire du peuple, doit obligatoirement passer par la phase de ministre du gouvernement ouvrier. Mais cette variante est possible » [13].

Il condamne donc, au nom de l'exécutif, aussi bien l'intransigeance des partisans du « tout ou rien », lesquels n'acceptent le gouvernement ouvrier qu'en tant que synonyme de la dictature du prolétariat, que l'opportunisme et le recul devant l'action de ceux qui veulent en faire « un parachute ». Tourné vers la gauche, il conclut :

« La tactique du front unique est plus difficile que celle que nous avons appliquée en 1919 lorsque nous disions: « Renversez tout ! » II est plus facile et plus agréable de tout renverser. Mais, quand on n'a pas la force nécessaire pour le faire, quand on ne peut pas faire autrement que de s'engager dans cette voie-là, il faut le faire avec la conviction que les dangers qui nous y guettent sont des dangers qui nous viennent de la droite, et que ce n'est pas à nous, mais à la social-démocratie, que cette tactique nuit ! » [14].

Résolutions finales.

Le congrès confirme les thèses sur le front unique adoptées par l'exécutif dans sa session de décembre 1921. La tactique du front unique signifie que « l'avant-garde communiste marche à la tête de la lutte quotidienne des masses pour leurs intérêts les plus immédiats » :

 « La tactique du front unique n'est pas autre chose que la proposition faite par les communistes, à tous les ouvriers appartenant aux autres partis ou groupes ou sans-parti, de lutter avec eux, pour la défense des intérêts élémentaires et vitaux de la classe ouvrière contre la bourgeoisie. Toute action pour la plus petite revendication est une source d'éducation révolutionnaire, car l'expérience du combat convaincra les travailleurs de la nécessité de la révolution et leur montrera la signification du communisme » [15].

Cela signifie concrètement que les communistes ne doivent pas hésiter à « entrer en pourparlers avec les traîtres », mais aussi qu'en aucun cas le front unique ne saurait être interprété comme une fusion de tous les partis ouvriers, ni justifier des « combinaisons électorales ». La condition du succès de cette tactique, qui peut avoir « une signification décisive pour toute une époque » est l' « existence de partis communistes indépendants et leur complète liberté d'action envers la bourgeoisie et la social-démocratie contre-révolutionnaire » [16].

La résolution sur la tactique comporte une section détaillée consacrée au mot d'ordre de gouvernement ouvrier. « Mot d'ordre de propagande général », il a une particulière importance dans les pays où le rapport de force entre les classes, et notamment la crise de la bourgeoisie, le mettent à l'ordre du jour : il est « une conséquence inévitable de toute la tactique du front unique », puisque, « à la coalition, ouverte ou masquée, bourgeoisie-social-démocratie, les communistes opposent le front unique de tous les ouvriers et la coalition politique et économique de tous les partis ouvriers contre le pouvoir bourgeois, pour le renversement de ce dernier » [17].

Le gouvernement ouvrier naîtra donc de la lutte des ouvriers contre la bourgeoisie. Son programme minimum est simple :

 « armer le prolétariat, désarmer les organisations contre-révolutionnaires bourgeoises, instaurer le contrôle de la production, faire tomber sur les riches le gros du fardeau des impôts, briser la résistance de la bourgeoisie contre-révolutionnaire » [18].

Le gouvernement ouvrier ne constitue en aucun cas un moyen de transition pacifique vers le socialisme, une recette pour éviter la guerre civile, même s'il apparaît à la suite d'une situation favorable dans le cadre d'un parlement :

« Un gouvernement de ce genre n'est possible que s'il naît dans la lutte des masses elles-mêmes, s'il prend appui sur les organismes ouvriers capables de combattre, créés par les couches les plus larges des masses ouvrières opprimées. Un gouvernement ouvrier résultant d'une combinaison parlementaire peut également fournir l'occasion de ranimer le mouvement ouvrier révolutionnaire. Mais il va de soi que la naissance d'un gouvernement véritablement ouvrier et le maintien d'un gouvernement faisant une politique révolutionnaire doivent conduire à la lutte la plus acharnée et éventuellement à la guerre civile contre la bourgeoisie. La seule tentative de la part du prolétariat de former un gouvernement ouvrier se heurtera dès ledébut à la résistance la plus violente de la bourgeoisie. Le mot d'ordre de gouvernement ouvrier est susceptible de concentrer et de déchaîner les luttes révolutionnaires » [19].

La participation des partis communistes aux gouvernements ouvriers peut être envisagée si les autres organisations leur donnent des garanties qu'ils envisagent bien la lutte anticapitaliste et aux conditions suivantes: participation soumise à l'approbation de l'Internationale, contrôle strict du parti sur les membres communistes du gouvernement, contact étroit entre ces derniers et les « organisations révolutionnaires de masses », maintien de la physionomie et de l'indépendance absolue des partis communistes en question [20].

La résolution met en garde les communistes contre les dangers que présente — comme tout mot d'ordre et toute tactique juste — le mot d'ordre du gouvernement ouvrier :

« Si tout gouvernement bourgeois est en même temps un gouvernement capitaliste, il n'est pas vrai que tout gouvernement ouvrier soit un gouvernement authentiquement prolétarien, c'est-à-dire un instrument révolutionnaire du pouvoir prolétarien » [21].

Il existe en effet plusieurs éventualités. Il peut y avoir, comme en Australie et vraisemblablement, sous peu, en Grande-Bretagne, un « gouvernement ouvrier libéral », et l'Allemagne a connu en 1918-1919 un « gouvernement ouvrier social-démocrate ». Ces deux types « ne sont pas des gouvernements ouvriers révolutionnaires, mais des gouvernements de coalition entre la bourgeoisie et les dirigeants ouvriers contre-révolutionnaires, camouflés » [22] :

 « Ces « gouvernements ouvriers » sont tolérés dans les périodes critiques par la bourgeoisie affaiblie, afin de tromper le prolétariat sur le véritable caractère de classe de l'Etat, ou même afin de détourner l'attaque révolutionnaire du prolétariat et de gagner du temps, avec l'aide des dirigeants ouvriers corrompus. Les communistes ne devront pas participer à de tels gouvernements. Au contraire, ils devront impitoyablement démasquer devant les masses le véritable caractère de ces faux « gouvernements ouvriers ». Dans la période de déclin du capitalisme, où la tâche principale est de gagner à la révolution la majorité du prolétariat, ces gouvernements, objectivement, peuvent contribuer à accélérer le processus de décomposition du régime bourgeois » [23].

Le congrès de l'Internationale distingue trois autres types de gouvernement ouvrier, gouvernement « ouvrier et paysan » — une éventualité à prévoir en Tchécoslovaquie ou dans les Balkans —, gouvernement ouvrier avec la participation des communistes, et enfin « un véritable gouvernement ouvrier prolétarien qui, dans sa forme la plus pure, ne peut être incarné que par un parti communiste ». Dans le cas des deux premiers, les communistes sont prêts à marcher avec les éléments ouvriers « qui n'ont pas reconnu la dictature du prolétariat » et même, « dans certaines conditions et sous certaines garanties, à appuyer un gouvernement ouvrier non communiste ». « Mais les communistes devront absolument expliquer à la classe ouvrière que sa libération ne pourra être assurée que par la dictature du prolétariat » [24].

Il importe en effet de bien comprendre que les différents types de gouvernement ouvrier auxquels les communistes peuvent éventuellement participer ne sont pas la dictature du prolétariat :

« Ils ne constituent pas encore une forme de transition nécessaire vers la dictature, mais ils peuvent constituer un point de départ pour la conquête de cette dictature. La dictature complète du prolétariat ne peut être réalisée que par un gouvernement ouvrier formé de communistes » [25].

Débats à Leipzig.

La discussion va se poursuivre au congrès du parti allemand qui se déroule à Leipzig du 28 janvier au 1° février 1923. L'exécutif y est représenté par Kolarov et par Radek, lequel revient de Norvège où il a tenté d'éviter une scission qui menace depuis plusieurs mois [26]. Le congrès va avoir à se prononcer sur les résolutions de l'Internationale, et la gauche présente des contre-rapports qu'elle oppose à ceux de Brandler et Meyer.

Ernst Meyer plaide pour la tactique du front unique et l'utilisation qui en a été faite par la centrale, tout en reconnaissant les erreurs opportunistes commises pendant la campagne après l'assassinat de Rathenau. Il souligne l'importance des résultats obtenus grâce à la poursuite de discussions au sommet entre directions, et l'écho qu'elles peuvent soulever parmi les travailleurs social-démocrates du rang [27]. Brandler est chargé du rapport sur le front unique et le gouvernement ouvrier [28]. Il commence par insister sur le danger fasciste, les progrès qu'il est en train de réaliser, notamment en Bavière, le péril mortel qu'il constitue pour le mouvement ouvrier. Le moyen dont le parti dispose pour vaincre le fascisme, c'est, selon lui, la lutte pour le front unique :

« La tactique du front unique n'est pas une simple formule de propagande, mais incontestablement une tactique de combat. ( ... ) Nous sommes convaincus que nous ne pouvons mener la lutte finale pour le renversement de la bourgeoisie et l'établissement de la dictature du prolétariat que si nous combattons quotidiennement, en toute occasion, pour soulager la misère. ( ... ) Nous savons bien que le combat pour des salaires plus élevés, des loyers plus bas, des prix inférieurs, ne suffira pas à assurer l'existence du prolétariat, à cette époque de la décadence capitaliste, même pour une brève période, mais nous mènerons néanmoins ce combat contre les difficultés quotidiennes pour de minces résultats ( ... ) afin d'entraîner et d'accroître l'esprit d'offensive et la force combative de la classe ouvrière, de l'entraîner pour les grandes batailles que nous n'éviterons pas » [29].

Les communistes, assure-t-il, seront présents lorsque

« les chefs social-démocrates, sous la pression des masses, se décideront finalement à cesser d'être l'aile gauche de la bourgeoisie et à devenir l'aile droite des ouvriers » [30].

La lutte finale ne pourra être menée à bien que si la classe ouvrière s'unit en une armée compacte. Interpellant les partisans de la gauche, il leur dit sa conviction qu'il n'existe pas au sein du parti de désaccords sur les principes, mais seulement des divergences sur leur application, et notamment sur l'estimation du danger opportuniste contenu dans la tactique même du front unique. C'est pourquoi il insiste pour que soient trouvées ce qu'il appelle des « solutions concrètes » aux problèmes pratiques, et pour que le parti en finisse avec une discussion qui ne saurait désormais plus rien apporter.

Ruth Fischer fait une fois de plus le procès de la centrale et de sa ligne, qu'elle juge passive, opportuniste et révisionniste. Elle s'efforce de démontrer que l'interprétation donnée par Brandler du gouvernement ouvrier est en réalité une tentative de concilier démocratie bourgeoise et dictature du prolétariat [31]. Provoquante, elle termine une de ses interventions par cette phrase : « Nous continuerons le combat ; vous pouvez hurler si vous le voulez » [32].

Maslow, contre-rapporteur, est moins polémique, mais finalement plus incisif, particulièrement dans sa critique sur la question du gouvernement ouvrier. Il pense que la centrale en a une conception purement parlementaire, et que son désir d'aboutir à des accords au sommet révèle de graves illusions sur les dirigeants de la social-démocratie. Il l'accuse de négliger l'important mouvement des conseils d'usine. Aux accords de sommet, il oppose la mobilisation à la base :

« La création d'un gouvernement ouvrier ne dépend pas de conditions rigides, mais, dans chaque situation donnée, du mouvement de masses qui pose la question du pouvoir, de l'existence, de la possibilité de développement, de la capacité de lutte, de l'esprit de combativité des organismes de combat prolétarien (les conseils ouvriers, les comités de contrôle), de l'exigence de la classe ouvrière d'avoir des armes ( ... ), de son abandon de la défensive pour passer à l'offensive » [33].

En fait, les divergences sont sérieuses, et optimistes les orateurs qui affirment qu'elles ne portent pas sur les principes. D'une part, en effet, la gauche repousse le mot d'ordre de gouvernement ouvrier dans la mesure où, comme le pense la centrale, il signifie une alliance au moins temporaire avec les dirigeants social-démocrates, dont elle pense qu'ils sont, par nature, des agents de la bourgeoisie et qu'ils trahiraient le prolétariat dans un gouvernement ouvrier ; estimant que le parti social-démocrate est congénitalement lié à la contre-révolution, elle ne peut que tourner en dérision les efforts de Brandler pour le détacher de la bourgeoisie et en faire l'aile droite d'un bloc ouvrier. Fidèle d'autre part depuis sa naissance à la conception gauchiste de l'offensive, elle n'admet que du bout des lèvres les mots d'ordre défensifs, se refuse à envisager la notion même de mots d'ordre de « transition » et n'envisage des revendications comme la saisie des valeurs réelles, la formation de conseils d'usine ou de comités de contrôle, que comme des mesures précédant et préparant à court terme la prise du pouvoir, le gouvernement ouvrier lui-même n'étant concevable qu'appuyé sur le prolétariat en armes, et constituant par conséquent la première étape, ou, à l'extrême rigueur, le premier visage de la dictature du prolétariat. Telle est la substance des thèses que la gauche soumet au vote du congrès [34]. Par 118 voix contre 59, il leur préfère les thèses présentées au nom de la centrale par Brandler [35].

Les thèses de Brandler.

Les « thèses sur la tactique du front unique et du gouvernement ouvrier » adoptées par le congrès constituent une tentative d'application à l'Allemagne des résolutions votées au 4° congrès mondial. Elles rappellent d'abord que la lutte pour le pouvoir est une lutte de masses, celle de la majorité de la classe ouvrière contre la minorité capitaliste. La lutte pour le front unique en vue de la lutte de classes commence par l'organisation de l'avant-garde révolutionnaire dans un parti communiste, et se poursuit par la conquête des travailleurs organisés dans les syndicats et partis réformistes. Mais « le parti communiste, lui-même une partie de la masse, son avant-garde, n'a aucun autre but que le but de classe du prolétariat, la prise du pouvoir politique », pour laquelle il doit gagner la confiance des masses, tant par les actions qu'il organise ou auxquelles il participe que par son travail quotidien au sein de toutes les organisations ouvrières.

Or le principal obstacle sur la voie de l'organisation du front unique de classe prolétarien réside dans l'hostilité résolue des dirigeants social-démocrates réformistes, qui tentent toujours, par la politique de collaboration de classes, d'empêcher le prolétariat de faire front contre l'offensive bourgeoise : c'est dans la lutte concrète pour l'organisation de la bataille contre la bourgeoisie que les communistes peuvent gagner la confiance des travailleurs et démasquer les dirigeants réformistes :

« La tactique du front unique n'est pas une manœuvre pour démasquer les réformistes. Au contraire, démasquer les réformistes est un moyen de bâtir le front de combat étroitement soudé de façon unitaire du prolétariat » [36].

Parce qu'ils doivent être à chaque instant prêts à la lutte, les communistes doivent à chaque instant être disposés à faire aux autres organisations ouvrières des propositions pour un combat commun en vue de la constitution du front unique :

« La conception suivant laquelle la constitution du front unique prolétarien ne serait possible que par un appel aux masses pour la lutte (seulement « à la base ») ou que par des négociations avec des organismes de sommet (par « en haut ») est antidialectique et statique. Le front unique se développera bien plutôt à travers le processus vivant de la lutte de classes, de l'éveil de la conscience de classe et de la volonté de lutte au sein de couches toujours plus fortes du prolétariat » [37].

La lutte pour le front unique passe donc à la fois par la conquête des vieilles organisations ouvrières de masse, syndicats et coopératives, et par la construction d'organismes nouveaux rassemblant la classe, comme les conseils d'usine, les comités de contrôle ou les conseils ouvriers politiques :

« Le front unique révolutionnaire organisé dans les conseils ouvriers politiques pour le renversement de la bourgeoisie ne se situe pas au début, mais à la fin de la lutte pour gagner les masses au communisme » [38].

Les thèses mettent en garde le parti allemand contre les deux « déviations » qui se sont manifestées au cours des mois et semaines précédentes. La déviation de droite s'est exprimée par des concessions excessives aux partenaires au cours d'actions communes, une hésitation à affirmer les positions communistes propres, des réticences, en particulier, à conduire le combat à l'intérieur des syndicats réformistes. La déviation de gauche s'est traduite, à chaque instant de l'activité du parti, dans l'application de la ligne décidée : accent mis sur le front unique « à la base », affirmation que le gouvernement ouvrier serait la dictature du prolétariat et ne constituerait donc un mot d'ordre valable qu'à la veille de la prise du pouvoir, refus d'admettre la nécessité de mots d'ordre de transition pour élever la conscience des masses, affirmation générale que la ligne « opportuniste » du parti communiste allemand résulte de l'application en Allemagne de la Nep adoptée en Russie soviétique. Dissimulant la passivité par des phrases, elle a créé dans le parti un état d'esprit « gauchiste », une hostilité latente et une méfiance contre les dirigeants, contre le centralisme et la discipline en général.

Les thèses s'emploient ensuite à démontrer que le mot d'ordre de gouvernement ouvrier est le seul mot d'ordre susceptible d'unifier la politique communiste :

« Le gouvernement ouvrier ne peut apparaître qu'au cours de la lutte de larges masses contre la bourgeoisie, comme une concession des dirigeants réformistes à la volonté de lutte des travailleurs. Le gouvernement ouvrier ne peut apparaître qu'à une époque de luttes prolétariennes de masse, une époque où les positions de la bourgeoisie, du fait de son incapacité à surmonter la crise économique, sont durement ébranlées par les combats de la classe ouvrière. Le gouvernement ouvrier n'est ni la dictature du prolétariat ni la montée pacifique, parlementaire, vers elle. Il constitue une tentative de la classe ouvrière, dans le cadre et d'abord avec les moyens de la démocratie bourgeoise, pour faire une politique ouvrière appuyée sur les organes prolétariens et les mouvements prolétariens de masse, cependant que la dictature prolétarienne fait consciemment exploser le cadre de la démocratie, détruit l'appareil d'Etat démocratique, afin de le remplacer totalement par des organes prolétariens » [39].

Reprenant, après la résolution du congrès mondial, l'hypothèse d'un gouvernement ouvrier constitué sur la base d'une victoire parlementaire des partis ouvriers, les thèses affirment :

« Le gouvernement ouvrier n'est pas une « révolution simplifiée », ni une « dictature de remplacement » qui atténuerait la résistance de la bourgeoisie et serait donc bonne à prendre pour les réformistes, mais une période de lutte, de violente lutte du prolétariat contre sa bourgeoisie, laquelle ne lui laissera pas de son plein gré la largeur d'un pied sur le plancher. ( ... ) Le parti communiste affirme que le gouvernement ouvrier est le seul gouvernement qu'il puisse soutenir dans la période actuelle de lutte du prolétariat pour son existence, le seul qui puisse représenter les intérêts du prolétariat sans capituler devant la bourgeoisie, face aux gouvernements de coalition et social-démocrates » [40].

Le destin des « gouvernements ouvriers » dépendra en définitive de la politique des partis communistes et de la façon dont ils seront capables de gagner les ouvriers au communisme et à la reconnaissance de la nécessité de la dictature prolétarienne :

« Surmonter les oscillations, les lacunes et les fautes du gouvernement ouvrier par une lutte toujours plus acharnée du front unique révolutionnaire et de ses organes politiques, séparer les travailleurs de leurs dirigeants opportunistes, les débarrasser de leurs illusions démocratiques et pacifiques, telles sont les tâches du parti communiste dans la période avant et pendant le gouvernement ouvrier » [41].

Les thèses se prononcent pour l'entrée éventuelle des représentants du parti communiste dans le gouvernement ouvrier :

« La participation au gouvernement ouvrier ne signifie pour le parti communiste aucune concession sur l'objectif révolutionnaire du prolétariat, aucun truc et aucune manœuvre tactique, mais le fait qu'il est parfaitement prêt à lutter dans un combat commun avec les partis ouvriers réformistes, quand ils montrent clairement leur volonté de rompre avec la bourgeoisie et d'entreprendre avec les communistes la lutte pour les revendications de l'heure » [42].

Parmi les conditions nécessaires de la participation, les plus importantes sont la reconnaissance du rôle joué en matière législative par les organes du front unique prolétarien et l'armement du prolétariat :

« Pour la participation du parti communiste à un gouvernement ouvrier, ce ne sont pas les promesses des dirigeants réformistes qui sont déterminantes, mais l'analyse de l'ensemble de la situation politique, le rapport de forces entre la bourgeoisie et le prolétariat, la combativité des masses prolétariennes, l'existence d'organismes de classe propres, la capacité de résistance de la bureaucratie réformiste et, en premier lieu, la capacité du parti communiste à conduire les masses au combat pour leurs revendications » [43].

Les thèses soulignent que, comme toute position du prolétariat dans le cadre de l'Etat bourgeois démocratique, le gouvernement ouvrier ne constitue qu'un point d'appui, une étape pour le prolétariat « dans la lutte pour son hégémonie exclusive » :

« Le gouvernement ouvrier n'est pas du tout une étape nécessaire, mais il est une étape possible dans la lutte pour le pouvoir politique » [44].

La conclusion aborde le problème des gouvernements ouvriers dans les Etats. Après avoir rappelé l'historique de la question, la constitution de gouvernements social-démocrates avec le soutien au Landtag des voix des communistes, les thèses affirment :

« Des gouvernements ouvriers d'Etat ne peuvent apparaître que dans des situations de crise politique aiguë, où la poussée des masses est si forte qu'une partie des dirigeants social-démocrates se décident à se placer sur le terrain d'une politique prolétarienne de classe. Le gouvernement ouvrier d'un Etat est un gouvernement de social-démocrates et de communistes qui s'appuie sur des organes de classe prolétariens. La base politique de ce gouvernement ouvrier n'est pas le parlement bourgeois, mais les organes de classe extra-parlementaires. Le K.P.D. participe à ces gouvernements d'Etat afin d'y construire des points d'appui pour la lutte dans le Reich. ( ... ) Les gouvernements ouvriers d'Etats doivent nouer entre eux des relations étroites et constituer un bloc rouge contre le gouvernement capitaliste (purement bourgeois ou de coalition bourgeois-social-démocrate) » [45].

Lendemains de congrès.

L'opposition qui s'est manifestée au congrès contre les thèses de Brandler, les réserves exprimées à Moscou aussi bien en commission qu'au sein de l'exécutif, expliquent le malaise qui est sensible au lendemain du congrès de Leipzig. Tout se passe comme si une partie des éléments dirigeants de l'Internationale étaient sensibles aux arguments de Ruth Fischer et éprouvaient de la méfiance à l'égard de la façon dont sont développées en Allemagne les thèses du 4° congrès mondial. L'ensemble de la presse communiste des différents pays reproduit, par exemple, une contribution à la discussion qui est présentée par Edwin Hoernle, délégué du K.P.D. à l'exécutif, et qui constitue, à bien des égards, un correctif de la position jugée trop opportuniste de Brandler [46].

Hoernle reprend en effet la question dans les termes même où elle a été posée par Ruth Fischer : le rôle du mot d'ordre de gouvernement ouvrier par rapport aux militants et ouvriers influencés par le parti social-démocrate. Il souligne que l'objectif commun de tous les communistes, qu'ils soient de droite ou de gauche, est la désagrégation des rangs de la social-démocratie, le passage de leur base dans les rangs communistes ; cependant, ces résultats ne peuvent être atteints au début, mais seulement à la fin des luttes révolutionnaires. Or le gouvernement ouvrier peut déclencher de telles luttes. Hoernle souligne que, pour le réaliser, il faut que « le parti communiste traite d'abord les social-démocrates tels qu'ils apparaissent aux masses, c'est-à-dire comme des gens honnêtes, afin que les masses elles-mêmes soient en mesure de les démasquer ». Telle est la justification des négociations entre dirigeants.

Il s'attache par ailleurs à démontrer que les tâches principales d'un gouvernement ouvrier, loin de se cantonner au cadre de la démocratie bourgeoise, visent au contraire à le briser, puisqu'il aura à réaliser « la formation, l'organisation et la centralisation méthodiques des conseils ouvriers et des corps de défense ouvrière, la démolition des formations militaires policières et des organes de la justice et de l'administration bourgeoise » [47]. Il conclut par une formule plus dialectique — plus acceptable aussi aux yeux de la gauche que celle de Brandler — pour situer le gouvernement ouvrier dans l'intervalle entre la « dictature bourgeoise » et la « dictature prolétarienne » et non « dans le cadre de la démocratie bourgeoise » :

« Le gouvernement ouvrier n'est plus une dictature bourgeoise sans être encore une dictature prolétarienne. Il constitue une étape dans la transition, au milieu du processus dialectique du développement révolutionnaire : tout en existant, il procède lui-même à son abolition » [48].

Méritoire effort de synthèse, mais qui ne suffit pas à combler des divergences profondes. Les désaccords éclatent dès qu'il s'agit de passer à l'application. En Saxe, le gouvernement Buck, mis en minorité au Landtag, vient de démissionner. Paul Böttcher déclare que les communistes saxons sont décidés à faciliter la formation d'un gouvernement ouvrier et à ne rien faire qui puisse fournir aux social-démocrates prétexte à s'allier de nouveau à la bourgeoisie. Ruth Fischer rétorque immédiatement que sa perspective, conçue en dehors de toute action de masse, ne peut même pas invoquer en sa faveur les résolutions des congrès, car elle se situe sur un terrain exclusivement opportuniste et parlementariste [49].

La soigneuse formulation des thèses ne peut dissimuler la réalité du désaccord. Il est vrai que Brandler et ses partisans, hypnotisés par la nécessité de conquérir la majorité des travailleurs tels qu'ils sont, cherchent un mot d'ordre de transition acceptable par eux, compte tenu de leurs illusions, et que le gouvernement ouvrier qu'ils prônent n'est d'abord — parce qu'il ne peut pour le moment rien être d'autre — qu'une alliance parlementaire avec le parti social-démocrate dans le cadre des institutions existantes. Il n'est pas moins vrai que, lorsque Ruth Fischer et Maslow utilisent de leur côté les mots de « front unique » et de « gouvernement ouvrier », ils entendent le premier à la base et le second comme un substitut de la « dictature du prolétariat », que leur politique est sœur jumelle de celle que défendent, depuis 1918, tous les gauchistes, celle même que le parti allemand a, pour son malheur, suivie à plusieurs reprises : l'offensive révolutionnaire déclenchée indépendamment du contexte, le rejet de tout mot d'ordre de transition, la voie qui mène à l'isolement et à l'échec.

Les efforts de Lénine et de l'exécutif pour promouvoir une collaboration entre les deux tendances comme l'unique moyen de leur faire surmonter leurs divergences, avaient donc été vains [50]. Les nombreux incidents qui émaillent les débats du congrès de Leipzig reflètent cette situation. Déjà, le premier jour, le ton des accusations lancées par Ruth Fischer contre la centrale, sa dénonciation de « sa passivité, de son opportunisme et de son révisionnisme » [51] ont provoqué de vives réactions, notamment de la part de Stolzenburg, président du congrès, et de Kleine, représentant de l'exécutif [52]. Le troisième jour, elle demande la parole pour une déclaration personnelle et en profite pour faire une intervention de fond au nom du district de Berlin-Brandebourg. Stolzenburg prétend lui retirer la parole, Maslow appelle le congrès à révoquer le président : le tumulte ne s'apaise qu'après une intervention conciliante de Pieck, parlant d'un malentendu [53], et le passage à l'ordre du jour. L'autre incident se produit, lui, à l'occasion de séances à huis clos préparant l'élection de la centrale. La direction sortante propose de porter de quatorze à vingt et un le nombre de ses membres et propose une liste de vingt et un noms, ne comportant aucun représentant de la gauche, mais, par une concession qu'elle estime importante, ne comprenant pas non plus Ernst Meyer, cible des attaques gauchistes depuis le début. Ernst Meyer proteste contre le fait « sans précédent » qui veut que les « réserves » de certains districts contre lui n'aient pas été exprimées par eux en congrès [54]. La gauche exige une représentation à la direction qui soit conforme à son importance dans le parti, où elle dispose du tiers des mandats. Elle annonce que les délégués de Berlin-Brandebourg, Wasserkante et la Rhénanie moyenne ne voteront pas pour l'élection. Au cours d'une séance de nuit, Radek, qui est flanqué de Kolarov, met l'autorité de l'exécutif dans la balance pour obtenir de Brandler l'inclusion dans la liste de la centrale de membres de la gauche [55]. 

Mais — résistance de Brandler, sans doute — si la nouvelle liste de vingt et un noms comprend effectivement trois militants de la gauche, Ewert, Lindau et Pfeiffer, cette concession n'est pas propre à apaiser l'opposition, qui juge Lindau modéré et, surtout, tient Ewert pour une créature de Radek [56]. Neuf districts se joignent à la centrale pour présenter cette liste de candidats. Ceux de Berlin, Wasserkante. Hesse-Francfort et Rhénanie moyenne lui opposent une autre liste comprenant seulement quatre noms de dirigeants de la gauche, Ruth Fischer elle-même, Geschke, Katz et König [57]. Le district de Prusse orientale, enfin, présente le seul Ernst Meyer [58]. Finalement, la liste de la centrale est élue en bloc à une assez confortable majorité [59].

La centrale ainsi élue a un dirigeant, bien qu'il ne soit pas fait mention de l'élection d'un président. Le nouveau chef du parti allemand est Heinrich Brandler. Maçon de quarante-deux ans, militant social-démocrate de longue date, c'est l'un des rares anciens du noyau spartakiste qui soit également un dirigeant syndical, et un militant « de masses », constructeur du parti à Chemnitz et excellent organisateur. Il a déjà été appelé à la présidence du V.K.P.D. au lendemain de la démission de Levi et, en cette qualité, a porté la responsabilité de l'action de mars, ce qui lui a valu d'être arrêté et condamné. Après sa libération, il a séjourné plusieurs mois à Moscou comme membre du présidium de l'Internationale. Petit, trapu, bossu à la suite d'un accident du travail, il a un fort accent saxon. C'est un homme de poids, à la large face tranquille, méthodique et patient, praticien plus que théoricien, une poigne ferme et le sang froid, bref un dirigeant ouvrier à bien des égards très représentatif du mouvement allemand et des aspects les plus positifs de sa tradition social-démocrate. Il jouit de la confiance de l'exécutif, bien que celui-ci se méfie de sa rancune à l'égard des « Berlinois », qu'il a dénoncés depuis son retour en Allemagne [60]. A ses côtés, des militants qui lui ressemblent, militants syndicaux, dirigeants de masses, comme Heckert, Böttcher, Walcher, Koenen, Remmele, Stoecker et, bien entendu, Clara Zetkin ; un homme très différent — théoricien et même intellectuel — dont l'histoire fera son alter ego, August Thalheimer ; un organisateur nouveau venu, ni orateur ni écrivain mais efficace, l'ancien menuisier Walter Ulbricht, et aussi Guralski, l'homme de confiance de Zinoviev, répète-t-on avec quelque vraisemblance, élu à la centrale sous son pseudonyme allemand d'August Kleine. Derrière eux, en coulisse, et appelé à suivre les choses de très près, sur place ou de Moscou, Radek, qui a poussé Brandler en avant depuis au moins novembre 1922, et qui a préparé avec lui le congrès de Leipzig.

Au moment où s'installe cette direction qui eût pu paraître solide en d'autres temps, s'annonce l'orage qui va ébranler l'Allemagne jusque dans ses fondations.


Notes

[1] Ces remarques, non destinées initialement à la publication, devaient néanmoins paraître dans le Bulletin communiste, n° 14 ; 5 avril 1923, pp. 126-128, sous le titre « La Question du programme de l'I.C. »

[2] Ibidem, p. 126.

[3] Ibidem, p. 127.

[4] Ibidem, p. 128.

[5] Voir à ce sujet la déclaration signée de Lénine, Trotsky, Zinoviev, Radek, Boukharine, et demandant le renvoi de la décision au prochain congrès, Protokoll des Vierten Kongresses der Kommunistischen Internationale, p. 542.

[6] Ibidem, p. 37.

[7] Ibidem, pp. 317-318.

[8] Notamment au cours du 5° congrès de l'I.C.

[9] Ibidem, p. 76.

[10] Ibidem, p. 82.

[11]   Ibidem, p. 100.

[12] Ibidem, p. 101.

[13] Ibidem, p. 102.

[14] Ibidem, pp. 102-103.

[15] Ibidem, p. 1015.

[16] Ibidem, p. 1014.

[17]   Ibidem, pp. 1014-1015.

[18] Ibidem, p. 1016.

[19] Ibidem, p. 1016.

[20] Ibidem, p. 1016.

[21] Ibidem, p. 1017.

[22] Ibidem.

[23] Ibidem.

[24] Ibidem.

[25] Ibidem.

[26] Il est intervenu au conseil national des 5 et 6 janvier afin de définir. l' « autonomie » du parti norvégien dans le cadre des statuts de façon acceptable pour la minorité hostile à la centralisation de l'Internationale (H. M. Lange et Meyer, Det norske arbeidernartis historie, II, pp. 320 sq.

[27] Bericht über die Verhandlungen des III (8) Parteitages, pp. 197- 219.

[28] Ibidem, pp. 314-333.

[29] Ibidem, p. 318.

[30] Ibidem. p. 328.

[31] Ibidem, pp, 238-240.

[32] Ibidem, p. 287.

[33] Ibidem, p. 345.

[34] Ibidem, pp. 142-150.

[35] Ibidem, p. 375

[36]   Ibidem, et Dokumente und Materialen zur Geschichte der Deutschen Arbeiterbewegung, Bd VII (1922-1923), II, p. 247.

[37] Ibidem, pp. 247-248.

[38] Ibidem, p. 248.

[39] Ibidem, p. 25.

[40] Ibidem, pp. 252-253.

[41] Ibidem, p. 253.

[42] Ibidem.

[43] Ibidem.

[44] Ibidem.

[45] Ibidem, pp. 254-255.

[46] Edwin Hoernle, « Die Taktik der Einheitsfront aus dem Parteitag der K.P.D. », Die Internationale, n° 6, 15 mars 1923, pp. 179-185.

[47] Ibidem, p. 183.

[48] Ibidem, p. 285.

[49] Bericht über die Verbandungen des III (8) Parteitages, pp. 268 sq.

[50] Dans une lettre adressée à E. Meyer le 12 octobre 1922. Brandler parlait des «cochonneries fractionnelles » (Fraktionsschweinereien) des Berlinois et proposait de suspendre R. Fischer de ses responsabilités (Archives Rosa Léviné-Meyer, cité par H. Weber, Die Wandlung, t. I, p. 45, n. 88). Aucune sanction n'avait finalement été prise.

[51] Bericht III (8) ... , p. 240.

[52] Ibidem, p. 247.

[53] Ibidem, p. 299.

[54] Weber, Die Wandlung, I, p. 46.

[55] Ruth Fischer, acharnée contre Radek, affirme qu'il avait l'intention d'éliminer les dirigeants de la gauche, affirmation que rien ne corrobore. Elle explique cette dernière initiative et sa recherche d'un compromis par la conscience qu'il avait d'être « allé trop loin ». Dans une lettre adressée par lui en décembre 1926 à Clara Zetkin, Radek expliquera que, pour lui, « Ruth Fischer, Maslow, Urbahns, Scholem, représentent toute une couche d'ouvriers révolutionnaires », qui elle-même incarne « l'impatience révolutionnaire ». Il explique à ce sujet : « Nous devions la combattre afin de montrer clairement aux ouvriers communistes qu'une minorité sans espoir n'est pas en mesure de s'emparer du pouvoir. Mais nous ne voulions pas nous séparer de cette masse qui constitue l'espoir de notre classe. » Sur l'incident du congrès, il déclare: « C'est pourquoi, de ma propre initiative, j'ai insisté, au cours du congrès de Leipzig, pour que Ruth Fischer soit portée à la centrale ; le congrès repoussa ma proposition. Je voulais que les représentants de la gauche soient dans la centrale afin d'y constituer un contrepoids aux politiciens au jour le jour, aux camarades qui ne comprenaient pas la différence entre un parti indépendant et un parti communiste » (Archives Trotskv, publié dans The New International, I. n° 5, p. 155). Ce texte, cité par Ruth Fischer elle-même (op. cit., p. 509. n. 9), infirme la thèse des manœuvres de Radek qu'elle veut accréditer ; Radek en effet y prend position contre la politique de l'exécutif d'alors. Qui consiste en la recherche de l'exclusion de la gauche — Ruth Fischer en tête — et de la scission. Voir également Angress, op. cit., pp. 275 sq., P. Maslowski, Thaelmann. p. 42, E. H. Carr, The Interregnum, pp. 158-159. Pour conclure, notons que Ruth Fischer s'était elle-même démentie à l'avance en déclarant à l'exécutif de janvier 1924 de l'Internationale : « L'intervention de dernière minute du représentant de l'exécutif avait réussi à éviter la scission » (Die Lehren der Deutschen Ereignisse, p. 51).

[56] Ruth Fischer (op. cit., pp. 225 et 229-230) écrit que la liste révisée de la centrale comprenait quatre candidats dits de gauche, ce qui représente une évidente confusion. Mais elle ne mentionne que le seul Ewert.

[57] Ruth Fischer, ibidem, parle, sans autre précision, des « manœuvres » de Radek pour empêcher les candidatures de Maslow et Thaelmann, qui ne se produisirent effectivement pas. Elle est muette sur sa propre candidature.

[58] Ruth Fischer, ibidem, affirme qu'Ernst Meyer avait été éliminé à la demande de Radek, à cause du refus qu'il lui avait opposé de participer à la création d'une fraction de l'exécutif au sein du K.P.D. Elle oublie, ce disant, les attaques qu'elle-même avait lancées contre lui.

[59] Ruth Fischer, ibidem, affirme que les délégués de la gauche se sont abstenus dans le vote pour la centrale : affirmation insoutenable, 16 délégués au plus s'étant abstenus alors que 59 avaient voté pour la gauche et contre les thèses de Brandler. Il est significatif que Lindau, avec 159 voix, et Pfeiffer, avec 192, soient arrivés en tête : les partisans de la centrale et ceux de la gauche avaient voté pour eux. Venaient ensuite Clara Zetkin, Eberlein, Frölich, Hoernle, puis Brandler avec 166 voix, qui permettent d'estimer à plus de 30 le nombre des gauchistes qui avaient pris part au vote. Ulbricht, avec 117 voix, et Karl Becker, avec 107, étaient les derniers élus (Bericht III (8) ... , p. 382).

[60] Voir note 50.


Archives P. Broué Archives IV° Internationale
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin