1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky.

P. Broué

Trotsky

XLIV - Regroupements contre Staline en U.R.S.S.1

Paradoxalement, le piétinement et même les phénomènes de décomposition qui atteignent l'Opposition internationale, n'ont pas leur équivalent en U.R.S.S. pendant les premières années trente. Après un effondrement qui correspond à l'aggravation de la répression et au filtrage féroce de la correspondance, la courbe d'activité, à partir de 1931 est celle d'une renaissance sinon de l'organisation elle-même, du moins des courants du parti qui reprennent tout ou partie de son programme et recherchent même l'alliance, sinon avec l'Opposition russe, du moins avec Trotsky.

La période qui s'ouvre après la grande crise de l'Opposition est celle de l'industrialisation à outrance et de la collectivisation forcée, avec leurs cortèges de souffrances pour les masses laborieuses que certains, par un véritable abus de langage, ont appelées « révolution » parce qu'elles ont complètement détruit la société de la Nep et de la lente reprise économique des années vingt.

C'est après deux années d'hésitations que Staline s'est finalement lancé dans cette entreprise, véritable fuite en avant, puisque cette politique n'a été ni vraiment voulue ni par conséquent tant soit peu préparée. Il a fallu improviser, c'est-à-dire souvent donner simplement l'ordre d'atteindre des objectifs. L'ensemble a finalement coûté très cher en matériel, en bétail, en produits, et surtout en souffrances et vies humaines. On rappelle souvent que 60 % du cheptel périt dans cette folle entreprise. Mais, étiquetés « koulaks » - lesquels n'étaient pas plus de 2 millions -, 7 millions de paysans moyens ou pauvres ont été les victimes : plus de morts qu'une guerre. Dans le même temps, l'industrialisation à outrance relève de la même fuite en avant, financée par l'inflation accélérée et menée. elle aussi, en dépit du bon sens et à coups de knout. L'un des résultats les plus spectaculaires est ce qu'on peut sans ironie appeler une « paupérisation absolue » des travailleurs ruraux privés de tout, ouvriers enrégimentés et sous-payés que ne console pas, au contraire, la naissance de l'aristocratie ouvrière des travailleurs de choc.

Personne - sauf peut-être Boukharine - n'avait prévu les formes dans lesquelles se réaliseraient l'industrialisation et la collectivisation préconisées, des années durant, par l'Opposition de gauche. Même sans documents, il ne nous est guère difficile d'imaginer la réaction de l'ancien oppositionnel. Il avait capitulé en 1929 en croyant que « Staline était en train de réaliser le programme de l'Opposition » et découvrait le cauchemar vécu par les foules paysannes déportées à moitié nues et des ouvriers en guenilles fabriquant des produits inutilisables ou se croisant les bras faute d'énergie ou de matières premières.

Fasciné par l'alternative de la solution « thermidorienne » - retour vers le capitalisme ou la solution prolétarienne d'industrialisation et collectivisation menées à travers la mobilisation des masses -, Trotsky lui-même n'avait pas vraiment prévu cette variante de la « politique centriste ». Il ne vit que tard, sous l'influence des lettres d'U.R.S.S., la collectivisation rurale et l'industrialisation à marches forcées réalisées par la violence et sous la terreur, et aboutissant d'abord au renforcement de la toute-puissante bureaucratie, cette couche sociale parasitaire qui, suivant l'expression de Karl Marx, dans un tout autre contexte, traitait l'Etat comme sa propriété privée.

Plus proche - et pour cause - de la réalité soviétique, Kh. G. Rakovsky est sans doute, après le début de cette campagne, le seul à avoir très vite saisi son orientation incontrôlable et ses premiers résultats inavouables. Dans une étude parvenue beaucoup plus tard en Occident, mais sans doute rédigée au mois de juin 1930, il dresse un bilan de la situation économique catastrophique créée par cette volonté despotique sans précédent de changer du tout au tout la vie de dizaines de millions d'hommes sans leur consentement2… Il démontre, chiffres à l'appui, les inévitables conséquences d'une telle entreprise, l'effondrement de la qualité des produits industriels, par exemple la production régulière de biens défectueux et inutilisables, l'épuisement des récoltes, la disparition des activités d'élevage. Il décrit, sans polémique et avec une infinie tristesse, la désorganisation sous le couvert de la planification, l'oisiveté, faute de matières premières, de nombre d'industries modernes et l'inactivité de régions entières plongées dans l'obscurité avec un plan qui leur garantit l'électricité.

Alors que l'Occident capitaliste, ravagé par la crise mondiale annoncée par le krach de Wall Street en 1929, donne l'exemple d'une destruction sans précédent des forces productives, le spectacle offert par l'Union soviétique n'est guère de nature à encourager et nourrir la croyance en la supériorité du système socialiste.

Trotsky en est parfaitement bien informé. Les lettres qui parviennent au Biulleten Oppositsii, dont une partie seulement y est publiée faute de place, décrivent avec beaucoup de précision la condition prolétarienne, la baisse des salaires consécutive aux mesures destinées à accroître la productivité, la flambée des prix, la disette de produits agricoles. Nombre d'entre elles décrivent les conflits dans les entreprises, la lutte contre les « petits chefs » qui est en réalité le combat contre la paupérisation. D'autres décrivent la collectivisation « jusqu'au dernier poussin » et, comme dit un correspondant qui signe « G.N. », la « dékoulakisation jusqu'aux bottes de feutre qu'on arrache aux pieds des enfants3 ». Un autre écrit qu'il est dans un secteur de « collectivisation complète », et que cela signifie que « les paysans égorgent le bétail et vendent leurs biens ». Un autre résume la situation :

« Disette dans les villes. Faim dans les provinces. Famine dans bien des campagnes. Dans les capitales, queue pour tous les produits. Tous les vivres manquent... Chômage4. »

Une lettre de 1932 décrit la situation pendant l'hiver 1931-1932 dans les chemins de fer: « Le typhus. Des malades couchés dans les gares, couverts de poux5... »

Un autre décrit la situation du ravitaillement à Moscou où les queues pour le pain commencent vers une ou deux heures du matin, tandis que les ouvriers d'une usine de tracteurs de Stalingrad n'ont pour se nourrir que de l'eau et du pain. Un autre encore explique que le kolkhoze vend très peu, que seuls les kolkhoziens « font » le marché : « Le kolkhoze, écrit-il, est la somme de leurs économies individuelles... »

Certains correspondants notent la crainte de la bureaucratie qui perce dans les relations sociales, mais aussi la peur, chez les ouvriers, que les coups portés au système bureaucratique ne deviennent des coups contre l'industrie et le système soviétique... D'autres parlent de foules de paysans dans les gares, qui fuient les kolkhozes, de bandes d'enfants abandonnés, errant comme au lendemain de la guerre civile.

Un aspect de cette crise est clair : l'inquiétude de l'appareil où beaucoup d'individus, isolément ou non, se prennent à comparer la politique du moment à celle que préconisait l'opposition, cherchent une issue qui coïncide avec ses perspectives.

Isolés ou parqués dans les prisons, les oppositionnels n'ont pas de peine à préconiser des solutions qui s'imposent aux yeux de tous. Il faut desserrer l'étreinte de la collectivisation forcée qui s'est abattue sur l'ensemble de la paysannerie, autoriser le départ des kolkhozes, rassurer la masse apeurée. Il faut diminuer les objectifs de l'industrialisation, associer les travailleurs au Plan et réviser les objectifs en fonction de leur opinion, bref rétablir cette démocratie ouvrière que la collectivisation forcée et l'industrialisation à outrance ont foulé au pied un peu plus encore...

Nous n'avons que peu d'informations sur l'activité des trotskystes après la déclaration d'avril 1930, à l'exception des documents provenant des prisons et des lieux d'exil. De ce point de vue, l'année 1930 a apporté un lot de documents importants, souvent parvenus en Occident après un long cheminement : une lettre de Koté Tsintsadzé, une étude de Rakovsky, et un texte collectif rédigé en prison par Solntsev, Iakovine et Stopalov, intitulé « La Crise de la Révolution6 », résultat des discussions qui se sont déroulées à l'isolateur de Verkhnéouralsk. Plusieurs témoignages, celui d'Ante Ciliga7, celui d'Ardachelia et Iakovine, qui se trouve dans les archives Trotsky8 à Harvard, ainsi qu'un témoignage d'un survivant réfugié en Israël après la guerre9, nous permettent de reconstituer l'intensité de la vie intellectuelle et politique dans les prisons transformées en universités - à Tchéliabinsk comme à Verkhnéouralsk - ainsi que la richesse du débat politique entre « bolcheviks-léninistes », parmi lesquels nous retrouvons, outre les trois cités plus haut, les noms familiers de Poznansky, Dingelstedt, Man Nevelson et de bien d'autres militants de la jeune génération.

Nous savons, en revanche, très peu de choses sur l'activité de ceux « de l'extérieur10 ». Les arrestations ont continué pendant ces années, comme l'indique le nombre total des déportés, passé de 700 « irréductibles » à l'époque de la déclaration d'août 1929 à environ 7 000 en novembre 1930. Un correspondant de Trotsky - probablement N.N. Pereverzev - écrit sur ces derniers que « les nouveaux, mille, deux mille ou plus » sont en majorité des ouvriers qui n'ont pas connu l'Opposition de gauche auparavant et y sont venus de leur propre mouvement et de leur propre expérience. Il parle de l'apparition, dans les usines, de « trotskystes et semi-trotskystes » à chaque secousse de l'appareil11.

Le « centre » de Moscou s'est à coup sûr maintenu, ou, plus exactement, Sedov a toujours eu un relais à Moscou, même après la chute de B.M. Eltsine et de Iakovine. Nous connaissons des noms : V. Ianoutchevsky, qui semble avoir été un ami de Sosnovsky, Mikhail Andréiévitch Polevoi, ami de Nin, arrêté en mai 1931, Mikhail Aleksandrovitch Chabion12, professeur d'histoire et, sur la fin de cette période, Iakov Kotcherets13 et Andréi Konstantinov, dit Kostia, immortalisé par les souvenirs de déportation de Maria Joffé, sans doute le journaliste écarté de la Pravda en 1923.

Il semble bien que, de temps en temps, leurs rangs aient été renforcés par des « capitulations tactiques », c'est-à-dire de fausses capitulations décidées par l'opposition elle-même : dans ces années-là, il semble qu'on puisse ranger dans cette catégorie celles de Rafail Farbman et d'Ilya Rosengaus.

De 1930 à 1932 en tout cas, Lev Sedov, en partie grâce à la publication du Biulleten Oppositsii, mais surtout grâce à son énorme travail, arrive à maintenir des contacts, à obtenir informations et correspondance en utilisant voyageurs ou employés des organisations internationales comme le trust Münzenberg, cette gigantesque entreprise de presse et d'affaires diverses dont les salariés voyagent entre l'Allemagne et l'U.R.S.S.

Mais le résultat, demeuré méconnu jusqu'à ces dernières années, est que le petit noyau oppositionnel maintenu est rejoint, à partir de 1931, par d'autres courants issus du Parti communiste.

* * *

La première de ces dernières oppositions est née au sein même de la fraction Staline. Elle s'incarne en deux hommes qui ont tous les deux été, à des moments différents, liés personnellement à Staline : les deux anciens dirigeants des Jeunesses communistes Jan Sten et V.V. Lominadzé.

Le premier est un philosophe marxiste, spécialiste reconnu de Hegel. Jan Sten a été le théoricien des Jeunesses communistes, inspirateur de réactions gauchistes. C'est un intellectuel si brillant et si réputé que Staline lui a demandé de lui donner des « leçons particulières de dialectique » (sic). L'expérience l'a marqué : dès 1928, dans un cercle d'amis, il se laissait aller à dire que Koba (Staline) ferait des choses qui laisseraient loin derrière les procès Dreyfus et Beilis... le fameux procès antisémite du début du siècle14

V.V. Lominadzé (Besso) est un personnage hors du commun. Cet homme d'une taille et d'une force peu communes, aux cheveux de jais, est intelligent, cultivé, énergique. Cet amateur de chansons, grand conteur d'anecdotes, est aussi noceur et buveur autant que gros travailleur. Il poursuit des études d'ingénieur tout en travaillant à plein temps pour le parti. On sait qu'un soir d'ivresse, il n'a pas hésité, à la suite d'un pari, à briser la glace de la Moskva pour s'y baigner, et il a laissé un rein dans l'aventure15. Il a fait une carrière foudroyante d'apparatchik : secrétaire du parti de Tiflis à vingt ans, il a été l'un des principaux dirigeants des Jeunesses communistes avant de passer dans l'appareil du parti. Margarete Buber raconte qu'il a été décoré du Drapeau rouge pour son comportement dans l'assaut contre Cronstadt pour lequel il s'était porté volontaire, mais qu'il se refuse à porter la décoration. Il a été un adversaire acharné de l'opposition de 1923, de la Nouvelle Opposition, de l'Opposition unifiée enfin.

Dès la fin de 1927, il est apparu que ces hommes d'appareils manifestaient une certaine indépendance de pensée : pour eux, la défaite de l'Opposition de gauche était loin de régler tous les problèmes. Rappelés à l'ordre dès cette époque pour avoir trop vigoureusement souligné l'existence d'un « danger de droite », ils se sont manifestés encore en 1929 par une série d'articles critiques de la direction stalinienne dans Komsomolskaia Pravda.

C'est apparemment à ce moment qu'a commencé la lutte systématique du groupe au sein de l'appareil16. Lominadzé a été affecté comme secrétaire du parti, d'abord à Nijni-Novgorod, où il s'est lié personnellement à Ter-Vaganian, puis, en avril 1930, comme premier secrétaire, en Transcaucasie. Appuyé sur un réseau pan-soviétique qui comprend la plupart des anciens dirigeants des Jeunesses communistes – Chatskine, Tchapline, notamment -, Lominadzé élabore une résolution qui mêle approbation enthousiaste de la ligne stalinienne et critiques sévères du comportement de l'appareil, du « dépérissement de la démocratie ouvrière », de la collectivisation forcée et même de certaines déclarations de Staline concernant la marche en avant vers le socialisme17.

Il semble que l'entreprise de Lominadzé ait été compromise par les initiatives imprudentes d'un de ses alliés ou partisans les plus importants, le président du conseil des commissaires du peuple de la R.S.F.S.R., S.I. Syrtsov. Ce vieux-bolchevik a en effet prononcé, le 30 août 1930, devant les commissaires du peuple et les membres du conseil économique de la R.S.F.S.R., un discours de deux heures dans lequel il a souligné la détérioration de la condition ouvrière, les progrès de la bureaucratie, et préconisé un « resserrement du front de la construction18 », en d'autres termes au minimum un ralentissement de la collectivisation et du rythme de l'industrialisation. L'enquête du G.P.U. après cet éclat public révèle l'existence d'un « groupe fractionnel » et permet d'arracher des « aveux » à quelques-uns de ses membres. Syrtsov, d'abord accusateur, finit par s'effondrer devant la commission de contrôle19.

Les hommes de la fraction secrète Sten-Lominadzé ont décidé de ne pas se battre ouvertement. Ils font alors leur autocritique, reconnaissent leurs « erreurs » et sont généralement mutés. Ceux que la presse stalinienne appelle désormais « les hommes à double visage » ou encore « la fraction gauche-droite », cherchent dès lors les contacts qui leur permettraient d'élargir le front de la résistance à la politique de Staline20.

Dans cette voie, ils rencontrent d'autres courants et groupes, et d'abord les zinoviévistes qui ont pris en 1927 le parti de payer le prix de leur maintien dans les rangs du parti en faisant toutes les déclarations exigées d'eux, mais qui n'ont renoncé ni à leurs propres opinions ni à une certaine mesure d'activité fractionnelle, puisque, au sommet au moins, ils n'ont pas cessé de maintenir entre eux, depuis 1928, un contact suivi.

Les amis de Zinoviev ont au fond partagé en 1928 et 1929 les illusions des « capitulards » qui ont suivi Préobrajensky, Radek et Smilga. De toute évidence, après la rencontre avec Boukharine en juillet 1928, ils ont continué à miser sur Staline et sur un « cours à gauche » et escompté des réintégrations à des fonctions responsables que Staline leur faisait de temps en temps miroiter. La correspondance reçue par Sedov révèle cependant la déception de Zinoviev et de Kamenev, les tendances qu'ils manifestent à « jouer à l'opposition », dès 1930. On sait également que, par la suite, Zinoviev s'est exprimé en termes très critiques sur la politique allemande de l'Internationale communiste. Il en vient même, en 1932, à confier à des représentants de l'Opposition de gauche venus s'entretenir avec lui que sa plus grosse faute politique - plus grave même que son opposition à Lénine en 1917 - a été sa rupture en 1927 avec Trotsky et l'Opposition de gauche21.

Il est probablement en cela d'accord avec le groupe qui l'a abandonné au moment de cette rupture et qu'on appelle le groupe « sans chefs », animé en fait par Safarov et Tarkhanov, réintégrés dans le parti, non sans mal, en 1928, après avoir crié sur les toits leur intention de jouer double jeu.

Le rôle décisif, dans les regroupements qui s'amorcent, est joué par le groupe d'Ivan Nikititch Smirnov, ce vieux-bolchevik, « la conscience du parti » devant Sviajsk, dont on se souvient qu'il s'était efforcé en 1929 de rédiger une déclaration de capitulation plus honorable que celle de Radek, Smilga et Préobrajensky, et n'avait pas eu grand succès. Moins déshonorante cependant, sa déclaration, les contacts qu'il garde, les propos qu'il tient, l'attitude qu'il maintient, lui valent une certaine réputation. Expulsé d'U.R.S.S. en 1930, Andrés Nin cite précisément Smirnov comme représentatif d' « une sorte de capitulards qui n'ont pas renoncé à leurs idées et pour qui la capitulation n'était qu'une manœuvre tactique22 ».

Nous ignorons évidemment tout de l'activité du groupe Smirnov jusqu'en 1931 et de la façon subtile dont il semble avoir essayé de combiner l'attitude oppositionnelle clandestine et les protestations à double sens de fidélité à la ligne. Le tournant décisif se produit pour lui en mai 1931 quand il rencontre à Berlin Lev Sedov. La rencontre entre les deux hommes a, de toute évidence, été plus qu'une conversation générale de hasard, comme Sedov a légitimement tenté de le faire croire au moment des procès de Moscou. Nous devons pourtant admettre que nous n'avons pas le moyen de savoir si cette rencontre fut le fruit d'un pur hasard, comme Sedov l'affirme, ou si elle fut, au contraire, préparée. Nous nous contenterons de mentionner ici l'invraisemblance du récit de Sedov, fait après le premier procès de Moscou, sur un point de détail : il serait tombé dans les bras de Smirnov en le reconnaissant dans la rue. Peut-on croire à un tel comportement avec un « capitulard » vigoureusement dénoncé par Trotsky ?

Les informations parvenues à Sedov à travers I.N. Smirnov puis, après leur rencontre, par d'autres émissaires et à travers des communications font apparaître l'existence d'un « centre » du groupe Smirnov, composé de quelques-uns de ses amis signataires de sa déclaration de 1929, S.V. Mratchkovsky, Ter-Vaganian, N.I. Oufimtsev et L.G. Ginzburg, mais aussi d'E.A. Préobrajensky, rédacteur de la capitulation « honteuse » de juillet 1929 : de toute évidence, il regroupe les anciens oppositionnels qui ont compris l'impasse de la capitulation23 ».

C'est en septembre ou octobre 1932 qu'arrive à Berlin un haut fonctionnaire de l'appareil économique, E.S. Holzman, lié à Smirnov et qui, à l'occasion d'une mission à Berlin, a accepté d'être l'intermédiaire de Smirnov auprès de Sedov. Il apporte des nouvelles que son interlocuteur considère comme tout à fait capitales. Elles démontrent en effet l'activité et l'importance du groupe que Sedov appelle, dans sa correspondance avec Trotsky, celui des « trotskystes ex-capitulards », dont il écrit par ailleurs sans ambages à ses camarades du secrétariat international: « I.N. Smirnov et d'autres, qui nous ont quittés dans le temps, sont revenus24. »

Sans aller aussi loin, Trotsky, parlant de toute évidence de ce groupe, assure qu'on peut, à son propos, « tirer le bilan de l'expérience de la capitulation honnête, sincère et pas carriériste25. »


* * *


Au moment même où ces groupes « de gauche », d'anciens staliniens ou d'anciens « capitulards » se rapprochaient ainsi de la critique et des perspectives de Trotsky qu'ils avaient combattues avec acharnement, des phénomènes analogues se déroulaient dans l'appareil et jusqu'au cœur de ce que l'on appelait, depuis des années, « la droite ».

Au moment précis en effet où l'Opposition de gauche et les groupes qui l'avaient abandonnée se retrouvaient en effet pour demander la retraite sur le front économique, une sorte de retour à la Nep et un ralentissement de l'industrialisation, un courant issu du cœur de l'ancienne droite s'orientait, lui, vers le ralliement aux vieilles revendications de démocratie du parti de l'ancienne Opposition de gauche.

C'est probablement la capitulation sans combat, en novembre 1929, de Boukharine, Rykov et Tomsky qui marque le point de départ de la cristallisation à l'intérieur de la « droite » d'un noyau d'hommes décidés à continuer le combat contre la politique stalinienne. Ils en viennent rapidement à l'idée qu'il leur faut élargir l'ancienne plateforme économique de la droite en l'élargissant à des éléments empruntés au programme de la gauche, en particulier à ses mots d'ordre de démocratie ouvrière, et tenter d'associer à leur combat des personnalités représentatives des anciennes oppositions de gauche, trotskyste ou zinoviéviste. Ce groupe, que Sedov appelle un peu schématiquement « les droitiers » dans sa correspondance, et que les historiens appellent en général « groupe Rioutine » ; nous paraît désigné plus clairement par l'étiquette de « groupe Rioutine-Slepkov ».

Créé à l'écart des anciens dirigeants de la droite historique et, en quelque sorte, en réaction à leur comportement politique qui les a conduits à la capitulation, ce groupe a été animé par deux hommes qui ont été, au temps de la grandeur de la droite - mais à des titres divers - les plus éminents des personnalités de second plan de ce groupe.

A.X Slepkov, né avec le siècle, était encore un tout jeune homme, l'ancien disciple favori de Boukharine et chef de file de ce qu'on avait appelé son « école » de « professeurs rouges ». D'une brillante intelligence, journaliste de talent, polémiste redoutable qui s'était fait les dents contre l'Opposition de gauche, il avait aussi démontré son courage et sa combativité en 1929, où il avait été l'un des rares à essayer d'organiser une résistance dans le sein de l'appareil, au cœur même du fief de Kirov, à Leningrad, ce qui lui avait valu l'exil en Asie centrale. Il semble qu'il ait, dès cette époque, manifesté le regret d'avoir pris part, comme il l'avait fait, à la lutte contre l'Opposition de gauche.

M.N. Rioutine était un homme plus âgé et infiniment moins séduisant. Ancien menchevik d’Extrême-Orient, il avait rallié les bolcheviks en sortant d'une lutte clandestine courageuse contre Koltchak, et s'était fait connaître dans l'appareil comme un homme à poigne. C'est lui qui avait organisé, au temps de la lutte contre l'Opposition, les détachements de gros bras qui avaient permis de briser, au début d'octobre 1926, la tentative de sortie de ses militants dans les cellules d'usine. Théorisant cyniquement la manière forte et manifestant ouvertement son mépris pour la démocratie, l'homme était pourtant un battant. L'un des premiers frappés par Staline lors de l'offensive de ce dernier contre les « droitiers », il avait été contraint à l'autocritique, puis écarté du C.C. au XVI° congrès. Il était journaliste quand il s'engagea, en 1931 probablement, dans l'organisation du groupe auquel l'histoire a donné son nom.

Le groupe lui-même semble avoir compris d'autres anciens « droitiers », les professeurs rouges D.G. Maretsky et P.G. Petrovsky, notamment, mais aussi quelques vétérans ouvriers de l'opposition zinoviéviste, dont V.N. Kaiourov et deux anciens militants, très peu connus, de l'Opposition de gauche dont Trotsky démentit avec énergie la représentativité dans l'affaire.

On sait que la principale réalisation du groupe de Rioutine et Slepkov fut la rédaction, probablement par les soins du second, d'une plate-forme appelée généralement « de Rioutine », qui présente la caractéristique d'être à la fois célèbre et inconnue, son texte ne nous étant toujours pas parvenu mais son existence étant confirmée par toutes les sources, officielles ou oppositionnelles.

Selon les quelques auteurs qui la mentionnent, peut-être en s'inspirant les uns des autres - Ciliga, Victor Serge, Boris Nikolaievsky -, comme selon les informations reçues par Sedov ou le Sotsialistitcheski Vestnik, qui l'appelle « la lettre des dix-huit bolcheviks26 », la plate-forme se présentait comme une tentative de souder contre Staline les anciennes oppositions de droite et de gauche et, en attendant, de les associer dans un programme commun. Partant de la nécessité d'une retraite économique, elle se prononçait ensuite pour la restauration de la démocratie dans le parti, précédée de la réintégration de tous les exclus, dont Trotsky. Elle analysait également le rôle de Staline, dans un réquisitoire serré qui le présentait comme « le mauvais génie de la révolution [...] mû par sa soif de vengeance et son appétit de pouvoir ». Elle allait jusqu'à le comparer au fameux provocateur Azev, se demandant si sa politique n'était pas le fruit de ce qu'elle appelait « une immense provocation consciente27 ».

C'est la circulation de ce document, largement connu à l'été de 1932 dans les hautes sphères du parti, qui amena une enquête de la commission centrale de contrôle. Le 9 octobre, le plénum du comité central décida de sanctionner sévèrement, en les excluant du parti, ceux de ses militants qui avaient eu connaissance de cette plate-forme et ne l'avaient pas dénoncée au parti : parmi eux, de façon significative, figuraient Jan Sten, Zinoviev et Kamenev, ainsi qu'Ouglanov28

En fait, l'apparition de la « droite rénovée » de Rioutine et de Slepkov avait une double signification. Du fait qu'elle reprenait à son compte la revendication de la démocratie ouvrière dans le parti, elle était la reconnaissance que Trotsky avait eu raison en ce qui concernait le régime du parti. La façon ensuite dont elle avait été reçue favorablement dans les couches moyennes et inférieures de la bureaucratie aux prises avec d'énormes difficultés montrait que cette dernière était sensible à des revendications qui pouvaient lui apporter une certaine détente. Hostile à toute alliance avec les « droitiers », Trotsky ne semble pas, en tout cas, avoir douté des chances qu'ils avaient, dans un avenir assez proche, de s'imposer au détriment de Staline et de tenir le haut du pavé pendant assez longtemps pour que l'Opposition de gauche ne soit pas obligée de faire un bon bout de chemin avec eux.

* * *

Il est difficile de ne pas imaginer que Sedov et I.N. Smirnov se sont notamment entretenus à Berlin en 1931 d'une éventuelle alliance - un « bloc », comme disent les Russes - entre les diverses oppositions à Staline. Le fait est que le retour d'I.N. Smirnov a correspondu à l'apparition en U.R.S.S. de l'idée d'un « bloc des oppositions » et qu'il a été suivi des premières démarches en vue de sa réalisation. Mais peut-être, pour tous ces groupes, l'essentiel était-il cette liaison, désormais établie avec Trotsky, ce qui donnait consistance à leur entreprise. On peut en tout cas mesurer à l'angoisse de Trotsky, voyant son fils s'engager dans ces contacts, qu'il ne prenait ni la rencontre ni les projets débattus pour des plaisanteries et un entretien de hasard.

Je ne m'attarderai pas ici sur les découvertes et les méthodes d'investigation que j'ai utilisées pour reconstituer l'histoire des contacts entre ces différents groupes et courants telle qu'elle apparaît à travers les dépositions des accusés du premier procès de Moscou une fois qu'on les débarrasse de leur garniture « terroriste » et de tous les détails imposés par les policiers pour les aveux des malheureux29.

Avec la rencontre entre Sedov et Smirnov, le fait capital est que ce dernier détient désormais le moyen de contacter directement, voire de consulter Trotsky. Un « bloc des oppositions » est-il possible sans lui ? Zinoviev a vu affluer les visites, de celle de Safarov - qui a rompu avec lui en décembre 1927 - jusqu'à celles de Sten et Lominadzé, qui ont été avec Staline contre lui et qu'il appelle les « gauchistes », ainsi que les gens de l'opposition ouvrière du début des années vingt, Chliapnikov et Medvedev30. De son côté, I.N. Smirnov a prévenu les autres figures de la nébuleuse oppositionnelle, à commencer par Zinoviev31. Il avait évidemment mis au courant ses proches, en commençant par Ter-Vaganian et Mratchkovsky. C'est le premier qui a mis au courant Lominadzé.

Les négociations ont sans doute commencé en juin 1932, et tout est allé très vite, après les rencontres préliminaires. Ter-Vaganian a été l'intermédiaire pour plusieurs prises de contact. Les zinoviévistes ont envoyé Evdokimov prendre contact avec le groupe Smirnov, dans le wagon de Mratchkovsky. Les zinoviévistes se décident au cours d'une réunion « amicale » tenue à Illinskoe dans la datcha de Zinoviev, avec Kamenev, Bakaiev, Karev, Koukline et Evdokimov - qui rapporte32.

C'est en septembre que Holzman se rend à Berlin, où I.N. Smirnov et Mratchkovsky le chargent de rencontrer Sedov et de l'informer sur ce qui se passe en U.R.S.S., afin d'obtenir l'opinion de Trotsky. C'est après avoir rencontré Holzman, qui lui apporte une lettre de Smirnov et des documents, dont plusieurs ont été publiés presque immédiatement dans le Biulleten Oppositsii, que Sedov informe Trotsky de la constitution en U.R.S.S. d'un « bloc » avec les autres oppositions, à savoir les « zinoviévistes », le groupe Smirnov des « trotskystes anciens capitulards» et le groupe Sten-Lominadzé. Le groupe Safarov-Tarkhanov qui a, dit-il, une position « trop extrême » n'a pas encore rejoint le bloc33.

Quelques semaines plus tard, Iouri Gaven, haut fonctionnaire du Gosplan, venu soigner sa tuberculose en Allemagne et qui est membre du « groupe O » (vraisemblablement Osinsky), confirme de façon indépendante les informations apportées à Sedov par Holzman34.

D'après ce que nous pouvons savoir de la réponse de Trotsky, ce dernier se réjouit de l'existence de ce bloc, réduit pour le moment à un échange d'informations35. Il souligne vigoureusement qu'il s'agit bien d'un simple bloc, non d'une fusion et qu'il entend conserver pour ses camarades et lui-même un droit entier de critique réciproque. Une divergence apparaît nettement entre lui et ses nouveaux alliés. Il est clair que ces derniers envisagent la possibilité d'élargir le bloc aux « droitiers », c'est-à-dire au groupe Rioutine-Slepkov, et qu'il y est nettement opposé, sans nier pour autant la nécessité d'une période inévitable de collaboration avec eux. Sa première critique directe aux nouveaux alliés est le reproche qu'il leur adresse de mener une politique « attentiste » qui les subordonne aux initiatives des « droitiers36 ».

La situation qui lui a été décrite lui paraît en tout cas si favorable au développement de l'opposition qu'il considère comme proche la possibilité d'une déclaration politique commune, dont la portée serait considérable et qui serait nommément signée des personnalités les plus connues du bloc, lequel en assumerait ainsi publiquement la responsabilité.

Une autre polémique se dessine, qu'il mène pour le moment contre le seul Sedov37. Il s'agit de la formule qui est au centre de l'agitation du groupe Rioutine-Slepkov, celle de « Chassez Staline ! ». Trotsky juge dangereux ce mot d'ordre qui peut, selon lui, ouvrir la porte à la réaction capitaliste et risque surtout de permettre aux dirigeants d'exploiter la peur que lui-même inspire. Il insiste énormément sur la nécessité de ne donner aucune prise à la peur de représailles que les staliniens essaient de lier à l'éventualité d'un « retour de Trotsky », comme le lui a signalé un de ses correspondants, vraisemblablement I.N. Smirnov38.

Ce bloc des oppositions n'est pourtant qu'un cadre qui restera vide. Il disparaît de fait quelques semaines après sa naissance, à la suite d'événements qui ne touchent pas à sa propre activité et ne semblent pas avoir conduit le G.P.U. à apprendre son existence.

Le premier est la découverte par le G.P.U. de la mise en circulation de la plate-forme du groupe Slepkov-Rioutine, un fait que n'ont pas dénoncé plusieurs de ses éminents lecteurs. Staline - dont on dit qu'il n'a pu obtenir du bureau politique la peine de mort que le G.P.U. revendiquait contre Rioutine - frappe en même temps les gens du groupe et leurs « complices » : Zinoviev et Kamenev sont exclus du parti, le premier exilé à Minoussinsk, le second à Koustanai. Sten, lui, est exilé à Akmolinsk39.

Peu de temps après, le groupe zinoviéviste décide de suspendre toute activité jusqu'à la réintégration dans le parti de ses deux dirigeants. Une rumeur circule à Moscou, qui fait état d'une autocritique de Zinoviev, chef-d'œuvre du double langage, dont on n'aurait qu'au dernier moment découvert qu'il était en réalité une critique de Staline40.

Trotsky, lui, critique la légèreté des deux dirigeants, qui sont maintenant frappés pour avoir eu connaissance d'une plate-forme qui n'était pas la leur - alors qu'ils n'ont finalement pas défendu leurs propres idées41

En septembre 1932, une première arrestation d'un membre du groupe d'I.N. Smirnov a mis le G.P.U. sur la trace de ce dernier. Alerté à temps, Smirnov a eu le temps de détruire tous les documents compromettants et de prévenir Trotsky42. Mais Holzman s'est fait prendre à la frontière avec, dans le double fond de sa valise, la « lettre ouverte » de Trotsky aux dirigeants de l'U.R.S.S., écrite après sa déchéance de la nationalité soviétique.

Arrêté à son tour le 1er janvier 1933 - en même temps que Préobrajensky, Oufimtsev et une centaine d'autres43 -, I.N. Smirnov est jugé à huis clos, pour « contacts avec l'étranger ». Il est condamné à dix ans de prison, sans que le bloc ait été découvert, sans même que tous les gens de son groupe aient été identifiés. I.T. Smilga, qui en était proche, a été prié de déménager et de quitter Moscou44. Au cours des mois suivants, Mratchkovsky, qui n'a pas été arrêté, met en circulation, avec P. Pereverzev, une plate-forme politique que Lev Sedov a communiquée à Trotsky, mais dont nous n'avons pas retrouvé le texte dans ses archives45.

Pendant son voyage à Copenhague, Trotsky est toujours dans l'état d'esprit où il était quand Sedov l'a informé de la constitution du « bloc des oppositions ». Il vient de se consacrer à un travail qu'il destine à une publication clandestine sous forme de brochure en U.R.S.S.46. Deux parties sont publiées séparément sous forme d'articles: « L'économie soviétique au seuil du deuxième plan quinquennal », daté du 22 octobre, et « Les staliniens prennent des mesures », à propos de la nouvelle exclusion de Zinoviev et de Kamenev, qui est daté du 19. La nouvelle de la mort de Zinoviev avant circulé dans la presse, il improvise une oraison funèbre qui impressionne tous les assistants par sa chaleur et parce qu'il y présente Zinoviev plus en ami qu'en renégat47.

Ce n'est que peu à peu que la vérité s'impose à lui et à Sedov. L'exil de Zinoviev et de Kamenev, la condamnation d'I.N. Smirnov, qui purge sa peine à Souzdal, ont sonné le glas du bloc des oppositions. Les gens du groupe Slepkov-Rioutine ne quitteront plus la prison, pas plus d'ailleurs qu'I. N. Smirnov et sans doute Jan Sten. Zinoviev et Lominadzé viendront s'humilier au congrès de 1934, dit « des vainqueurs », où Préobrajensky prononce une autocritique de plus, après Zinoviev et Kamenev48. Safarov, définitivement brisé en prison et clairement devenu informateur, sera le premier, en tant que témoin à charge au procès de Zinoviev et Kamenev en janvier 1935, à parler publiquement de la naissance et de la décomposition du bloc49.

La fraction trotskyste a sans doute connu en 1932 une précieuse revanche quand Zinoviev a confié à ses représentants que sa rupture avait été sa « plus grande erreur ». Mais ce sont vraiment ses dernières heures en tant que force organisée. Chabion et Konstantinov sont arrêtés en décembre 1932, sans rapport avec leur activité : on retrouvera le premier, mourant d'un cancer, en déportation à Orenbourg et le second, à Vorkouta, avec Maria Joffé.

En 1933 tombent à leur tour les militants qui ont sans doute été, jusque-là, les hommes clés du réseau de Sedov : N.N. Pereverzev (Pierre), puis Kotcherets (Vetter).

Trotsky n'ignore pas que les dernières chances d'un renversement de la situation en U.R.S.S. avant la guerre, donc de son éventuel retour, viennent de disparaître avec la nouvelle défaite due à la politique de Staline : la victoire de Hitler en Allemagne a refermé la trappe sur les derniers des bolcheviks-léninistes emmurés vivants dans les prisons staliniennes. Sur eux, Sedov, qui connaît bien leur situation, écrit en avril 1934 au secrétariat international :

« Il faut s'étonner que les bolcheviks russes tiennent encore, car "tenir en U.R.S.S." maintenant signifie non lutter, non vivre avec une perspective révolutionnaire, mais se sacrifier passivement au nom de l'avenir, au nom de la continuité historique de l'internationalisme révolutionnaire50. »

Détruit avec le milieu nourricier des organisations de masse allemandes qui lui ont permis de vivre, le réseau de Sedov ne sera jamais reconstitué. Plus que jamais surtout, après l'embellie de 1932 et l'extinction brutale des derniers espoirs, les restes isolés de la révolution dépérissent en Union soviétique sous la chappe bureaucratique.

Et Sedov de répéter à son tour que c'est du prolétariat occidental que dépend maintenant le sort non seulement de la révolution russe, mais des révolutionnaires en train d'agoniser dans les prisons et les camps staliniens.

Références

1 On renvoie ici à P. Broué, « Trotsky et le Bloc des oppositions de 1932 », Cahiers Léon Trotsky, n° 5, 1980, pp. 5-37. Ma communication sur cette question au congrès de Washington des études soviétiques paraîtra prochainement dans la publication de textes essentiels de ce congrès.

2 K.G. Rakovsky, « Au congrès et dans le Pays », B.O., 25/26, novembre/décembre 1931, pp. 9-32, traduction française (larges extraits) dans Cahiers Léon Trotsky, n° 18, juin 1984, pp. 86-123.

3 B.O., n° 11, 2 avril 1930, p. 33.

4 Ibidem.

5 Lettre d'U.R.S.S., avril 1932, A.H.F.N.

6 XYZ « La Crise de la Révolution », B.O., n° 25/26, novembre/décembre 1931, Cahiers Léon Trotsky, n°6, décembre 1980, pp. 154-171.

7 Ciliga a réuni dans le livre qui s'est appelé successivement Au Pays du Grand Mensonge et Au Pays du Mensonge triomphant ses articles parus d'abord dans le B.O., n° 47, janvier 1936, pp. 1-4, n° 48, février 1936, pp. 11-12 et avril 1936, n° 49, pp. 7-12.

8 Ardachelia et Iakovine, « Lettre sur la vie à Verkhnéouralsk », 11 octobre 1930, A.H. 16927, Cahiers Léon Trotsky, n°7/8, 1981, pp. 184-193.

9 Souvenirs de Fishkowski, dans Brossat & Klingsberg, Le Yiddischland révolutionnaire. J'ai interrogé le premier des auteurs pour savoir s'il était possible de connaître davantage que les quelques lignes consacrées à cette prison dans les souvenirs ; je n'ai pas été honoré d'une réponse.

10 Isabelle Longuet, La Crise de l'Opposition russe, cité p. 562.

11 N.N., Lettre de Moscou, fin août 1930, B.O., n° 17-18, novembre 1930, pp. 37-39, ici 39.

12 P. Broué « Compléments sur les trotskystes en U.R.S.S. », Cahiers Léon Trotsky, n° 24, décembre 1985, pp. 63-72, ici p. 67.

13 Ibidem, pp. 68-69. Voir également Victor Serge, « D'Orenbourg », A.H., 17399, Cahiers Léon Trotsky, n°7/8, 1981, pp. 221-228, ici p. 227.

14 Frolov sur Jan Sten, in Roy Medvedev, Let History Judge, Londres, 1972, pp. 224-225.

15 Margarete Buber-Neumann, La Révolution mondiale. Paris, 1971, p. 122.

16 R. W. Davies, « The Syrtsov-Lominadze Affair », Soviet Studies, 1er janvier 1981, pp. 29-50.

17 Ibidem, p.61.

18 Ibidem, pp. 44-66.

19 N.N. Lettre de Moscou, B.O. n° 31, janvier 1931, pp. 17-19.

20 Davies, op. cit., p. 42.

21 Lettre d'U.R.S.S., B.O. n° 33, mars 1933, p. 24.

22 A. Nin, « Die Lage der russischen Arbeitern », Der Kommunist, n° 12, début novembre 1930.

23 Sedov à Trotsky, passim. fin 1932. Le "centre" du groupe Smirnov a été reconstitué par des recoupements.

24 Sedov à S.I., archives Rous et archives Shachtman (Tamiment Library), Cahiers Léon Trotsky, n° 24, pp. 117-120.

25 Trotsky, Lettre aux sections, 16 décembre 1932, A.H., T 3841, Bulletin international de l'O.C.G. n° 19, décembre 1932.

26 « La Lettre des dix-huit bolcheviks », Sotsialistitcheskii Vestnik. n° 17-18, septembre 1932, p. 21, est la première information sur ce groupe. Le rapport de Sedov du 8 octobre 1932 confirme l'existence ou groupe et rectifie la version du journal menchevique sur plusieurs points. La lettre posthume de Boukharine aux futurs dirigeants de l'U.RS.S. mentionne le groupe Rioutine. Voir enfin une lettre d'U.R.S.S., B.O., n° 31, novembre 1932, p. 23.

27 Résumé dans P. Broué, Le Parti bolchevique, pp. 337-338, des informations données par Ciliga, Victor Serge, Nikolaievsky, Sedov.

28 Pravda, 12 octobre 1932.

29 Procès du Centre terroriste trotskiste zinoviéviste. Moscou, 1936 contient de très nombreuses allusions à la rencontre Sedov-Smirnov, par exemple.

30 Ibidem, p. 72.

31Ibidem.

32 Ibidem, pp. 47-48 (Evdokimov) pour l'épisode du wagon, pp. 47-48 (Evdokimov) et 66 (Kamenev) pour la réunion d'Illinskoié.

33 Sedov à Trotsky, septembre 1932, A.H., 4782; traduction dans Cahiers Léon Trotsky, n° 5, janvier 1980, pp. 36-37. C'est Holzman que Sedov désigne par « l'informateur ».

34 Lettre de Gaven à Moscou et rapport de Sedov à Trotsky sur son entretien avec Gaven, A.H.F.N. Egalement, P. Broué « Compléments sur les trotskystes en U.R.S.S. », Cahiers Léon Trotsky, n° 24, décembre 1985, p. 69.

35 Trotsky à Sedov, octobre 1932, A.H., 13905 c et 1010, traduit dans Cahiers Léon Trotsky, n° 5, janvier-mars 1980, p. 35.

36 Trotsky à Sedov, 30 octobre 1932, A.H.F.N.

37 Voir notamment les lettres de Trotsky du 9, 17, 27 octobre ainsi que du 7 novembre, adressées à Sedov, A.H.F.N.

38 Trotsky à Sedov, 24 octobre 1932, A.H.F.N.

39 « Nouvelles de Moscou (dernière minute) », 6 décembre 1932, B.O., n° 32, décembre 1932, p. 28.

40 Sedov à Trotsky, 10 juin 1933, A.H.F.N.

41 Trotsky, « Les staliniens prennent des mesures », 19 octobre 1932, B.O., n° 31, novembre 1932, p. 28.

42 Trotsky à Sedov, septembre 1932, A.H. 4782.

43 Sedov à Trotsky, 16 février 1933,A.H.

44 Sedov à Trotsky, 22 février 1933, A.H.F.N.

45 Sedov à Trotsky, 14 janvier et 12 février 1933, A.H.F.N.

46 Trotsky à Sedov, 20 octobre 1932, A.H.F.N.

47 The Case of Leon Trotsky, p. 147. Après la déclaration de Trotsky, son avocat cite un témoignage de la Danoise Karen Boeggild paru dans Sozialdemokraten et cité dans Dagbladet du 20 août 1936 relatant cet incident et le caractère « émouvant » de l'intervention de Trotsky.

48 Voir dans le compte rendu du XVIIe congrès les interventions de Préobrajensky (pp. 236-239), Kamenev (pp. 516-522) et Zinoviev (pp. 492-497).

49 Déposition de Safarov au procès de Zinoviev et Kamenev, L'Humanité, 17 janvier 1935.

50 Sedov au S.I., cf. n. 15.

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