1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky.

P. Broué

Trotsky

XLIII - Drame et tragédie familiale1

Nous avons jusqu'à présent à peine touché les problèmes de la vie personnelle de Trotsky, rendus évidemment plus sensibles par l'exil et ses conditions. L'expulsion d'Union soviétique a été d'abord un déchirement du tissu familial. Nina morte et son mari déporté peu après, leurs deux enfants ont été recueillis par la babouchka, Aleksandra Lvovna, à Leningrad. Après plusieurs hospitalisations, l'aînée des filles, Zinaida, dont le mari, Platon Volkov, est, lui aussi déporté, vit à Moscou avec ses deux enfants, une petite fille née d'une première union et le petit Vsiévolod Platonovitch qu'on appelle Sieva. La femme de Ljova, la belle Ana, vit à Moscou avec leur petit garçon, Ljulik, né en 1926, comme Sieva. Sérioja travaille à Moscou, avec les siens. Les liaisons épistolaires ne sont pas interrompues.

Le premier drame est celui du couple de Ljova. Ana n'a pas voulu quitter son pays: cette jeune ouvrière, peu instruite, ne s'intéresse pas beaucoup aux grands problèmes qui passionnent sa famille d'adoption. Mais elle aime son mari et souffre d'une séparation qu'elle ressent comme un abandon. Dans une première période, elle fait face, écrit beaucoup, envoie des photos du petit et d'elle-même. Puis elle tombe dans la dépression, parle de se suicider. Finalement elle se décide à divorcer ; en 1932, elle est remariée et, bien que le petit Ljulik rencontre son oncle Sérioja, elle espace les relations. Ljova renonce apparemment en 1932 à l'espoir, qu'il a longtemps caressé, d'une visite en Europe de son petit garçon. Toutes ses allusions à cette situation, dans ses lettres à sa mère particulièrement, ont un accent de désespoir.

Directement ou indirectement, la situation du jeune couple Sedov a dû jouer un rôle dans une crise très aiguë entre les membres de la famille exilés en Turquie, dont nous ne connaissons ni les raisons occasionnelles ni même les étapes, à l'exclusion d'une seule dont on peut tout de même reconstituer les grandes lignes.

Il est d'abord indiscutable que les relations personnelles avec Trotsky n'étaient pas et ne pouvaient pas être faciles : il est clair qu'il n'était pas commode d'être son fils ou sa fille, comme de tout homme à forte personnalité - et celle-là n'était pas mineure. Les deux fils avaient réglé leur problème de façon diamétralement opposée, Sérioja en affirmant son indépendance, Ljova en s'identifiant au père et en s'effaçant totalement devant ses besoins, subordonnant tout à son service.

C'est probablement ce sacrifice - la double décision prise à Moscou en 1928, à Alma-Ata en 1929, de suivre son père en abandonnant les siens, ses études, toute aspiration personnelle - qui joue le rôle principal entre les deux hommes. De façon au moins confuse - il ne se livre guère à l’introspection -, Trotsky se sent responsable de la souffrance que son enfant s'est imposée pour le suivre, l'accompagner et l'aider, en renonçant pratiquement à sa vie personnelle, donc à lui-même. Toute allusion, même dépourvue d'arrière-pensée, du jeune père au petit garçon dont il est désormais séparé, apparaît à son père à lui comme un reproche, et, par-dessus le marché, un reproche justifié : les relations entre les deux hommes atteignent un grand degré de tension avec les premières semaines de l'exil.

Trotsky semble avoir parfaitement compris ce que la position de son fils aîné, auprès de lui, quelle qu'ait été son immense utilité, avait de profondément négatif. La situation du jeune homme, privé de sa vie personnelle, était exceptionnellement frustrante. Ljova s'était mis au service de son père, et n'était plus au fond que « le fiston » comme disaient entre eux les gens du G.P.U. Tout à fait conscient de ce sacrifice presque inhumain, Trotsky ne cesse pourtant de manifester le besoin qu'il a de lui, comme collaborateur, comme ami, comme fils: leur correspondance, après le départ de Ljova pour Berlin, devient un véritable Journal à deux voix.

Les tensions sont grandes pourtant entre les deux hommes. Un désaccord avec Ljova est bienvenu pour Trotsky qui ne veut pas d'un fils béni-oui-oui et souhaite une discussion entre égaux, mais l'expression d'une divergence lui fait redouter une brouille. De son côté, Ljova a l'amour-propre chatouilleux, s'indigne qu'une phrase de son père le traitant de « jeune homme » diminue singulièrement son rôle et sa personnalité, s'irrite des reproches qui lui sont adressés et qui lui semblent injustes.

Il faut tenir compte en effet, pour la reconstitution des rapports entre un père et un fils, d'un trait de caractère signalé par Jean van Heijenoort et qui prend un grand relief dans les conditions évidemment très particulières de leur vie. Aimable et charmeur avec les visiteurs et les nouveaux venus, Trotsky, comme s'il relâchait tension et contrôle de soi dès qu’il se trouvait en contexte familier, cessait d'être attentif avec ceux qui étaient les plus proches, et se révélait d'autant plus exigeant, voire brusque, qu'il les connaissait bien et depuis longtemps.

Il faut ajouter que les rapports à l'intérieur du couple n'étaient sans doute pas toujours idylliques. Bien que Trotsky ait réellement aimé Natacha jusqu'à sa dernière heure, il est évident que les conflits et les crises n'ont pas manqué. Une lettre presque menaçante de Ljova à son père en 1932 le somme de « ne pas toucher » à « sa maman », et évoque une détermination et une décision apparemment ancienne, prise avec Sérioja et dirigée contre le père.

Ce sont tous ces éléments qui expliquent que se soit produite, au cours des premiers mois de l'exil en Turquie, une crise sérieuse, proche de l'explosion, dressant contre Trotsky le bloc solidaire de sa femme et de son fils aîné, comme l'atteste la correspondance de ce dernier. Jean van Heijenoort écrivait dans ses Mémoires en 1978 qu'il n'avait pu vérifier une allusion faite par Ljova en 1937 dans une lettre à sa mère à une demande de retour en U.R.S.S. qu'il aurait faite en 19292. En 1984, cependant, van Heijenoort et moi avons trouvé ensemble, dans les papiers de Sedov aux archives de la fondation Hoover, le double de la demande, présentée le 13 juillet 1929 au consulat soviétique d'Istanbul pour être autorisé à revenir en Union soviétique.

Nous ignorons totalement le déroulement de la crise personnelle qui a pu le conduire à prendre une telle décision et si Natalia Ivanovna fut informée de ce développement. Nous ne savons rigoureusement rien non plus des motifs occasionnels de cette crise qui aurait pu être lourde de conséquences. Ce sont finalement les autorités soviétiques qui ont empêché toute évolution en refusant l'autorisation sollicitée. On peut dire cependant que les questions personnelles avaient failli, pour Trotsky, déboucher sur un problème politique majeur.

Bientôt, surgit une nouvelle tension entre père et fils. Jeanne Martin des Pallières, épouse de Raymond Molinier, était restée après le départ de son mari et, bien entendu, en accord avec lui, afin de servir à Trotsky de secrétaire pour tout ce qui était en langue française et aider aux travaux ménagers. La jeune femme était très séduisante et Ljova inflammable. Ils devinrent amants. Van raconte :

« Jeanne ne considérait cela que comme une aventure d'un soir et comptait aller retrouver Raymond à Paris. Ljova prit l'affaire bien plus au sérieux et parla même de se suicider si Jeanne ne vivait pas avec lui. Ils restèrent ensemble3. »

Van indique également que Trotsky fut « très irrité contre son fils à cause de sa liaison avec Jeanne4 ». Peut-on supposer qu'il trouvait désagréable qu'un de ses jeunes camarades, pour lequel il éprouvait en outre une sincère estime, qui avait consenti à se séparer temporairement de sa femme pour l'aider lui dans son travail, se voit abandonné parce qu'elle lui préférait le fils de son hôte ? Ce n'est pas évident. Les préoccupations de Trotsky étaient plus proches de la politique que des problèmes de couple. Sans doute pressentait-il déjà les propos venimeux qui ne manquèrent pas, et l'interprétation selon laquelle Molinier avait tout simplement envoyé sa femme dans le lit de Sedov pour mieux manipuler le « Vieux » par leur intermédiaire. En outre, il ne recevrait pas sans gêne désormais Raymond Molinier, dont il espérait les visites, dans une maison où sa femme, à laquelle il restait très attaché, vivait désormais avec un autre.

C'est probablement l'affaire entre Jeanne et Ljova jointe au désir de celui-ci de reprendre ses études, qui fut à l'origine du départ du jeune homme en février 1931. La décision remontait à huit mois, pendant lesquels il avait fallu durement peiner pour obtenir un visa. La France avait refusé de le laisser entrer pour soigner son strabisme. L'Allemagne avait finalement accepté de le recevoir comme étudiant de la Technische Hochschule. Trotsky ne pouvait pas ne pas se réjouir de voir son fils voler de ses propres ailes, et la décision de ce départ soulagea probablement beaucoup la tension dans la vie familiale. Enfin la présence de Sedov, en tant que représentant de l'Opposition de gauche, auprès des dirigeants de l'Opposition internationale, était une garantie sérieuse que le travail se ferait du mieux possible et qu'il en serait régulièrement informé.

Les lettres de Sedov - en particulier celles qu'il adressa à sa mère montrent combien la séparation lui fut cruelle et qu'il envisagea plus d'une fois, dans les premiers temps de son séjour, le retour auprès de ses parents.

* * *

Quelques semaines avant le départ de Ljova pour Berlin arrivaient en effet de Moscou, via Odessa le 8 janvier 1931, Zinaida et son petit garçon. Il y avait des mois que ce voyage avait été envisagé et que le visa de sortie n'était pas accordé : personne n'y croyait plus quand arriva la nouvelle. Zinaida, gravement atteinte de tuberculose, hospitalisée pendant de longs mois après avoir soigné sa sœur dans sa longue agonie, était autorisée à venir se soigner à l'étranger. Par mesure de précaution, les autorités soviétiques ne l'avaient autorisée à emmener avec elle qu'un seul de ses enfants, sa petite fille, gardée ainsi d'une certaine façon en otage, ayant été confiée à la garde d'Aleksandra Lvovna. Avec Zinaida, la tragédie entrait dans la maison, celle de la maladie mentale et de l'incompréhension totale.

Deutscher écrit de Zinaida Lvovna Volkova qu'elle était, de tous les enfants de Trotsky, « celle qui lui ressemblait le plus ; elle avait les mêmes traits aigus et sombres, les mêmes yeux brûlants, le même sourire, la même ironie sardonique, la même intensité émotionnelle profonde et aussi quelque chose de son esprit indomptable et de son éloquence5 ». Militante des Jeunesses communistes à Petrograd dès leur constitution en 1917, rédactrice en chef de leur journal local à seize ans, elle avait milité dans les rangs du Parti communiste, enseigné dans une de ses écoles. Elle avait été arrêtée à deux reprises pour son activité oppositionnelle.

La présence de Zina causa une grande joie. L'affirmation de Deutscher selon laquelle « elle arriva dans un état d'effondrement nerveux total, bien que ceci n'apparût point d'abord dans l'ivresse des retrouvailles6 » n'est pas étayée par un document. La jeune femme était heureuse de pouvoir enfin vivre auprès d'un père de légende qu'elle admirait et aimait d'autant plus qu'elle en avait été cruellement privée depuis sa prime enfance. Elle souhaitait ardemment l'aider, partager ses combats. Elle eut de longues discussions avec lui, lut articles et ouvrages qu'elle ne connaissait pas et en particulier les manuscrits de l'Histoire de la Révolution russe. Selon ce qu'elle écrivit à sa mère, son père était attentif et tendre.

Pourtant, tout allait basculer en quelques semaines. Dans la nuit du 28 février au 1er mars 1931, un incendie éclata pendant la nuit, à deux heures du matin, qui allait ravager le grenier et le premier étage et ne semble avoir détruit que des imprimés*. Van, qui discuta de la question avec ses hôtes une année plus tard, assure que l'incendie résulta d'un chauffe-bain installé au grenier et laissé allumé par erreur pendant la nuit7

Ce fut un choc pour la famille, l'interruption brutale d'une période de retrouvailles chaleureuses, le plongeon dans une atmosphère de peur, le désordre, la tristesse de la destruction des livres et vêtements, la nécessité de trouver un autre asile. Tandis que le gros de la famille s'installait à Kadiköy, on saisit l'occasion pour commencer à s'occuper de la santé de Zinaida, qui fut hospitalisée. Les médecins avaient préconisé un pneumothorax, et l'on devait découvrir plus tard, en Allemagne, que les chirurgiens s'étaient trompés de poumon8. Zinaida souffrit du séjour hospitalier et de l'opération.

Quand elle sort, elle semble être devenue « une autre femme », dira son père. Elle commence à donner des signes évidents de déséquilibre mental, est sujette à de véritables crises de violence et d'agressivité suivies de périodes d'accablement marquées par le remords, le repentir, la honte, l'humiliation9. Tous les chocs émotionnels subis depuis son enfance font surface : le sentiment d'avoir été une enfant non désirée, d'avoir été abandonnée par son père dans sa petite enfance. Elle exprime une jalousie féroce à l'égard de Natalia Ivanovna qu'elle semble à d'autres moments aimer tendrement, mais à qui elle reproche d'avoir pris son père et de le garder. Le père, lui, ne comprend pas, se referme de plus en plus sur lui-même et sur son travail, la tient à l'écart des questions politiques. Elle ressent comme un affront et une preuve de méfiance son refus de lui laisser accès aux codes et aux rapports d'Union soviétique qui étaient jusqu'alors du domaine de Ljova. Cette différence de traitement la convainc que son père la méprise et ne la croit « bonne à rien » ; elle nourrit une autre hostilité jalouse contre Ljova, qui, lui, a la confiance de L.D.

La réaction du père est très loin de ce qu'elle devrait être pour servir à la guérison. Il ressent la maladie mentale de sa fille comme une agression, traite la maladie en termes moraux. Comme il ne comprend pas, il s'indigne, s'irrite, fait la leçon, exige plus de politesse, se laisse entraîner dans des querelles, et, que ce soit par son silence ou par ses cris, aggrave involontairement, par tout son comportement, les douloureux problèmes de la jeune femme. La condition pulmonaire de la malade - elle crache le sang - ne s'améliorant pas, Trotsky insiste pour qu'elle quitte Prinkipo et aille se faire soigner à Berlin où la médecine est autrement plus avancée. L'argument est évidemment rationnel et convaincant. Mais, pour la jeune femme, c'est une exclusion, et elle la ressent comme telle, de façon dramatique: le père retrouvé l'a repoussée et la chasse... Elle s'incline cependant et arrive à Berlin pour se soigner, ayant laissé Sieva à la garde de Trotsky et Natalia Ivanovna.

Trotsky écrit à son fils pour le mettre au courant de l'état de santé de sa sœur et de ses besoins : la correspondance entre les deux hommes est un document précieux sur la façon dont Trotsky a ressenti la maladie mentale de sa fille. Il écrit qu'elle leur a fait « beaucoup de mal » et qu'ils sont très inquiets à son sujet. Il rapporte qu'elle a successivement agressé Jan Frankel, puis Natalia Ivanovna10, et raconte avec une sorte de candeur tragique :

« Pendant longtemps, nous n'en avons cru ni nos yeux ni nos oreilles. Maman, bien sûr, la défendait de toutes ses forces. Et il est bien évident qu'on ne peut pas ne pas tenir compte de sa maladie. Cependant, nous avions déjà eu aussi l'impression qu'elle était une autre personne que celle que nous avions connue (ou cru connaître). Ses poumons vont très bien, toute l'affaire, c'est son hystérie11. »

Suivent les conseils. Elle ne doit avoir à Berlin aucune relation politique. Il faut d'abord et avant tout soigner ses poumons, la guérir de sa tuberculose. Quand elle retournera en UR.S.S., elle retrouvera son équilibre mental dans son milieu habituel. Il ne faut en aucun cas lui laisser l'illusion qu'elle pourrait vivre hors d'Union soviétique, à la charge matérielle et morale d'exilés qui ne savent pas ce que sera pour eux le lendemain. Il explique :

« Il y a quelques semaines, Zina a eu une conversation avec Ma[man], disant qu'elle voulait de toute façon rester à l'étranger et vivre avec nous. Il ne peut le moins du monde en être question, pas seulement du fait de son caractère, mais pour des considérations politiques : où serons-nous dans six mois, maman et moi12 ? »

Il insiste sur le fait qu'il a lui-même écrit aux autorités soviétiques pour demander un séjour limité aux soins médicaux nécessaires, qu'elle s'est moralement engagée et lui avec, et qu'un refus de rentrer compromettrait à l'avenir tout va-et-vient entre la famille d'U.R.S.S. et celle de l'exil, des voyages de Sérioja ou du petit Ljulik - montrant à quel point il sous-estime la cruauté de Staline. Il pense qu'il peut être utile de consulter un neuropathologiste mais, pour lui, le problème est aux neuf dixièmes un problème d'environnement, et c'est seulement en U.R.S.S. qu'elle guérira. Il explique qu'il faut « détruire » ses utopies et ses fantaisies, ses projets de vie et de travail à l'étranger, lui montrer, en termes politiques, que ses plans sont des plans de « désertion». Il ajoute :

« Traite-la avec le maximum d'attention et de compassion. Mais la première fois qu'elle essaie d'augmenter ses exigences, réagis avec une calme, mais ferme résistance. Si elle essaie de se "plaindre" de maman, tu résisteras, bien sûr, plus fermement encore13. »

Quelques jours après, Ljova réagit à la lettre et donne les premières nouvelles. Les médecins allemands ont découvert l'erreur commise à Constantinople avec le pneumothorax et vont tout remettre dans l'ordre. Par une amie psychanalyste, Dina Mannhof, on va chercher un médecin pour ses troubles mentaux.

Il avoue son chagrin devant ce que lui a appris la lettre du père et s'interroge: « improbable, impossible, tragique malentendu ». Il a vu Zina à son arrivée - « Zinouchka », écrit-il tendrement -, pleine d'espoir sur sa vie à Berlin près de lui, mais nerveuse, instable. Elle s'est tout de suite plainte que son père l'ait mise totalement à l'écart, ne lui adressant même pas la parole pendant trois semaines entières. Elle a essayé de persuader Ljova que la crise entre son père et elle était du même type que celle qui s'était produite en 1929 entre Ljova et sa mère d'un côté, L.D. de l'autre14, Le jeune homme est, de toute évidence, écrasé par la responsabilité qui lui échoit et l'angoisse d'avoir à payer des frais médicaux élevés pour l'hospitalisation prochaine en vue d'une période d'observation de trois semaines.

Une nouvelle fois, le 21 novembre, Trotsky revient à son réquisitoire, évoque la période, « avant l'incendie et sa première hospitalisation » où elle est apparue comme une femme normale et très attachante. Mais, depuis, elle s'est « déchaînée », elle a eu à l'égard de Natalia Ivanovna une attitude qu'il qualifie de « monstrueuse ». Or, de Berlin où elle ne fait qu'arriver, elle récidive, aux yeux de son père. Elle vient en effet de retourner à Natalia Ivanovna une lettre que cette dernière lui avait adressée, et exprime par un court billet sa décision de rompre avec elle toute relation personnelle, suggérant à sa belle-mère de faire passer par Ljova les nouvelles sur la santé et la vie de Sieva. De toute évidence, Trotsky est soulevé d'indignation par ce qu'il appelle et ressent sans doute comme une « injustice » dans l'attitude de sa fille aînée. Il explique à Ljova que Natalia Ivanovna consacre le plus clair de son temps à s'occuper de l'enfant Sieva, sans pouvoir se reposer et que, de ce fait, elle ne peut aller à Vienne, faire la cure projetée, et souligne que Zina considère que Natalia ne fait ainsi que son devoir, tandis qu'elle a, elle, le droit de lui écrire des lettres agressives et brutales ...

Balayant avec des phrases catégoriques la solution, suggérée par Ljova, d'une cure psychanalytique, il lance accusation sur accusation contre Zina, sans apparemment comprendre qu'il parle d'une maladie mentale et en la jugeant selon des critères moraux. Il l'accuse par exemple d' « aveuglement moral », de « brutalité », de «manque de respect pour elle-même », d' « égocentrisme » et de « caprice hystérique ». Il l'accuse de sombres manœuvres de division de la famille, d'essayer d'opposer Natalia et lui, tous les deux à Sedov. Une fois de plus, il lance le cri que la malade ne peut ressentir que comme une excommunication majeure : « Qu'elle guérisse ses poumons et retourne à Moscou15 ! »

Cette lettre, terrible d'inconscience, en croise une autre, affreusement angoissée, de Sedov qui sait maintenant que sa sœur est très gravement malade, « non des poumons, écrit-il, mais des nerfs ». Il énumère les signes quotidiens révélateurs du mal: elle oublie tout, constamment; elle dit que son père doit être mort et qu'il faut télégraphier. Elle dit qu'il faut télégraphier à Platon pour lui dire que les journaux mentent à son sujet à elle, qu'elle va bien et qu'elle est heureuse. Elle veut télégraphier à Prinkipo pour qu'on lui envoie immédiatement Sieva qui est, assure-t-elle, « malheureux ». Elle a parlé pendant des heures à Dina Männhof et Aleksandra Ramm. Deux thèmes seulement dans cet interminable monologue: ses souvenirs depuis son enfance et son père16.

Celui-ci est-il touché ? On peut le croire un instant. Il avoue son désarroi, consulte même Ljova : que faire ? Ne pas lui écrire, écrire une lettre tendre? Il s'obstine pourtant à formuler lui-même son diagnostic :

« La psychose est née de la concentration de sa pensée sur ses poumons, ses crachements de sang, la mort. Ce n'est pas difficile à comprendre17. »

Pour les soins, il insiste : psychanalyse, non, psychopathologie, oui. Mais le docteur Arthur Kronfeld, qui apparaît début décembre 1931 dans la correspondance18, ne croit pas que la maladie mentale grave dont elle souffre - infiniment plus grave que l'hystérie - pourra être guérie grâce à un succès dans le traitement de la tuberculose, suivi d'un retour en U.R.S.S.

Zina écrit à Trotsky. Celui-ci en tire aussitôt des conclusions cliniques. Il ne s'agit que « d'une psychose et non de quelque chose de plus grave ». Bien sûr, il n'exclut ni une période de rémission ni une simulation hystérique, mais il est optimiste. Il revient avec acharnement sur la nécessité de regagner Moscou, suggère même les arguments que les médecins doivent employer pour la convaincre : il faut qu'elle sorte de sa maladie, qu'elle cesse d'avoir peur d'aller mieux.

Zina, maintenant, la crise de violence passée, s'accuse, se sent « basse et vile », assure qu'elle a écrit à son père des lettres qui sont «l'horreur », pense qu'elle ne pourra jamais se faire pardonner. Trotsky continue à diagnostiquer :

« Ce qui lui pèse, ce n'est pas du tout la question des relations personnelles avec moi, maman, toi, mais celle de son retour en U.R.S.S., la nécessité de n'être plus malade, de perdre le droit d'exiger des gens une attention spéciale19. »

Quand il est question de reporter le retour à quelques mois pour faire en Allemagne une nouvelle cure, il assure que Zina a réussi à « mettre ses médecins dans sa poche » et commente avec scepticisme une tentative de suicide dont Ljova lui a parlé.

Ljova, lui, défend vaillamment sa grande sœur contre le sévère verdict de ses parents et écrit à sa mère :

« Elle est en train d'expérimenter une condition dans laquelle elle a conscience d'une catastrophe intérieure complète : elle ne survit qu'à moitié et après tout, il ne faut pas oublier que Zina a eu une grave maladie mentale. Je ne veux pas blesser papa, peut-être ce serait mieux que tu lui dises, mais il est difficile d'approuver une "cure" au fer rouge, et on peut encore sauver Zina20. »

Les choses s'apaisent petit à petit dans les premiers mois de 1932. Un élément nouveau - qui sera souvent invoqué pour expliquer la fin tragique de Zina - est intervenu et a contribué peut-être à diminuer la tension. Le 20 février 1932, un décret du gouvernement soviétique a déchu de la nationalité soviétique Trotsky et tous les membres de sa famille se trouvant à l'étranger. On assure de divers côtés que Zina en fut particulièrement affectée, ainsi coupée de son mari et de sa fillette.

Il semble bien que ce soit là une interprétation contestable. Les lettres de Ljova de l'époque et le témoignage de Jeanne, des années plus tard, témoignent de ce que Zinaida ne voulait à aucun prix retourner en U.R.S.S. et que son attachement pour son mari appartenait au passé. Le seul problème était en effet celui de sa petite fille, posé, de toute façon, dans les mêmes termes par son refus de revenir en U.R.S.S.

En tout cas, Zina est capable de reprendre la correspondance avec son père : elle y revient sans cesse sur leurs rapports, l'attitude distante qu'il a eu à son égard lors de son départ, son incompréhension, sa sévérité. Elle se plaint de Ljova dont elle est férocement jalouse, puisqu'il jouit, lui, de la confiance du père qui lui est refusée. Parlant de son traitement avec le docteur Kronfeld, elle écrit qu'elle se sent « engluée dans la cochonnerie psychanalytique ». Le 14 décembre, elle lui assure qu'elle ne lui demande « ne fût-ce que quelques lignes »…

De nouveaux échanges douloureux commencent quand Ljova, inquiet de l'intérêt de la police prussienne et des développements favorables aux nazis, suggère, appuyé par L.D.21, le départ de la jeune femme pour Vienne. Elle refuse catégoriquement, arguant de son attachement pour Berlin, de l'intérêt qu'elle porte aux combats politiques, à la révolution qu'elle y voit mûrir. Les difficultés s'accumulent. Sieva n'a pas les papiers nécessaires pour rejoindre sa mère. En U.R.S.S., Aleksandra Lvovna a perdu son travail.

Ljova décrit Zina « seule, en dehors de tout, coupée de toute activité22 ». En fait, ils se voient très peu, et Zina ne voit pas non plus Jeanne. Elle sort parfois avec le Grec Yotopoulos, un grand malade, tuberculeux lui aussi. C'est peut-être à ce moment-là qu'elle devient la maîtresse de son médecin. Ljova fait le bilan des aspects nouveaux de son comportement pathologique, la multiplication de petits emprunts financiers auprès de ses proches. ses propos haineux contre Jeanne. Il pense que l'isolement risque d'amener « des rechutes23 ». Nouvelle tentative de suicide en novembre: pour les médecins, il ne s'agit pas d'un « geste » pour faire pression, mais d'une vraie tentative : elle s'est coupée très imparfaitement une veine qu'elle voulait sectionner : le suicide est manqué, mais c'était un suicide24.

Quand Sieva arrive finalement de Vienne, ville où il est venu chez Anna Konstantinovna en passant par Paris où Van l'a conduite, elle est certainement heureuse, mais il semble qu'elle se soit reposée sur Jeanne du soin de s'occuper de lui. Quand son père est à Copenhague, il n'est pas question d'aller le voir, mais elle lui écrit une longue lettre, défense passionnée de ce qu'elle appelle « l'instinct », pour elle, « la mémoire des générations ». Elle lui reproche son impatience, son impétuosité. Elle est profondément atteinte dans sa dignité par le fait qu'il ait cru pouvoir disposer de leurs relations intimes et confier à son psychiatre les lettres qu'elle lui a adressées et qui n'appartiennent qu'à eux deux25...

Son expulsion d'Allemagne par décision du gouvernement von Schleicher tombe sur elle comme un couperet26. Le monde est en train de se recroqueviller sous ses pieds. Qu'irait-elle faire à Vienne ? Elle est enceinte, et ce n'est probablement pas là un élément mineur de la tragédie en train de se nouer et de se résoudre dans la mort.

En fait, au cœur de ce que Trotsky appellera la « tragédie du prolétariat allemand », la victoire sans combat des bandes hitlériennes, se prépare peu à peu une autre tragédie, qui est à la fois celle d'une jeune femme nommée Zinaida Lvovna Bronstein, de son père, d'une famille, et finalement de milliers et de milliers de « trotskystes » ou prétendus tels.

Au matin du 5 janvier 1933, Zinaida s'occupe du départ à l'école de son petit Sieva. Puis elle termine les lettres qu'elle a adressées aux siens, calfeutre les issues et ouvre le gaz. Le même jour, Ljova télégraphie à sa mère, dans un télégramme strictement personnel, pour qu'elle trouve les mots pour informer L.D. de son malheur :

« ZINA S'EST SUICIDÉE ALEKSANDRA LVOVNA PLATON DOIVENT ÊTRE INFORMÉS JE NE LEUR DIS RIEN STOP SIEVA NE SAIT PAS MORT DE ZINA IL EST AVEC NOUS27. »

Le lendemain, par lettre, il donne les détails : c'est la propriétaire qui a découvert le corps de Zina ; elle s'est asphyxiée au gaz pendant que le petit était au jardin d'enfants. Il a récupéré ses dernières lettres - qui seront plus tard saisies et « égarées » par la police française. Jean van Heijenoort écrit :

« Le 5 janvier, Zina se suicida au gaz, à Berlin. Elle fut trouvée morte à deux heures de l'après-midi. Ljova envoya à Natalia un télégramme qui arriva le 6, alors que nous sortions de table après le déjeuner. C'était, si je me souviens bien, Pierre Frank qui était de garde et qui remit le télégramme à Natalia alors qu'elle regagnait le premier étage. Trotsky et Natalia s'enfermèrent immédiatement dans leur chambre, sans rien nous dire. Nous sentions qu'il s'était passé quelque chose de grave, nous ne savions pas quoi. Nous apprîmes la nouvelle par les journaux de l'après-midi. Dans les jours qui suivirent, Trotsky entrouvrit de temps en temps la porte de la chambre pour demander du thé. Lorsque, quelques jours plus tard, il sortit pour se remettre au travail, il avait les traits ravagés. Deux rides profondes s'étaient creusées de chaque côté du nez et venaient encadrer la bouche28. »

Son premier travail fut de rédiger une lettre ouverte dans laquelle il imputait la responsabilité de sa mort au gouvernement de Staline qui l'avait privée de sa nationalité, et à celui de von Schleicher qui l'expulsait. Il écrivit ensuite à son fils aîné :

« Je ne t'écris pas ce que maman et moi avons vécu ces derniers jours. Maman est très faible. Je suis bien plus fort29. »

Après cela, le père abattu reprend des forces sur le terrain politique :

« J'ai un peu l'impression que tu caches qu'elle s'est suicidée. Ce serait une grosse erreur. [...] Zina est tombée victime de Staline-Schleicher30... »

La publicité pour la « lettre ouverte » est, dit-il, la meilleure façon de protéger contre Staline, « Sérioja, Lela, Ana et les autres, et en général nos camarades en U.R.S.S.31 »...

* * *

Il restait à Trotsky, pour le moment, un dernier coup à recevoir en ces journées dramatiques, une lettre d'une des personnes qu'il respectait sans doute le plus au monde : Aleksandra Lvovna, mère de Zinaida, qui exigeait la vérité et lui disait ce qu'il est convenu d'appeler les siennes. Elle avait déjà perdu Nina en 1928 et venait de perdre la fille qui lui restait. Elle écrivait: « Je peux tout comprendre, tout expliquer, mais je veux savoir32.» Elle lui donnait les éléments d'information dont elle disposait à travers les lettres de Zina. Celle-ci lui avait écrit très récemment une sorte de diagnostic :

« Je suis triste de ne plus pouvoir me rendre auprès de papa : tu sais combien je le "vénère" depuis ma naissance. Et maintenant, nos rapports se sont dégradés. C'est à partir de là que je suis tombée malade33. »

Aleksandra Lvovna évoque son impuissance à aider sa fille, en dépit de ses efforts :

« Je lui écrivais [...] que cela s'expliquait par ton caractère et ta difficulté à concevoir des explications d'ordre personnel bien que tu sois persuadé qu'il faut le faire34. »

Au père de la morte, elle reprocha de n'avoir pas compris leur fille :

« Pendant toute sa dernière année, notre malheureuse fille a été accablée par un conflit avec toi. [...] C'était une personne adulte avec laquelle il fallait avoir des relations intellectuelles, […] Zina était jusqu'au plus profond de son âme un être social. […] La communication avec toi aurait beaucoup compensé, mais elle ne s'est pas faite35. »

Elle exige la vérité sur le conflit entre eux, déplore le recours à la psychanalyse et que la jeune femme - renfermée, comme ses parents, rappelle-t-elle - ait été en quelque sorte contrainte, dans sa cure, de « dire ce dont elle ne voulait pas parler ».

La vieille dame - elle a alors soixante et un ans et une vie militante active derrière elle - avoue, très simplement, dans les premières lignes, qu'elle tremble en regardant ses petits-enfants :

« Je ne crois plus en la vie. Je ne crois plus qu'ils grandiront. Je suis toujours dans l'attente d'une nouvelle catastrophe... »

A l'homme qu'elle aima, elle dit, pour conclure :

« Il m'est difficile d'écrire cette lettre et difficile de l'envoyer. Pardonne-moi cette cruauté à ton égard, Mais tu es certainement au courant de tout sur notre fille36. »

La babouchka - grand-mère, comme l'appelaient depuis longtemps affectueusement ses amis - voyait juste. Sur elle, sur ses petits-enfants, la vengeance de Staline, sa vindicte contre Trotsky, allaient continuer à s'abattre : enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants, « vos arrière-neveux », avait dit Piatakov...

Notes

* Deutscher, confondant avec un incident au cours duquel le petit Sieva fut surpris, plus tard, « jouant à l'incendie » assure que le sinistre fut provoqué par Sieva, jouant avec des allumettes, une activité à vrai dire peu vraisemblable à trois heures du matin de la part d'un enfant de cinq ans (Deutscher, op. cit., III, p. 209).

Références

1 La principale source pour ce chapitre est constituée par la Correspondance Trotsky/Sedov, collectée à partir des archives de Harvard, Hoover et Amsterdam. Il faut y ajouter les lettres de Zinaida Volkova et Aleksandra Lvovna Sokolovskaia, aux archives de Harvard.

2 Van, op. cit., p. 47.

3 Ibidem, p. 43.

4 Ibidem.

5 Deutscher, op. cit., III, p. 206.

6 Ibidem.

7 Van, op. cit., p. 44.

8 Sedov à Trotsky, 29 octobre 1931, C.T.S.

9 Trotsky à Sedov, 21 novembre 1931, Ibidem.

10 Trotsky à Sedov, Ibidem.

11 Ibidem.

12 Ibidem.

13 Ibidem.

14 Sedov à Trotsky, 29 octobre 1931, ibidem.

15 Trotsky à Sedov, 28 novembre 1931, ibidem.

16 Sedov à Trotsky, 1er décembre 1931, ibidem.

17 Trotsky à Sedov, 27 novembre 1931, ibidem.

18 Sedov à Trotsky, 1er décembre 1931, ibidem.

19 Trotsky à Sedov, 12 janvier 1932, ibidem.

20 Sedov à Sedova, 15 janvier 1932, ibidem

21 Sedov à Trotsky, 15 avril et Trotsky à Sedov, 15 janvier 1932, ibidem.

22 Sedov à Sedova, 21 mai 1932, ibidem.

23 Sedov à Sedova, novembre 1932, ibidem.

24 Sedov à Sedova, 16 novembre 1932, ibidem.

25 Volkova à Trotsky, novembre 1932, A.H., 5770.

26 Sedov à Sedova, 24 décembre 1932, C.T.S.

27 Sedov à Sedova, 5 janvier 1933, ibidem.

28 Van, op. cit., p. 59.

29 Trotsky à Sedov, 11 janvier 1933, C.T.S.

30 Ibidem.

31 Ibidem.

32 Sokolovskaia à Trotsky, 31 janvier 1933, A.H., 2608.

33 Ibidem.

34 Ibidem.

35 Ibidem.

36 Ibidem.

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