1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky.

P. Broué

Trotsky

LII - Asile en Norvège socialiste1

Les élections norvégiennes voient la victoire du Parti travailliste, le D.N.A., qui, le 20 mars 1935, forme un gouvernement homogène. Immédiatement, l’avocat de Trotsky, Gérard Rosenthal se rend à Oslo, rencontre Havldan Koht et Trygve Lie, respectivement ministres des Affaires étrangères et de la Justice. Tous deux se montrent réticents, font allusion à la puissance de l'opposition conservatrice et, plus discrètement, à l'U.R.S.S.2.

Quand il repart, le journal du nazi Quisling a eu le temps de demander sur trois colonnes ce qu'est venu faire en Norvège l'avocat de Trotsky. Pour l'instant, le relais est assuré, et la pression est organisée sur le gouvernement par les amis de Trotsky qui sont sur place :

Olav Scheflo, un ancien de l'I.C., l'écrivain Helge Krog, traducteur de Ma Vie, et le réfugié allemand Walter Held3.

Trotsky, averti vers la fin de mai, pense qu'il faut sauter sur l'occasion : si la tension s'aggravait en France, le gouvernement n'hésiterait plus à l'expédier très loin :

« La Norvège, bien sûr, n'est pas la France : langue inconnue, petit pays a l’écart de la grand route, retard dans le courrier. Mais tout cela vaut mieux que Madagascar4. »

Van apporte finalement la nouvelle le 8 juin 1935 : un télégramme d'Oslo annonce le visa. Il faut partir d'urgence pour Paris afin de négocier le transit.

On doit prendre le bateau à Anvers le surlendemain. Après deux journées-bagages fiévreuses, de brefs adieux aux hôtes c'est l'heure du départ dans la gare de Grenoble presque vide. Van est avec les voyageurs. Bardin, délégué au congrès de Mulhouse de la S.F.I.O., n'est pas là. La seule délégation d'adieu, c'est le commissaire de la Sûreté et, surprise, le préfet lui-même, venu incognito s'assurer personnellement, d'un autre quai, du départ de ses hôtes encombrants. Le voyage dure toute la nuit ; Trotsky et Natalia ont un compartiment pour eux et s'étendent sur les banquettes. Van monte la garde devant la porte5.

Accueillis à la gare de Lyon par Ljova, les voyageurs sont immédiatement conduits à l'appartement du docteur Rosenthal, le père de Gérard. Mais ils ont à peine posé les valises que les problèmes commencent. Le consulat de Norvège de Paris n'a aucune instruction pour donner un visa. Les amis d'Oslo, appelés par téléphone, confirment le recul gouvernemental, la crainte du gouvernement d'une ingérence de Trotsky dans les affaires norvégiennes, son incapacité d'assurer sa sécurité6. Il n'est plus question d'embarquer le lendemain, mais la permission de séjour à Paris expire le soir même. Les autorités françaises du ministère de l'Intérieur pensent qu'on a essayé de leur forcer la main. Elles sont en tout cas très fermes : il n'est pas question de revenir à Domène, car le nouveau ministre de l'Intérieur, Joseph Paganon, sénateur de l'Isère, ne veut pas de Trotsky dans son département. Finalement, Henri Molinier obtient un nouveau délai de 48 heures7.

Sur les conseils de ses amis norvégiens - Scheflo notamment -, Trotsky télégraphie le 11 au gouvernement norvégien. Il s'engage à « ne pas intervenir dans la vie publique en Norvège » et déclare que, si le visa lui était accordé, le gouvernement ne serait pas plus « responsable de sa sécurité personnelle qu'il ne l'est de celle de n'importe quel autre étranger8 ». Le 12, Scheflo a pris l'avion pour arriver juste avant le début du Conseil des ministres à Oslo9. Trotsky envoie un second télégramme où il rappelle qu'il a quitté sa résidence sur une promesse des autorités norvégiennes et que les autorités françaises ne le croient pas : « Je suis malade et ma femme est malade10. » Il demande une décision immédiate. Quelques heures plus tard, Walter Held téléphone, enfin : le visa est accordé pour six mois. Le Zentral Passkontor - la toute-puissante direction des passeports - le confirme, le jour même, par télégramme. Deux conditions : Trotsky et sa femme ne devront se livrer à « aucune activité politique ou agitation en Norvège ou contre un État ami de la Norvège », et ils devront obtenir l'accord du gouvernement pour le lieu de leur résidence, le gouvernement ne garantissant pas leur sécurité personnelle plus que celle de tout autre étranger11.

A Paris, on s'agite de nouveau ; le 13, le visa norvégien est délivré, le visa de transit belge renouvelé, les places retenues pour le 15 à Anvers sur le bateau norvégien Paris.

Malgré l'agitation générale, la tension, la panique parfois, Trotsky a profité de cet arrêt forcé et de l'obligeance du docteur Rosenthal pour discuter de la situation dans la S.F.I.O. et les Jeunesses, s'informer sur le congrès de Mulhouse, faire la connaissance de jeunes qu'il ne connaît pas encore : Parisot, Hic, David Rousset, Rigal, Marcel Baufrère. C'est à minuit et quart, dans la nuit du 13 au 14, que les voyageurs prennent à la gare du Nord le train pour Anvers avec papiers, billets, réservations en règle. Van les escorte et aussi, pour la circonstance, le Catalan Jean Rous, l'un des nouveaux dirigeants du G.B.L., avec lequel Trotsky veut s'entretenir des problèmes de l'organisation française. Le voyage est sans histoire. A Anvers, où ils descendent à l'hôtel Excelsior, ils retrouvent Jan Frankel, qui arrive de Prague. Dans la journée passée à Anvers, Trotsky rencontre plusieurs ouvriers de Charleroi chez un camarade, l'ouvrier diamantaire Lodewjk Polk, puis s'entretient avec Franz Liebaers, un socialiste de gauche, animateur de l'organisation de lutte contre la guerre.

A 20 heures, L.D. et Natalia, accompagnés de Van et Frankel, embarquent sur le petit vapeur Paris. Après deux nuits et trois jours, c'est l'arrivée à Oslo où l'officier de police enregistre leur groupe, « un Français, un Tchécoslovaque et deux Turcs12 » : l'anonymat tient bon ! Les amis les attendent au port et les conduisent en voiture jusqu'à Ringerike où ils vont passer quelques jours dans un petit hôtel très calme, à Jevnaker. Le 23 juin enfin, ils peuvent s'installer, grâce aux bons offices de Scheflo, dans la maison d'un vieux militant du D.N.A., le journaliste et député Konrad Knudsen, au lieu-dit Wexhall, dans la périphérie de la petite ville de Honefoss, à une soixantaine de kilomètres au nord d'Oslo. L'hôte est souvent absent, mais l'hôtesse, Hilda, est là, avec ses deux enfants, le jeune Bognar, quatorze ans, et sa sœur aînée, la blonde Hjordis, vingt et un ans, qui va, à leur suite, s'engager dans la tragédie. La maison, écrit Natalia, était spacieuse, « précédée d'une vaste cour dont l'entrée, sur la route, demeurait ouverte la nuit comme le jour13 ». Pour une fois, l'exilée semble avoir mieux vu le paysage que la maison elle-même ; elle écrira :

« L'hiver norvégien a la beauté immaculée des ciels purs, des neiges étincelantes, des sombres sapins enneigés. Quand tombe le soir, des flammes pourpres se répandent sur l'étendue blanche et le ciel flamboie un moment14

Les Trotsky disposent de deux pièces confortables, la chambre à coucher et le bureau de L.D.15. Il est impossible d'être plus nombreux sans gêner les Knudsen, et la décision est prise de réduire le secrétariat et de se passer de garde16 : la sécurité semble totale, et Trotsky va même se promener seul dans les bois. Dès le 25 juin Van repart pour la France et va s'occuper de faire expédier bagages et livres restés à Domène.

Bientôt d'ailleurs, il faut revoir la position de Jan Frankel. Celui-ci révèle à Trotsky qu'il a fait gratter sur son passeport la mention de son expulsion de France en février 1934. Le grattage a été fait par un vrai spécialiste, mais les questions posées par la police le 16 août font craindre qu'une enquête révèle cette opération : la prudence impose une séparation, car la découverte d'une falsification des papiers de son collaborateur rejaillirait évidemment sur Trotsky. On décide donc le départ de Frankel17.

La décision est sage. Le 17 octobre 1935 en effet, une lettre de l'ambassade norvégienne à Paris, adressée au Passkontor qui l'a interrogée, relate l'épisode de l'expulsion de Frankel à la suite de la manifestation du 12 février 1934 : le bureau central répond le 9 novembre que Frankel a quitté la Norvège18. C'est le 16 novembre qu'arrive, pour le remplacer, Erwin Wolf, Allemand des Sudètes, fils d’un commerçant en gros de Reichenberg, ancien étudiant à Berlin où il a adhéré à l'Opposition en 1932, émigré en 1933 en France et entre au comité de l'étranger des I.K.D. en 1933.

Le jeune homme est évidemment suivi d'un rapport très précis de l'ambassade norvégienne à Paris, puisé aux meilleures sources de la police française19, un peu romancées tout de même puisqu'elles situent le centre International des « trotskystes» à Prague*. Trésorier des I.K.D. en 1934, Wolf a permis d'empêcher Bauer d'avoir la majorité et le journal Unser Wort. Ce garçon, brillant intellectuel, vit des rentes que lui fait son frère à qui il a laissé sa part du fonds familial. Il à moins d'expérience que Frankel, mais se révèle non seulement un gros travailleur, mais un agréable compagnon, ouvert et très vivant, auquel les Trotsky vont s'attacher personnellement. Bientôt naît une idylle qui va devenir un grand amour, entre lui et la fille de leurs hôtes, la blonde Hjordis Knudsen. C'est là un lien supplémentaire entre les deux familles qui partagent la maison de Wexhall.

Trotsky a décrit plus tard la vie qu'ont menée Natalia Ivanovna et lui-même pendant les dix-huit mois de leur asile tranquille en Norvège.

« Notre existence était tout à fait paisible et régulière, on pourrait même dire petite-bourgeoise. On s'était vite habitué à nous. Des rapports presque silencieux, mais bien amicaux, s'étaient établis entre nous et notre entourage. Une fois par semaine, nous allions au cinéma, avec les Knudsen, voir les productions de Hollywood, vieilles d'un couple d'années. Nous recevions de temps à autre des visites, principalement l'été : nos visiteurs appartenaient le plus souvent à la gauche du mouvement ouvrier. La T.S.F. nous tenait au courant de ce qui se passait dans le monde ; nous avions commencé à nous servir de cette invention magique et insupportable trois ans auparavant. [...] L'arrivée de la poste était à Wexhall le moment crucial de la journée. Nous attendions avec impatience, vers une heure de l'après-midi le facteur invalide qui, l'hiver en traîneau, l'été à bicyclette, nous apportait un lourd paquet de journaux et de lettres portant des timbres de toutes les parties du monde20. »
* * *

Le séjour norvégien de Trotsky commence sans histoires. Pour la première fois depuis le début de son exil, il vit au grand jour, au vu au su de tout un pays, comme en Turquie, mais, comme à Domène, sans la moindre garde. Mieux, la porte de sa maison reste ouverte jour et nuit. L'accueil officiel a été plutôt favorable. L'organe du parti au pouvoir, Arbeiderbladet, écrit que le peuple norvégien est honoré de la présence de Trotsky dans son pays et que tout peuple démocratique devrait considérer comme un devoir agréable de lui donner asile.

Le 19 juillet, arrivent à Wexhall trois visiteurs officiels : le journaliste d'Arbeiderbladet, Ole Colbjørnsen, est accompagné de Martin Tranmael, chef historique du Parti travailliste, le D.N.A., et du ministre de la Justice. Ce dernier, Trygve Lie, avocat de trente-neuf ans, membre du parti, en a été le conseiller juridique avant de prendre un portefeuille ministériel. En 1921, il a rendu visite à Moscou à l'exécutif de l'I.C., dans une délégation, et a été reçu par Lénine, Zinoviev et Trotsky. Considéré comme un redoutable juriste et un négociateur habile, il sera plus tard choisi comme secrétaire général de l'O.N.U. Il aura beau répéter à Isaac Deutscher lors de leur entrevue en 1962 que Trotsky était « un grand homme » avec une logique terrible et lui un « ministre jeune et inexpérimenté21 », il va manifester dans l'affaire Trotsky un cynisme de politicien professionnel.

Les trois visiteurs sont venus à Wexhall pour souhaiter la bienvenue à leur hôte et le présenter au public norvégien. Trygve Lie assurera plus tard qu'il avait aussi pour mission de s'assurer que Trotsky avait bien compris la portée de ses engagements22. L'exilé n'a pas apprécié que cet entretien commençât par un rappel, fait par le ministre, de ses engagements de non-ingérence dans la vie politique, et il a demandé à ses interlocuteurs si ces engagements n'impliquaient pas aussi le refus de l'interview qu'ils sollicitaient. Il semble également qu'il n'ait pas apprécié le fait que le photographe d'Arbeiderbladet lui demande de poser avec les « camarades ministres » : le destin photographique fera bien les choses, pour les uns et les autres, puisque les photos seront ratées...

Les conditions de son séjour en Norvège permettent à Trotsky de recevoir toutes sortes de visites, plus facilement, bien sûr, pendant la belle saison que lorsque le pays est sous la neige. Il reçoit Raymond Molinier, très brièvement ; la section française est en crise. Il reçoit aussi un étudiant en Beaux-Arts, Fred Zeller, dirigeant de l'Entente des Jeunesses socialistes de la Seine, qui vient d'être exclu pour avoir refusé d'abandonner les positions antimilitaristes traditionnelles de son organisation et vient de faire également l'expérience du ralliement des Russes à l'union sacrée en France, au cours d'un entretien avec des dirigeants du Komsomol qui ont cherché à le gagner*. Ce brillant sujet rejoindra effectivement Trotsky et, après la guerre, sera l'un des dirigeants de la franc-maçonnerie française23.

Deux Canadiens viennent de Londres, Ken Johnstone (Alexander) et Earle Birney (Robertson), qui sera après la guerre l'un des plus grands poètes de son pays. Pour l'instant, les deux hommes entretiennent Trotsky de problèmes concernant le mouvement britannique, comme le chauffeur de taxi londonien Sam Collins et le comptable Arthur Cooper, venus eux aussi.

Des Américains sont parmi les visiteurs connus : Max Shachtman et A.J. Muste, l'ancien pasteur devenu l'un des dirigeants de la section américaine. Mais il y a des inconnus comme celui qu'on appelle Max Sterling - mari de celle qu'on connaîtra plus tard sous le nom de Raya Dunayevskaya -, et surtout le jeune journaliste Harold R. Isaacs. Ce dernier revient de Chine, où il a rompu avec le P.C. et milité avec les trotskystes clandestins ; avec sa compagne, l'enseignante Viola Robinson, il vient interviewer Trotsky, après Sneevliet, dans le cadre de la préparation du livre La Tragédie de la Révolution chinoise, qui fera de lui un auteur et professeur important, des années plus tard.

Trotsky reçoit aussi le militant allemand Friedrich Kissim de Dantzig, venu offrir ses services, le docteur Breth de Reichenberg, oncle de Kopp, dont la science du diagnostic, exceptionnelle, ne peut percer le secret des fièvres. Il reçoit également des amis norvégiens : le journaliste et homme de théâtre Håkon Meyer, l'écrivain Helge Krog, l'étudiant Ottesen, des amis de Konrad Knudsen et de Scheflo, le jeune Allemand Walter Held - qu'il retrouve à cette occasion - avec sa jeune femme norvégienne Synnøve Rosendahl et son ami et chauffeur Nils Kare Dahl. Il n'est pas certain qu'il se soit aperçu qu'il fait l'objet d'une étroite surveillance policière de la part du Zentral Passkontor, ni qu'une lettre a été volée sur son bureau par un prétendu agent immobilier, en réalité un homme de Quisling24.

Le climat norvégien est sain. Pourtant Trotsky est de nouveau malade à la fin d'août 1935. Le 19 septembre, il est hospitalisé à Oslo pour une période d'observation : pour la première fois depuis l'époque de la prison d'Odessa, il est seul dans sa chambre avec la Bible, dont nous ignorons malheureusement s'il l'a feuilletée ou dédaignée. Il quitte l'hôpital le 20 octobre, soulagé de sa fièvre, mais pas éclairé sur la nature de son mal.

Peu avant Noël, cherchant, comme à Prinkipo, une détente dans l'activité physique, il part, avec les enfants Knudsen et quelques amis, dans une expédition à skis. Mais d'abondantes chutes de neige, des températures rigoureuses, le bloquent dans un chalet isolé. Son manque d'entraînement fait du retour une expédition difficile. Parti à son secours, N.K. Dahl le trouve quand même sorti d'affaire par ses propres moyens, mais l'alerte a été chaude25.

A quelques jours près, l'installation de Trotsky en Norvège a coïncidé avec un événement si longtemps attendu qu'il n'a plus guère de signification propre : le VIIe congrès de l'Internationale communiste, sept ans après le VIe, plus de deux ans après la catastrophe allemande, accrédite pour l'ensemble des pays la politique de Front populaire inaugurée en France. Trotsky lui consacre plusieurs articles, visiblement à contrecœur : le VIIe congrès ne fait que confirmer le diagnostic qu'il a déjà formulé nettement : l'Internationale n'est plus qu'un cadavre qui encombre la route du prolétariat mondial.

* * *

Une fois de plus, pourtant, la lutte pour la IVe Internationale va être ralentie par des crises politiques de gravité variable qui éclatent dans les sections de la L.C.I.

Aux États-Unis, un groupe d'anciens de l'American Workers Party (A.W.P.) de Muste, est parti bruyamment en avril 1935. Animé par Louis Budenz, il se dirige tout droit vers le parti communiste. Puis l'hostilité au tournant d'un vétéran du P.C. et de l'Opposition, Hugo Oehler, semble rééditer la crise de 1934 en Europe au sujet de l'« entrisme » et du « tournant français » qu'il dénonce comme opportunisme le plus pur. Il livre bataille pour exclure des signataires de la « Lettre ouverte » groupes et organisations qui, comme le G.B.L., sont membres de la IIe Internationale. A.J. Muste lui-même est hostile à l'« entrisme » dans le Parti socialiste américain envisagé par Cannon et Shachtman. Un « groupe-tampon », avec Weber et Glotzer, met en question les « méthodes » de Cannon. Trotsky se dépense pour éviter une scission, reçoit longuement le Canadien Spector, porte-parole de la minorité. Il réussit finalement à convaincre tout le monde au début de 1936, de tenter l'expérience de l'entrisme dans le parti socialiste des Etats-Unis, que sa « vieille garde » droitière vient de quitter et qui se radicalise très vite.

En Belgique, Vereeken a fait scission dès que la majorité, sous l'impulsion de Lesoil, a décidé, au début de 1935, d'entrer à son tour dans le P.O.B. A l'été, la tendance de gauche de l'Action socialiste, qui a perdu son porte-drapeau, P.-H. Spaak, séduit par un portefeuille ministériel dans un gouvernement d'union, éclate. Tandis que le docteur Marteaux, proche du P.C., réussit à conserver l'hebdomadaire de la tendance, le jeune Walter Dauge donne une vigoureuse impulsion à l'Action socialiste révolutionnaire qui s'oriente vers la création d'un nouveau parti et manifeste qu'elle a une réelle influence de masse dans le Borinage.

Le Parti ouvrier révolutionnaire néerlandais (R.S.A.P.), à peine né, est secoué par une crise où Trotsky n'a sans doute pas tort de voir la main des dirigeants du Parti ouvrier socialiste (S.A.P.) allemand : les amis de ce dernier engagent contre la direction de P.J. Schmidt et Sneevliet une bataille fractionnelle féroce. Le départ de la minorité, avec l'organisation de jeunesses notamment, laisse le nouveau parti exsangue.

En Grande-Bretagne, où le petit groupe entré en 1933 dans l'Independent Labour Party (I.L.P.) est devenu le Marxist Group, c'est aussi la crise. Une importante fraction de ses militants estime avoir épuisé les possibilités de l'entrisme dans le Labour Party que pratiquent depuis plusieurs années les anciens de la « majorité » qui avait refusé en 1933 l'entrisme dans l'I.L.P. Le morcellement, ici, est maximal.

En Espagne, ce sont les militants de Madrid, les plus attachés à Trotsky et à l'Opposition internationale, qui ont tranché le débat. Nin avait proposé un compromis : « entrisme » dans la plus grande partie du pays, mais, en Catalogne, fusion des formations socialistes et communistes d'opposition en un nouveau parti. C'est ainsi que les dirigeants de la Izquierda comunista, avec Andrés Nin et Andrade, sont entrés dans le Parti ouvrier d'unification marxiste (P.O.U.M.) constitué en septembre 1935. Jean Rous, qui a visité Barcelone, est optimiste et envisage une évolution positive, mais en fait les relations sont au point mort entre les dirigeants espagnols d'un côté, Trotsky et le secrétariat de l'autre et les rares lettres des premiers sont plutôt aigres-douces.

Mais c'est avec les Français que surgissent les plus graves difficultés. Les succès initiaux de l'entrisme, la croissance du Groupe bolchevik-léniniste (G .B. L.) constitué dans la S.F.I.O. l'élargissement de l'horizon des militants avaient donné à l'exilé les plus grands espoirs : une tentative de Staline d'acheter les dirigeants de la Jeunesse socialiste de la Seine n'avait-elle pas échoué devant la vigilance des trotskystes « entrés » ? Les difficultés commencent à partir du moment où la bureaucratie de la S.F.I.O., engagée maintenant dans l'alliance avec le P.C., commence à réprimer sur sa gauche les perturbateurs. Et l'homogénéité du G.B.L. ne résiste pas à cette pression.

Trotsky, avant son départ de Domène, a déjà eu des heurts assez sérieux avec Raymond Molinier. Il constate ensuite la réticence la La Vérité, organe du G.B.L., à publier la « Lettre ouverte », puis son refus de la publier intégralement à cause de la référence à la IVe Internationale. Il pense que ceux qui invoquent des raisons de « tactique » pour justifier ces tergiversations sont des militants qui subissent la pression du milieu social-démocrate auquel ils se sont adaptés. Après l'exclusion-surprise brutale - dans tous les sens du terme - des dirigeants de l'Entente des Jeunesses socialistes de la Seine, par la conférence nationale réunie à Lille en juin 1935, la division des « bolcheviks-léninistes » apparaît en pleine lumière : nombre de ses dirigeants sont prêts à faire à la direction de la S.F.I.O. les concessions nécessaires pour pouvoir rester dans ce parti, alors même que Trotsky considère que les soulèvements ouvriers spontanés de Brest et de Toulon en août sonnent le glas de la politique « entriste » et exigent la construction d'un pôle indépendant.

Ce conflit, qui oppose essentiellement Trotsky et Raymond Molinier, va exploser à travers la querelle sur ce qu'il est convenu d'appeler l'« organe de masses ». Après avoir fait un bout de chemin avec Marceau Pivert dans la fondation de la Gauche révolutionnaire de la S.F.I.O. - dont la raison d'être est pour le moment de retenir dans la S.F.I.O. les éléments révolutionnaires -, Raymond Molinier, balayant les arguments de discipline d'une direction qu'il juge incapable, prépare lui-même un nouveau périodique, « organe de masses », La Commune, qui paraît en décembre. C'est la rupture avec Trotsky qui n'aura plus désormais de mots assez durs pour qualifier le comportement et même la personnalité de celui qui avait été, en 1930, à l'origine de sa rupture personnelle avec Alfred Rosmer.

Pour la première fois, Trotsky, dans une lettre à Sedov, sollicitant du secrétariat un congé politique26, exprime ouvertement son immense lassitude et son exaspération devant les luttes fractionnelles ces « répugnantes vétilles27 » qui absorbent son temps et l'empêchent de travailler, alors qu'elles n'ont pas de sens et mènent à l'impasse ceux qui s'y engagent totalement. Un certain replâtrage intervient par la suite et, à la veille des grèves de juin 1936, les différents groupe trotskystes s'unifient dans un Parti ouvrier internationaliste (P.O.I.) Il est clair pourtant que, même alors, Trotsky ne fait nullement confiance à la direction du P.O.I. au point qu'il cherchera, avec l'aide de Van, le moyen de publier, indépendamment d'elle, ses premier articles sur le mouvement de grève de juin 193628.

On peut, à cette date, constater l'importante dégradation du mouvement depuis le départ de Trotsky pour la Norvège. De façon générale, les premières décisions de pratiquer l'entrisme, même si elles ont abouti à un développement numérique, n'ont pas amené les sections à une rupture décisive avec ce que Trotsky appelle « un certain poison » hérité de l'Internationale communiste, les luttes fractionnelles exacerbées, les combats de clique, la dérision de la pratique démocratique.

L'Opposition de gauche a certes attiré à elle des hommes et de femmes dévoués, brillants, courageux, mais ils sont restés marqué par leur passé dans les P.C. bureaucratisés de l'époque zinoviéviste et par l'atmosphère sectaire des groupes qu'ils constituent. La secte, qui vit sur elle-même par la force des choses, avec ses valeurs propres, à contre-courant et fière de l'être, a tendance à ne vouloir ni déboucher ni grandir : il lui suffit d'avoir raison. Forteresse assiégée, elle aspire surtout à être fidèle à elle-même et à résister aux « pressions » et aux intrigues de l'ennemi de classe qu'elle invente au besoin : elle réduit trop souvent la politique à la propagande et la propagande au stéréotype.

Les symptômes du mal sont très apparents au sommet. Le « secrétariat » pour la IVe Internationale, créé par les Cinq après leur « lettre ouverte », avait été confié aux Néerlandais P.J. Schmidt et Sneevliet : il ne prend aucune initiative et ne semble même pas avoir connu un début de fonctionnement. Le secrétariat international, lui, a ressenti comme un coup à son autorité la décision de pratiquer l'entrisme aux Etats-Unis, prise en dehors de lui et après consultation du seul Trotsky. Depuis ce moment, Sneevliet s'est retiré sur l'Aventin, et Ruth Fischer a cessé toute activité. Le secrétariat repose sur les frêles épaules de Rudolf Klement, aidé, dans les loisirs que leur laissent leurs problèmes « nationaux », par le Français Jean Rous, Leonetti et Ljova. C'est le travail acharné de ce dernier qui a permis, pendant la dernière période, la réalisation d'une importante avancée, avec l'agitation menée sur la question de la répression en U.R.S.S. contre les révolutionnaires et en particulier les révolutionnaires étrangers, et la constitution d'un comité ad hoc.

C'est encore de Norvège que Trotsky, aidé par ses collaborateurs Wolf et Held, mais aussi par ses visiteurs, notamment A.J. Muste et Shachtman, prépare, pendant les mois de juin et de juillet 1936, la conférence internationale, qu'on appellera de « Genève », et les textes essentiels qui vont consacrer la naissance à Paris, salle Pleyel, du « mouvement pour la IVe Internationale », finalement formé exclusivement de groupes et de partis se réclamant de la fraction des « bolcheviks-léninistes ». C'est à partir des informations entendues à la radio sur le grand mouvement gréviste en France qu'il écrit ses articles dont les premiers seront saisis avec le journal La Lutte ouvrière sur décision du ministre socialiste de l'Intérieur du gouvernement Léon Blum de Front populaire, Roger Salengro, celui-là même qui, deux ans auparavant, avait présidé le meeting de Lille contre son expulsion.

Trotsky écrit: « La Révolution française a commencé29. » Il célèbre la fin de l'isolement de la révolution espagnole. Pour lui, le spectacle que donne la France, « volonté de lutte de l’ensemble du prolétariat, mécontentement profond des couches inférieures de la petite bourgeoisie, confusion dans le camp du capital financier », constituent ce qu'il appelle « les prémisses de la révolution prolétarienne30 ». Il écrit :

« Ce qui s'est passé, ce ne sont pas des grèves corporatives, ce ne sont même pas des grèves. C'est la grève. C'est le rassemblement au grand jour des opprimés contre les oppresseurs, c'est le début classique de la révolution31. »

Il souligne le trait, déjà remarqué au cours des révolutions antérieures, de la croissance très rapide des organisations traditionnelles, la S.F.I.O., les syndicats, le P.C. C'est là, assure-t-il, « un symptôme sûr de l'existence d'une crise révolutionnaire32 » et, en même temps, le signe de leur entrée dans leur agonie.

Il ne formule aucun pronostic sur le rythme des développements révolutionnaires à venir : l'exemple espagnol, depuis 1931, démontre bien que ce sont les dirigeants des organisations ouvrières qui sont, par leur politique, les véritables sauveurs du capitalisme menacé. Comme en Espagne, la clé de l'avenir, en France et en Belgique, est la direction révolutionnaire, car, écrit-il, « les tâches de la lutte révolutionnaire se ramènent inéluctablement à une seule : la construction d'une nouvelle direction réellement révolutionnaire capable d'être à la hauteur des tâches et possibilités de notre époque33 ». Il va voir dans les « journées de juillet » en France et dans la révolution ouvrière et paysanne en Espagne en riposte au pronunciamiento des généraux Mola, Sanjurjo et Franco, la confirmation de ce qu'il répète depuis des mois : la politique de « défense de la République » des partis du Front populaire ne « défend pas la République », mais, au contraire, ouvre la voie au fascisme et à la dictature militaire que seule la révolution ouvrière peut écraser définitivement.

Pour la première fois sans doute depuis des années, il considère la situation mondiale, à la fin de juillet 1936, d'un œil résolument optimiste. Les masses ouvrières sont en train de se mobiliser de nouveau ; elles peuvent renverser le cours réactionnaire ouvert par la victoire hitlérienne en Allemagne et la marche à la guerre, l'extension de la vague fasciste jusqu'alors apparemment irrésistible.

Pour cette « nouvelle montée », comme il l'écrit, de petits partis révolutionnaires se sont constitués, facteur objectif et subjectif à la fois : le P.S.R., Parti socialiste révolutionnaire de Belgique, avec Walter Dauge et Léon Lesoil, le P.O.I., Parti ouvrier internationaliste, de France, où coexistent Molinier, Naville et Jean Rous. Le message qu'il reçoit de ce dernier, de Barcelone, lui fait espérer la reprise de la collaboration avec Andrés Nin et Andrade, placés par les circonstances à la tête du P.O.U.M.

De grandes espérances qui vont être vite déçues.

* * *

La sortie d'Union soviétique de trois anciens oppositionnels détenus apporte, pendant le séjour de Norvège, des éléments d'information à Trotsky sur ses camarades d'U.R.S.S. C'est à l'été de 1935 que l'ancien commissaire de l'Armée rouge et instructeur politique du parti arménien A.A. Davtian (que Sedov appellera Tarov), membre de l'Opposition unifiée, emprisonné à Verkhnéouralsk puis déporté, s'évade d'Union soviétique et arrive en Perse d'où il se met en communication avec Sedov. Quelques mois plus tard, le Croate Ante Ciliga, citoyen italien, lui aussi ancien membre de l'Opposition de gauche en U.R.S.S. en même temps que dirigeant du P.C. yougoslave, ancien détenu à Verkhnéouralsk, qui a rencontré Sérioja en déportation à Krasnoiarsk, est libéré sur intervention du gouvernement italien. Au printemps de 1936 enfin, c'est Victor Serge, ancien membre de l'Opposition de gauche et de sa commission internationale, qui est libéré au terme d'une campagne menée en Occident dans les milieux intellectuels et syndicaux.

De ces trois revenants, Trotsky reçoit confirmations et informations. Confirmations sur les débats politiques dans les isolateurs et la fidélité politique des oppositionnels. Informations dont certaines sont douloureuses. Ainsi la nouvelle du décès d'Eleazar Solntsev, l'un des plus doués de la jeune génération des bolcheviks-léninistes, mort en janvier 1936 des suites d'une grève de la faim entreprise pour protester contre une nouvelle condamnation administrative par le G.P.U. qui vient de le frapper. Trotsky apprend aussi que survivent quelques-uns de ses vieux camarades : B.M. Eltsine, malade, déporté à Orenbourg et ferme comme un roc, I.N. Smirnov, intraitable dans le terrible pénitencier de Souzdal34. Il a aussi quelques éléments concernant le sort de Sérioja et de bien des hommes et femmes qui lui sont chers.

De ces informations et de ce qu'il apprend à la lecture des journaux russes et des coupures de presse que lui envoie Ljova, il tire des conclusions qu'il exprime au début de 1936 sur ce qu'il appelle « la section soviétique » de l'organisation internationale35. L'analyse des chiffres donnés dans les rapports sur l'épuration publiés dans la presse le conduit à une évaluation globale de 20 000 membres du parti exclus comme « trotskystes ou zinoviévistes » - et, parmi eux, à peine quelques centaines, voire dizaines de militants ayant appartenu à l'Opposition de 1923 à 1927. Il en déduit que, « même aujourd'hui, la IVe Internationale a déjà en U.R.S.S. sa section la plus forte, la plus nombreuse et la mieux trempée36 ». Une conclusion que beaucoup discuteront...

Il supporte mal que son article sur cette question ne soit pas traduit en français et publié. Victor Serge ne partage pas du tout son estimation, qu'il juge exagérée, l'étiquette de « trotskyste » donnée par la bureaucratie ne correspondant pas, selon lui, à une position politique. Il est pourtant au moins d'accord avec lui sur ce point : le travailleur français qui suit la presse des bolcheviks-léninistes n'ignorera rien de ce qui est pour lui « les chamailleries de Molinier », mais n'a jamais vu ni entendu le nom de Iakovine37.

Est-ce vraiment le hasard - une demande de Max Eastman, à court d'argent, d'une réédition américaine de l'Histoire de la Révolution russe, avec une nouvelle préface - qui est à l'origine du livre sur l'U.R.S.S. qui s'appellera La Révolution trahie38 ? Trotsky assure, dans sa correspondance, que c'est cette préface, remaniée, élargie, sans cesse creusée, qui est devenue le livre le plus important de ses dernières années, intitulé primitivement Où va l'U.R.S.S. ? et débaptisé par son éditeur français39.

C'est vraisemblablement ainsi qu'il a vécu cette expérience, sous la poussée de la nécessité de corriger, d'éclairer, de fignoler son explication du phénomène stalinien, de la nature sociale et des perspectives de l'U.R.S.S. Déjà il avait exprimé ce besoin dans une étude qui est en quelque sorte le prologue intellectuel de La Révolution trahie, l'article intitulé « Etat ouvrier, Thermidor et bonapartisme40 », déjà mentionné.

Cette mise au point lui paraît nécessaire au moment où Staline suit, depuis deux ans déjà, un cours qu'il estime « droitier » et qu'on qualifie souvent de « thermidorien ». Rappelant, sans le nommer, l'opinion de Préobrajensky en 1929, il assure que c'est bien en définitive « la meilleure variante » qui s'est trouvée réalisée dans le développement de l'U.R.S.S., il relève :

« Le développement des forces productives s'est fait non dans la direction du rétablissement de la propriété privée, mais sur la base de la socialisation, par la voie d'une direction planifiée41. »

L'analogie avec Thermidor a pourtant, en définitive, plus obscurci qu'éclairé la question : le mot a été employé comme s'il était synonyme de la restauration capitaliste en U.R.S.S. Or, historiquement, Brumaire, comme Thermidor, ont eu une signification politique et sociale certes, mais se sont accomplis exclusivement sur la base de la nouvelle société et du nouvel Etat bourgeois. Thermidor fut une réaction, mais sur la base sociale de la révolution.

En ce qui concerne l'U.R.S.S., Trotsky part d'une contradiction, née d'une double constatation. Du fait de l'inégalité, des privilèges de la bureaucratie, la société soviétique est plus proche du régime capitaliste que du communisme. Par ailleurs, l'Etat soviétique demeure l'arme historique de la classe ouvrière, dans la mesure où c'est lui qui assure le développement de l'économie et de la culture qui crée les conditions de la liquidation de la bureaucratie et de l'inégalité sociale.

Rappelant que la domination sociale d'une classe, en d'autres termes sa « dictature », peut revêtir des formes politiques très variables et bien différentes les unes des autres, il en tire la conclusion que la « dictature de la bureaucratie » est l'une des formes politiques de la « dictature du prolétariat », forme réactionnaire, bien sûr, puisqu'elle s'est établie sur la ruine de la démocratie ouvrière et se maintient par la terreur et puisqu'elle affaiblit le système social sur lequel elle s'est développée en parasite.

Rétrospectivement, il apparaît très clairement à Trotsky que le passage à la droite du régime - l'aristocratie et la bureaucratie ouvrière du pouvoir politique, à savoir le véritable Thermidor soviétique a été réalisé depuis longtemps et que la période proprement thermidorienne a commencé effectivement en 1924, avec la défaite de l'Opposition de gauche. Le développement des forces productives, l'industrialisation et la collectivisation, ont, depuis, élargi la couche des privilégiés, soutiens de la politique des dirigeants qui l'incarnent et défendent ses intérêts.

Il introduit ici sa deuxième « retouche » importante à sa théorie de l'U.R.S.S. :

« " Bolchevique " par ses traditions, mais ayant au fond depuis longtemps renié ses traditions, petite-bourgeoise par sa composition et son esprit, la bureaucratie soviétique est appelée à régler l'antagonisme entre le prolétariat et la paysannerie, entre l'Etat ouvrier et l'impérialisme mondial : telle est la base sociale du centrisme bureaucratique. de ses zigzags, de sa force, de sa faiblesse et de son influence si funeste sur le mouvement prolétarien mondial. Plus la bureaucratie deviendra indépendante, plus le pouvoir se concentrera entre les mains d'un seul individu, plus le centrisme bureaucratique se changera en bonapartisme42. »

Il souligne que la politique de Staline contre l'Opposition de gauche est une lutte contre les travailleurs en même temps que le développement d'une nouvelle aristocratie, montre comment Staline a concentré dans ses propres mains tout le pouvoir : ce régime ne peut être appelé autrement que « bonapartisme soviétique ». Pour lui, donc, « le sort de l'U.R.S.S. en tant qu'Etat socialiste dépend du régime politique qui viendra remplacer le bonapartisme stalinien ».

La route est ainsi dégagée, mais tout n'est pas dit. Après s'être plongé en septembre 1935 dans la préface réclamée par Eastman, Trotsky n'en émerge vraiment qu'en août 1936 avec un livre de plusieurs centaines de pages, La Révolution trahie.

Il commence par analyser ce qu'il appelle l'acquis, les résultats de l'industrialisation, les indices de la production industrielle, des résultats dont aucun pays arriéré n'a pu obtenir de semblables dans l'histoire en aussi peu de temps :

« Le socialisme a démontré son droit à la victoire non dans les pages du Capital, mais dans une arène économique qui couvre le sixième de la surface du globe, non dans le langage de la dialectique, mais dans celui du fer, du ciment et de l'électricité43. »

Il en indique immédiatement les limites qui se manifestent avant tout par la faiblesse de la productivité du travail et les prix de revient plus élevés que ceux du marché mondial. L'agriculture demeure arriérée, très en dessous des pays capitalistes. La technique moderne ne donne pas non plus en U.R.S.S. les mêmes fruits. La qualité des produits industriels demeure médiocre aussi bien en ce qui concerne les machines que les produits de consommation courante. Certains secteurs accusent un dramatique retard : transports ferroviaires, réseau routier, construction de logements, qui touchent les masses. Le rendement individuel et la production par tête d'habitant présentent des indices très bas. Trotsky en conclut que la « phase préparatoire », celle de l'emprunt et de l'assimilation des techniques et conquêtes culturelles de l'Occident, est appelée à se prolonger pendant « toute une période historique ».

Il retrace ensuite l'histoire du développement économique, à travers ses différentes phases, les zigzags de la direction, sa politique d'« élargissement de la Nep » contre l'Opposition qu'elle accusait d'être « super-industrialiste » et finalement le tournant brusque vers le « plan quinquennal en quatre ans » et la « collectivisation complète », insistant au passage - le fait était inconnu à l'époque en général - sur les épouvantables pertes en vies humaines dues, selon lui, aux « méthodes aveugles, hasardeuses et violentes » utilisées pour l'imposer de force à des masses paysannes hostiles.

Abordant la question « Le socialisme et l'Etat », il souligne que Marx, quand il qualifiait de « socialisme » le « stade inférieur du communisme », entendait par là une société dont le développement économique serait déjà supérieur à celui du capitalisme avancé. Il définit le régime soviétique non comme « socialiste », mais comme « transitoire » ou encore « préparatoire ». Dans le domaine de l'Etat, le trait le plus spectaculaire de la situation en U.R.S.S. est qu'en dépit des prévisions théoriques de Marx, d'Engels et de Lénine sur le « dépérissement de l'Etat » et la destruction de la machine bureaucratique, la bureaucratie est devenue une force incontrôlée et toute-puissante.

L'explication, à ses yeux, en est très simple. L'obligation qui pèse sur l'Etat soviétique, né dans un pays particulièrement arriéré, de maintenir les normes bourgeoises et inégalitaires de répartition, donne à l'Etat ouvrier le caractère original d'être un « Etat bourgeois sans bourgeoisie », avec un caractère double et contradictoire : socialiste dans la mesure où il défend la propriété collective, et « bourgeois » dans la répartition des biens. Il relève :

« L'expérience a montré ce que la théorie n'a pas su prévoir avec une netteté suffisante : si " l'Etat des ouvriers armés " répond pleinement à ses fins quand il s'agit de défendre la propriété socialisée contre la contre-révolution, il en va tout autrement quand il s'agit de régler l'inégalité dans la sphère de la consommation. [...] Pour défendre le droit bourgeois, l'Etat ouvrier se voit contraint de former un organe du type " bourgeois ", bref, de revenir au gendarme, tout en lui donnant un nouvel uniforme44. »

Ainsi s'éclaire la première contradiction entre le programme du bolchevisme à l'époque de Lénine et la réalité du régime de Staline :

« Si l'État, au lieu de dépérir, devient de plus en plus despotique, si les mandataires de la classe ouvrière se bureaucratisent, tandis que la bureaucratie s'érige au-dessus de la société rénovée, ce n'est pas pour des raisons secondaires telles que les survivances psychologiques du passé, etc., c'est en vertu de l'inflexible nécessité de former et d'entretenir une minorité privilégiée, tant qu'il n'est pas possible d'assurer une égalité réelle45. »

Relevant l'absence de toute allusion à ces problèmes vitaux dans la littérature théorique du marxisme avant la révolution et à ses débuts, il estime qu'on se trouve là en présence d'une « sous-estimation manifeste des difficultés futures » qui s'explique par le fait que le programme bolchevique reposait entièrement sur la perspective de la révolution internationale.

Dans l'intervalle, les succès économiques ont aggravé l'inégalité, et la bureaucratie, de « déformation», est devenue un système de gouvernement.

Abordant le « Thermidor soviétique », Trotsky énumère les raisons de la victoire de Staline : arriération et pauvreté exigeant l'intervention du « gendarme », reflux du prolétariat après la guerre civile, déception devant les résultats d'années d'espérances et de sacrifices, désillusion après la tension, renaissance de l'individualisme, développement de l'arrivisme, démobilisation d'une armée de cinq millions d'hommes habitués à obéir et à commander. La jeune bureaucratie soviétique n'a cessé de gagner en autonomie et en assurance à partir de l'accumulation des défaites de la révolution mondiale.

A l'Opposition de gauche et ses perspectives révolutionnaires, elle a opposé la « propagande du repos » qui cimentait le bloc des fonctionnaires et des militaires et dont Trotsky pense qu'elle trouvait un écho réel chez les ouvriers fatigués et surtout dans les masses paysannes. Choisi par la bureaucratie à qui il donnait toute garantie par son passé et son aptitude à maîtriser ses rangs et à les unifier, Staline est devenu son chef incontesté :

« La bureaucratie n'a pas seulement vaincu l'Opposition de gauche, elle a vaincu aussi le parti bolchevique. Elle a vaincu le programme de Lénine, qui voyait le danger principal dans la transformation des organes de l'État, " de serviteurs de la société en maîtres de la société ". Elle a vaincu tous ses adversaires - l'Opposition, le parti de Lénine - non à l'aide d'arguments et d'idées, mais en les écrasant sous son propre poids social. L'arrière-train plombé s'est trouvé plus lourd que la tête de la révolution. Telle est l'explication du Thermidor soviétique46. »

Il reste à expliquer la dégénérescence du parti bolchevique, cause et conséquence de celle de l'Etat soviétique, à travers sa bureaucratisation.

Trotsky rappelle le fonctionnement du parti selon les règles du centralisme démocratique, la libre critique et la lutte des idées formant le contenu intangible de sa démocratie. Il souligne que l'histoire du bolchevisme est en réalité l'histoire d'une lutte permanente entre ses fractions et qu'il ne saurait en être autrement pour « une organisation qui se donne pour but de retourner le monde et qui rassemble sous ses enseignes des négateurs, des révoltés, des combattants de toute témérité ». L'autorité de la direction lui vient seulement de ce qu'elle a le plus souvent raison.

Staline et les siens utilisèrent pour leur cause la décision exceptionnelle de 1921 d'interdire les fractions. Avec celle du « socialisme dans un seul pays » apparut la théorie selon laquelle, pour le bolchevisme, c'est le comité central qui est tout. Trotsky écrit ces lignes qui constituent une véritable autocritique :

« En libérant la bureaucratie du contrôle de l'avant-garde prolétarienne, la " promotion Lénine " porta un coup mortel au parti de Lénine. Les bureaux avaient conquis l'indépendance qui leur était nécessaire. Le centralisme démocratique fit place au centralisme bureaucratique. Les services du parti furent remaniés du haut en bas. L'obéissance devint la principale vertu du bolchevik47 ».

Citant longuement ses vieux camarades Sosnovsky et surtout Rakovsky à propos de sa fameuse lettre à Valentinov d'août 1928, Trotsky illustre concrètement ce qu'il appelle « les causes sociales de Thermidor », les aspirations et les appétits de nouveaux notables désireux de se dérober à tout contrôle et à toute critique.

Sur la base d'une étude attentive de la presse soviétique, il s'attache à étudier l'accroissement de l'inégalité et des antagonismes sociaux, à décrire misère et luxe, spéculation et différenciation à l'intérieur du prolétariat et entre kolkhozes. Il évalue à 400 000 ou 500 000 personnes le milieu dirigeant proprement dit, des « chefs » qui couronnent une pyramide de privilégiés :

« Si l'on ajoute aux émoluments tous les avantages matériels, tous les profits complémentaires à demi licites et, pour finir, la part de la bureaucratie aux spectacles, aux villégiatures, aux hôpitaux, aux sanatoriums, aux maisons de repos, aux musées, aux clubs, aux installations sportives, on est bien obligé de conclure que ces 15 % à 20 % de la population jouissent d'autant de biens que les 80 % à 85 % restants48. »

Thermidor est également visible au foyer, où la femme est restée asservie au joug séculaire ; le droit à l'avortement est redevenu un privilège pour celles qui peuvent payer ; la prostitution refleurit ; la réaction s'abrite derrière des phrases moralisantes sur la nouvelle famille... C'est aussi une véritable guerre à la jeunesse que le régime a déclenchée : enseignement d'hypocrisie, de formalisme et de conformisme, atmosphère étouffante de la servilité. Le bilan n'est pas moins tragique par rapport aux espoirs de 1917 quand il s'agit de l'oppression nationale et culturelle grand-russiennes, la chappe de plomb qui pèse sur la création littéraire et artistique, la censure et le prétendu « triomphe » intellectuel de ceux que Trotsky désigne comme « les médiocres, les lauréats et les malins ».

Dans le domaine de la politique internationale, les défaites accumulées par la bureaucratie stalinienne ont fini par créer une situation dans laquelle cette dernière n'a plus comme objectif que le maintien conservateur du statu quo. A cet égard, Trotsky tient l'entrée de l'U.R.S.S. à la S.D.N. comme une capitulation devant une institution contre-révolutionnaire. De même, la transformation de l'Armée rouge, la résurrection du corps des officiers ne lui paraissent pas dictées par des besoins militaires, mais seulement par les besoins politiques des dirigeants. Au statu quo, il propose de substituer le mot d'ordre des « Etats-Unis socialistes d'Europe ».

Posant enfin la question de la nature sociale de l'Etat, il s'efforce de démontrer, comme il l'a déjà fait, que la bureaucratie n'est pas une classe, et que la question du caractère social de l'U.R.S.S. n'a pas encore été tranchée par l'Histoire. Il écrit :

« L'U.R.S.S. est une société intermédiaire dans laquelle : a) les forces productives sont encore trop insuffisantes pour donner à la propriété d'Etat un caractère socialiste: b) le penchant à l'accumulation primitive, né du besoin, se manifeste à travers tous les pores de l'économie planifiée ; c) les normes de répartition, de nature bourgeoise, sont à la base de la différenciation sociale ; d) le développement économique, tout en améliorant lentement la condition des travailleurs, contribue rapidement à former une couche de privilégiés ; e) la bureaucratie, exploitant les antagonismes sociaux, est devenue une caste incontrôlée, étrangère au socialisme ; f) la révolution sociale, trahie par le parti gouvernant, vit encore dans les rapports de propriété et dans la conscience des travailleurs ; g) l'évolution des contradictions accumulées peut aboutir au socialisme ou rejeter la société vers le capitalisme ; h) la contre-révolution en marche vers le capitalisme devra briser la résistance des ouvriers ; i) les ouvriers marchant vers le socialisme devront renverser la bureaucratie49. »

La perspective qu'il ouvre pour l'U.R.S.S. est donc celle d'une révolution contre la bureaucratie, qu'il décrit ainsi :

« La révolution que la bureaucratie prépare contre elle-même ne sera pas sociale comme celle d'octobre 1917 : il ne s'agira pas de changer les bases économiques de la société, de remplacer une forme de propriété par une autre. [...] La subversion de la caste bonapartiste aura naturellement de profondes conséquences sociales ; mais elle se maintiendra dans les cadres d'une transformation politique50. »

Il esquisse le programme de cette révolution politique :

« Il ne s'agit pas de remplacer une coterie dirigeante par une autre, mais de changer les méthodes mêmes de la direction économique et culturelle. L'arbitraire bureaucratique devra céder la place à la démocratie soviétique. Le rétablissement du droit de critique et d'une liberté électorale véritable sont des conditions nécessaires du développement du pays. Le rétablissement de la liberté des partis soviétiques, à commencer par le parti bolchevique, et la renaissance des syndicats y sont impliqués. La démocratie entraînera dans l'économie la révision radicale des plans dans l'intérêt des travailleurs. La libre discussion des questions économiques diminuera les frais généraux imposés par les erreurs et les zigzags de la bureaucratie. Les entreprises somptuaires, Palais des soviets, théâtres nouveaux, métros construits pour l'épate, feront place à des habitations ouvrières. Les " normes bourgeoises de répartition " seront d'abord ramenées aux proportions que commande la stricte nécessité, pour reculer, au fur et à mesure de l'accroissement de la richesse sociale, devant l'égalité socialiste. Les grades seront immédiatement abolis, les décorations remisées aux accessoires. La jeunesse pourra librement respirer, critiquer, se tromper et mûrir. La science et l'art secoueront leurs chaînes. La politique étrangère renouera avec la tradition de l'internationalisme révolutionnaire51. »

Ces idées pouvaient apparaître totalement utopiques aux observateurs spécialisés pendant la fin des années trente. Elles surgiront cependant, vingt années plus tard exactement, en Pologne et en Hongrie au cours d'un soulèvement ouvrier de masses contre la bureaucratie, et particulièrement en octobre 1956.

Notes

* La vérité est que l'argent fourni par le groupe Rops constituait l'une des principales sinon la principale ressource du secrétariat international. La police française savait que cet argent était porté à Paris par un émissaire qu’elle croyait être Hynek Lenorovic, à qui son état de santé ne permettait pas de voyager. Le messager voyageait en réalité avec le passeport de Lenorovic et, après, cette expulsion, ce fut souvent Frankel comme le témoignage d'un parent de Lenorovic nous a permis de le vérifier.

* Le contrat avait été établi par Daniel Béranger, compagnon de Monserrat Mercader, agent infiltré dans les Jeunesses socialistes et contrôlé par Raymond Guyot.

Références

1 Outre les souvenirs de Van et de Rosenthal, souvent cités, il faut mentionner ici avant tout le livre d'Yngvar Ustvedt, Verdensrevolusjonen pa Honefoss. En beretning om Leo Trolskijs opphold i Norge. Oslo, 1974.

2 Rosenthal, Avocat de Trotsky, pp 151-152.

3 Ibidem, p. 153.

4 Journal d’exil, p. 134.

5 Van, op. cit., p. 117.

6 Journal d'exil, p. 168.

7 Ibidem, p. 169.

8 Trygve Lie, Rapport au Storting (18 février 1937), Riksarkivet Oslo, Storting-smitteilung 19/137) dans Trotsky. In den Augen der Zeitgenossen (ci-dessous AuZ), p, 149.

9 Journal d'exil, p. 170.

10 Trygve Lie, Oslo-Moskva-London, cité dans Œuvres, 5, p. 330.

11 AuZ, p. 149.

12 Journal d'exil, p. 172.

13 V. Serge, V. M., p. 51.

14 Ibidem, p. 54.

15 Ibidem, p. 51.

16 Van, op. cit., p. 121.

17 Ibidem.

18 Lie, AuZ, p. 150.

19 Ibidem.

20 « En Norvège socialiste », Œuvres, pp. 31-32.

21 Deutscher « Conversations avec Trygve Lie », Marxism... , pp. 163-175.

22 AuZ, p. 151.

23 Fred Zeller, « Le Vieux m'a dit », Trois points, c'est tout, Paris, 1976, pp. 92-130.

24 Franklin Knudsen, I was Stalin's secretary, p. 54.

25 Ustvedt, op. Cit., p. 51 et témoignage de N. K. Dahl.

26 Trotsky à Sedov, 27 décembre 1935, A.H., 10135, Œuvres, p. 239-240.

27 Ibidem. p. 240.

28 Trotsky à Van Heijenoort, 12 juin 1936, A.H., 10695 ; Œuvres, 10, p. 93.

29 Ibidem, pp. 78-84.

30 Ibidem, p. 79.

31 Ibidem, p. 80.

32 « La Nouvelle montée », 3 juillet 1936, A.H., T 3932 ; Œuvres, 10, pp. 150-159, ici, p. 152.

33 Ibidem.

34 V. Serge, « Les déportés d'Orenbourg » A.H., mai 26, 17399 ; Cahiers Léon Trotsky n° 7/8, pp. 221-228.

35 Trotsky, « La section soviétique de la IVe Internationale », 11 janvier 1936, A.H., T 3895. Œuvres, 8, pp. 82-90.

36 Ibidem, p. 89.

37 Serge à Trotsky, 10 août 1936, A.H.

38 Trotsky à Eastman, 17 février 1936, A.H.,10350 ; Œuvres, 8, pp. 210-211.

39 Trotsky à Lieber, 2 avril 1936, A.H., 8916 ; Œuvres, 9, p. 142.

40 Trotsky, « Etat ouvrier, Thermidor et Bonapartisme », A.H., V 125 ; Œuvres, 5, pp. 68-88.

41 Ibidem, p. 70.

42 Ibidem, p. 84-85.

43 La Révolution trahie, dans D.L.R., p. 449.

44 Ibidem, p. 479.

45 Ibidem, p. 480.

46 Ibidem, p. 504.

47 Ibidem, pp. 506-507.

48 Ibidem, pp. 534-535.

49 Ibidem, p. 606.

50 Ibidem, p. 627.

51 Ibidem, p. 628.

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