1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky.

P. Broué

Trotsky

LIII - La descente aux enfers1


Pendant les six premiers mois de 1936, tandis que Trotsky travaille à La Révolution trahie dans le calme de Wexhall, une nouvelle tragédie se prépare, qui va le frapper de plein fouet au début du mois d'août.

En janvier, à Moscou, le chef du département politique secret du N.K.V.D., G.A. Moltchanov, a réuni une quarantaine des meilleurs agents pour leur expliquer qu'ils vont être détaches sur une affaire de conspiration, où il s'agit de faire avouer les chefs. Staline en personne supervise l'enquête, menée sur place par N.L Ejov, son homme de confiance2.

Trois cents détenus, anciens oppositionnels, sont extraits a la même époque des camps et des prisons et dirigés sur les prisons de Moscou : il faut trouver parmi eux une trentaine de gens dociles dont on utilisera les « aveux » pour faire plier les récalcitrants. Pour faire bon poids, on les mélange à une dizaine d'agents dont la mission sera aussi d'« avouer » pour confondre les autres et de contrôler en prison le comportement des futurs accusés et coupables. Si certain parmi eux résistent, on les exécute sans jugement pour l’édification des autres, et seuls leurs « aveux » figureront dans le scénario des procès. C’est vraisemblablement ce qui se passe avec Gaven, l’un des visiteurs de Sedov en 1932, après Holzman.

Mais tout ne va pas tout seul avec les « chefs » présumés de la conspiration, les plus importants au moins des dirigeants du « bloc des oppositions » de 1932, Zinoviev, Kamenev et I.N. Smirnov, eux aussi extraits de leur prison pour être conduits a Moscou et y être spécialement « préparés » par des techniciens de l’obtention des aveux : ils tiennent bon, pendant des semaines, refusent le chantage, les menaces et même les arguments politiques.

Il faut donc aller plus loin. Zinoviev, qui est asthmatique, est maintenu des jours entiers dans une cellule surchauffée. On met sous le nez de Kamenev les aveux d'un de ses anciens camarades qui impliquent son jeune fils dans un attentat contre Staline3. Mis, en présence l’un de l'autre et autorisés à se parler, les deux hommes s’effondrent enfin. Ils acceptent de collaborer avec les enquêteurs après que Staline leur a promis - ou fait promettre - qu'aucun vieux-bolchevik ne sera exécuté, l'objectif du procès étant seulement d'atteindre Trotsky qui, comme chacun sait, est hors de la portée des tribunaux4.

L'ex-trotskyste et lieutenant d'I.N. Smirnov, S.V. Mratchkovsky, a, lui, « claqué », comme disent les enquêteurs, après 90 heures d'interrogatoire ininterrompu5. Il essaie d'entraîner avec lui Smirnov, qui tient bon pendant encore plusieurs semaines, mais qui s'effondre à la fin en apercevant sa fille en prison, entourée de gardes qui l'entraînent6. Il se décide alors à faire au moins une partie des aveux qu'on exige de lui pour éviter à son enfant bien-aimée de payer la note de sa résistance. Le tout dernier des accusés à céder est aussi l'un des dirigeants du groupe des « trotskystes ex-capitulards », Ter-Vaganian, un autre lieutenant d'I.N. Smirnov, qui signe ses « aveux » le 14 août7. Dès lors on peut avancer et préparer le scénario du procès avec ses acteurs. Les enquêteurs préparent les « aveux » de chacun, complètent, corrigent, modifient, font apprendre par cœur, montrent les dents...

Le 5 août, Trotsky, à Wexhall, trace le dernier mot de son manuscrit et envoie les exemplaires correspondants aux traducteurs français et américain. Le même jour, Natalia et lui, avec le couple Knudsen, prennent la route, dans la même voiture, pour un congé de détente de deux semaines dans le sud, au bord de la mer, à Stangnesholmen. Dès le lendemain matin, alors qu'ils sont encore en route, ils apprennent que, pendant la nuit, un commando de fascistes norvégiens du parti de Quisling a pénétré dans la maison Knudsen et tenté de s'emparer des archives. Les agresseurs, désorientés par la résistance déterminée de la jeune Hjørdis, ont dû battre en retraite devant l'arrivée des voisins en emportant tout de même quelques papiers*.

Poursuivant leur route, les voyageurs, peu rassurés, découvrent bientôt qu'ils sont filés par une autre voiture dans laquelle se trouve notamment l'un des dirigeants du parti de Quisling, l'ingénieur Neumann et son secrétaire Franklin Knudsen. Ils réussissent à semer leurs poursuivants, mais, d'ores et déjà, les vacances s'annoncent mal sous l'avalanche des violences verbales de la presse de droite, déchaînée contre Trotsky qu'elle accuse de mener une activité politique en Norvège, sur la base d'une lettre à Schüssler volée à Wexhall et reproduite jusque par la presse nazie allemande.

Le 13 août, les vacanciers doivent interrompre un jour leur repos pour recevoir le chef de la police criminelle, Reidar Sveen, venu en avion recueillir la déposition de Trotsky sur le raid des fascistes : il l'interroge notamment sur le contenu de la lettre volée et publiée, et sur le contenu des accusations de la presse nazie qui l'accuse d'activité « criminelle ».

Dans la soirée du 14 août, quand Knudsen entend à la radio une information sur le procès qui va s'ouvrir à Moscou, d'un « centre terroriste trotskyste-zinoviéviste », Trotsky observe qu'il doit encore être question d'une « grosse saloperie », sans comprendre de quoi il peut s'agir.

Le 15 au matin, Monsen, ami de Knudsen et journaliste a Kristiansand, apporte aux vacanciers le texte intégral de la dépêche Tass. Trotsky confessera plus tard :

« Prêt à tout, je n'en pouvais croire mes yeux tant la conjonction de la vilenie, de l'impudence et de la bêtise dans ce document me parut invraisemblable8. »

Il dicte en hâte une première déclaration et reprend le chemin de Wexhall : les vacances sont terminées, le cauchemar commence.

* * *

Le premier procès de Moscou s'ouvre le 19 août. Sur les bancs des accusés : Zinoviev, Kamenev et plusieurs de leurs collaborateurs de toujours à Leningrad, Evdokimov, Bakaiev et autres. Ivan Nikititch Smirnov est là aussi, avec Mratchkovsky et Ter-Vaganian. Autour de ces deux noyaux, des prisonniers qui ont été brisés à temps et les six inconnus qui sont de toute évidence les instruments de la police. Trotsky et les siens scrutent les photos de presse a la recherche du visage d'un Mill, d'un Well ou d'un Frank-Gräf.

Devant eux des juges militaires - l'un d'eux siégera au tribunal de Nuremberg. Le procureur est Andréi E. Vychinsky, ancien menchevik rallié à la fin de la guerre civile, ancien recteur de l'Université de Moscou, qui s'y est distingué par son efficacité dans la chasse aux étudiants trotskystes. Au début de 1988, un juriste soviétique, Arkadi Vaksberg, a ajouté dans un article, de Literatournaia Gazeta, quelques éléments biographiques supplémentaires : président de tribunal de district à l'été de 1917, il a lancé un mandat d'arrêt contre Lénine suspect d'être un « agent allemand9 ». Un demi-siècle après Trotsky et ses amis, l'auteur soviétique souligne :

« L'enchaînement tragique de l'histoire a voulu que ce soit précisément lui, Vychinsky, qui, vingt ans après, devenu procureur général, accusait les compagnons de Lénine d'avoir voulu s'en débarrasser et requérait contre eux la peine de mort10. »

Il en donne un portrait saisissant :

« De petite taille, trapu, de grandes oreilles ; une belle chevelure grisonnante de fines moustaches en brosse. Des lunettes a la monture superbe. Derrière les lunettes, un regard tenace, acéré, pénétrant. Ses yeux qui clignaient à peine étaient d'acier11. »

L'auteur de l'article se souvient de l'orateur, « combinaison d'un académisme d'un scientisme et d'une culture recherchée avec une vulgarité injurieuse exprimée avec naturel et aisance ». Staline, qui a fait sa carrière, a découvert en lui « des qualités incomparables : il était mauvais, cruel, prêt à tout12 »...

Ce sanguinaire metteur en scène se déchaîne contre ces bolcheviks qui ont été, toute sa vie, ses adversaires et remplace les preuves qu'il n'a pas par des grossièretés et des injures répugnantes. Aux « histrions », « criminels », « bouffons », « chiens enragés à abattre sans pitié » de l'historiographie traditionnelle, Vaksberg ajoute, au hasard : « l'amas fétide de débris humains », les « dégénérés invétérés », les « clébards vénéneux », les « satanés salauds13 ». Il poursuit :

« Il ne faut pas seulement anéantir physiquement les accusés ; il faut les humilier et les offenser. Tel est le rêve du dirigeant suprême. En le réalisant, Vychinsky a créé un type inconnu jusqu'alors de procès criminel où il n'y a tout simplement pas le moindre besoin de preuves. A quoi bon des preuves quand il s'agit de " charognes puantes "14 ? »

L'acte d'accusation est simple. Les accusés ont, selon lui, constitué fin 1932 un « centre unifié trotskyste-zinoviéviste » terroriste sur la base de « la reconnaissance de la terreur individuelle contre les dirigeants ». On assure qu'ils ont préparé une série d'attentats contre Staline, Vorochilov et d'autres dirigeants, et que c'est un groupe agissant sur leurs ordres qui a préparé et perpétré l'assassinat de Kirov. Tout cela, bien entendu, a été réalisé sur les « directives » de Trotsky avec la participation active de son fils Lev Sedov...

Le public est trié sur le volet, et il y a de curieux « hasards » comme la présence « accidentelle » de l'avocat britannique D. N. Pritt, qui se portera garant pour l'accusation et les juges. Les correspondants de presse donnent pourtant du déroulement des débats une image saisissante. Les accusés récitent des leçons et « avouent » à qui mieux mieux. Ils mettent en cause des absents : Lominadzé, qui s'est suicidé, mais on l'ignore ; G. I. Safarov, déjà en prison et totalement brisé ; l'ancien dirigeant syndical M. P. Tomsky, compagnon de Boukharine, qui se suicide après avoir été dénoncé. Accusateurs et témoins parlent de « directives terroristes » prétendument apportées en U.R.S.S. par le vieux-bolchevik L P. Gaven - qui a été ou qui va être exécuté ; on met en cause d'autres dirigeants et militants, civils et militaires. Le seul des accusés qui semble avoir nié au moins une partie des accusations et maintenu quelque résistance est I.N. Smirnov.

Il semble qu'aux premières nouvelles du procès, Trotsky comme Sedov aient été pour le moins décontenancés, sinon désorientés. C'est du moins ce qui apparaît à la lecture des lettres qu'ils échangent après les premières informations. Sedov a identifié en Holzman l'« informateur » envoyé en 1932 par Smirnov à Berlin, mais ne peut comprendre pourquoi les deux hommes nient la vérité et avouent une chose qui ne correspond pas à la réalité et qu'ils inventent15. Trotsky, lui, se demande si Gaven n'était pas un agent provocateur qui aurait vraiment apporté à Smirnov, au lieu de son message, des directives terroristes fabriquées ad hoc par les faussaires de Staline pour faire croire qu'elles émanaient de lui16. Le père et le fils se creusent la mémoire au sujet d'un des accusés du groupe des « inconnus », dans lequel ils reconnaissent seulement ce V. P. Olberg qui s'était porté volontaire pour aller en Turquie assurer le secrétariat17, Sedov s'irrite contre Smirnov au point d'envisager une déclaration dans laquelle il dirait tout simplement la « vérité » sur leurs contacts - ce qu'il ne fera pas18, En fait, ni le père ni le fils ne comprennent, dans les premiers jours, le mécanisme de l'affaire : l'habillage de faits et de rencontres, de réunions et de rendez-vous réels liés à la constitution du « bloc des oppositions » de 1932, et leur habillage en faits et gestes d'un « bloc terroriste », ce qui permet de massacrer ces opposants politiques comme s'ils étaient terroristes19.

Au centre des aveux, ceux de l'accusé E. S. Holzman. Cet homme, qui a été l'intermédiaire entre Sedov et Smirnov, a rencontré plusieurs fois le premier à Berlin et échangé avec lui mots de passe et de code pour les rendez-vous, apporté lettres, documents, informations. Il assure que, sur les conseils de Sedov, il s'est rendu à Copenhague en 1932 lors du séjour de Trotsky dans cette ville20. Après avoir retrouvé Sedov dans le hall de l'hôtel Bristol, il dit l'avoir accompagné « à la maison de Trotsky » sur laquelle il ne donne aucun détail. Et d'assurer que celui-ci lui a alors donné des directives terroristes et d'abord celle d'assassiner Staline21. L'accusé Nathan Lourié « avoue » avoir eu depuis longtemps des contacts avec un proche collaborateur de Himmler, chef des S.S.22. L'accusé fritz David « avoue » que Trotsky, qu'il aurait rencontré - mais il ne dit ni où ni quand ni comment - l'a chargé aussi d'assassiner Staline pendant le XVIIe congrès23.

Vychinsky se déchaîne contre les vieux-bolcheviks à sa merci, et le compte rendu officiel le cite abondamment : « poignée infâme et impuissante de vils traîtres et d'assassins », « poignée infime de vils aventuriers », qui ont tenté de « piétiner les meilleures fleurs les plus parfumées » du « jardin socialiste », « chiens enragés », « misérables pygmées », « roquets24 ». Il conclut son réquisitoire par la phrase célèbre à laquelle les journaux des partis communistes du monde entier font écho avec empressement : « Je demande que ces chiens enragés soient fusillés tous jusqu'au dernier25. »

La sentence est prononcée le 24 août à 2 h 30 du matin. Les seize accusés sont condamnés à mort26.

On croit généralement alors, chez les gens bien informés - et Sedov semble l'avoir cru - que les condamnés seront épargnés, et le bruit circule à Moscou que le rétablissement, en toute hâte, d'une procédure d'appel, permettra une telle issue et a servi à acheter la sagesse dont ont fait montre, jusqu'au bout, les accusés. Trotsky assure qu'il était convaincu que tout finirait par des exécutions, car seul l'assassinat des accusés ferait prendre l'accusation au sérieux :

« J'eus pourtant de la peine à admettre les faits quand j'entendis le speaker de Paris, dont la voix trembla à ce moment, annoncer que Staline avait fait fusiller tous les accusés parmi lesquels il y avait quatre membres de l'ancien comité central bolchevique. Ce n'est pas la férocité de ce massacre qui me bouleversa : si cruelle qu'elle soit, l'époque des guerres et des révolutions est notre patrie dans le temps. Je fus bouleversé par la froide préméditation de l'imposture, par le gangstérisme moral de la clique dirigeante, par cette tentative de tromper l'opinion sur la terre entière, en notre génération et en la postérité27. »

Mais, quand au petit matin du 25 août, au bas de chez lui, dans la rue Lacretelle à Paris, Lev Sedov découvre la nouvelle qui occupe la « une » de tous les journaux, l'exécution des seize, il éclate bruyamment en sanglots. L'homme qui a raconté la scène, dont il a été l’unique témoin, est son proche collaborateur, Mordka Zborowski, dit Etienne - qui est aussi et surtout l'agent de Staline chargé de sa surveillance28

* * *

Il serait erroné, pour évaluer la réaction personnelle de Trotsky, de ne s'appuyer que sur ses commentaires militants destinés au public, voire à ses partisans. Il ne faut pas en particulier se laisser abuser, de ce point de vue, par les dures polémiques et les sévères commentaires auxquels il s'est livré à propos des « capitulations » passées des accusés et de la dernière, leur comportement devant leurs juges et Vychinsky29. Trotsky juge sans indulgence la conduite politique de ces hommes - y compris de I.N. Smirnov, dont il avait accueilli avec joie le retour vers l'Opposition -, mais ce sont, en dépit de tout, ses camarades, et ils ont été ses frères de combat. Il ne peut qu'éprouver chagrin et compassion devant l'état auquel ils ont été réduits, devant leur humiliation et leur triste destin... Ici, la politique rejoint le sentiment, loin de s'y opposer. Le Kamenev qui courbe l'échine pour s'aplatir devant Staline est le beau-frère de Trotsky, le mari de sa jeune sœur Olga, son ancien adversaire et partenaire, son camarade de parti pendant des décennies ; mais n'a-t-il pas été aussi, de tous les hommes de la vieille garde bolchevique, le plus proche de Lénine personnellement ? Ce que Trotsky ressent sans doute le plus durement dans la dégradation publique de ces hommes, c'est qu'elle atteint profondément l'image du Parti bolchevique, de Lénine, de la révolution de 1917, de ce passé qui est sa fierté et sa raison d'être, « en sa génération comme en la postérité30 »...

Bientôt pourtant, au choc du procès et de l'exécution des condamnés dans des conditions abominables dont la rumeur parviendra jusqu'à lui de Moscou, vient s'ajouter la menace qui pèse sur sa sécurité, l'angoisse devant la possibilité de se voir réduit à l'impuissance, de ne pouvoir défendre ni son honneur ni la mémoire de ses camarades.

Trois facteurs se combinent en effet contre lui : la pression de Moscou, la haine des nazis, la faiblesse, pour ne pas dire la lâcheté du gouvernement norvégien qui recule devant les pressions extérieures et laisse les hauts fonctionnaires pro-nazis prendre les vraies décisions à sa place.

Sur la pression du gouvernement de Moscou, sur la visite de l'ambassadeur lakoubovitch à Havldan Koht, nous disposons d'informations officielles contradictoires. C'est le 29 août 1936 qu'a eu lieu la démarche. La presse soviétique publie le 30 août le texte de la déclaration que Iakoubovitch aurait remise au ministre norvégien. Il y souligne le caractère inopportun de la prolongation du séjour de Trotsky dont il assure que le procès de Moscou a démontré qu’il se livrait a une activité terroriste et rappelle les délibérations de la S.D.N. sur la collaboration entre Etats contre le terrorisme. Mais le 4 septembre, l'ambassadeur de France écrit à Yvon Delbos, ministre des Affaires étrangères, qu'il n'y a pas d'aide-mémoire soviétique31...

L'Union soviétique est pour Oslo un partenaire commercial non négligeable, et des sanctions, voire un boycott, ne seraient pas difficiles : les armateurs norvégiens ne tiennent nullement a prendre un tel risque pour un exilé rouge et n'ont pas manqué de le faire savoir. Moscou ne réclame pas, à proprement parler, l'expulsion de Trotsky, non plus que son extradition, qui exigerait un acte judiciaire contradictoire et donnerait donc la parole au révolutionnaire russe. Trygve Lie, le ministre norvégien de la Justice, s'est défendu comme un beau diable face à Deutscher, tout en devenant accusateur de lui-même :

« Ils n'ont jamais demandé l'expulsion de Trotsky. Ils ne nous ont jamais menacés de représailles économiques. Nous avons agi de notre propre initiative, pour nos motifs propres, a cause de notre situation intérieure, des élections et à cause du comportement de Trotsky. Une fois seulement Iakoubovitch, l'ambassadeur soviétique, est venu me voir au ministère de la Justice, mais c'était déjà après que j'ai fait interner Trotsky. Il est venu, mais je ne l'ai même pas laissé parler, et avant qu'il ait dit quoi que ce soit, je lui ai souri et lui ai dit : " Nous nous sommes occupés de l'affaire Trotsky. J'ai ordonné son internement. " Iakoubovitch a souri, et il est parti sans un mot. Ce fut tout32. »

Au demeurant Staline est vraiment satisfait dans la mesure où le gouvernement, dans son inquiétude, a réduit Trotsky au silence. La note de Trygve Lie à Iakoubovitch, le 3 septembre, relève que Trotsky, du fait de la chronologie, n'a pas pu préparer en Norvège l'assassinat de Kirov, mort depuis longtemps quand il est arrivé en Norvège. Il rappelle les conditions de son isolement, sanctionnant l’infraction commise aux conditions de son séjour... Le zèle du gouvernement d'Oslo apparaît clairement dans cette phrase empressée :

« Le gouvernement norvégien tient à faire remarquer que, déjà avant la démarche russe il a soumis Trotsky (et sa femme) à un contrôle qui rend totalement impossible toute action de sa part qui serait susceptible de porter atteinte ou de menacer les intérêts de l'Etat russe33. »

Commentant les démarches soviétiques, le chargé d'affaires français à Moscou Jean Payart relève :

« Les Soviets chercheront à amener le gouvernement norvégien à renforcer sa surveillance sur l'activité trotskyste. Ils chercheront même - et cela est tout à fait dans la ligne des préoccupations staliniennes - à s'arroger un droit de regard direct sur cette activité34. »

Il ne faut pourtant pas négliger la puissance des nazis norvégiens et de la haine qu'ils portent à Trotsky : au cours d'une mission en Russie soviétique pendant la guerre civile, leur chef, Vidkun Quisling, a pu apprécier le chef de l'Armée rouge... Le bureau central des passeports - dont le chef est Konstad - joue à cet égard un rôle décisif. Dès l'agression contre la maison de Wexhall et comme si l'affaire avait été montée dans une sorte de complicité ou au moins de connivence, il s'efforce de démontrer que Trotsky n'a pas respecté son engagement de ne « pas faire de politique ». A défaut de pouvoir, comme les nazis, qui agissent au grand jour, réclamer aussi l'expulsion, les hauts fonctionnaires nazis ou sympathisants fournissent au gouvernement socialiste les arguments policiers et les mesures administratives pour bâillonner Trotsky.

Sentant venir le vent, celui-ci avait, dès le 19 août, adressé une lettre ouverte à Reidar Sveen, au sujet des questions que ce dernier lui avait posées dans le cours de son interrogatoire de Stangnesholmen. Rappelant que le gouvernement norvégien connaissait ses idées quand il avait pris la décision de l'accueillir, il protestait contre l'intérêt porté par la police norvégienne à ses ouvrages et à sa correspondance dans lesquels il ne pouvait qu'exprimer des vues qui n'étaient du goût ni des fascistes ni des staliniens. En ce qui concernait les accusations monstrueuses lancées contre lui à Moscou, il revendiquait le droit de se défendre, proposant une commission d'enquête ou un tribunal public qui lui permettrait de faire face et de démasquer ses accusateurs35.

Le 25 août, le chef du bureau central des passeports, Konstad, adresse au ministre de la Justice un rapport dans lequel il affirme, sur la base de la publication à l'étranger de l'article de Trotsky « La Révolution française a commencé », que ce dernier a ainsi violé les engagements qu'il a pris pour obtenir un visa en Norvège36. Ce haut fonctionnaire - d'autant plus zélé qu'il est un sympathisant de Quisling, lequel fera de lui un juge de sa Haute Cour - en rajoute en expliquant que les visites de personnes qui sont politiquement en accord avec Trotsky et viennent lui demander son opinion, sont aussi des violations des engagements qu'il a pris37.

Cette ardeur et ce zèle suffisent apparemment pour que le ministre socialiste charge alors Konstad de la rédaction des conditions nouvelles à imposer à Trotsky. Konstad prépare alors un texte qu'il proposera à l'exilé de signer : celui-ci s'engagerait à s'interdire, en toutes circonstances, d'écrire des articles « sur des questions politiques, sociales et culturelles », dirigées « contre quelque gouvernement que ce soit38 ». Trotsky raconte sa visite, aux côtés du chef de la police :

« Le 26 août, tandis que huit agents en bourgeois occupaient la cour de la maison, le chef de la police Askvig et un fonctionnaire du bureau des passeports chargé de la surveillance des étrangers se présentèrent chez nous. Ces visiteurs importants m'invitèrent à signer l'acceptation de nouvelles conditions de résidence en Norvège. Je prendrais l'engagement de ne plus traiter dans mes écrits des sujets de politique actuelle et de ne pas donner d'interviews. Je consentirais à ce que toute ma correspondance, à l'arrivée comme au départ, soit visée par la police. Sans faire la moindre allusion au procès de Moscou, le document officiel ne mentionnait, pour m'imputer une activité répréhensible, qu'un article sur la politique française, publié dans l'hebdomadaire américain Nation et ma lettre ouverte au chef de la police criminelle, M. Sveen. Le gouvernement norvégien usait manifestement des premiers prétextes venus pour dissimuler la cause véritable de son changement d'attitude39. »

Le lendemain 27, il est conduit sous escorte à Oslo afin d'être interrogé comme témoin dans l'affaire du raid des nazis contre Wexhall. Il raconte :

« Le juge d'instruction ne s'intéressait guère aux faits ; par contre, il m'interrogea pendant deux heures sur mon activité politique, mes relations, mes visiteurs. De longs débats s'engagèrent sur la question de savoir si je critiquais dans mes articles les autres gouvernements. Il va de soi que je ne le contestai pas. Le magistrat estimait que cette façon de faire était en contradiction avec l'engagement que j'avais pris d'éviter toute action hostile à d'autres Etats. [...] Il ne pouvait me venir à l'esprit que, me trouvant en Norvège, je ne pourrais publier dans d'autres pays des articles nullement en contradiction avec les lois de ce pays40. »

A sa sortie du cabinet du juge, il est conduit au ministère de la Justice, où Trygve Lie lui propose le texte, rédigé par Konstad, acceptant la restriction de ses droits41. Trygve Lie raconte :

« Vous auriez dû voir le regard qu'il me lança quand je lui dis [de signer]. C'était un homme fier, vous savez. Il se leva et dit : " Pensez-vous que moi, Lev Trotsky, avec mon passé, avec ce que j'ai fait, je vais vous signer semblable document42 ? " »

Le ministre bafouille quelque explication sur les élections. Trotsky éclate de rire et maintient son refus, déclarant qu'il préfère être arrêté. Il va être exaucé43-44.

Le jour même, sans les laisser prendre contact avec Trotsky, la police arrête Jean van Heijenoort et Erwin Wolf - sur lesquels elle a accumulé les informations des polices de Belgique et de France -, essaie de leur faire déclarer, en les menaçant, en cas de refus, de les déporter en Allemagne nazie, qu'ils quittent volontairement la Norvège. Finalement ils sont expulsés le lendemain, 28 août, avec une particulière brutalité45. La mesure qui vise à isoler Trotsky et à le priver des moyens de travailler, donc de se défendre contre les accusations de Moscou, est très significative. D'abord de la détermination du gouvernement d'Oslo de démontrer à l'Union soviétique et à sa propre opposition de droite et d'extrême droite, sa « fermeté » à l'égard de l'exilé. Ensuite du poids dans la vie politique norvégienne, sous un gouvernement socialiste, des chefs nazis ou sympathisants de la police et de la haute administration.

Le jour même de l'arrestation de leurs jeunes amis, Trotsky et Natalia étaient devenus prisonniers sur place dans la maison de Wexhall, isolés des Knudsen, le téléphone coupé. Le 29 août, nous l'avons vu, une démarche de l'ambassadeur soviétique Iakoubovitch proteste contre l'activité antisoviétique de Trotsky46. Le 31, le gouvernement adopte un décret - qu'on appellera décret ou loi Trotsky n° 1 - lui permettant d'interner un étranger qui ne peut être expédié dans un autre pays47 !

Le 2 septembre, Trotsky et Natalia Ivanovna sont transférés à Sundby, près de Hurum, un village à une trentaine de kilomètres d'Oslo où ils vont vivre trois mois et vingt jours sous la surveillance permanente de treize policiers. Avocat et ami des prisonniers, Gérard Rosenthal raconte ce qu'il vit lors de sa visite, quelques jours plus tard :

« A Sundby, l'automne était brumeux et pluvieux. Au fond d'un jardin boueux et désolé, dont les arbres dépouillés ne présentaient que leurs branches, on passait devant une cahute qui servait de latrines. Le rez-de-chaussée de la petite maison en bois délabrée servait de corps de garde. Dans la lumière vive, une douzaine de policiers, sans leurs vareuses, les bottes retirées, leurs armes pendues aux râteliers jouaient aux cartes dans la fumée des pipes. [...] La pièce, petite et basse de plafond, où séjournait Trotsky était triste et sombre. Natalia était calme, silencieuse et abattue. Je retrouvais Trotsky, le teint plus gris, plus fermé et préoccupé seulement d'efficacité48. »

Les internés sont placés dans des conditions qui ont été déterminées par le ministre de la Justice : isolement et surveillance stricte, contrôle de la correspondance au départ comme à l'arrivée, autorisation de recevoir livres ou journaux, visiteurs, etc. Gérard Rosenthal poursuit :

« Trotsky était tragiquement muré dans cette baraque, alors que les pires accusations déferlaient contre lui et qu'il se trouvait dans l'impossibilité de libérer l'indignation et le besoin de se faire entendre qui brûlaient en lui. La radio lui avait été retirée. Toutes les lettres passaient par la censure. Les écrits et les mémoires qui mettaient à néant les accusations extravagantes de Moscou étaient simplement confisqués et détruits49. »

Le véritable geôlier de Trotsky, avec le ministre socialiste Trygve Lie, qui ne se salit les mains que pour signer les arrêtés, est le chef du Bureau central des passeports, qualifié, depuis le 31 août, pour trancher souverainement de toute question concrète concernant le sort de Trotsky. Ce Leif Ragnvald Konstad, dont Trotsky rappelle que « la presse libérale » le « qualifiait poliment de semi-fasciste », a reçu la récompense de son acharnement : le résultat final de l'agression de Wexhall et de sa « surveillance » n'est-il pas que le sort de l'exilé est maintenant entre ses mains ?

De ce point de vue, les intentions du gouvernement sont particulièrement claires. Il s'agit de le ligoter et de le bâillonner le plus totalement possible, afin de satisfaire aux exigences de Moscou. Quand, le 6 octobre, Trotsky fait déposer une double plainte en diffamation contre le journaliste nazi Harlof Harstad de Fritt Folk et le stalinien B.W. Christiansen, d'Arbeideren, le gouvernement socialiste riposte avec un « décret Trotsky n° 2 » rétroactif..., interdisant à un « étranger interné » de déposer une plainte devant un tribunal norvégien pendant la durée de son internement !

Sur les conditions de son internement, l'intéressé fait de pénétrantes remarques :

« M. Konstad n'exerçait d'ailleurs que le contrôle de notre vie spirituelle (radio, correspondance, journaux). Nos personnes étaient confiées à deux hauts fonctionnaires de la police, MM. Askvig et Jonas Lie. L'écrivain norvégien Helge Krog, à qui l'on peut se fier, les appelle tous deux des fascistes. Ils furent plus corrects que Konstad. Mais l'aspect politique de tout ceci n'en est pas modifié. Les fascistes tentent un raid sur ma demeure. Staline m'accuse d'être l'allié des fascistes. Pour m'empêcher de réfuter ses impostures, il obtient de ses alliés démocrates mon internement. Et il en résulte que l'on nous enferme, ma femme et moi, sous la surveillance de trois fonctionnaires fascistes. Aucune fantaisie de joueur d'échecs n'imaginera meilleure disposition des pièces50. »

L'un des aspects les plus dramatiques de la situation de Trotsky dans la période de son internement est la faiblesse de sa défense légale assurée sur place par le vieil avocat Puntervold, membre du parti au pouvoir, à qui Trotsky reproche sa cupidité, le coût exceptionnellement élevé de ses honoraires et sa totale inactivité, le qualifiant pardessus le marché de « vieil ivrogne ». Le seul service réel qu'il ait rendu à son illustre client est d'avoir, quelques jours après la décision d'internement, embauché Walter Held comme secrétaire, rendant ainsi possible une liaison entre l'interné et l'état-major militant qui essaie, autour de Ljova, d'organiser la défense. C'est grâce à son amicale complicité, dans ces conditions difficiles, que Ljova réussit, le fatidique 9 novembre, à faire parvenir à son père un bouquet de roses rouges.

Quarante-huit heures plus tard, le ministre socialiste de la « justice » atteint de nouveaux sommets dans l'arbitraire et le déni de justice. Il écrit dans une lettre à Me Puntervold :
« Le ministère de la Justice, après en avoir conféré avec le gouvernement, a décidé de s'opposer à toute tentative de Léon Trotsky d'entreprendre des actions légales devant un tribunal étranger tant qu'il reste en Norvège.
« Si Trotsky désire entreprendre une action légale, ce doit être après avoir quitté ce pays.
« Il lui est conseillé de demander immédiatement un permis de résidence dans un autre pays.
« Toute communication écrite de Trotsky doit à l'avenir ne contenir que des informations factuelles.
« Comme le lieu de résidence actuel de Trotsky et l'entretien d'une garde coûtent au public une dépense considérable, il doit être prêt à être envoyé, dans un avenir proche, à un lieu de résidence qui réduira considérablement ces dépenses.
« Oslo le 11 novembre 1936
« Trygve Lie
« Jørgen Scheel»

Le socialiste Helge Krog, qui cite ce document, dans un article consacré à l'affaire Trotsky, commente simplement :

« Oui, relisez-le - il faut en croire vos yeux ! Trygve Lie, le ministre de la Justice, a réellement écrit cette lettre à l'avocat de Trotsky51

Amis et camarades prennent des initiatives pour aider le proscrit à tourner l'interdiction de plaider. En Suisse, Walter Nelz et ses amis du M.A.S. engagent l'avocat des Droits de l'homme, Erwin Strobel, pour entamer des poursuites contre les organes de l'I.C., Die kommunistische Internationale et Vorwärts, qui ont repris les thèmes de l'accusation de Moscou.

A Prague, un Comité international pour le Droit et la Vérité, dirigé officiellement par l'écrivain et poète impressionniste Sonka et animé par Jan Frankel et Anton Grylewicz, réunit le concours de nombre d'intellectuels et cadres du mouvement ouvrier pour faire la lumière sur le procès. Il s'est assuré les services du plus grand avocat des Droits de l'homme du pays, Bedfich (ou Friedrich) Bill.

A Paris, le comité pour l'enquête sur les procès de Moscou - prolongement des efforts de Sedov pour la défense des prisonniers politiques en U.R.S.S. - fonctionne sous l'impulsion de Gérard Rosenthal et Andrée Limbour. Il attire des intellectuels et des syndicalistes. A la demande de Sedov, Marcel Martinet rédige un « Appel aux hommes » sur lequel se groupent des signataires.

Les camarades américains de Trotsky, entrés depuis peu dans le Parti socialiste, profitent des liens ainsi noués pour constituer, avec une audience réelle, un Comité américain pour la défense de Léon Trotsky (A.C.D.L.T.) dont le premier objectif est d'obtenir le droit d'asile pour l'exilé privé de liberté en Norvège et menacé dans sa sécurité, à partir du moment où Staline fait en outre pression pour son expulsion.

C'est par la force des choses que Léon Sedov se trouve placé au centre des tâches de la défense de son père. A travers un réseau de correspondants en Europe, il mène sa propre enquête, recherche documents et témoins pour établir un certain nombre de faits et l'impossibilité de certains autres.

Il s'agit dans un premier temps de prouver qu'un certain nombre des affirmations de Moscou sont fausses, concernant par exemple ses prétendues rencontres à Copenhague, ou la présence de Sedov dans cette ville lors du voyage de son père. Il faut réunir témoignages et documents, se procurer des attestations écrites, dépouiller avec soin la presse mondiale pour découvrir les éléments d’information importants. Pour ne prendre qu'un seul exemple, pour pouvoir prouver ce qui est vrai, à savoir que Sedov n'est pas allé a Copenhague, il faut non seulement trouver témoins et documents - feuilles de présence à l'école par exemple - qui attestent de sa présence a Berlin dans le même temps et retrouver les traces administratives de toutes les démarches entreprises auprès du gouvernement français pour obtenir la permission de se rendre en France, après leur départ de Copenhague, afin d'y rencontrer ses parents au cours de leur voyage. L’élément le plus important est pourtant apporté par un quotidien, sur un point auquel les amis de Trotsky n'ont, de toute évidence pas pensé tant ici la faute de fabrication du procès est énorme : c’est le danois Sozialdemokraten, le 1er septembre, qui attire en effet l'attention sur le fait que l'hôtel Bristol, prétendu lieu de rendez-vous d’un accusé avec Sedov, n'existe plus depuis longtemps puisqu’il a été démoli en… 1917.

Sedov, pressé par son père, qui lui demande de faire ce qu’il ne lui est désormais plus possible de faire lui-même, commence simultanément la préparation d'une brochure, ce qui le conduit à la fois à préciser le système de défense et à faire une très sérieuse étude critique du compte rendu du procès. Pour des raisons évidentes de sécurité et par souci de ne rien dire qui puisse porter attente aux systèmes de défense des hommes aux mains du G.P.U qui n’ont pas encore nié, Sedov décide de nier pratiquement l'existence de tout ce qui ressemble au bloc des oppositions de 1932. Pour la commodité de la défense Smirnov - que Sedov reconnaît avoir rencontré, mais en banalisant la conversation - est traité par lui comme un ordinaire « capitulard » de 1929, séparé de Zinoviev par de simples nuances, et tous les accusés de Moscou présentés ainsi comme des adversaires politiques de Trotsky, ce qu'ils ont été à une certaine époque mais n'étaient plus exactement en 1932.

Dans le compte rendu officiel du procès, Sedov relève contradictions et dérobades, résumés plus que tendancieux. A travers, une étude systématique des personnes, accusés ou témoins, mentionnées comme complices par le procureur, doublée d'un examen attentif de la numérotation des dossiers des accusés, il fait la démonstration que nombre d'hommes qui devraient logiquement figurer sur le banc des accusés sont absents, alors que leur cas n'est pas expressément disjoint. Ainsi entrevoit-il le mécanisme de l'enquête et la comparution finale des seuls accusés brisés, ceux qui résistent ayant été probablement exécutés pour l'édification de ceux qui seraient tentés de les imiter.

Ce travail de Sedov aboutit, a la fin d’octobre, à la rédaction d’une solide brochure intitulée Livre rouge sur le Procès de Moscou, immédiatement traduite en français par Van.

Quelques voix isolées se joignent dans le monde à celle de la défense. Des articles du menchevik russe S. M. Schwarz apportent leur pierre à la démolition de la thèse de l'accusation de Moscou52. Friedrich Adler écrit une brochure percutante sur les « nouveaux procès en sorcellerie ». Des journalistes, des écrivains, s'interrogent sur la validité des aveux, les méthodes de « préparation » des accusés. Mais il existe au fond un très solide consensus et, chacun à sa manière, Churchill et Hitler, apportent sa caution au crime de Staline.

De toute façon, les voix de la défense demeurent faibles, perdues dans les fracas de la propagande officielle du gouvernement de Moscou, relayée par l'appareil des différents partis communistes et des organisations d' « amis de l'U.R.S.S. » à des titres divers. S'y ajoutent d'innombrables pressions dont le mécanisme n'est pas toujours facile à mettre au jour, mais dont les effets sont, en revanche, tout à fait spectaculaires. En quelques semaines, deux des principaux avocats engagés dans le combat contre le procès vont faire défection. A Prague, F. Bill abandonne ce travail, après un cambriolage qui s'est produit à son domicile et les interventions de nombre de ses amis ; Me Strobel, l'avocat suisse, invoque les « vastes conséquences politiques » qu'il lui faut « prendre en considération » pour se dégager de ses engagements.

Le plus gros succès des amis du procureur est cependant remporté à cette époque en France, terrain névralgique du combat, avec la prise de position de la Ligue des Droits de l'homme et le rapport présenté en son nom par l'avocat Rosenmark. « Document effarant », écrit Gérard Rosenthal, des décennies plus tard, « le rapport Rosenmark est entièrement fondé sur le crédit total qu'il accorde aux aveux (ahurissants) des victimes53 ». Rosenmark juriste, avocat, n'hésite même pas à écrire :

« La hantise que nous avons tous de l'erreur judiciaire n'existe que si l'accusé nie son crime, s'il crie jusqu'au bout son innocence54. »

Trotsky, pour sa part, ne doute pas un instant que la clé de cet épisode, qui constitue pour lui un revers réel, ne se trouve pas, effectivement, dans le caractère à la fois obtus et prétentieux de l'expert juridique de la Ligue, mais dans la politique du Front populaire dans laquelle cette dernière est profondément engagée depuis l'origine. Il stigmatise son attitude dans un article rédigé à Sundby et sorti clandestinement dans la couverture d'un ouvrage de Max Eastman :

« L'" expertise " de l'avocat Rosenmark sur le procès est l'un des documents les plus scandaleux de notre temps. Sa publication solennelle marque d'une tache indélébile la Ligue française des Droits de l'homme dont le nom même, dans les circonstances présentes, a quelque chose de dérisoire55. »

Il est en effet prêt à croire - ce qui est probablement la vérité - que l'auteur du rapport ignore tout du problème politique qu'il prétend trancher en juriste et ne soit tout simplement qu'un « philistin borné ». Mais il pense qu'il y a plus, dans cette affaire, que « la médiocrité du philistin multipliée par le crétinisme juridique56 ». Car c'est la Ligue qui lui a confié ce rapport et l'a rendu public...

Un seule fois, pendant cette période, Trotsky a la possibilité de s'exprimer en public à l'occasion, le 11 décembre, de sa comparution comme témoin dans l'affaire du vol de documents des nazis dans sa maison. Très à l'aise, il explique posément dans quelles conditions le gouvernement norvégien le maintient dans l'impossibilité de se défendre des accusations conjointes des nazis et de Staline. Répondant aux amis de l'U.R.S.S. à la Rosenmark, il explique le mécanisme des « aveux », arrachés après des années de capitulations, à des hommes qui ont fait le premier pas dans cette voie en reniant leurs propres idées sur l'injonction de la direction du parti. Il montre les procès pour ce qu'ils sont : la défense d'un régime menacé par la faillite de ses propres dirigeants. Sa conclusion est un réquisitoire contre le gouvernement socialiste norvégien :

« J'accuse le gouvernement norvégien de fouler au pied les principes les plus élémentaires du droit. Le procès des seize ouvre une série de procès analogues où se joueront non seulement mon honneur et ma vie et ceux des miens, mais aussi l'honneur et la vie de centaines de personnes. Comment peut-on, dans ces conditions, m'interdire à moi, accusé principal et témoin le plus informé, de faire connaître ce que je sais ? C'est entraver sciemment la marche de la vérité. Quiconque, par menaces ou violence, empêche un témoin de dire la vérité, commet un crime grave, sévèrement puni par la loi norvégienne, j'en suis convaincu. Il est fort possible que le ministre de la Justice prenne contre moi, après ma déposition d'aujourd'hui, de nouvelles mesures : les ressources de l'arbitraire sont inépuisables. Mais j'ai promis de vous dire la vérité, toute la vérité et j'ai tenu parole57. »

Trygve Lie ne releva pas ce défi. Il lui suffisait sans doute d'avoir muselé son hôte ...

Déjà, au moment de l'agression des nazillons contre la maison de Wexhall, Trotsky s'était posé la question d'un lien éventuel entre ses agresseurs et le G.P.U., les services secrets soviétiques, également - sinon plus - intéressés encore par sa correspondance et la possibilité de compromettre son asile, voire tout simplement de le priver de moyens de défense. Il l'explique au tribunal le 11 décembre :

« On comprendrait bien que la Gestapo ait tenté de mettre la main, avec le concours de ses amis politiques en Norvège, sur ma correspondance. Mais une autre explication est tout aussi plausible. Le G.P.U., en préparant le procès de Moscou, ne pouvait manquer de s'intéresser à mes archives. Organiser un raid avec des " communistes ", c'eût été se mettre trop en évidence. Il était plus commode de se servir des fascistes. Le G.P.U. a d'ailleurs des agents dans la Gestapo, comme la Gestapo en a au sein du G.P.U. Les uns et les autres ont pu se servir de ces jeunes gens pour l'exécution de leurs plans58. »

Entre l'agression nazie et le départ de Trotsky de Norvège, la collusion entre l’Union soviétique et l’Allemagne nazie est patente en ce qui concerne les prises de position publiques de ces deux pays et des organisations politiques qui en dépendent. Les unes et les autres affirment défendre la Norvège et ses lois contre un révolutionnaire sans foi ni loi pour les secondes, un contre-révolutionnaire terroriste pour les premières. Les unes et les autres sont d'ailleurs d'accord non seulement dans les accusations qu'elles lancent, dans leurs injures et leurs menaces, mais aussi dans la revendication d'expulsion de Norvège de Trotsky, qui ouvrirait pour lui tous les risques y compris celui d'un rapt par l’Union soviétique où l'attendrait un assassinat judiciaire. L’accord fondamental sur ce point entre Staline et Hitler est donné par un commentaire de Quisling en personne sur l'action de ses jeunes adeptes contre la maison de Wexhall :

« Il aurait été plus simple de le livrer à la légation russe. Ils l'auraient probablement expédié à Moscou dans une urne59. »

Ainsi la collusion entre hitlériens et staliniens, déjà relevée au lendemain de février 1934, se manifeste-t-elle une deuxième fois, en cette année 1936, comme elle le fera encore au moment de l'assassinat de Trotsky. On peut vraiment se demander, en 1936, si le nœud coulant ne s'est pas déjà resserré autour du cou de Trotsky grâce à cette alliance, seulement « objective » et pas encore formalisée et si de ce fait, la planète n'est pas devenue définitivement « sans » visa pour Trotsky.

L'internement à Sundby lui a brutalement fermé la porte presque entrouverte à l'époque de la Catalogne en pleine révolution, où le P.O.U.M. d'Andrés Nin avait réclamé publiquement le droit d'asile pour l'exilé. Il n'existe plus désormais aucune chance d'obtenir un visa européen, et, par conséquent, des chances infinitésimales pour Trotsky de trouver de nouveau des conditions de vie analogues à celles de la Turquie où il avait pu gagner sa vie avec sa plume.

Ce pays existe-t-il ? Ce n'est pas la Norvège socialiste. Quel autre ? C’est la question que se posent avec angoisse dans le monde entier les camarades de Trotsky. C'est celle que vont tenter de résoudre en la posant les membres américains de son Comité de défense (A.C.D.L.T.) qui concentrent leur action sur la question d'un asile pour lui. Ils décident, de la poser au président de la République mexicaine, ce Lázaro Cárdenas, qui ne ressemble à aucun autre chef d'Etat ou de gouvernement, puisqu'il vient de refuser d'adhérer à l'accord de non-intervention et livre des armes à l'Espagne républicaine.

A l'égard de ces hôtes qui lui paraissent si méprisables Trotsky n'est qu'arrogance et défi. Trygve Lie raconte qu'il lui a dit, plein de sarcasme :

« Vous et votre Premier ministre pantouflard, vous serez tous des réfugiés, chassés de votre pays dans deux ans. »

Et l'ancien ministre de la Justice, mauvais joueur, d'ajouter :

« Nous avons été réfugiés et nous avons été chassés de notre pays, et nous nous sommes souvenu de ses paroles, mais c’était quatre ans après, pas deux60… »

La légende veut que, moins mesquin que Trygve Lie, le roi Håkon ait rappelé en 1940 à ses ministres la « malédiction » de Trotsky pour leur lâcheté61, quand il s'embarqua avec eux, sous un ciel bas, dans un monde de désespoir, pour fuir les Panzer de Hitler et se réfugier en Grande-Bretagne...

Note

*  Le nazi norvégien Franklin Knudsen, un des organisaleurs de l'opération (I was Quisling's secrelary, p. 57), assure que les voleurs s'étaient emparés de vingt kilos de documents. C'est probablement une fanfaronnade, car quelques documents seulement furent publiés par leurs soins.

Références

1 Sur le procès de Moscou, voir P. Broué. Les Procès de Moscou, Paris, 1962, et Nicolas Werth, ibidem. Paris, 1987. Indispensable, l'ouvrage de Robert Conquest traduit en français sous le titre La Grande Terreur, Paris, 1970.

2 Orlov, Secret History of Stalin's Crimes. New York, 1959, pp. 59-60.

3 Ibidem, pp. 112-118.

4 Ibidem, pp. 126-128.

5 « Carnets » d'I. Reiss, dans V. Serge et al. L'Assassinat d'Ignace Reiss, Paris, 1937, pp. 20-21.

6 Duné, Sotsialistitcheskii Vestnik, n° 45, 20 mars 1948.

7 Orlov, op. cit., p. 137.

8 Trotsky, « En Norvège socialiste », Œuvres, 11, p. 36.

9 A. Vaksberg, « La reine des preuves », Literaturnaia Gazeta, 27 janvier 1988.

10 Ibidem.

11 Ibidem.

12 Ibidem.

13 Ibidem.

14 Ibidem.

15 Sedov à Trotsky, 21 août 1936, A.H., 4868.

16 Trotsky à Sedov, 26 août 1936, A.H.F.N.

17 Sedov à Trotsky, 29 août 1936, A.H.F.N.

18 Sedov à Trotsky, 21 août 1936, A.H., 4868.

19 P. Broué, « Trotsky et le Bloc des Oppositions de 1932 », op. cit.

20 Le Procès du centre terroriste trotskyste-zinoviéviste, Moscou, 1936. Ibidem.

21 Ibidem, p. 100.

22 Ibidem, p. 103.

23 Ibidem, p. 125.

24 Ibidem, pp. 120-121.

25 Ibidem, p. 165.

26 Ibidem, p. 182.

27 « En Norvège socialiste », Œuvres, 11, p. 39.

28 Rapporté par Orlov, in Lequenne, « Les demi-aveux de Zborowski », Cahiers Leon Trotsky n° 13. pp. 25-43, ici 33.

29 Ces jugements sont particulièrement sévères dans les articles écrits sur le bateau entre la Norvège et le Mexique.

30 « En Norvège socialiste », Œuvres. 11, p. 39.

31 Archives du ministère des Affaires étrangères français, lettre de M. Ristelhueber au ministre, 4 septembre 1936, U.R.S.S. Z 896, carton 608, dossier 6, « affaire Trotsky ».

32 Trygve Lie, in Deutscher, Marxism, Wars and Revolutions. p. 173.

33 Copie de cette note, ibidem, dans la lettre du 4 septembre 1936.

34 Note de M. Payart, 31 août 1936, ibidem.

35 Trotsky à R. Sveen, 19 août 1936, A.H., 10554, trad. française dans Œuvres, 11, pp. 75-78.

36 Lie, AuZ. p. 152.

37 Ibidem, pp. 152-153.

38 Ibidem, p. 154.

39 « En Norvège socialiste », Œuvres, 11, p. 40.

40 Ibidem, p. 47.

41 Lie, AuZ, p. 154.

42 Van Heijenoort, op. cit., p. 132.

43 Lie in Deutscher, op. cit., p. 173.

44 Lie, AuZ, pp. 154-155.

45 Van Heijenoort, op. cit., p. 133.

46 Lie, AuZ, p. 155.

47 Texte ibidem.

48 G. Rosenthal, op. cit., p. 159.

49 Ibidem, p. 159.

50 « En Norvège ... » , p. 147.

51 Cité dans Ustvedt, op. cit .. p. 188.

52 Notamment Schwarz, « Peredoviki i rabotchie massi » Sotsialistitcheskii Vestnik, n° 21, 10 octobre 1936.

53 Rosenthal, op. cit., p. 170.

54 Ibidem.

55 Trotsky, « Honte », 18 décembre 1936, A.H., T 3967, trad. fr. Œuvres, 11, p. 331.

56 Ibidem, p. 335.

57 « A Huis clos », 11 décembre 1936, trad. fr. Œuvres, 11, p. 319.

58 Ibidem, p. 299.

59 Franklin Knudsen, I was Quisling's Secretary, Londres, 1967, p. 58.

60 Lie in Deutscher, op. cit., p. 176.

61 Havldan Koht, cité par Deutscher, op. cit., III, p. 460.

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