1993

Ce texte peut être considéré comme une édition modifiée de "Sans bottes ni médailles", La Brèche 1984. Cf. la préface. Source : site Calvès http://andre-calves.org.

André Calvès

J’ai essayé de comprendre

Mémoires

(1ère partie : 1920-1950)

1993

 

La milice et les collabos

 

Le lendemain, chez Dupont-Latin, je vois un jeune qui, il y a un mois, vendait des cigarettes de marché noir pour subsister. Le voici en uniforme de milicien. Je l’engueule en lui demandant s’il n’a aucune conscience. Le gars est tout confus. C’est le genre paisible. Il dit qu’il crevait de faim. Guy lui propose de déserter. Nous lui donnerons des vêtements civils et il mangera. Le gars, Brantonne, accepte tout de suite. Il vient au rendez-vous avec deux grenades. Nous héritons d’une tenue de milicien qui pourra servir.

Huit jours plus tard, nous sommes trois ou quatre, dans un restaurant avec notre ex-fasciste. Il se trouble. Deux miliciens viennent d’entrer. L’un le connaît. Il s’approche et demande à me parler. (Je dois avoir l’air le plus vieux et c’est vrai.) Nous sortons. Bébert se lève et reste près de la porte. Le gars me dit : « Brantonne a déserté. Vous jouez un jeu dangereux ! » Il ne reste qu’à répondre :

« Qui de nous sera le premier pendu ? » Encore deux ou trois phrases, et le voilà qui déclare qu’il déserterait bien. Il a dix sept ans. Il est entré dans la milice par réaction contre ses parents, etc.

Je lui file un rendez-vous en précisant qu’il doit apporter sa tenue et une arme. Jo qui guette au rancart, a proposé de descendre le milicien, parce que ça ferait bien dans notre bilan. Bébert trouve que ça serait trop facile et assez dégueulasse. (Bébert a d’autant plus de mérite, qu’il est juif.) Le plus drôle c’est qu’on saura plus tard que ce milicien était juif aussi. On aura tout vu.

Jo a bien des défauts mais il n’est pas contrariant. Il accueille aimablement Max qui apporte une Sten. Une heure après, Jo et Max sont copains comme cochons. Ils ont bien des points communs. Max est une meilleure recrue que Brantonne. Il est dur et calme.

Tous deux sont dans le coup raté de Bobigny. Nous avons reçu l’ordre d’exécuter Clamamus, ex-sénateur PCF devenu collabo et qui est le maire de Bobigny.

Un gars connaissant les lieux doit nous renseigner sur place. Le gars est là mais ne sait pas où se trouve le maire. Nous tournons en rond en bagnole pendant dix minutes. Quelqu’un sort de la mairie et nous regarde. C’est raté.

La semaine suivante, nous décidons de reprendre l’affaire à notre idée. La bagnole avec un insigne de la Milice, Jo et Brantonne en miliciens. Max, Bébert et moi en civils. Nous nous arrêtons très officiellement devant la mairie. Brantonne reste de garde à la porte, avec la sten et un uniforme qui lui va bien, naturellement. L’uniforme de Max allait très mal à Jo, mais ça l’amusait. Au premier employé, nous parlons d’une activité communo-gaullistes dans la mairie. Il étouffe d’indignation :

- Tous les employés sont de parfaits européens.

Nous tournons autour du pot, demandons à voir la ronéo qui est très grosse et en plus, scellée; donc intransportable. Nous fouinons un peu, puis posons la question de confiance :

- Le maire peut-il répondre de ses employés ?

- Mais, certainement !

- Est-il visible, s’il vous plaît ?

- Non, il se cache, car il est condamné à mort par la résistance !

Voila le résultat de la semaine précédente. Très déçus, nous demandons s’il ne voudrait pas une protection de la milice :

- Il préfère se cacher tout seul. Et j’ignore où il est.

Il a bien raison. Nous repartons, tout de même assez contents de cette expérience milicienne. Même un feld-gendarme a salué notre bagnole. Jo, au volant, n’aurait pas dû répondre au salut, mais le flic n’a pas fait attention, ou pense que les Français sont toujours fantaisistes.

Un dimanche, je vais dîner chez M. Fontaine et sa fille qui est institutrice et amie de ma soeur aînée. Ce repas modeste dure toujours quelque temps. C’est un peu gênant car mon P.08 est serré sur le ventre et il n’est pas question que je le pose sur la table. Nous allons prendre le café chez des voisins, les Carbonnier. L’homme travaille dans un garage rue de Picpus. Le garage est réquisitionné. Il y a trente camions allemands qui doivent partir pour la Normandie. Monsieur Carbonnier me demande si je ne connais pas des gens de la résistance qui pourraient détruire les camions. Il fait un croquis du garage. Il n’y a pas d’Allemands, seulement deux veilleurs français et un concierge. Sans rien lui promettre, je l’assure que j’essaierai de contacter quelqu’un. Il insiste sur la nécessité de faire vite, car les camions vont partir.

Une heure après, je vois Théo. Il décide que l’affaire aura lieu le soir même et alerte des groupes. A 22 heures, nous sommes une dizaine de FTP dans le garage. Les veilleurs ont été vite neutralisés. Le concierge était au lit avec sa femme. Il s’est dressé en chemise de nuit. Il a montré son portrait, en zouave, je crois, et a dit à sa femme : « J’ai fait mon devoir. Ces jeunes gens font pareil », puis il s’est recouché.

Des copains pompent des seaux d’essence et arrosent les pneus et le moteur, capot ouvert. Théo me dit d’aller regarder l’intérieur d’une villa éclairée proche du garage. Dans une chambre, une petite bonne en déshabillé, m’indique que c’est la maison du patron. Il dort au-dessous. Je frappe à la porte et fais deux pas : « excusez-nous monsieur, mais nous allons brûler les camions allemands. »

Il répond paisiblement : « Brûlez, brûlez, mais ne marchez pas sur mes pantoufles en sortant. » (Après la guerre, Bébert et moi avons rendu visite à cet homme charmant. Il a rédigé une lettre concernant notre correction pendent l’opération, puis nous a invités à dîner.)

Je sors de la chambre et j’arrache à tout hasard le fil du téléphone dans la pièce voisine. Tous les camions sont vite arrosés. Un copain allume. Ça fait une très belle flambée. Dehors, un type se dirige vers un avertisseur. On le laisse faire. Nous marchons depuis moins de cinq minutes quand retentissent les sirènes des pompiers. C’est bien. Les camions ont leur compte et le feu ne s’étendra pas.

Une semaine après, j’ai revu M.Carbonnier. Il avait été très surpris de voir les dégâts, le lundi matin, et la foule de flics divers qui grouillaient. Les ouvriers étaient ravis.

Simone Boisson est intégrée à notre compagnie. Elle est agent de renseignement et infirmière. Très vite elle a du travail. Guy a blessé accidentellement un copain. Nous étions trois dans une chambre. Il examinait un nouveau pistolet. Une balle est partie. Jacques, récemment chez nous, a eu une cuisse labourée et un mollet traversé. Il était à peu près minuit. Il a fallu attendre 5h30 pour joindre Simone qui a fait les pansements et mis une mèche dans le mollet. Chaque changement de mèche fera souffrir Jacques, bien plus que le coup de feu.

Nous nous sommes informés discrètement. Personne n’a entendu le coup de feu dans l’immeuble. Il me semble que dans ce genre d’incident, si un second coup est tiré, les gens s’éveillent et, ensuite, quelque chose leur dit qu’il y a eu un premier coup. Les réactions humaines sont curieuses.

Un jour, on nous fixe un rendez-vous pour protection de manifestation. Prés de Belleville, trois groupes attendent dans une rue. Aucun agent de liaison n’arrive. Un peu de nervosité dans le secteur mais pas trace de manifestation. On entend des coups de feu à 3 ou 400 mètres. On sort les pistolets et on court jusqu’au bout de la rue. Rien! Pistolets rentrés, nous revenons sur nos pas. Pour une raison quelconque, nous repartons en avant. Des gens nous disent : « N’allez pas par là, on vient de voir passer des jeunes armés. » Ces personnes nous avaient vus passer. Aucune ne nous reconnaissait.

(Je me demande quel cerveau tortueux a inventé la « protection de manifestation. » J’y ai participé deux fois. Quand, un jour, les feld-gendarmes ont tiré leurs pistolets, j’ai prié le ciel pour qu’aucun FTP ne soit assez fou pour ouvrir le feu. Si ça avait été le cas, les flics allemands auraient tiré dans la petite foule qui ignorait totalement qu’elle était ainsi « protégée. »)

Toujours concernant les curieuses réactions du public. Tout près du cirque d’hiver, nous revenons d’une opération tabac. Traversant le boulevard qui mène à République, Jo touche l’arrière d’une bagnole allemande, précédant un camion chargé de soldats. Jo freine sec, et c’est une autre auto qui nous esquinte la roue arrière gauche. L’auto allemande a traversé le carrefour. Un officier furibond vient vers nous et dit : « papiers, messieurs ! » puis retourne regarder les dégâts de son auto. Heureusement, il n’a pas regardé sur la vitre notre ausweiss qui est faux à cinq cent mètres. Le camion s’est arrêté. Les soldats regardent et bavardent. Il est midi. La foule sortant du travail forme un cercle de curieux. Jo et un copain poussent la bagnole pour dégager la rue. Guy et moi nous nous tenons un peu en arrière, en protection. Il aurait mieux valu que je pousse la bagnole, que je fasse quelque chose. J’ai une pointe au coeur et la trouille. L’officier va revenir et verra sûrement la Sten qui est toute montée sur la banquette. Je sens que ça va tirer dans tous les sens. Et la foule ingénue est là. Guy semble très calme et observe tout. Je reste sur place mais pas fier. La bagnole a roulé sans difficulté. Le boulevard est dégagé. Jo a collé un imperméable sur la Sten et marche vers les gens avec le copain. A l’autre bout du cercle, Guy et moi reculons vers la foule. L’officier marche vers la bagnole. Nous voici au troisième rang de la foule. Quelqu’un dit à côté de moi : « Mais où sont-ils passés ? On ne les voit plus. »

Il ne s’est pas écoulé cinq minutes depuis le début de l’incident. Nous nous retrouvons à cent mètres des lieux. Jo entre dans une boutique et démonte la crosse de la Sten sous l’air ahuri du personnel. Nous faisons encore cinq cent mètres et vidons chacun trois verres de blanc dans un bistrot.

Parfois, même dans des circonstances imprévues, je découvre un calme inattendu.

Nous portons deux valises de tabac chez Gilbert qui loge près de la République. A distance, on voit que les flics sont nombreux sur la place. Nous obliquons dans une petite rue. Comme il était à prévoir, mais nous n’y avons pas pensé, il y a des flics civils dans le secteur. Deux s’avancent vers nous: « Ouvrez les valises! » Brusquement j’ai une idée. Tout en disant « oui », je m’engage dans une entrée. Le copain suit. Les flics aussi, qui répètent : « Alors ouvrez ! » Mais c’est déjà plus intime. Devant le tabac, les policiers disent assez bêtement : « Il y a plus d’une ration là-dedans. »

-« Bien sûr, c’est pour une compagnie de FTP. » Et nous prouvons nos dires en sortant nos pistolets allemands. Nous ne menaçons pas, mais l’ambiance est bien améliorée. Les flics demandent s’ils ne pourraient pas avoir un paquet chacun. On le leur donne et on se quitte sur un « Bonne chance, les gars »

Dans la rue, et en présence d’une armée de flics, ces deux braves hommes nous auraient peut-être embarqués et tabassés.

L’ordre vient d’exécuter le maire de Puteaux, Georges Barthélemy. On nous dit que ça vient d’Alger. Je sais qu’en 1939, Barthélemy s’était déchaîné contre les communistes et avait approuvé la peine de mort contre eux. Il était super-patriote. Maintenant, il est collabo notoire. Simone Boisson va se documenter à Puteaux. Elle prend contact avec Serge Boldrini, jeune FTP qui habite le coin, et met au point toute l’affaire. Le jour prévu, Alerte ! Pas question de sortir la bagnole.

Le 10 juillet, nous quittons Paris. Gilbert est au volant, Théo (qui ne se dérange plus que pour les grandes occasions) est à coté de lui. A l’arrière, Bébert, son beau-frère avec la Sten et moi. Nous arrivons sur les lieux, peu avant dix heures, et rangeons l’auto devant la poste et dans le sens de la descente car Gilbert n’est pas content de l’allumage. Il est convenu qu’il fera ronfler la bagnole dès le premier coup de feu. Seuls Théo et moi descendons. Théo a précisé la semaine dernière : « Je me charge de Barthélemy. »

Nous nous asseyons sur un banc dans une sorte de square. Serge Boldrini vient nous rejoindre. Quelques minutes après, un type passe devant nous et descend quelques marches. Serge dit : « Le maire n’est pas encore arrivé. »

On attend. Serge pense qu’il n’est pas bon de rester à trois sur ce banc. Un seul suffit. Je regarde Théo qui dit : « Va avec Serge, si tu veux, Christian. » A mon avis il a la seconde de trac de l’acteur qui entre en scène et ça me donne du courage. Il sait que celui qui accompagnera Boldrini sera le premier à voir Barthélemy. Nous marchons. Serge me montre à distance la maison du maire. Un type en sort. Serge pivote, moi aussi. On marche tout doucement en parlant de n’importe quoi. Le type nous dépasse. Serge dit : « Je crois que c’est lui. Tu peux y aller. » Puis il s’en va comme prévu, mais en me laissant avec une phrase peu claire. Le type lève son chapeau pour saluer une vieille dame. Je me dis que c’est bien un style de maire. Je fonce vers la vieille pour avoir confirmation. J’ai été trop vite. Il est tout près. Je demande une rue à la dame et je la quitte toujours embêté. Il ne me reste plus qu’à tirer mon pistolet et appeler l’homme : « Etes-vous bien M. Barthélemy ? » Il répond « Non ! » Il est pâle.

Ça cavale dans ma tête. Idiot. Bien sûr qu’il devait répondre « Non. »

- « Montrez vos papiers ! » En même temps, je me dis : « Double idiot ! Tu lui donnes l’occasion de sortir une arme. Fais très attention maintenant. »

Le type met une main à sa veste, puis se ramasse comme s’il allait bondir. Tout son corps semble bouger sur place. C’est seulement maintenant que je peux tirer. Sans m’en rendre compte, je vide tout le chargeur avant même qu’il ne soit complètement tombé. Théo s’est levé de son banc et tire aussi de 8 à 10 mètres. De l’auto, à 30 mètres, les copains, qui ne devraient veiller qu’à nous couvrir, tirent aussi. Le beau-frère de Bébert lâche une courte rafale de Sten. Bébert tire avec un pistolet de flic qui s’enraye et tire une dernière balle avec un autre pistolet. Gilbert n’a pas tiré, mais il n’a pas fait ronfler le moteur.

Théo et moi fonçons vers l’auto. Je remets un autre chargeur et je distribue des cigarettes pour nous calmer. Aux fenêtres de la Poste il y a des nez tout blancs, collés aux vitres. Demain on lira dans un journal qu’ « un tueur distribuait tranquillement des cigarettes après le meurtre. » Tranquillement ! Théo se fout dans une colère noire contre Gilbert parce que la bagnole ne démarre pas. Il sort à moitié et pousse dix secondes. Ça ronfle. On démarre. Au lieu de rentrer directement à Paris, on fait un très grand détour qui nous conduit d’abord près de Versailles, puis à la porte d’Orléans où les copains ont trouvé un bon garage. Je téléphone à Simone dans le code convenu. Le surlendemain, contact avec Serge. Il entendait des types dire à Puteaux : « Ce soir il y aura de la viande saoule pour fêter ça. »

Nous ne reverrons plus Serge. Quelques jours après, il est tué par un Allemand sur un quai du métro Pasteur. Nous avons questionné des employés. L’un a vu un Allemand tirer et un jeune homme tomber, mais il ne sait pas les causes. Nous supposons que le pistolet de Serge a glissé et qu’un Allemand l’a vu le ramasser. Quelques jours encore et c’est le beau-frère de Bébert qui est arrêté. Nous ne le reverrons jamais.

Nous faisons connaissance d’un curieux Allemand dans un café-restaurant. N’ayant plus de tickets, nous demandons à la patronne si on peut tout de même manger quelque chose. Impossible ! Un soldat solitaire se lève et nous donne des tickets. Nous nous asseyons à sa table et lui offrons l’apéritif. Il parle assez bien le français. Il voudrait des livres de Gide et n’en a pas trouvé dans tout Paris. Je connais un libraire qui vend pas mal de livres interdits. Rendez-vous est pris avec l’Allemand pour demain. Il tentera de venir, mais ne peut l’assurer, car son unité ne va pas tarder à partir pour la Normandie.

Quelque chose dans ses propos me permet de suggérer qu’il est possible de ne pas aller en Normandie. Il a dû y penser car il répond tout de suite que c’est sa famille qui en subirait les conséquences en Allemagne !

Un copain demande la permission de regarder son pistolet. Il nous le prête. Puis, discrètement, il nous montre un petit 6,35 qu’il a dans une poche intérieure. Les copains se regardent avec la même pensée. Nous n’avons jamais songé à fouiller les soldats que nous désarmions. Cela aurait pu nous jouer un tour.

Nous lui rendons ses armes et nous nous quittons avec une bonne poignée de mains. Il n’est pas au rendez-vous le lendemain. J’aurais aime mieux connaître cet allemand qui aimait Gide et qui avait un deuxième pistolet. Je parie que ça n’était pas contre d’éventuels partisans.

 

Paris, l’insurrection

 

Guy Dramard a disparu. Huit jours plus tard, c’est l’insurrection. Et je vois Guy entrer dans la chambre que j’occupe entre Bastille et République. Il raconte son aventure. Sous du linge, dans l’armoire de sa chambre prés d’Alésia, il y avait une grenade. La bonne a fouiné et porté la grenade au patron. Ce dernier a prévenu les flics. Guy, rentrant, a été entouré par quatre hommes qui l’ont fouillé sommairement. Puis, ils l’ont fait monter jusqu’à sa chambre, deux devant, deux derrière. Là, ils lui ont ordonné de se déshabiller et ont trouvé son pistolet.

Un inspecteur a dit: « Imbécile ! Pourquoi n’as-tu pas filé dans l’escalier ? » Guy a répondu : « Si vous êtes pour la résistance laissez moi partir maintenant. »

Les inspecteurs : « Maintenant, c’est trop tard. »

Tout à fait typique du comportement de milliers de flics qui traqueront encore les résistants une minute avant d’arborer la croix de Lorraine. Guy a été remis aux miliciens, tabassé et enfermé à la Santé. Elle vient d’ouvrir ses portes. Il était temps que l’insurrection arrive. Nous filons à son hôtel. La patronne est en larmes. Son mari vient d’être arrêté. Peut-être par les mêmes inspecteurs, et sûrement pour lui sauver la vie. Nous emmenons la bonne. Elle sera tondue dans le 19ème. Elle a l’air si bête que personne ne voudra la punir davantage.

A ce jour, nous n’avions vu qu’un flic potable. Un jeune qui se trouvait avec sa petite amie. Quand nous avons sorti nos pistolets, la fille s’est enfuie. Le gars nous a expliqué qu’il aurait du mal à justifier pourquoi il se trouvait à cet endroit. Nous nous en foutions. Soudain il a dit : « Cachez vos armes ! » Deux flics cyclistes arrivaient dans notre dos. Ils sont passés. Nous avons laissé son pistolet à ce jeune flic qui a absolument tenu à nous donner son adresse, pour que nous puissions venir chercher son arme. Nous n’y avons pas été. Il était sympa. J’espère qu’il a quitté la police.

Tous les copains qui étaient, depuis l’affaire de Puteaux, détachés de la Saint-Just, et constitués en compagnie « de garde » sont maintenant rassemblés, sauf Théo qui a été envoyé dans le maquis de Seine et Oise pour une sombre histoire.

On nous expédie dans le XIXéme. C’est une petite aventure. Une rue au-dessus de l’Hôtel de Ville, n’est pas franchissable. Deux Allemands sont dans la rue transversale et tirent de temps en temps. Cinquante personnes attendent près de nous. Certains allaient faire leurs courses et n’osent plus rentrer chez eux. Jo dénoue la situation. Il prend la Sten des mains d’un copain, fait un bond dans la rue et arrose les Allemands. Avant que nous ayons le temps de dire notre mot, deux jeunes ont pris les fusils des Allemands et disparu.

Dans le XIXème, c’est la kermesse héroïque. Des gens discutent dans toutes les rues. Il y a aussi de petites tables et des types qui enrôlent, pour je ne sais quelles formations. Il est plus que temps de s’inscrire comme résistant. On voit même quelques uniformes français qui doivent sentir la naphtaline.

Peu de gens en armes au total, et nous avons l’impression que beaucoup ne tiennent pas à en chercher. Les Américains vont venir. Pourquoi mourir ? Il faut dire que pendant des années, la radio de Londres a bien moins appelé les gens au combat qu’à faire confiance aux sauveurs qui viendront. Les flics ont tous une croix de Lorraine et l’air d’adorer le peuple. Cette croix n’est pas du bricolage. Elle est fort bien usinée et identique sur tous les képis. On devine que l’initiative vient de haut. De braves femmes annoncent qu’elles vont s’occuper de la tambouille. Le groupe FTP s’installe dans une sorte d’entreprise entre la mairie et la poste. C’est un îlot tranquille, mais les Allemands passent avenue Jean Jaurès cherchant à quitter Paris. Les nouvelles les plus folles circulent : « Les Américains sont à la porte d’Orléans. » « Non ! C’est une division blindée allemande qui veut traverser Paris. » « Pas du tout ! Ce sont les alliés ! » Etc. Plusieurs fois par jour, nous descendons la rue Laumière quand des voitures allemandes sont signalées. Nous avons très vite, une trentaine de prisonniers. Ils sont logés dans un de nos locaux

Un Autrichien, Walter, sert d’interprète. Apparemment tous les prisonniers ne sont pas allemands. Un FTP, soldat soviétique évadé, vient nous rendre visite et devine deux russes parmi les prisonniers. Il les engueule pendant prés d’un quart d’heure. On nous amène deux jeunes Allemands qui boudent. Entrouvrant la porte je vois qu’ils abreuvent l’interprète d’injures. Je devine qu’ils lui reprochent ses relations amicales avec nous. Un peu plus tard, Walter confirmera le fait, en demandant de les laisser tranquilles. « Ils étaient Hitlerjugend? » « Oui, presque tous les jeunes ont du y passer. » On les traite comme les autres.

Nos prisonniers mangent exactement comme nous, c’est à dire assez peu de nourriture. Nous n’avons touché ni à leurs bottes, ni a leurs montres. Plus tard, avec les résistants de septembre, ce sera différent.

Des gars de la Cie FTP Guy-Mocquet sont maintenant avec nous ainsi que Madeleine Riffaud, courageuse petite militante du PCF, dont l’Humanité fera plus tard l’héroïne du XIXème. Elle a participé à la prise d’un train de marchandises allemand. La légende en fera un train blindé !

Le gros de la Compagnie Saint-Just est dans le XVIIIème avec Fénestrelle.

Guy est parti à République avec un groupe. Avec d’autres copains, j’attends au bas de la rue Laumière. Les Allemands sont stoppés dans l’avenue. Un jeune soldat arrive à l’angle des rues. Il a son fusil dirigé vers le haut et regarde les toits. Tout à coup, il m’aperçoit. Je jurerais qu’il a souri. La situation est un peu comique. Nous sommes à trois mètres l’un de l’autre. Il abaisse son fusil. Je tire. Il tombe dans l’avenue. Il n’est même pas question de lui prendre son arme, car il est dans la ligne de mire de ses copains.

Les flics nous amènent un milicien qui, disent-ils, vient de tuer deux gars : « Les FTP, vous pouvez fusiller cette ordure ! »

C’est Jo qui se lance dans la littérature : « Toujours prudents, les flics, si des fois les Allemands revenaient en force. »

Les flics ne répondent pas. Trois copains font une sorte de peloton. Le milicien s’accroche à moi en disant : « Monsieur le capitaine ! Monsieur le commissaire ! » Jo lui tire un coup de pistolet. Il me lâche, je m’éloigne. Il tombe alors que les trois copains du peloton lâchent une rafale qu’il prend en pleine tête. C’est assez affreux. Une petite foule applaudit. C’est compréhensible mais triste tout de même.

Des copains ont arrêté un gradé de la milice qui, curieusement, était resté chez lui. Je dois l’interroger. Il connaît forcément les noms d’un tas de miliciens de son secteur. Il affirme que non. Je suis poli et il se fout sûrement un peu de moi. Ça m’ennuie beaucoup et je le lui dis. D’autres FTP vont le tabasser et je dois en prendre la responsabilité morale. Aucun ancien ne veut s’occuper de cela. Même Jo. Il tue, mais ne frappe pas un prisonnier. Il sera peut-être bandit plus tard, mais sûrement jamais flic. Finalement, c’est tout de même Max qui doit prendre le milicien à part. Il obtient un grand nombre de noms et d’adresses. Elles peuvent être fausses, mais c’est peu probable car le milicien a été fort surpris de constater que Max connaissait pas mal de choses sur sa congrégation. Max affirme qu’il n’a pas du donner beaucoup de coups.

Je ne peux m’empêcher de lui dire : « C’est tout de même moche. Il n’y a pas si longtemps, c’était un de tes copains, en somme. Et si le vent tournait un jour ? Et nous ? et toi ? » Max est vexé « J’ai été très con, mais j’ai compris. Tu n’as pas le droit de dire ça. » Bon, je me tais.

On nous signale la mort d’un pauvre diable. Une dizaine de jours avant l’insurrection, quelqu’un avait donné l’adresse d’un milicien. Sur les lieux, nous avions trouvé un homme d’un certain age entouré de sa famille. Pour toute activité, il raccommodait les godasses qui lui étaient remises par une unité de la milice. Deux personnes de l’immeuble vinrent témoigner que cet homme n’était pas du tout collabo. Nous lui avons dit de quitter Paris un certain temps. Ceux qui voulaient lui nuire pouvaient s’adresser demain à des types moins scrupuleux que nous. Sûr de sa bonne foi, il n’a pas voulu bouger.

Huit jours se passent à courir et à canarder. Nous devons être drôlement crasseux. Une équipe, avec Guy, a bloqué un camion allemand prés du métro Crimée. Les Allemands se sont vite cachés derrière le camion. Abrité derrière un arbre, toujours en avant, Guy leur fait signe de venir. Eux font signe d’aller les chercher. La foule qui, tout à l’heure, était dans les bistrots ou les maisons, est sortie et braille: « N’y va pas ! N’y va pas ! Tirez les gars ! Flambez le camion de ces salauds ! » Guy comprend que les Allemands ont peur. Il va jusqu’au camion et revient avec sept allemands qui se tiennent en ligne droite parfaite derrière lui. Les copains récupèrent toutes les armes, tandis que, se détachant du public, des citoyens vont jeter un coup d’oeil dans le camion. Plus tard, un des prisonniers dira qu’il y avait la paie d’une ou plusieurs compagnies dans le véhicule. Prés d’un million de francs. Cette somme n’a pas été perdue pour tout le monde.

Le dernier jour d’émotion, on nous signale des Allemands en débandade dans le secteur de Pantin. Deux tractions chargées de copains filent. Sur la route, mille signaux d’amitié. Avant un virage, un type agite anormalement les bras : « Arrêtez ! Il y a un char à cinq cent mètres pour protéger le repli allemand » Retour au cantonnement. Un Américain apparaît dans notre coin, puis d’autres. Ils veulent tous des pistolets allemands. J’échange mon P.08 contre un colt, une impressionnante quantité de balles et trois cartouches de Camels.

Avec ce maudit pistolet qui a le calibre de l’artillerie de marine, j’ai raté toutes les boîtes de conserves que je visais, à vingt pas. Guy se fait voler un beau P.38. L’Américain dit que cette arme sera pour son major et qu’il rapportera un colt demain. En attendant, il donne une avance de cinq cartouches de cigarettes. Nous essayons de dissuader Guy. L’Américain comprend et dit : « je ne volerais pas un allié, même pour une cigarette ». Guy est trop confiant. L’Américain n’est pas revenu.

A pied, escortant nos prisonniers, nous nous dirigeons vers la caserne de Reuilly. La foule hue les prisonniers. Certains leur lancent des cailloux par-dessus nos têtes. Nous engueulons les gens : « Il y avait moins de monde le mois dernier ! »

En même temps, je m’approche de Walter et lui demande d’expliquer aux autres que, dans cette foule, beaucoup ont sûrement des parents tués ou déportés par les nazis. Walter comprend très bien, mais il dit tout de même : « Dommage que ce ne soit pas Goering qui défile ! »

A la caserne de Reuilly, nos prisonniers sont quelque temps avec nous. Walter, habillé en kaki, va même célébrer la libération de Paris avec des copains et revient avec une belle cuite. Puis on nous enlève les prisonniers. Les voilà obligés par de jeunes cinglés, de faire, pieds nus dans la cour, des marches et des demi-tours. J’ai honte et je n’ose rien dire. Il règne un délire de haine anti-bôches ahurissant. Pourtant, tout cela n’est pas tellement spontané. La colère justifiée a été habilement déviée par les gaullistes et toute la « gauche » officielle. Il n’y a pas eu de barricades dans le 16éme arrondissement. On a même vu des affiches demandant de « respecter la propriété privée, commerciale et autre. » Ce « et autre » est tout un poème. Tous les flics ont la croix de lorraine, mais le peuple a le droit de se soulager en tondant de pauvres putains qui n’étaient d’ailleurs pas plus putains que pas mal de gens des deux sexes, pendant l’occupation. « Le bôche ! Le bôche ! » C’est un cri de haine. Mais c’est surtout un canal de dérivation pour empêcher que le juste flot de colère n’enlève les vrais barrages.

Ce qui était la compagnie Saint-Just compte maintenant huit cent gars. Je pense que quelques jours avant l’insurrection, entre nous et Fénestrelle, il devait y avoir vingt ou trente FTP.

Nous sommes le bataillon Saint-Just. Je suis lieutenant d’une compagnie destinée à devenir une unité de mortiers, quand nous aurons suivi l’instruction américaine. Guy est sous-lieutenant. Jo est adjudant. Tout cela nous amuse assez. Mais Jo adjudant, c’est le comble !

Il faut habiller les gars, essayer d’uniformiser l’armement. Tout un travail nouveau. A Reuilly, c’est un prisonnier allemand qui s’occupe de l’armurerie. Il est minutieux. Tout est parfaitement rangé et nettoyé. Le jour où les Allemands serviront une bonne cause, ce sera quelque chose.

Méchant accrochage avec deux officiers qui ont de trop beaux uniformes. Il est question de l’enrôlement d’un gars qui était sergent en 1940. Le gars n’a pas été dans la résistance. Il n’avait pas de contacts. Il ne demande d’ailleurs qu’à être simple soldat. Les beaux uniformes tiennent absolument à ce qu’il soit sergent. Je suis en colère : « Ce gars est honnête. Il sera vite sergent s’il a des connaissances. Mais aujourd’hui, ce serait immoral, alors que des FTP qui luttent depuis des mois sont soldats ! » La dispute dégénère. Ils sont assez méprisants et me demandent ce que je sais des responsabilités d’un lieutenant. Je réponds que je n’en sais rien. Je vais essayer d’apprendre. Pourquoi le cacher ? Si tous les lieutenants de l’armée française avaient pris le maquis ça aurait facilité le problème. A première vue on n’en a pas trouvé des tonnes. Est-ce qu’il fallait faire une école de Saint-Cyr clandestine avant de faire un maquis ? On se quitte en très mauvais termes.

Petites sorties dans Paris. Un soir, place du Châtelet, il y a bien deux cent américains qui fraternisent avec des parisiennes sur des couvertures.

Dans un bistrot du quartier Latin, un américain annonce à la cantonade qu’il vend sa jeep, 5000 F :
- « Je ne téléphonerai que dans une heure à la military police pour dire qu’on me l’a volée ! »

Voilà le genre d’armée qui démoralise les plus patriotes. On me cite le cas d’un gars qui a équipé tout un groupe avec des carabines américaines. Il avait organisé un bal. Les soldats devaient laisser leurs armes au vestiaire. Il ne faudrait pas croire que le G.I. fait un scandale quand il ne retrouve plus son fusil. Je suppose qu’il fauche celui du voisin. Dés le mois de septembre, il y a 8000 déserteurs américains à Paris ! Ils vont tout de même chercher leur ration de tabac et la vendent au marché noir.

Deux fois, nous avons sauvé la situation de Max. Il a été reconnu comme ayant porte l’uniforme de la milice. Nous avons dû faire un pieux mensonge et dire qu’on l’avait délibérément envoyé espionner la milice. Max nous adore.

On nous expédie garder pendant une nuit un train allemand chargé de matériel qui se trouve à Valenton. Ce train est menacé de pillage. Nous avons « organisé » la distribution. Chaque personne se présentant eut droit à une capote allemande. Les vieux pouvaient en emporter deux. On ne s’opposait qu’à ceux qui se présentaient avec une charrette à bras.

Dans un wagon, la nuit, j’ai entendu un FTP de je ne sais quelle compagnie qui chantait Zimmerwald. Nous avons aussitôt copié la chanson. Bien entendu, ce FTP était trotskyste. Un peu plus tard, plus de cinq cent gars connaîtront ce chant.

 

La colonne Fabien

 

Départ en direction de la Lorraine. Nous devons rejoindre la colonne de partisans que commande Fabien. Seul des anciens, Gilbert reste, car ce veinard doit aller à Londres avec deux cent FFI. C’est la monarchie qui paie le séjour. Gilbert sera logé chez l’actrice Betty Stockfeld. Il nous a raconté, plus tard, qu’elle est venue en peignoir dans sa chambre et lui a dit d’un ton langoureux : « N’avez vous vraiment plus besoin de rien Gilbert ? »

L’histoire doit être vraie, car Gilbert avoue avoir répondu comme une andouille : « Non, ça va, merci ! » La capiteuse créature s’est retirée tandis qu’il mordait son oreiller toute la nuit.

Arrêt à Coulommiers. Théorie et entraînement au mortier avec des officiers américains. J’ai appris un nouveau mot « Target » (Objectif). Je ne sais si c’est particulier aux Américains, mais les artificiers sont un peu cinglés et éprouvent une grande joie à faire sauter des engins sans avertir.

Arrivée en Lorraine. Pays triste. Temps pourri. Guy et moi sommes logés chez une vieille dame qui a laissé dans notre chambre un cadre avec la photo de son fils en soldat allemand. Ça surprend, puis on réfléchit. Pas drôle d’être Lorrain ! Nous faisons des marches et des exercices au mortier. La compagnie ne défile vraiment bien qu’en chantant « Zimmerwald » C’est très, très impressionnant.

Régulièrement, je fais de petites conférences dans la compagnie. J’ai gardé longtemps les notes sur ce que j’avais intitulé : « La guerre antifasciste. » En voici, non le mot à mot, mais la ligne générale.

- Nous faisons la guerre au régime nazi, pas au peuple allemand.

- Oui, mais le peuple allemand croit au régime nazi.

- Jusqu’à ce qu’un peuple se révolte, on peut toujours penser qu’il croit au régime qu’il subit.

- Mais il faut bien lui tirer dessus.

- Naturellement ! Nous ne sommes pas du tout pour la théorie de Gandhi : la non-violence. Mais nous devons avoir le comportement des soviétiques en 1919, quand le gouvernement français envoya une flotte pour tenter d’écraser le gouvernement des soviets.

Au début, les marins et soldats français obéissaient et tiraient sur les Russes. Bien entendu, ces derniers se défendaient et tiraient aussi. Mais les bolcheviks instruisaient les travailleurs en leur expliquant qu’il y avait des classes en France aussi, et que, parmi les marins et soldats français, il y avait une quantité de travailleurs qui luttaient contre leurs intérêts véritables. En conséquence, tout en luttant, il fallait mener une propagande en direction des Français, et non pas considérer que les Français étaient une sorte de « race. » Et les Russes firent des journaux en langue française, à l’aide de quelques vrais socialistes français qui étaient dans leurs rangs.

- Est-ce que cette propagande eut un effet rapide ?

- Pas du tout. Les militaires français arrêtèrent l’institutrice Jeanne Labourbe, qui rédigeait des journaux en français et ils la fusillèrent avec d’autres militants. Cette héroïne du prolétariat a sa statue à Odessa. Les Russes auraient pu dire : « Les Français sont vraiment des salauds. Renonçons à leur parler ! Tirons simplement ! »

Ils n’ont pas tenu ce raisonnement. Ils ne luttaient pas pour « la grande Russie », mais pour la liberté de tous les peuples. Et on ne peut parler de liberté si on admet qu’un seul peuple pourra rester esclave. Les Russes continuèrent la propagande.

La flotte française se révolta, et exigea la fin de la guerre et le retour en France. Vous voyez qu’il ne s’agit pas de subir sans lutter, mais de lutter en sachant que ce qui est mauvais en face, c’est le régime et non le sang qui coule dans le corps des hommes. Les communistes disent que c’est le régime social et politique qui peut déformer des êtres humains. Les nazis disent que c’est une question de sang. Il faut choisir. Celui qui parle de race et de sang n’est pas très loin des nazis. Mais tout ce que j’ai dit ne règle pas un problème important. Si les buts de la guerre que nous faisons ne sont pas de changer le système qui donne naissance aux nazis, alors, que pouvons-nous bien dire aux soldats d’en face ?

Les prolétaires russes de 1919 ne disaient pas seulement aux marins français : « Nous sommes tous frères ». Ils disaient aussi : « Faites comme nous ! » Pouvons nous dire cela si nous acceptons de garder un système qui exploite les ouvriers, les peuples des colonies et tous les pauvres ? Pouvons nous dire cela si tous les gros voleurs de France tiennent toujours le haut du pavé ? Je ne le crois pas, mais on peut toujours en discuter.

Un lieutenant PCF assista à l’exposé, participa à la discussion et conclut qu’il faudrait des exposés et des débats dans chaque compagnie. Plus tard, le capitaine Vidal, qui faisait fonction de commandant de bataillon (PCF aussi) assistera à un exposé et me glissera à l’oreille que : « Ce n’est pas le moment. » Je l’ai mécontenté en disant à la compagnie : « Le capitaine pense que ce n’est pas le moment de parler de cela. » La compagnie manifesta : « Pourquoi ? »

Les quelques lettres reçues en Lorraine furent toutes ouvertes par la censure (organisme qui n’a pas mis beaucoup de temps à bien fonctionner).

Il faut procéder à une nouvelle uniformisation des armements. Il y a des Lebels, des Mausers, etc. C’est logique, question munitions. Mais celui qui a pris un mauser au mois d’août y tient comme à un fétiche.

Il me semble que Fabien a le projet suivant: constituer une forte armée FFI de manière à ce que le rapport des forces soit au moins équilibré avec l’armée Leclerc et la nouvelle armée Delattre de Tassigny, ex-général de l’armée de Vichy. A première vue c’est très possible. Deux cent mille jeunes de Paris et province ne demandent qu’à nous rejoindre. Oui, mais pour cela, il faut des camions et de l’équipement. Or, tout est contrôlé par l’appareil d’Etat progressivement. Peut-on faire une armée « populaire » dans un état bourgeois ? Fabien et d’autres pensent que c’est possible si le Groupe Tactique de Lorraine donne l’apparence d’une armée classique. Ainsi, les paies diffèrent maintenant suivant les grades. Il y a un mess pour les officiers. Il y a même un aumônier ! Il a dressé, un jour son autel à un carrefour. Il ne manquait que les clients.

On verra des officiers à cheval. (Cela m’a créé des ennuis à Montmédy, parce qu’un soldat de ma compagnie avait crié à un officier qui avançait à cheval devant son unité : « Tu as l’air d’un crapaud sur une boîte d’allumettes. ») Quand on y pense ! A l’heure où les officiers nazis vont à pied devant leurs hommes, on voudrait que les officiers « populaires » montent à cheval !

Le résultat de tout cela, c’est que l’Etat bourgeois ne fut nullement trompé. Ces gens là ne sont pas idiots. Ils empêchèrent toujours les bataillons FFI de rejoindre Fabien. L’intendance continua à nous brimer, au point qu’il fallut demander à l’Américain Walker de rattacher pendant quelque temps, la colonne à son XXème corps. Ce qui nous donna droit aux rations américaines. Par contre, beaucoup de gars peu politisés, mais logiques tout de même, en arrivèrent à dire : « Tant qu’à faire la même armée, passons chez Leclerc où ils ont tout ce qu’il faut ! »

Il est certain que la bourgeoisie française est inquiète devant toutes les unités populaires qui se sont crées. Il y a deux pouvoirs dans le pays. Quand des tribunaux populaires se constituent en de nombreux endroits, c’est bien la preuve que les masses n’ont aucune confiance dans la justice « traditionnelle. » (Tous les juges, sauf un, avaient prêté serment à Pétain.) Il y a deux pouvoirs. Le nouveau n’a pas de conscience claire de sa force ni de ses intérêts. L’ancien a peur. Pendant toute une période, dans de nombreuses régions, les gendarmes sortent en civil et les juges ne cherchent même pas à se rendre au tribunal. Ils touchent tout de même leur paie et le rappel.

Une histoire typique. En Haute Savoie, les miliciens de Darnand avaient massacré nombre de maquisards. Lors du grand soulèvement, une centaine de miliciens passe devant un tribunal populaire. Une soixantaine fut fusillée. Un mois après, les résistants capturèrent le grand chef des miliciens et, naturellement, le condamnèrent à mort. Mais les liaisons étaient rétablies avec Paris. De Gaulle s’empressa de gracier le chef des tueurs. Indignés, des résistants le sortirent de sa prison et l’exécutèrent. De Gaulle n’en était pas à sa première complaisance à l’égard de grands bourgeois fascistes. Lorsque le ministre de Pétain, Pucheu, (l’homme qui avait établi la liste des otages de Chateaubriand à fusiller) fut capturé en Afrique du Nord, la France était encore occupée et la place de De Gaulle n’était pas encore solidement assise dans la Résistance. Il était impossible de gracier Pucheu sans provoquer une explosion chez tous les résistants de France. Pucheu fut donc fusillé. Mais, auparavant, De Gaulle l’assure qu’il prendrait soin de sa famille. Curieuse sollicitude à l’égard d’un bourreau des résistants.

Dans la Russie de 1917, les conseils ouvriers qui étaient le deuxième pouvoir, firent, pendant une période, confiance au gouvernement bourgeois. Ce fut le rôle du parti bolchevik d’expliquer dans les soviets qu’ils étaient la vraie force, que leurs intérêts étaient opposés à ceux du gouvernement Kérensky et que le problème devrait, tôt ou tard, se résoudre par la disparition d’un des pouvoirs. En France, le PCF fit exactement le contraire. Mais il ne le fit pas d’une manière nette et sans nuances, pour plusieurs raisons.

La première, c’est qu’une nouvelle génération de cadres du PCF s’était formée dans la clandestinité. Elle avait lutté et souffert. Tout en étant très confuse, elle avait tendance à prendre des initiatives allant dans le sens d’une liquidation de l’appareil d’Etat bourgeois.

La deuxième raison, c’est que même les dirigeants « traditionnels », les Duclos, Tillon, Marty, avaient conscience que le développement du PCF passait par un soutien modéré au mouvement spontané des masses. Surtout, ils ne savaient pas encore très clairement ce que souhaitait Moscou.

En septembre, De Gaulle a avancé ses pions et souhaité la disparition des « unités irrégulières ». Déjà, la bourgeoisie se souciait fort peu qu’il y ait une grande armée, pourvu qu’elle ait le contrôle de « ses troupes », tout en clamant qu’il fallait en finir avec l’ennemi.

A l’époque, Duclos répondit vertement dans l’Humanité, en soulignant que « la police n’est même pas épurée » En réplique aux propos de De Gaulle, 30 000 gardes civiques manifestèrent à Paris. Il fut question que la colonne Fabien monte sur la capitale. (Notons, en passant que Duclos ne parle pas de dissolution mais d’épuration. On épure ce qui est, en gros, très valable. La police parisienne devait être très valable, puisque, sur 5000 flics qui avaient conduit les juifs au Vel-d’Hiv, une demi-douzaine avait averti des juifs de ce qui les attendait.)

De Gaulle rentra dans sa coquille, mijotant sûrement déjà, d’aller obtenir de Dieu ce qu’il n’avait pu avoir de ses saints. En attendant, l’administration française sabota avec énergie tout ce qui allait dans le sens d’une autonomie populaire. Même l’Humanité se lamenta de voir les fortes unités FFI, qui combattaient les Allemands dans les poches de l’Atlantique, manquer de vêtements et de chaussures. Je reçois des nouvelles de la famille. Notre maison, à Brest est abîmée mais debout. Par contre tout le centre-ville est rasé et on ne distingue plus les rues. L’aviation américaine a déversé des tonnes de bombes chaque jour. Les Allemands qui n’avaient aucun attachement sentimental pour cette cité, se défendirent contre les chars américains, bien mieux dans les ruines qu’en rase campagne. Quand ce fut terminé, il n’était pas question que le port puisse servir à quelque chose. Dans les « Carnets Secrets » du général Patton, on donne la raison de la destruction de la ville. (Page 339): « Pourquoi persister dans cette guerre de siège pour s’emparer d’un port dont tout le monde était d’accord qu’il ne pourrait servir à rien ? » Bradley s’en expliqua auprès de Patton : « Nous devons prendre Brest pour maintenir l’illusion que l’armée des Etats-Unis ne peut être battue. »

Dans la France de 1944, on pouvait reprendre la phrase de Lénine « La confusion entre le but « patriotique » et le but « socialiste » fut la principale cause de la chute de la Commune de Paris. » La Commune n’avait pas osé mettre la main sur la Banque de France. Les FFI n’osaient pas mettre la main sur les stocks comme s’ils appartenaient à une mythique communauté française et non à l’Etat bourgeois. Certes, les journaux de gauche protestaient contre les manoeuvres des « vichyssois glissés dans l’appareil d’Etat », mais tant qu’ils s’inclinaient devant la « grande figure de De Gaulle », leurs pleurs ne les menaient pas loin. C’est encore un Lénine, toujours jeune qui avait souligné : « Même pour arracher des réformes, il ne faut pas être réformiste mais révolutionnaire. »

Le patriotisme et le nationalisme ne servaient pas seulement à « unir » le FFI et le « militaire honnête trompé par Vichy ». Ils servaient aussi à se fabriquer des oeillères pour ignorer ce qui se passait ailleurs ou pour n’y voir aucun rapport avec les événements de France. On disait : « Pouvons nous aller trop loin alors que les Américains sont là ? » On disait la même chose en Belgique, en Italie, etc. Chacun était prié de se croire seul devant le gros américain. Cela se nomme : « Tromper l’unité sur la force du nombre. »

En 1943, le PC yougoslave, stalinien, mais très combattant, avait suggéré la création d’un Comité Central des partisans pour toute l’Europe. C’eut été extraordinaire, mais cela eut gêné Staline dans ses projets politiques qui tenaient peu compte de l’opinion des petits peuples. La proposition yougoslave reçut le veto de Moscou. Il est probable qu’elle fut versée dans le dossier des rancoeurs que Staline constituait lentement contre Tito.

Nous n’avons toujours aucun contact avec les Allemands. Seule une compagnie a été éprouvée dans le secteur de Gravelotte de triste mémoire. Un vieux militant du PCF, très sympa, l’adjudant Luciani, a eu la moitié de la tête enlevée par un obus de mortier. Il a encore marché deux ou trois mètres. Les Allemands retranchés autour de Metz voyaient bien les copains.

Un V1 passe au-dessus de nous. Il n’est pas très haut et fait pas mal de raffut. Nous ne voyons jamais d’avions allemands. Ils ont été plus que rares depuis plusieurs mois. L’Allemagne a encore une bonne capacité de production. Tout doit être englouti à l’Est.

Nous arrivons à Fontoy. Des mineurs viennent nous trouver. Ils voudraient reformer un syndicat et demandent si c’est possible. Cette interrogation est significative du fait que pour beaucoup de gens, le changement ne crève pas les yeux. Nous les encourageons vivement et faisons une petite réunion avec eux. Un mineur dit : « Il y a un scandale ici. Des commerçants italiens étaient du Parti Fasciste, et ils ont même repris leur carte quand Mussolini a refait son gouvernement dans le nord de l’Italie. Ils ont chez eux leur uniforme : chemise noire, poignard etc. Personne ne les inquiète. »

Je n’ai aucune illusion sur l’avenir, mais j’envoie un groupe les arrêter, histoire de montrer aux mineurs que quelque chose change. On n’interroge même pas les fascistes. On les garde dans un local.

Le lendemain, une section dite « de sécurité » est chargée de me conduire devant le capitaine Vidal. La section est commandée par Max qui me demande des ordres et qui est maintenant prêt à faire la révolution en Lorraine. Je le calme et je vais voir Vidal.

Entrevue orageuse dans une baraque secouée par toute la compagnie : « Nous ne sommes pas chargés des tâches de police. Tu n’avais pas à prendre une telle décision. » Je lui réponds que pour les gens d’ici, rien n’a changé: même fascistes, même gendarmes, etc. Il est ennuyé, mais répète que cela ne nous regarde pas. Il « passe l’éponge », mais il faut libérer les commerçants italiens. Soirée d’écoeurement général dans la compagnie.

Nous retournons à Montmédy. Avec une permission de quarante huit heures, je file à moto à Ciney. La route est calme, à part les camions américains. Juste un groupe de partisans belges qui se chauffent autour d’un feu de bois.

J’ai l’impression de n’avoir pas vu Claire depuis cinquante ans. Il ne faudrait pas se marier pendant une guerre, ou ne pas faire de guerre quand on vient de se marier. Elle me raconte la venue des Allemands, juste après mon départ en octobre 43, son incarcération en Belgique et en France, et aussi, le mécontentement du père sur le moment.

Maintenant, il est content. Il n’y avait pas beaucoup de résistants actifs dans la localité, et la famille est traitée en héros. Mais, car il y a un « mais », toute la famille et Claire souhaiteraient que je fasse carrière dans l’armée, puisque j’ai un grade convenable. Nous ne sommes pas du tout sur la même longueur d’onde. Au bout de deux heures, j’ai hâte de retrouver les copains. Je ne discute pas. Il vaut mieux passer une nuit agréable. Si, par hasard, je suis tué avant la fin, le problème sera réglé. Sinon, on verra plus tard. Le lendemain, je regagne Montmédy.

C’est officiel. Ce que j’appelle une capitulation est officiel. Il n’y a pas d’intégration des unités Delattre dans une grande armée populaire. Il va y avoir l’intégration de la colonne Fabien dans l’armée Delattre. Et il n’y aura homologation de nos grades que si nous acceptons l’intégration. Par contre, un officier ex-Vichyssois peut se rallier n’importe quand. Il a un grade « Ad Aeternam. » C’est un certificat d’aptitude professionnelle dont on connaît avec précision la date de l’épreuve : Mai-Juin 1940. Il paraît que nos compagnies ne seront pas disloquées. Nous n’avons, bien sur, aucune garantie. Beaucoup refusent de signer. Dans ma compagnie, c’est la majorité.

Et parmi ceux qui signent, la majorité le fait en pensant qu’elle n’a pas un choix véritable et qu’elle risque d’être mobilisée après demain. C’est surtout le cas des gars qui ont vingt ans. Et c’est pourquoi Guy Dramard signe. Max et Brantonne signent aussi. Ils n’étaient pas inspecteurs des renseignements généraux. Ils étaient des mômes qui ont porté quelques mois un vilain uniforme. Ils savent qu’eux ne seront pas vite pardonnés. Il faut qu’ils se couvrent encore de gloire. Et cette fois, ça ne sera pas comme dans les FTP. Ça sera homologué.

 

Retour à Paris

 

Des officiers PCF veulent me convaincre de signer. Si je ne signe pas, je laisse la place aux « culottes de peau. » Je réponde qu’en signant, je m’incline devant les « culottes de peau. » Ou j’en deviendrai un, ou je serai vidé après-demain, car ce sont eux qui commandent.

Plus tard, je réaliserai qu’ils ont trouvé une autre solution pour la colonne Fabien. Déjà depuis un certain temps, je déplorais de voir que nous commencions à agir comme les « culottes de peau » sous prétexte de limiter leur venue.

Un FTP de ma compagnie avait dit assez justement : « Des officiers sortis du peuple? Très bien ! A condition qu’ils ne restent pas trop longtemps absents ! »

Je ne signe pas et je rends mon tablier de lieutenant non homologué. Je suis seulement un peu surpris qu’on nous laisse un choix. En d’autres circonstances, j’aurais fermé la bouche et subi. Mais, étant donné le type d’armée que nous avions constituée dans la clandestinité et ensuite, compte tenu de ce que j’ai toujours expliqué à toute la compagnie, je ne peux pas signer ce que j’appelle une capitulation. Toute histoire ayant son côté amusant, j’ai reçu des lettres de ma famille et de ma chérie de jeunesse, étonnés ou ravis de me savoir lieutenant.

Par distraction sans doute, on me demande de vérifier si les gars qui ne signent pas n’emportent pas d’armes. Pas un sac sans bruit métallique. Je m’en moque d’ailleurs, mais je pose parfois la question : « pourquoi ? ». Réponse : « On ne sait jamais ! »

Avant de quitter la Lorraine, nous avons le plaisir de voir une partie de l’armée américaine en pleine action. Un GMC s’arrête. Le conducteur demande s’il y a des acheteurs de cigarettes. A 30 F le paquet. Il casse une caisse. Quand les clients se font rares, il baisse les prix: 20 Francs, puis 10 Francs. Il y a maintenant six ou sept caisses dans le fossé. Le conducteur et son copain expliquent que le camion doit être plein ou vide, mais pas entamé. Ils virent donc tout le contenu dans le fossé : boîtes de ration, tabac, etc.

Nous rentrons à Paris par petits paquets et par nos propres moyens. Avec Jo et deux copains de la Cie Guy-Mocquet, nous avons fait du stop aisé. Nous avions raflé en Lorraine un stock d’insignes nazis : (Front du travail, Hitlerjugend, etc) Pour un insigne, un Military-police arrêtait le premier camion américain et nous invitait à prendre place.

La première période à Paris fut déprimante. Je n’avais pas toutes les illusions de nombreux FTP, mais j’avais vécu trop intensément avec eux pour ne pas être écoeuré comme eux. N’étant pas à l’usine, nous avions, peut-être mieux l’occasion de voir à quel point l’Etat bourgeois se stabilisait. Un tas de hauts fonctionnaires « qui n’avaient fait que leur devoir », retrouvaient leur assurance après une certaine période de trouille.

Pensant qu’il était peut-être en prison, j’avais prudemment demandé à une dame ce que devenait son mari qui avait passé toutes ces années dans des sphères assez élevées du gouvernement de Vichy : « Il attend son quatrième galon ! » Il n’avait pas fait de politique d’ailleurs. Tout cela, n’était pas satisfaisant.

Des fonctionnaires avaient ordonné de livrer à Hitler tous les antifascistes réfugiés en France. Des gendarmes gardaient les camps de Drancy et Compiègne, antichambres des camps de la mort. Des magistrats avaient fait couper des têtes. Et tous ces fonctionnaires « n’avaient fait que leur devoir. »

On en arrivait à penser qu’il est parfois possible de convaincre un fasciste, mais pas un fonctionnaire d’autorité. D’ailleurs, nous en avions eu la preuve avec les miliciens qui avaient déserté pour passer dans nos rangs. Pas un policier interpellé n’avait agi de même. Le drame de l’Allemagne n’était pas seulement dans la bande de fous qui gouvernait, mais dans l’immense masse de fonctionnaires « consciencieux » qui n’avaient jamais manqué de bien graisser tous les rouages de la machine à exterminer.

Un petit noyau de la Saint-Just et de la Guy-Mocquet est resté ensemble quelque temps. Nous avons fait quelques descentes chez des collabos. Des collabos « économiques. Ils n’avaient porté aucun uniforme, ni écrit d’articles antisémites. En somme, ils avaient simplement mis des mines dans le sable et ne savaient sincèrement pas ce qui pouvait en résulter. Bien entendu, ces personnes n’avaient jamais leur fortune chez eux. Simplement de petits en-cas. Je n’ai jamais aimé fouiller. Des copains s’en chargeaient tandis que je bavardais avec l’industriel sur ses activités passées. Je me souviens que l’un m’a aimablement remercié parce que j’ai caché mon pistolet pour ne pas effrayer son petit garçon qui pleurait et que j’ai réussi à faire sourire en lui chantant un chant scout. Une autre fois, une dame d’un certain age, à qui je demandais le calme en lui disant « Perinde ac cadaver », m’a assuré que j’avais raté une vocation. Ma compassion ne fut pas toujours récompensée. Suivant des yeux un monsieur qui observait d’un regard inquiet la fouille effectuée par un copain, je le vis changer de mine quand le camarade récupéra sur le toit d’une armoire un sachet de cuir contenant quelques pièces d’or. Je compatissais vraiment au chagrin du citoyen et je lui dis : « Coup dur n’est ce pas ? » Il répondit : « Ne vous foutez pas de ma gueule. »

Avec les « en-cas », nous avons pu vivre un temps, expédier quelques colis à des copains militaires et publier quelques numéros d’un petit journal « 0hé Partisans », où nous jetions un dernier cri de colère. A l’époque, la presse de gauche parlait des « patrons patriotes » et des « trusts anti-patriotes ». Nous avons mis un slogan dans notre journal : « Quand un patron patriote rencontre un autre patron patriote, ça fait un trust antipatriote. » Paul Grimaud qui réalisa plus tard des dessins animés, nous avait donné un très joli croquis. On y voyait un prolétaire squelettique portant sur ses épaules un capitaliste assez dodu. Devant les personnages, l’ombre du bourgeois était énorme. Et ce dernier disait à l’ouvrier : « Marchons unis, mon brave, car je vois poindre au loin, l’ombre menaçante des trusts ».

Michèle Mestre qui fut en ce temps, ce qu’on nomme une penseuse trotskyste, avait dit avec mépris que notre petit journal était « un canard de boy-scouts ».

Plus tard, ses pensées la conduisirent à devenir une sorte de stalinienne de choc. Elle en arriva à soutenir dans son bulletin, que la débâcle des troupes soviétiques en 1941, était un effet du génie de Staline qui voulait entraîner les Allemands dans les plaines infinies de l’URSS Malheureusement pour elle, dans la période où elle écrivit cela, le journal de l’Armée Rouge se décidait à reconnaître que cette débâcle n’avait pas été voulue mais était le résultat de l’absurde politique de Staline.

Petit à petit le groupe se disloqua. Nous aurions fini par mal tourner. Certains, je suppose, devinrent totalement illégaux. On a bien vu, en certaines périodes exaltantes, des bandits devenir révolutionnaires. L’inverse se produit aussi en d’autres périodes.

Heureusement, il n’y eut pas que ceux là. L’un s’occupa d’envoi d’armes en Israël. S’il vit encore et s’il a observé l’évolution de cet Etat, il doit chercher à récupérer ses armes. Un autre partit en Yougoslavie. Deux cherchèrent des contacts avec les maquisards espagnols. Un, enfin, qui supportait très mal les espoirs avortés, se suicida. Je l’aimais bien, mais j’ai tout de même trouvé assez peu correct qu’il vienne m’emprunter un pistolet.

Peu après le retour de Lorraine, j’avais rendu visite aux parents de Guy Dramard. Il venait d’être homologué dans son grade et ses parents déploraient que je sois revenu. Impossible d’entreprendre une grande discussion. Guy m’écrivit parfois. Il disait que les gars de la colonne était restés groupés et que l’arrivée des « culottes de peau » avait été endiguée pour le moment. Et puis, ce fut un jour la terrible nouvelle. Guy venait d’être tué en Alsace par un obus de mortier. Un copain m’écrivait que M. Delattre de Tassigny semblait s’arranger pour faire passer les FTP au laminoir. Qui demande des comptes à un général ? Il avait trouve un moyen « légal » de régler le problème de la colonne Fabien.

J’allais voir les parents de Guy. Ils regrettaient que je ne l’aie pas plus incité à revenir avec moi. Que dire ?

Quelque temps après, un camarade écrivit que les trois chefs de la colonne : Lebon, Dax et Fabien avaient été tués. Aux uns, on avait dit qu’une patrouille allemande avait percé les lignes. Aux autres, on avait raconté que les trois chefs examinaient une nouvelle mine. Un copain m’écrivit pour dire qu’il pensait qu’ils avaient été assassinés. Je n’en fus pas surpris. La direction du PCF n’en fut pas étonnée non plus. Mais « union sacrée » oblige, il fallut vingt ans pour que l’Humanité publie cette hypothèse, sans qu’on ait pu parler d’élément nouveau qui aurait justifié un si long silence.

Longtemps après la libération, le journal du Parti Communiste Internationaliste continua à paraître quasi clandestinement. Pour beaucoup de camarades, c’était une sorte de nécessité, car ils ne croyaient pas en une période de démocratie bourgeoise. »

Ce fut le courant qu’on appela plus tard « droitier » (et qui le devint d’ailleurs dans une bonne mesure) qui lutta avec énergie pour que toute l’organisation s’oriente dans le combat pour « La Vérité » légale. Craipeau, Dalmas, Demazière, Parisot furent les plus actifs dans ce combat. Car ce fut un combat. Un journal ne pouvait, en principe, paraître que s’il avait une attribution de papier. Elle fut, plusieurs fois, refusée à « La Vérité. » L’union sacrée des gaullistes, du PS et du PCF se manifestait, tant dans la distribution des médailles que dans celle du papier. Il ne suffisait pas d’avoir lutté contre les nazis, il fallait avoir « soutenu les alliés. »

Ainsi, l’honnête ministre André Malraux refusa une attribution de papier au journal de notre parti. Bien plus tard, dans une réunion publique, ce monsieur n’acceptant pas une contradiction PCF, déclara qu’il accepterait un contradicteur trotskyste. Mais alors la période de flirt était passée, et il devenait de bon ton de jouer l’honnête intellectuel.

 

Hiver 44-45

 

Le front s’est stabilisé dans l’est de la France. L’armée allemande a le temps de souffler et de préparer l’offensive des Ardennes.

On explique que les alliés ont du stopper pour des questions d’acheminement du matériel. Cependant, dans le même période, l’Angleterre trouve assez de matériel et de moyens de transport pour expédier une division blindée dans une Grèce qui s’est libérée seule.

Dans ce pays, l’armée anglaise n’est pas venue combattre les Allemands. D’ailleurs, contre eux, elle aura, en tout et pour tout, dix neuf tués.

Dans son livre de souvenirs, l’ex-ministre allemand des armements, Sperr, fait état d’une conversation avec Hitler à cette époque :

- Hitler dit que, pour une fois, il y a une entente tacite avec les Anglais afin d’éviter que les rouges prennent le pouvoir en Grèce. La flotte anglaise ne fait aucune opposition à l’évacuation des îles grecques par les troupes allemandes.

Le Front populaire grec (EAM) contrôle tout le pays Les blindés britanniques n’occupent qu’un quartier d’Athènes. Les Anglais s’appuient sur quelques unités grecques qui étaient hier, très officiellement au service des nazis.

Pour « justifier » son intervention, tout en faisant plaisir à Staline, Churchill déclare que « la résistance grecque est trotskyste. » Si elle l’est, c’est sans le savoir, car des groupes staliniens ont massacré 90 % de l’organisation trotskyste. Mais la direction stalinienne ne va pas se contenter de cela Elle va tuer ou trahir les chefs de partisans qui n’acceptent pas le compromis pourri mijoté entre Staline et Churchill :

- La Hongrie est blanche ? Ça ne fait rien. Tu l’auras !

- La Grèce est rouge ? Ça ne fait rien. Je la prends.

Et la guerre avait commencé, paraît-il pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes !

L’hebdomadaire du PCF dirigé par Courtade et Hervé « Action » écrit que dans un « soucis démocratique » l’EAM a accepté de ne pas prendre le pouvoir seule, alors qu’elle contrôlait tout le pays

En fait, à partir du moment où elle accepte de rendre les armes, l’EAM n’a plus de pouvoir du tout.

En France, tous les gens « de gauche » qui clament que la cause des alliés est « une et indivisible », se gardent bien de se poser des questions sur le sort des partisans grecs tués par les mitrailleuses britanniques.

A Paris, peu après un meeting trotskyste à Montrouge (le premier, je crois), au cours duquel j’étais intervenu, j’allais rendre visite à Simone Boisson qui était devenue maire adjoint du PCF dans le 20ème arrondissement.

Simone me dit d’abord : « félicite-moi, j’ai la médaille de la Libération et la croix de la Résistance ! » (ou le contraire, je ne sais plus.) C’est toujours l’occasion de boire un coup. Simone me raconta ensuite une histoire plus intéressante. Mon nom étant tombé dans une conversation entre elle et Raymond Bossus, maire PCF du 20ème, ce dernier avait déclaré : « Calvès est un hitlérien ! » Simone se récria : « Ne dis pas de bêtises. Il n’est pas d’accord avec nous, mais c’est lui qui m’a fait rentrer dans la compagnie Saint-Just. »

Bossus répéta, d’un ton sans réplique : « Je te dis que c’est un hitlérien ».

C’était pourtant clair! Mais elle s’obstina à ne pas comprendre. Ça donnait le ton que la direction du PCF était en train d’adopter. Si les copains ne furent pas assassinés par dizaines, ce n’est pas la faute de braves militants du genre Bossus.

Aussi, aujourd’hui, quand les dirigeants du PCF affectent de déplorer les procédés de Staline, il y a au moins les trotskistes qui peuvent rigoler doucement.

Bien entendu, je revis parfois Simone. Elle rompit avec le PCF au moment de l’affaire Marty. Depuis bien longtemps, elle était écoeurée, mais ne dépassait pas, hélas, sa déception.

Elle me raconta une fois une très jolie histoire sur la nouvelle morale rigide introduite par madame Jeannette Vermersch :

Dans un coin de banlieue, une « jeune fille de France » se trouva enceinte. Gros scandale ! Réunion. Certains voulaient l’exclure. Il y eut tout de même des protestations, et un compromis : «la fille fut mutée aux « Femmes françaises » !

Avec quelques copains FTP, j’ai été au grand meeting du Vel-d’Hiv, où Thorez allait annoncer le nouveau tournant. Nous avions toujours notre pistolet sur le ventre, habitude que nous avons gardée quelque temps.

Désagréable surprise ! A l’entrée de la salle, des types tâtaient les arrivants. Heureusement qu’il y avait foule et que le « tatâge » était très sommaire sinon, on pouvait très bien fabriquer un complot trotskyste contre le « chef aimé »

Ce dernier arrivait en quelque sorte dans les bagages de De Gaulle lequel s’était rendu à Moscou signer un pacte Franco-soviétique qui ne l’engageait pas à grand chose.

En échange, Staline, par la bouche de Thorez, accordait ce que De Gaulle n’avait pu obtenir seul: la liquidation du deuxième pouvoir en faveur de la bourgeoisie. « Un seul Etat. Une seule armée. Une seule police ! »

Doit-on préciser que ces éminences savaient parfaitement que Papon et Cie se portaient fort bien.

En somme, on enterrait deux fois les martyrs de la Résistance.

On avait vu toutes les sortes de trahisons dans le mouvement ouvrier. On avait vu, en Espagne, des ministres « de gauche » refuser d’armer le peuple. On avait vu des « socialistes » allemands utiliser des corps francs réactionnaires pour massacrer les Spartakistes. On voyait, à présent, des dirigeants ouvriers faire rendre les armes à l’ennemi.

Le délire anti-trotskyste était bien utile dans cette période. Il visait moins une toute petite organisation que tous les militants qui se risquaient à critiquer la « ligne » de Thorez. Ils devenaient des « provocateurs ».Tout était permis contre eux.

Tout était permis également contre les militants communistes qui osaient dire qu’aucun congrès du PCF ne s’était prononcé sur la question du désarmement et que Thorez était arrivé de Moscou avec sa déclaration dans la poche.

Bien sûr, beaucoup de militants candides disaient, comme jadis : « C’est une tactique » et, dans l’intimité, énuméraient les armes qui étaient cachées. Quelle candeur ! De Gaulle et sa police savaient cela. En toute période, il y a des citoyens qui gardent des armes. Ce qui importait, c’est que le double pouvoir était liquidé.

Jusqu’alors, dans chaque arrondissement, il n’y avait pas simplement un commissariat de police, mais un local des « gardes civiques » en armes. A présent, il y avait le pouvoir de la police, un point, c’est tout. La récupération de quelques centaines de fusils serait une question de temps.

J’étais venu à ce meeting, en pensant bêtement que Thorez parlerait de ses années d’exil. Un mystère m’a toujours intrigué. Comment Thorez est-il passé à Moscou en 1940 ?

On peut supposer qu’un cargo soviétique est passé en Belgique au début de 1940. Si cela était, Thorez aurait pu en parler sans gêne. Il est facile de contrôler les mouvements dans les ports belges à tout moment.

La femme de Thorez questionnée, trente ans après, déclare que son mari ne lui avait jamais parlé de son voyage. Couple hautement politique qui ignorait les futilités ?

Il y a toutes les chances pour qu’il soit passé à travers l’Allemagne nazie. Si choquant que cela soit, ça ne l’est pas plus que la livraison aux nazis de communistes allemands réfugiés en URSS.

Me voici pour un temps tenant la permanence du PCI rue Daguerre. Une sorte d’atelier de peintre donnant sur une cour où des poulets (des vrais) cherchent leur pitance. Il commence à y avoir un nombre négligeable de visiteurs, avec, sans doute, quelques agents du PCF et de l’Etat.

La guerre est finie. A l’ouest, depuis l’offensive Rundstedt, il n’y a pas eu de grandes batailles. Dans la Ruhr, 300 000 Allemands d’un seul coup, ont mis bas les armes. Pour reprendre une vieille formule, ne pouvant voter contre la guerre d’une autre manière, ils ont voté avec les pieds.

Mais, à l’est, la bataille fit rage jusqu’à la chute de Berlin. Les plus combatives unités nazies étaient là, mais aussi la fuite des populations devant l’armée soviétique apportait de l’eau au moulin de Goebbels qui clamait : « La lutte ou la Sibérie. »

Par bribes, on apprendra les très nombreux viols effectués par les soldats de Staline. Il faut tenir compte du fait que ces soldats ont souvent fait le long chemin de Stalingrad à Berlin à travers des milliers de villages et de villes brûlés par les nazis, avec dans les yeux la vision de milliers d’êtres humains martyrisés par les SS. Cependant, il faut noter deux choses :

- D’une part, ce sont toujours de petites gens qui paient les frais des crimes nazis.

- D’autre part, et divers documents en témoignent, ce ne sont pas les troupes de choc soviétiques qui se livrent à des atrocités, mais la horde qui suit les combattants d’avant garde. Cela n’est pas surprenant. Nous avions déjà vu en France que les brutes et les tondeurs de femmes se recrutaient, essentiellement, chez les « résistants du mois de septembre ».

Enfin, le pire violeur est un petit enfant, si on le compare à l’écrivain Ehrenbourg qui déclarait chaque jour dans la presse soviétique : « Prenez les femmes allemandes comme un butin. »

Il fut obéi et plus qu’obéi, puisqu’en traversant une partie de la Yougoslavie, des soldats soviétiques violèrent aussi nombre de femmes « alliées. »

Au point que les dirigeants communistes yougoslaves se plaignirent à Moscou. Staline répondit à Djilas: « Des soldats qui ont tant souffert doivent pouvoir s’amuser un peu. »

C’est ainsi que ce « grand humaniste » jugeait les viols !

Le sinistre Hitler a décoré des jeunes nazis de seize ans Il les a renvoyés au combat avec des encouragements. Puis il s’est marié et suicidé, tandis que des milliers d’hommes mouraient encore assez longtemps après la disparition de celui qui s’intitulait « le guide. »

Dans le nord de l’Allemagne, l’amiral Donitz, promu führer par Hitler mis bas les armes devant les Britanniques. Cependant, il a demandé et obtenu que le commandement anglais rende le nombre d’armes nécessaires pour fusiller une douzaine de soldats allemands déserteurs.

Un yougoslave sur dix a été tué. Peut-être le même pourcentage en URSS. Plus de vingt millions de soviétiques. Toute la Russie d’Europe est un champ de ruines. La théorie stalinienne sur la possibilité de réaliser « Le socialisme dans un seul pays », c’est à dire indépendamment de l’entourage capitaliste, vient de prendre un coup terrible. Les bases matérielles du socialisme sont bien détériorées, mais à partir de ce recul il y a encore de beaux jours pour la bureaucratie.

Bientôt, des spécialistes américains établiront qu’avec le coût de la deuxième guerre mondiale, il aurait été possible de donner à chaque famille sur la terre, une maison, une auto et dix années de ravitaillement.

Les déportés survivants reviennent et on commence à réaliser vraiment l’horreur des camps nazis.

Entendant longuement parler d’Auschwitz, je pense soudain à un numéro de « La. Vérité » clandestine. C’était, je crois, un numéro de 1942. Un copain retrouve un exemplaire. Il y avait un article écrit par un des rarissimes évadés de ce camp. Il y était décrit exactement ce dont on parle maintenant. Mais alors, pourquoi ne m’avait-il pas frappé davantage ? C’est affreux ! Ce qu’on ne sait pas avec sa peau et ses os, on ne le sait pas.

Il est plus que certain que si chacun avait imaginé la vérité sur ces camps, des centaines que milliers d’hommes auraient cherche à tuer par tous les moyens le policier qui venait les arrêter. Peut-être même que beaucoup de policiers français auraient agi différemment.

Mais le grand public veut encore croire que le dernier cantonnier allemand savait ce qu’ignoraient des policiers.

Il aurait, sans doute, dû le savoir dans un régime où n’existait aucune liberté de presse, alors que des centaines de milliers de parisiens ignorent encore que des dizaines d’algériens ont été noyés et massacrés en 1962 dans ce Paris où la presse est « libre », alors que des millions de français ignorent encore que dix hommes, femmes et enfants ont été écrasés et tués par des policiers dans la bouche du métro Charonne. Je dis bien « ignorent », car qu’ont-ils fait pour le châtiment des assassins ?

Que pouvaient-ils faire? Un peu plus, à priori, sous un régime « démocratique » que le cantonnier allemand sous Hitler.

Les copains survivants sont revenus. De Brest, Gérard Trévien m’écrit et me raconte les derniers jours de Yves Bodénès, tué par un kapo au camp de Dora en mars 1944. Il m’apprend la mort de Georges Berthomé à la fin des camps. Plus tard, il ne dira qu’il apprit à la prison de Rennes que dix soldats allemands du groupe de Robert Cruau avaient été fusillés, et sans doute après des tortures.

André Floch est mort au camp aussi. André Darley est revenu mais doit passer une longue période à l’hôpital. Henri Berthomé est rentré. Eliane Ronel et Marguerite Métayer sont revenues de Ravensbrück. Anne Kervella est sauve. Quand elle fut arrêtée, elle venait d’être recrutée par Cruau et n’avait aucune formation politique. Elle ne donne plus signe de vie.

J’ai questionné des copains, mais aussi des militants staliniens. Tous ont dit : « Dans les camps, les pires étaient les Polonais. » C’est sûrement vrai.

Mais c’est tout de même assez curieux, car, dans la même période, pour un français dans la Royal Air Force, il y avait dix polonais. Pour quelques petites unités gaullistes, il y avait un forte armée polonaise sous les ordres du général Anders. Et, par rapport à l’insurrection de Varsovie, celle de Paris ressemble à une bagarre à la sortie d’un bal. Où est l’explication ?

Il ne semble que la Pologne, toujours écrasée entre deux grands, n’a jamais nu se payer le luxe de gentils petits citoyens ordinaires comme le Français moyen. Entre le marteau et l’enclume, la Pologne ne pouvait donner que de l’acier trempé et des scories ; des héros et des salauds.

Maintenant que les armes ont été rendues, nous allons avoir une belle constitution et le programme du Comité National de la Résistance ne sera jamais appliqué.

A peu prés cent ans avant, Ferdinand Lasalle et les marxistes avaient expliqué ce qu’est une Constitution : Un simple document qui consacre un rapport de forces à un moment donné dans un pays. Lasalle notait que, lors des événements de 1848 en Prusse, le roi ne s’était pas occupé de modifier la Constitution. Il avait « tout le temps » pour cette « formalité », mais il s’empressa de « faire rendre les armes que le peuple détenait », car « les armes étaient un morceau très important de la constitution ».

Aujourd’hui, la bourgeoisie peut être prodigue de bonnes paroles. L’essentiel est acquis. Le préfet de police de Paris a même félicité les gardes civiques de leur « sagesse. » Le journal réactionnaire l’Aurore aussi.

Jadis, le vieux socialiste allemand Bebel avait coutume de dire : « Quand un ennemi me félicite, je me demande quelle bêtise j’ai faite ! » Cent ans avant, le vieux Blanqui écrivait : « Qui a des armes, a du pain. On se prosterne devant les baïonnettes, on balaie les cohues désarmées. Mais pour ceux qui se contentent de promenades dans les rues et de plantations d’arbres de la liberté, il y aura de l’eau bénite d’abord, des injures ensuite, enfin de la mitraille. Que le peuple choisisse ! » Il y a déjà l’eau bénite du préfet. Les injures ne tarderont pas. Et les mineurs connaîtront bientôt la mitraille des CRS envoyés par un ministre socialiste.

Pour l’instant, nous avons même une majorité parlementaire « de gauche ». Mais, quel est ce trotskyste qui écrivait en 1934 : « Cette République là, ne change pas de visage selon que le ministre est plus ou moins teinté de rouge. C’est la République bourgeoise » ? Il s’agit de Vaillant Couturier dans « l’Humanité » !

Certains nous diront plus tard : « Si le PCF avait pris le pouvoir, vous auriez subi le sort des oppositionnels de Pologne, de Hongrie, etc ; et au sein même du PCF, plus nombreux encore auraient été les fusillés, les Marty, Tillon,... Souhaitiez vous donc cela ? »

Le problème est mal posé. On peut y répondre de diverses façons. Sans la révolution française, Robespierre aurait peut-être vécu soixante dix ans. Mais la Révolution française ne se juge pas sur la mort de quelques centaines ou milliers de révolutionnaires, il faut retenir d’autres détails. Par exemple, se souvenir que jusqu’en 1789, trois mille pauvres diables, étaient, bon an mal an, roués en place publique, entre autres monstruosités.

C’est vrai, on peut faire des pronostics à peu prés précis sur les chances de vie des oppositionnels sous un règne de Thorez-Duclos. Mais il y a une chose dont on est encore plus sûr, parce qu’elle s’est réalisée sous des gouvernements « socialistes » ou MRP, c’est la mort de centaines de milliers de vietnamiens et de malgaches, la mort d’un million d’algériens et de quelques dizaines de milliers de français. Quand on sait tout cela, il faut un certain manque de pudeur pour estimer « qu’on l’a échappé belle. »

Mais la vraie réponse est ailleurs. Le PCF, tel qu’il était, ne pouvait pas prendre le pouvoir. Il est très significatif que, dans les périodes où, il s’est trouvé brimé, traqué, son comportement à l’égard des trotskystes fut sensiblement meilleur que lorsqu’il était en bons termes avec la bourgeoisie.

Un parti ouvrier ne « prend pas le pouvoir ». Il impulse et anime le mouvement des masses populaires. Pour cela, il faut qu’il soit animé, lui-même, d’une grande vie démocratique.

Le Parti Bolchevik ne « prit pas le pouvoir ». En pleine période de lutte, la vie démocratique fut intense. Lénine fut parfois en minorité. Zinoviev écrivit des articles hostiles à la ligne définie et il ne fut pas exclu. Au sein des conseils d’ouvriers et de soldats, dans des débats houleux où s’expliquaient socialistes et anarchistes, les bolcheviks répétaient : « Tout le pouvoir aux Soviets ». Et dans le pays entier, ce furent les soviets et non un parti qui prirent le pouvoir. L’évolution ultérieure est un autre problème lié au retard culturel et économique de la Russie, ainsi qu’à l’échec de la révolution dans les pays « avancés ». Dans l’hypothèse d’un parti communiste s’orientant vraiment vers un changement de régime et appelant les conseils ouvriers et paysans à se constituer, puis à assumer les tâches de direction dans le pays, les trotskystes auraient été dans un tel parti.

Mais un parti qui ne respecte pas le droit de tendance est finalement impuissant, même si devant un regard superficiel, il donne l’impression d’un bloc. Les problèmes existent toujours, et, en ce cas, ils se règlent à coups d’exclusions et de calomnies, quand ça n’est pas à coups de fusils.

Réciproquement, si un parti connaît des exclusions fréquentes, sans jamais de raisons officiellement politiques, mais avec des arguments tels que « flic », « voleur », « provocateur », on peut être assuré que ce parti n’a pas de vie démocratique interne. Tous les cotés négatifs du PCF sont donc en réalité, des aspects « contre-révolutionnaires. » Et c’est pourquoi il ne peut être question qu’il « prenne le pouvoir »

Celui qui est petit peut grandir, à travers même beaucoup de maladies, mais celui qui fut grand, qui eut un million d’adhérents dans un pays de quarante millions d’habitants, celui la ne fera jamais la révolution socialiste.

Bien entendu si, à la suite de circonstances historiques déterminées, l’armée soviétique était venue jusqu’en France et avait placé Thorez « au pouvoir », il y aurait eu des persécutions contre les oppositionnels... et de nombreux membres du PCF. Mais il faudrait beaucoup de malhonnêteté intellectuelle pour dire, en ce cas, que c’est le PCF qui « aurait pris le pouvoir ».

En dépit de ses déformations bureaucratiques, seul en Europe, le Parti Communiste yougoslave, appuyé par une armée de partisans, détruisit le vieil appareil d’Etat. C’est aussi le seul qui ne connut pas les liquidations affreuses qui se produisirent dans tous les pays où Staline plaça une équipe gouvernementale. C’est aussi le seul qui pouvait faire coexister des peuples aux traditions historiques si diverses. Les antagonismes n’ont tous pas disparu, bien sûr, mais, sans être très calé en histoire, on peut affirmer que la Yougoslavie de 1947 est un paradis, comparée à celle des nationalistes serbes et croates. Songeons simplement que, dans leur souci d’éliminer les Serbes orthodoxes, les très catholiques collabos croates étonnèrent même les nazis par leur cruauté.

Un camarade qui lit ces feuilles au fur et à mesure de l’écriture, me dit qu’il manque un prénom à l’amour de ma jeunesse et estime aussi qu’il faudrait dire quelques mots sur la fin de cette histoire. Elle s’appelait Hélène et habitait maintenant Paris avec sa famille. Elle ne sembla pas très surprise d’apprendre que je n’étais plus du tout lieutenant, mais, en 1945, me donna signe de vie à intervalles très irréguliers.

Je fis connaissance d’une certaine Alice et j’avais rendez-vous avec elle dans un bistrot du quartier latin. Hélène parut dans ma chambre après un silence de deux mois, très souriante et enjouée. Je lui déclarais que je n’étais pas à sa disposition et que je me préparais à voir une jeune fille. Hélène ne se démonta pas du tout et annonça qu’elle m’accompagnerait. Elle était agaçante ! Adorable mais agaçante !

Cependant, elle accepta de m’attendre à la sortie du café afin que je prépare Alice à une promenade à trois. Ainsi, j’eus la possibilité de lui dire que j ‘étais marié et séparé depuis quelques temps. Alice surmonta sa surprise. Je ne sais plus ce que je lui dis à propos d’Hélène. Bref, nous fîmes une petite promenade sur les quais de la Seine. Hélène ne manqua pas de s’enquérir de la santé de ma femme. Me tournant vers Alice, je me félicitais de ma franchise. Hélène fit mine de s’excuser : « J’avais oublié que quelqu’un nous accompagnait. »

A cours de conversation, je proposais une séance de cinéma. Placé entre les deux filles, j’embrassais plusieurs fois Alice pour embêter Hélène. A la sortie du cinéma, elle ne fit aucun commentaire et me dit seulement : « Adieu André. » Je ne l’ai jamais revue. Un grand morceau de jeunesse s’en allait. Nous nous serions sans doute fâchés un jour.

 

Stalinisme et « Hitléro-trotskistes »

 

Une partie de l’année 1946, j’ai tenu la permanence du PCI. Un certain nombre de salariés commençaient à protester contre le blocage des salaires qui accompagnait le « Retroussons les manches ! »

En conséquence, la direction du PCF déchaîna sa propagande contre les « Hitléro-trotskystes » qui osaient réclamer l’échelle mobile des salaires. La presse PCF n’hésita pas à écrire que ce mot d’ordre était « hitlérien » et que la grève était « l’arme des trusts. »

Quand les rotativistes se lancèrent dans l’action, le responsable PCF, Pierre Hervé, les insulta : « Ont-ils refusé d’imprimer les listes d’otages pendant l’occupation ? »

En fait, la direction du PCF commençait à avoir quelque mal à justifier sa position de collaboration de classe.

Au fil des jours, l’appareil d’Etat bourgeois reprenait de l’assurance. Pendant une certaine période il s’est interrogé sur les profondes intentions de Staline et donc sur celles du PCF.

Face à cet éventuel danger, gaullistes et vichyssois ont fait un front commun. Ce qui n’empêchait pas les petites haines.

A Toulon, lors d’une quelconque cérémonie, le commandement ordonna : « Les Français à droite. Les étrangers à gauche. » Les « étrangers » sont les marins des forces navales françaises libres qui ont combattu sur tous les fronts tandis que leurs collègues sabordaient la flotte. A présent, au nom, de la discipline, le quartier maître gaulliste doit se mettre au garde à vous devant le capitaine de corvette qui, comme dit l’Humanité est « un officier honnête trompé par Vichy. »

Bon nombre de ces « officiers honnêtes » ne portent d’ailleurs pas l’Allemagne dans leur coeur. Ils n’ont pas eu besoin des nazis pour haïr les juifs et ils n’ont jamais estimé que les « droits de l’homme » pouvaient s’appliquer aux peuples d’Afrique et d’Asie. D’ailleurs, qui les inciterait à penser autrement ?

Sûrement pas André Marty qui dans son souci de voir une forte armée française participer à l’effort des alliés, s’impatientaient des lenteurs du recrutement en Afrique du Nord et écrivait en 1943 : « Les Kabyles peuvent faire d’excellents mitrailleurs »

Sûrement pas Maurice Thorez qui, dans ses meilleurs moments émit l’idée que l’Algérie peut être « une nation en formation » ... tout en soutenant que les nationalistes algériens, tunisiens, etc, ne sont que des agents de Hitler !

Thorez déclara : « Les progrès de la démocratie dans le monde permettent d’envisager pour le socialisme un autre chemin que celui qui fut suivi par les bolcheviks en 1917. En français clair, il ne peut s’agir que de la voie parlementaire. En conséquence, lorsque le PCF réussit à obtenir la voix d’un français sur trois, il demanda, fort logiquement un des trois ministères clés dans le gouvernement. Ces ministères sont ceux de l’intérieur, de la défense nationale et celui des affaires étrangères. Ils les lui furent refusés. Le militant le plus candide put se demander : « Dans cette société, y a-t-il quelqu’un de plus puissant que le suffrage universel ? » Dans un moment de colère, Pierre Hervé écrivit dans l’Humanité : « Le monde n’est pas né en 1940, à l’appel d’un général élevé par les jésuites. »

Il se fit taper sur les doigts. Bien que la voie parlementaire fut bouchée, il n’était pas question de revenir à Lénine... surtout après avoir désarmé les forces populaires.

Le PCF s’inclina. La bourgeoisie intéressée à lui permettre de sauver la face devant les électeurs, accepta de diviser le ministère de la défense nationale en deux morceaux. Le plus important, celui du contrôle des cadres fut confié à un bien pensant. Le PCF obtint la partie « armement » celle qui consistait à visiter les usines pour demander aux ouvriers de « retrousser les manches. »

Quand un homme de gauche, « socialiste » ou « communiste » obtient un poste dans le cadre de la société bourgeoise, ce poste ne sert que de poudre aux yeux pour les masses populaires. Jamais ce poste ne peut être utilisé contre les intérêts de la classe dominante.

Charles Tillon fut, un temps, patron de l’aviation. On ne peut l’accabler parce que cette aviation bombarda les peuples coloniaux à Madagascar, à Sétif et Guelma. Son seul pouvoir, illustré par une photo d’un de ses ouvrages était de montrer à des apprentis comment on se sert d’une lime. Sa faute était de laisser croire aux ouvriers qu’ils avaient, à travers lui, franchi un barreau sur l’échelle qui mène au pouvoir.

Tout de même, il devenait de plus en plus difficile de subir des affronts de la part de l’état bourgeois et de continuer à clamer aux mineurs que « par leur travail, on aboutirait à une république sociale » (Victorin Duguet)

Devant ces difficultés, la direction du PCF devait empêcher que le mécontentement se cristallise dans une autre organisation. D’où les débordements de haine anti-trotskyste et les accusations les plus folles dans l’Humanité.

Je me souviens qu’un jour, une lettre arriva à notre permanence : « Marty organise une réunion pour les flics dans le 13ème. Voulez vous lui porter la contradiction ? » Signé : « Un groupe de flics sympathisants » Nous étions plus que sceptiques sur l’existence d’un groupe de flics sympathisants de la IVème Internationale. Cependant, notre camarade Marguerite Usclat, rescapée de Ravensbrück, se rendit à cette réunion. Devant plus de 2000 flics, André Marty exposait le programme du PCF et n’oubliait pas d’exiger des primes de risque pour la police. Quand il termina, Marguerite demanda la parole. « Par qui êtes vous mandatée ? » Elle remit la lettre au bureau et déclara qu’elle était militante trotskyste. Après quelques injures contre les « hitléros-trotskystes », la déportée de Ravensbrück fut éjectée de la salle sous les yeux indifférents de flics « républicains » dont quelques spécimens avaient sûrement contribué, peu auparavant, à rassembler les juifs au Vel-d’Hiv pour les livrer aux bourreaux nazis.

Le lendemain, on pouvait lire dans l’Humanité : « Une dame de la D.G.E.R. tente de jeter le trouble dans une réunion organisée par notre camarade André Marty pour la police. Une lettre trouvée sur elle émanait du comte De Wavrin, alias colonel Passy. »

Hier, le chauvinisme contre les « races inférieures » était un bon ciment pour unir les Allemands autour de Hitler et les empêcher de se poser des questions sur la fortune de Goering et Cie. Aujourd’hui le chauvinisme « anti-boches » (Les Allemands étant devenus, à leur tour, une sorte de race inférieure) est un bon ciment pour faire oublier aux ouvriers français le blocage des salaires. Chez Renault, des ouvriers sont licenciés pour avoir parlé ou donné un peu de tabac à des prisonniers allemands employés dans l’usine. Assurée de l’appui du syndicat, la direction Renault annonce le licenciement de tout ouvrier conversant avec un prisonnier allemand.

A la suite d’une réunion publique du PCI à Puteaux (réunion qui curieusement, s’est déroulée sans bagarre) je rencontre Denise, la plus agréable militante qu’il m’ait été donné de connaître.

Nous vivrons quelques mois dans une petite chambre de St Ouen. Puis, je retournerai en Bretagne. Denise et moi nous sommes quittés sans la moindre fâcherie. Je ne me l’explique toujours pas.

Les grandes campagnes électorales commençaient. L’organisation décida que nous présenterions une liste dans le Finistère

Une vingtaine de camarades militants et sympathisants, se crevèrent littéralement en collant des affiches dans tout le département et en organisant des réunions qui se terminaient très souvent par des bagarres. Les bagarres avaient d’ailleurs parfois lieu au début de la réunion. Nous présentions un programme : Du travail et du pain pour tous ; contre le blocage des salaires ; contre les guerres coloniales ; contre la collaboration des partis ouvriers avec les partis bourgeois.

La direction du PCF ne répliquait jamais sur ces points, mais toujours par une dénonciation des « hitléros-trotskystes » et par le sabotage de nos meetings.

A Brest, le spécialiste de la lutte anti-trotskyste, fut le stalinien Henri Menès, ouvrier de l’arsenal, déporté politique, militant courageux, mais d’un niveau intellectuel très très bas.

Dans chaque réunion, il arrivait et annonçait : « Je vais vous dire qui sont ces individus. Ce sont des hitlériens ! » Puis il développait en citant quelques petites phrases de nos journaux, sur la nécessité de la fraternisation prolétarienne, sur notre dénonciation de « la responsabilité collective du peuple allemand » chère au PCF. Aux yeux de Menés, cela prouvait que nous étions des fascistes. Dans un élan il n’hésita pas à déclarer : « Ils se disent internationalistes, mais ils ne sont même pas nationalistes ! » Difficile de répondre à cela ! Mais, après tout, j’ai bien entendu une brave militante clamer dans un meeting : « Si on les écoutait, ça serait la révolution ! »

Nous connaissions maintenant notre Henri Ménès par coeur. Pour sa part, à présent, il se contentait de paraître à la fin de nos meetings pour exiger la parole et annoncer : « Je vais vous dire qui sont ces individus... »

Donc, un certain jour, Gérard Trévien et moi, partîmes pour Landerneau où deux à trois cent personnes nous attendaient dans une cour d’école.

Nous avons commencé la réunion en déclarant qu’au vu de la masse de calomnies déversées contre nous, nous avons jugé, ce soir qu’il était moins utile de parler de notre programme que de raconter l’histoire de la cellule trotskyste de Brest et du destin des camarades Bodénès, Cruau, Berthomé, etc, ainsi que celui des copains allemands.

Pendant deux heures, nous avons parlé devant une foule attentive. A l’appel de la contradiction, Ménès qui venait de surgir, lança son classique : « Ces individus sont des hitlériens ! » La foule éclata de rire. Ménès perdit le contrôle de ses propos et lança :

- « Ils ont eu des gars arrêtés par la Gestapo, mais pourquoi? Parce qu’ils fraternisaient avec les bôches ! »

Ménès partit assez mécontent.

La réunion était terminée depuis longtemps, et Gérard et moi, dans la cour de l’école, apprenions « La Varsovienne » à un groupe de jeunes.

Les chants prolétariens étaient une de nos forces à l’époque où la direction PCF faisait chanter aux jeunes: « Nous rebâtirons notre beau pays. Nous l’avons juré. Nous l’avons promis… »

Un soir, trois ou quatre copains partirent dans un bled au nord de Brest avec l’intention de porter la contradiction à un candidat PCF. Devant deux cent personnes, le gars parlait, applaudit uniquement par un homme en tenue de facteur. Nous étions dans ce qu’on appelle « la terre des prêtres ». Très vite il nous parut qu’une contradiction était inutile. Surtout quand un copain parlant breton nous traduisit les propos de vieilles femmes qui étaient devant nous : « Il parlera moins, celui là, quand il sera en enfer ! »

Un paysan qui avait été responsable FTP nous écrivit pour dire qu’il était d’accord avec nous quand nous estimions que la direction du PCF avait trahi le mouvement ouvrier en désarmant les unités populaires. Or, dans une réunion, un instituteur stalinien, à bout d’arguments, déclara qu’un certain trotskiste dont il donna le nom, avait gardé des armes. Naturellement, nous l’avons traité de calomniateur. C’était en fait, bien pis. Il était un dénonciateur car il savait, tout comme nous, qu’il y a des flics des « Renseignements Généraux » dans chaque réunion.

Le soir même, nous filions chez notre paysan qui conservait une impressionnante quantité de plastic. Cet explosif fut enterré dans divers talus et il est peut-être, aujourd’hui, transformé en terreau. Toutefois, le gars conserva quelques paquets. Le plastic est excellent pour allumer un feu, même avec du bois mouillé.

Il devait conserver le plastic au-dessus de la cheminée et non au bas, pour l’excellente raison que son fils de trois ans avait la fâcheuse habitude de mâcher de petits morceaux comme du chewing-gum. Au mur de la ferme, il y avait un pistolet allemand et une carabine. En dépit de toutes nos explications, notre sympathique camarade ne voulut pas cacher ces armes, sous prétexte qu’il les avait prises « personnellement » aux Allemands.

Le lendemain matin, les gendarmes étaient sur les lieux avec des prisonniers allemands munis de détecteurs de mines. Ils vidèrent la fosse à purin parce qu’une barre de fer se trouvait dans le fond. Carabine et pistolet furent confisqués. Après passage au tribunal, notre gars s’en tira avec une simple amende, pour l’excellente raison que divers témoins (paysans membres du PCF) attestèrent qu’une foule innombrable avait gardé des armes en remplacement des fusils de chasse confisqués naguère par les occupants.

Nous avons tenu une réunion dans la localité du copain. Nous pensions pouvoir parler de notre programme, mais le destin en décida autrement. Toute la soirée fut une polémique entre le camarade qui avait été chef des FTP et son lieutenant qui était à présent, responsable PCF.

Lors de la libération, les FTP engageaient le combat contre les Allemands qui occupaient la localité et disposaient d’armes lourdes. L’aide des Américains fut sollicitée. Mais, sans eux, les FTP triomphèrent. Notre camarade détacha son lieutenant pour demander aux Américains d’annuler leur intervention. La démarche fut-elle entreprise assez rapidement ou les Américains n’en tinrent-ils aucun compte? Toute la question était là.

Ce qui est certain c’est que les avions US vinrent semer la mort dans une petite ville qui fêtait sa libération. Dans le Finistère ce ne fut pas d’ailleurs la seule localité où l’aviation américaine vint tuer cinquante civils pour débusquer un seul tireur allemand.

La réunion ne fut qu’une violente discussion entre l’ancien commandant FTP et son lieutenant, chacun ayant ses partisans dans la foule. La réunion SFIO prévue pour la même heure ne put commencer que quand la notre se termina. Et, bien sur, nous allâmes chez les socialos porter la contradiction.

Dans cette période les calomnies staliniennes furent très variées

Il faut réaliser que longtemps après la guerre mondiale, le ravitaillement demeura très difficile. La ville de Pleyben manquait de pain. Un camion de farine fut intercepté. La cellule PCF, après quelques hésitations décida d’aller consulter le trotskyste local sur la conduite à tenir. Le trotskyste en question était le camarade Alain Le Dem, bourrelier-sellier à Pleyben. Il conseilla de répartir cette farine dans les boulangeries. Ce qui fut fait avec enthousiasme.

Les autorités dépêchées dans la ville furent éjectées par la population. Il en fut de même d’un secrétaire fédéral PCF qui reçut un coup de pied au derrière. Il prétendit, plus tard que ce coup de pied était trotskyste. En fait, il est à peu prés certain que ce coup de pied était PCF. Bien qu’en certaines circonstances un militant PCF puisse se sentir une âme trotskyste.

Quoi qu’il en soit, la propagande PCF soutint que cette farine était destinée à Quimper et que les pauvres gens de cette ville avaient été privés de pain par « le président de la république autonome de Pleyben », « l’affameur Alain Le Dem ».

Vu de loin, tout cela peut sembler amusant. Mais, de Concarneau à Brest, des coups, des crachats. Ce fut assez pénible.

Parfois une variante. Au Pont de Buis, le PCF avait distribué des sifflets à roulette.

Parfois aussi un grand silence. Le camarade Roland Filliatre venu de Paris pour nous aider, commença son discours par un salut aux camarades antifascistes allemands tués par les nazis. Cette audace nous surprit, mais la salle, à priori hostile, garda le silence. Puis il expliqua l’histoire de l’opposition trotskyste devant un auditoire attentif et un responsable PCF assis à la tribune qui s’instruisait comme un élève sérieux.

Il faut dire que Filliatre, vieux militant revenu des camps de concentration nazis, avait une mystérieuse et extraordinaire autorité naturelle.

Il est probable que nous n’aurions pu mener de telles campagnes sans l’aide de quelques copains de Paris. En particulier Louis Dalmas qui mena les opérations comme un manager américain et s’attira les sympathies de tous les copains, mais aussi les crachats, les choux pourris et les vieilles chambres à air de vélo, comme à Douarnenez. Je n’étais pas à cette réunion et je donne la parole au camarade Jean Leroux :

- « La réunion de Douarnenez (« ville rouge » comme on disait à l’époque) m’a particulièrement frappé au sens propre comme au figuré.

Ça se passait dans les halles, au centre ville. Les copains doués pour le verbe étaient déjà sur une sorte de podium - de ring plutôt - tandis que les gens affluaient. Beaucoup de casquettes et de vareuses de marins, des jeunes, des femmes...

Des centaines de personnes, hostiles, mobilisées et chauffées par les « bonzes » staliniens du cru, pour casser la gueule aux « hitléro-trotskistes » qui avaient l’audace de vouloir doubler sur sa gauche le tout puissant PC de l’époque.

Les copains ont essayé de prendre la parole, et tout de suite ça a été des hurlements, injures, vociférations, menaces de toutes sortes. Un vrai pandémonium.

Je me trouvais au bas de la tribune en compagnie de deux ou trois militants, essayant de discuter avec une bande de jeunes qui affirmaient très haut et très fort, que nous étions grassement payés par je ne sais plus quel pouvoir occulte ou puissance étrangère, particulièrement sournois. Je me disais que tant qu’ils déblatéraient, ça neutralisait leurs pulsions et je me souviens même leur avoir montré le modeste bulletin de salaire de la Sécurité Sociale où je travaillais sans les convaincre hélas! C’est alors que j’ai remarqué un camarade qui, au milieu de l’hystérie générale, s’était placé tout seul, juste au pied de la tribune, les bras croisés et l’oeil déterminé, faisant face à la foule déchaînée. J’étais sensiblement plus jeune que lui et j’ai trouvé ça très bien et en fait, ça l’était. Je me suis donc joint à lui, l’air aussi résolu que possible. J’avais sans doute raison sur le fond, mais la forme devait laisser à désirer, car du coup, l’animosité de la masse confuse qui s’agitait devant nous, sembla s’accentuer notablement. Elle me prit pour cible privilégiée - le maillon le plus faible - et un petit bonhomme, d’ailleurs costaud et râblé, sans aucun préambule digne de ce nom, me balança, avec une célérité de spécialiste, un coup de sabot dans les parties.

J’ai cru ma dernière heure d’éventuel géniteur arrivée, mais mon agresseur, pour la première et la dernière fois de sa vie, sans doute avait visé trop haut. Pour la suite, il me reste quelques flashs :

Un chou lancé par quelque main malveillante a atterri sur la tête de notre orateur n°1. Une copine fraîchement rentrée des camps de concentration nazis, a failli brandir une chaise sur un type qui voulait monter à la tribune : C’était un flic qui, devant la « gravité des événements », estimait de son devoir d’interrompre le meeting. Avait-il sa carte du PCF ? On ne le saura jamais, mais on peut logiquement se poser la question.

Mais ce qui nous a sauvés, c’est l’intervention de la belle soeur d’un copain, dont la mère tenait un bistrot à Douarnenez. Étant du coin, les gens l’ont laissée parler. Elle a été d’un courage magnifique... et efficace. Elle les a interpellés sans mâcher ses mots, fustigeant leur attitude, faisant appel à ce qui leur restait de bon sens... Et elle a été entendue.

Nous sommes répartis, d’une façon ou d’une autre sans encombre. Mais pendant des années -on l’a su depuis- le bistrot de sa mère a été boycotté par les staliniens et elles ont subi la mise en quarantaine et les vexations d’usage en pareil cas. Elles ne nous en ont jamais rien dit, même quand chaque dimanche, pendant des mois nous allions, après nos ventes à la criée de notre journal « La Vérité », casser la croûte chez elles; le seul endroit sûr d’une ville contrôlée et intoxiquée par les staliniens locaux, vigilants et bornés. Grâces leur soient rendues, pas aux staliniens bien sûr ! »

Dans tout le Finistère, à deux élections successives, nous avons obtenu un peu plus de 4000 voix.

Si on additionne les voix recueillies par nos candidats en France nous avions, je crois, entre 60 et 80 000 voix.

Nous avons réclamé la récupération des restes sur le plan national. Cela nous aurait donné droit à un député. Bien entendu, il y eut opposition de la droite à la gauche. Notre candidat Craipeau avait obtenu plus de 8000 voix dans un secteur de la région parisienne. Marty croyait si peu aux calomnies qu’il lançait contre nous, qu’il déclara : « On ne nous nous doublera pas à gauche ».

Le jeune lecteur aura peut-être du mal a imaginer qu’en ce temps il n’y avait officiellement aucun parti de droite ! Certes, l’hebdomadaire « Action » dirigé par Courtade et Hervé multipliait les pointes contre le « Mouvement Républicain Populaire » parti de l’Église et de la bourgeoisie, l’appelant « Le meilleur rempart des profiteurs », ou la « Machine à ramasser les pétainistes », mais cela n’empêchait pas les bonnes relations au sein du gouvernement. C’est plutôt Pierre Hervé qui commençait à agacer la direction du PCF.

Un jour je me rendis à Quimper pour porter la contradiction à M.Monteil éminent MRP qui fut d’ailleurs ministre. M.Monteil énuméra les candidats de la région et eut un petit mot sur les trotskystes qui « je le crois, ne méritent pas les insultes du PCF », puis il énuméra les raisons qui incitent à voter pour le MRP : « Par député communiste, il y a un enfant virgule 4 ; par député socialiste : un enfant virgule 8 ; pour un député MRP deux enfants virgule 7. Donc, votez pour le parti de la famille ».

Lorsque j’eus la parole, je dénonçais le procédé qui consiste présenter comme bonne une politique, sous prétexte qu’elle est menée par des hommes aptes à fabriquer des mômes, et je conclus « Votez contre le parti du lapinisme intégral ! ».

Les deux tiers de la salle hurlèrent de douleur. M.Monteil, devenu rouge (pour une fois) lança: « Je crois bien que le PCF n’a pas tort quand il dénonce les provocateurs trotskystes ».

 

Travail en direction des prisonniers allemands

 

Nous demandons à la direction du PCI si quelque chose est fait en direction des prisonniers de guerre allemands. Réponse négative. Nous contactons donc les camarades anglais qui publient un bulletin ronéoté en langue allemande Un de ces copains est en prison, dénoncé aux officiers anglais par un nazi. Nous recevons toutes les trois semaines, vingt exemplaires de « Solidarität » qui parait avec six à huit pages.

Dans les ruines de Brest, des prisonniers trient des pierres et des briques. Ils sont assez mollement surveillés. Le camarade Yves Gac et moi, passons près d’eux à plusieurs reprises et plaçons des numéros du bulletin sous une pierre. Nous nous éloignons et nous voyons des prisonniers s’approcher et ramasser la documentation. En très peu de temps, ils nous reconnaissent et attendent la littérature.

Un jour, un prisonnier nous demande de stationner dans un coin assez discret. Un vieil Allemand, avec des moustaches de gaulois, arrive et se présente : « Joseph Neukirchen. Ancien permanent du KPD à Düsseldorf. Après un long séjour en camp de concentration, il a été incorporé à l’armée allemande, et le voici prisonnier.

Dans le camp, il a organise des conférences sur le socialisme et utilise beaucoup notre bulletin. Il est intéressant de noter que les staliniens allemands n’ont pas les mêmes préjugés anti-trotskystes que leurs homologues français. Hélas les conférences sont interdites par le commandement français. Un prisonnier nous dit que c’est à la demande de l’aumônier catholique allemand. Solidarité du sabre français et du goupillon allemand !

J’écris au député PCF du Finistère, Pierre Hervé, pour lui demander d’agir en faveur de la libération de Neukirchen « qui est, en somme, de ton parti ». Pas de réponse. Je n’en suis pas surpris.

De temps en temps, on peut lire dans le journal stalinien du Finistère : « Encore un prisonnier bôche évadé. Que font nos gendarmes ? »

Finalement, Neukirchen sera libéré par la croix rouge.

Le hasard fait parfois bien les choses. Prenant le train pour me rendre à Nantes, je me trouve dans le même compartiment qu’un prisonnier allemand. Il ne s’agit pas d’un allemand ordinaire : Col dur... Allure d’aumônier… Il parle français. J’offre une cigarette et nous bavardons.

Il désapprouva la guerre contre la Pologne « qui est une nation catholique », mais avoue qu’il vit d’un bon oeil la guerre contre l’URSS.

Dans le compartiment, trois ou quatre dames qui me regardaient d’un oeil réprobateur parce que je parlais à un Allemand, gardent toujours le même oeil courroucé, mais, cette fois, parce que je mets au supplice un bon catholique.

Il explique qu’il a un permis de circuler et qu’il va voir ses ouailles à Lorient. J’admire cette fraternité par-dessus les frontières entre les curés et les militaires, à l’heure où « le grand parti du prolétariat » continue à déverser sa haine contre les « bôches ».

Mon aumônier reconnaît que c’est bien lui qui est intervenu pour faire interdire les conférences sur le socialisme. Il parait que « ça divisait les prisonniers », « Neukirchen est un homme honnête, mais un fanatique ». Il est tout de même très surpris d’apprendre que je suis au courant de cette histoire.

Tout en lui offrant une nouvelle cigarette, je lui fais remarquer qu’il est plutôt ignoble d’utiliser l’autorité militaire française pour régler des différents politiques dans un camp de prisonniers.

Il me quitte, très content, en gare de Lorient.

L’Etat français décide que le prisonnier qui signe un contrat d’un an, peut devenir « travailleur libre ». Beaucoup d’Allemands, considérant qu’ils risquent de demeurer deux ou trois ans prisonniers, signent ce contrat au bout duquel est la liberté. Notons tout de suite que le commandement français n’a pas attendu cette date pour recruter des volontaires pour la Légion étrangère Ainsi, divers nazis sont jugés qualifiés pour « civiliser » l’extrême Orient. Tout cela avec l’accord tacite d’un gouvernement où se trouvaient « socialistes » et « communistes ».

Donc, très vite, des « travailleurs libres » qui avaient lu « Solidarität » passent à la permanence du PCI à Brest. Permanence qui n’est autre que ma chambre. Parmi eux, Heinrich Bogdan, menuisier et ancien militant du KPD en Prusse Orientale. Heinrich n’a aucune prévention contre les trotskystes. Il en aurait plutôt contre le PCF dont il ne comprend pas le chauvinisme. Il en a aussi à l’égard des « socialistes » et quand je lui annonce que j’ai eu la visite d’un « social-démocrate », il m’assure d’emblée que ce type ne vaut sûrement pas grand chose. Curieux ! De 1933 à 1947, la vieille haine s’est bien conservée.

Heinrich me raconte d’ailleurs, que jadis à Königsberg, le PC comptait un tas d’organisations depuis les campeurs jusqu’aux adeptes du kayak et, qu’en règle générale, les mariages avaient lieu entre militants du même parti.

Aujourd’hui, dans les baraques de « travailleurs libres », il y a, selon Heinrich, 10% de communistes, 10% de nazis, 20% de sociaux-démocrates… etc. Si j’ai bien compris, ces proportions se retrouveront le jour du jugement dernier !

Quand les ouvriers du bâtiment font une grève générale à Brest, les « travailleurs libres » sont « invités » à débrayer aussi, sans autre explication.

De Paris arrive l’information selon laquelle les « travailleurs libres » peuvent se syndiquer. Mais il ne faut pas compter sur les staliniens de Brest pour informer les Allemands. Je demande à Heinrich de préparer une réunion dans une baraque du Guelmeur, dans la banlieue de Brest. Après quelques réticences, il se décide et trouve même un interprète.

Le soir convenu, un responsable Jeunesse Socialiste de Brest proche de nous, et moi-même, nous rendons dans la baraque prévue, où nous attendent plus de vingt Allemands assis sur les lits ou sur le plancher.

Je fais un court laïus sur la nécessaire solidarité des ouvriers. Puis un débat animé commence. Plusieurs auditeurs parlent du chauvinisme des ouvriers français à leur égard. Il faut donc expliquer les nombreux crimes nazis commis contre les peuples d’Europe. D’autres auditeurs demandent pourquoi les dirigeants ouvriers français entretiennent ce chauvinisme contre tous les Allemands. Il me faut parler de la politique du stalinisme, de l’alliance avec le capitalisme occidental, de la négation de la lutte des classes dans les faits, et de sa conséquence : le chauvinisme contre tout un peuple.

Le copain JS conclut en affirmant que si un travailleur allemand se syndique, il contribuera à démolir le chauvinisme dans la tête des ouvriers français.

Le lendemain, Bogdan vient me voir très satisfait. Avec deux autres travailleurs, il s’est rendu à l’Union Locale CGT pour apporter l’adhésion au syndicat de plus de 30 ouvriers allemands. Les responsables syndicaux furent assez surpris mais délivrèrent les cartes.

Nous avons fêté cela dans une des baraques de « travailleurs libres ». Les Allemands avaient mêlé dans un grand seau, des bouteilles de vin blanc, du rouge, du rhum, etc. Le tout servi à la louche. J’ai pris une bonne cuite et chanté diverses chansons, l’une a agacé un Allemand originaire de la RDA. Il m’a traité de stalinien. Je l’ai traité de nazi. Le lendemain, je me suis réveillé avec une bonne gueule de bois. J’avais dormi dans le lit de l’Allemand. Lui avait sommeillé sur le plancher.

Plus tard, ces travailleurs sont rentrés chez eux. Je crois que Bogdan a regagné l’Allemagne de l’Est. Quelques petites lettres au début, parlant surtout des difficiles conditions de vie. Puis le silence. Je n’avais pas l’illusion que vingt numéros de « Solïdarität » bousculeraient le monde. Mais enfin, une petite pierre par-ci, par-là.

Dans un de ses ouvrages, Gilles Perrault a questionné, en RDA, des militants communistes (staliniens) qui, militaires en France occupée, menèrent la lutte contre les nazis.

Ces militants se proclamaient « patriotes allemands ». Je ne sais à quelle date, le PC allemand ajouta « patriote » à son titre. On se souvient qu’en France, à la suite du pacte franco-soviétique, le PCF décida de voter les crédits militaires. Maurice Thorez annonça qu’il reprenait le drapeau tricolore aux Versaillais et le PCF devint « patriote ».

Dans le cas du PC allemand, le jour de cette adoption est mal connu.

Jadis, le socialiste américain Upton Sinclair écrivit un livre intitulé : « Un patriote cent pour cent ».C’était l’histoire d’un mouchard qui espionnait les ouvriers révolutionnaires dans les usines ! Qu’importe ! Celui qui veut donner une coloration honorable au mot « patriote » devrait s’expliquer longuement sur le sujet.

Ce qui ressort des interviews des staliniens, c’est que, pendant la guerre, il n’y avait que trois grands groupes d’Allemands :

-1) Les nazis.

-2) Ceux qui avaient peur.

-3) Les communistes et les « vrais patriotes. »

On comprend ce classement effectué par des staliniens qui idéalisaient la guerre des alliés de l’URSS, mais la vérité historique est assez différente. Il existait surtout un énorme groupe d’Allemands qui, sans avoir peur, sans être de cruels nazis, considéraient que la cause des alliés n’était pas toute rose. Ceux là pouvaient être contre les camps de concentration nazis mais aussi contre les bombardements au phosphore des quartiers ouvriers allemands.

Ceux là pouvaient détester Goebbels sans approuver Ilia Ehrenbourg clamant : « Il n’y a de bons Allemands que les Allemands morts ».

Ceux là pouvaient comprendre la colère des Russes qui avaient subi les atrocités nazies, sans admettre pour autant les viols massifs effectués par des soldats soviétiques en Allemagne. Dans le meilleur des cas, ils étaient en droit de penser qu’ils n’avaient pas en face d’eux les « hommes d’un type nouveau » tant vantés par la propagande stalinienne.

Ceux là pouvaient, à la fin de la guerre, comprendre et soutenir la création d’une RDA, d’un état allemand et communiste, mais pouvaient difficilement admettre que la Prusse Orientale ne soit pas en RDA et devienne russe. Impossible à faire accepter par un Allemand réellement communiste ou simplement « patriote ».

Un stalinien super borné pouvait soutenir le nationalisme russe. Ce stalinien avait peu de chances de trouver beaucoup d’échos chez les ouvriers allemands. Seul un trotskyste pouvait gagner à sa cause un travailleur allemand en uniforme, sans jamais lui mentir. C’est pourquoi le trotskyste fut l’objet des attentions spéciales de la gestapo et du guépéou.

 

Les trotskistes bretons après la guerre

 

Pendant une longue période, la cellule de Brest se réunit chaque semaine dans un bistrot du centre ville. Ce bistrot, plus deux banques, étaient les seuls bâtiments debout au milieu des ruines. Tout un symbole !

Venant de St Pierre ou du Guelmeur, les copains effectuaient 4 kilomètres à pied pour se rendre à la réunion.

Croyant nous vexer, le responsable PCF, Ménès, avait dit un jour : « Sur Brest, vous n’êtes qu’une quarantaine de poilus ! ». En fait nous étions à peine une douzaine. Mais une douzaine de militants. A tour de rôle, chaque copain devait préparer une revue de presse pour la réunion, suivre les cours de formation politique, vendre « La Vérité » à la criée et assurer de fréquentes diffusions de tracts devant l’Arsenal ou les chantiers.

Je revois Jean Léostic chantant : « Mais du pied, ma toute belle, frappe le sol ! Va-t’en brigand, impie méchant, avec tous tes Komsomols ». Jean, ouvrier du bâtiment, avait gagné de nombreux sympathisants, autant par les discussions que par son courage quand, éjecté brutalement par les « stals » lors d’une assemblée du bâtiment, il revenait dans la salle par une fenêtre.

Je revois André Pottier qui, expédié à l’arsenal de Diégo-Suarez (Madagascar) nous faisait part de son écoeurement de voir des ouvriers cégétistes qui devenaient racistes aussitôt qu’ils arrivaient dans une « colonie ». Il écrivait que des ouvriers français avaient exigé des toilettes distinctes de celles des Malgaches et concluait : « Je vais en exiger une pour moi, afin de ne pas mélanger ma merde à celle de ces cons racistes ».

Lors des élections à Brest, nous avons obtenu environ 500 voix. Le PCF en avait plus de 10000.

Mais qui pouvait prétendre au beau titre de communiste ? Sûrement pas ceux qui étaient devenus des adorateurs du « chef aimé » à Moscou et des petits « chefs aimés » de France. On a peine à imaginer jusqu’où étaient tombés des hommes qui, par ailleurs, se prétendaient marxistes. Ils auraient fait honte aux courtisans de Louis XIV !

Relisons quelques passages de l’édition française de « La Littérature soviétique » numéro 1/1950.

Le « camarade » Léonov écrivait :

« La postérité verra que dans la science de vaincre, l’accélération par Staline des processus n’est pas moins importante que son courage allié à la plus exacte des tactiques révolutionnaires; pas moins importante que la victoire stalinienne sur la nature récalcitrante...
Il est le premier mineur et le premier architecte, le meilleur savant, soldat et laboureur. Déjà, de notre temps, le public est particulièrement avide de lire les souvenirs des heureux qui ont été caressés par le regard paternel du grand Staline.
Il y a, aujourd’hui, deux soleils au-dessus de la terre; l’un d’eux est le rayonnement de l’idée stalinienne ».
(pages 9, 10,12)

Cédons la place à Ilia Ehrenbourg :

« Les hommes travaillent, plantent des pommiers, bercent leurs enfants, lisent des vers ou dorment en paix. Et lui, il est à la barre ». (page 23)

Terminons avec le « camarade » Perventsev :

« En Asie, en Europe, des gens qui n’avaient pas rompu avec la religion, mais nous étaient acquis, ont déclaré : Des hommes comme lui faisaient l’admiration des anciens qui les divinisaient. Il est notre père, un père bon, exigeant, extrêmement sensible et humain.
Nous pouvons être à la fois, infiniment fiers et heureux d’avoir un tel père pour nous enseigner la vie. Ce que Staline nous a donné est incommensurable. Il nous a donné le calme serein de l’esprit.
Nous vous saluons très bas camarade Staline. »
(pages 37, 38, 39)

On pourrait penser que Perventsev était le pire de la bande des lécheurs de bottes. En fait, c’est un peu plus complexe. Cet homme qui n’était pas dénué de talent, trouva le moyen de répondre à tous ceux qui prétendaient que c’est le peuple qui avait fabriqué le culte de Staline :

« Staline a indiqué les faits de la réalité auxquels il fallait consacrer son attention et qu’il fallait appuyer, les hommes qu’on devait célébrer dans les livres » (page 38)

Tout en se couchant prudemment devant Staline, Perventsev dissimulait parfois assez mal son irritation devant la nullité de l’écrasante majorité de l’association des écrivains soviétiques. Lors d’un congrès, il feignit de se réjouir des progrès numériques de l’association :
« Camarades, il y a aujourd’hui, à Toula, vingt écrivains officiels. Jadis, il n’y avait dans cette ville qu’un seul écrivain ». Il attendit un instant et nomma l’écrivain : « Pouchkine ! »

Vint un moment où la classe ouvrière ne supporta plus le blocage des salaires, la diminution constante du pouvoir d’achat. Tant qu’il s’était agi des postiers et des rotativistes, la direction du PCF avait pu calomnier les grévistes et maintenir sa collaboration avec la bourgeoisie. Mais voici que dans la principale forteresse ouvrière, Renault, tout un secteur (le secteur Colas) débraya. Les camarades de ce qui se nomme aujourd’hui « Lutte Ouvrière » furent à la tête du mouvement. Dans un premier temps, la direction de la CGT utilisa les arguments « frappants » contre les grévistes. Cependant, le mouvement ne cessa de s’étendre et la direction du PCF se trouva devant un délicat dilemme :

- Continuer la collaboration ministérielle, avec les partis bourgeois, c’était perdre la classe ouvrière... Mais c’était aussi, finalement, perdre les postes ministériels, puisque le PCF n’intéressait la bourgeoisie que dans la mesure où il contrôlait le mouvement ouvrier.

- Soutenir les revendications ouvrières, cela signifiait perdre les postes ministériels mais garder la confiance de le classe ouvrière et, en conséquence, peut-être demain, retrouver une petite place dans l’Etat. C’est ce qu’exprima la direction du PCF en répétant : « Nous sommes un parti de gouvernement ».

En attendant, la grève cessa d’être « l’arme des trusts » et « un mot d’ordre hitlérien ».

Pour leur part, les socialistes « découvrirent » que la CGT était liée à Moscou par le canal du PCF et, avec l’aide américaine, organisèrent la scission de « Force ouvrière ».

Pour effectuer cette besogne, ils bénéficieront du relatif prestige de Léon Jouhaux que les staliniens avaient propulsé dans la direction de la CGT à la fin de la guerre, à la grande surprise des ouvriers communistes.

Durant les grandes grèves, le secteur le plus combatif fut celui des mineurs. Dans l’action, le PCF n’hésita pas à lancer des mots d’ordre ultra-gauchistes. Du coté de la répression, le Parti Socialiste montra qu’il était toujours digne des assassins de Liebknecht et de Luxembourg.

Le ministre « socialiste » Jules Moch lança la troupe et surtout les CRS contre les grévistes. Ces « Compagnies Républicaines de Sécurité » avaient été créées avec la bénédiction de toute la gauche et sous un titre devant exorciser les mauvais souvenirs de la sinistre garde mobile. Au lendemain de la libération, le PCF avait encouragé un certain nombre de militants à entrer dans les CRS. Cela permettait de faire croire aux éléments combatifs qu’on était en train de grignoter l’appareil d’Etat bourgeois. Mais les services secrets espionnaient depuis longtemps les CRS douteux. Jules Moch n’eut aucun mal à dissoudre deux compagnies de CRS dans le sud de la France.

Les prisons se remplirent de courageux grévistes. A Brest, nous avons recueilli pendant un mois, trois petits enfants et la grand-mère d’un mineur communiste de la Ricamarie qui se trouvait en prison. Nous avons organisé une petite fête en leur honneur à Recouvrance. La direction de la CGT était invitée. Elle s’excusa : « Retenue par d’autres obligations... » Elle n’allait tout de même pas se commettre avec des trotskystes. Cependant la lettre débutait par « Camarades ». Deux ans avant, Ménès m’avait crié, lors d’une réunion : « Je ne suis pas ton camarade ! » Et il avait failli mourir d’une crise cardiaque parce que j’avais répondu : « Voyons, Henri ! »

A partir de cette époque l’organisation trotskyste a un peu pédalé dans le vide, surtout dans les secteurs où existait une implantation ouvrière.

Il était relativement facile de démontrer la fausse orientation du PCF quand il collaborait avec les partis bourgeois. Beaucoup plus difficile quand il adopta une ligne ultra-gauchiste et que les militants communistes allèrent en prison.

Exemple: A l’Arsenal de Brest, la grève s’effilochait après de terribles tensions au début. On avait vu, à l’arrivée du train ouvrier à Landerneau, mille grévistes attendre l’unique « Jaune » et l’accompagner jusque chez lui, sans violence, mais en lui lançant des pièces de menue monnaie. On avait vu des grévistes entrer dans l’Arsenal et souder à l’arc les vélos des « jaunes ».

Puis, ce fut tout doucement la reprise sur un échec. Les souvenirs de la collaboration de classe étaient encore frais dans la mémoire de beaucoup d’ouvriers.

Quand il ne resta qu’une centaine de grévistes sur sept mille ouvriers, un copain de l’organisation reprit le travail.

Nous l’avons exclu pour six mois estimant qu’un trotskyste ne pouvait reprendre quand cent militants PCF étaient encore dehors. Ils ne tardèrent pas, d’ailleurs, à reprendre aussi.

Je raconte l’histoire. Je ne dis pas que nous avions raison. J’essaie seulement d’expliquer qu’il était dur de se délimiter des positions ultra gauchistes du PCF. Au bout de six mois, le copain est revenu et a milité jusqu’à sa mort.

Sorti de l’hôpital de Poitiers, mon oncle Marcel était venu à Paris et vécut sous un pseudonyme, aidé par les FTP.

Après la libération, ancien marin et gravement mutilé, il obtint un poste de planton au ministère de la marine marchande. Il se déplaçait difficilement avec une jambe de bois, et, quatre ans après le bombardement de Nantes, il avait encore de petits éclats de métal ou de pierre qui arrivaient à fleur de peau.

Un certain jour de 1947, j’appris que les gendarmes étaient venus le chercher. Il était convoqué à Brest et devait répondre devant le tribunal du vol de tissus accompli à Quimper en 1943. Nous avons admiré le petit train-train méthodique de la « justice » qui, négligeant un tas de gros collabos et tortionnaires, poursuivait les menues affaires.

En réunion de cellule, nous avons discuté afin de savoir s’il fallait placarder une petite affiche dans Brest en racontant l’histoire, ou s’il était préférable de nous montrer discrets pour me pas indisposer les juges. Nous avons décidé en faveur de la publicité.

Au tribunal, un magistrat eut l’audace de soutenir que le dépôt de tissu avait été constitué par la marine française à l’insu des Allemands. Il fut aisé de démolir ce mensonge. Les truands qui avaient été arrêtés en 1943 furent jugés en pleine occupation. Cela fut mentionné dans la « Dépêche de Brest ». Les Allemands qui contrôlaient ce journal, le lisaient naturellement et auraient appris avec intérêt l’existence de ce grand dépôt de tissu s’ils ne l’avaient connu préalablement Le magistrat entra dans sa coquille.

Un autre demanda qui avait autorisé Marcel à participer au coup. Bodénès et Cruau étaient morts. Je restais en compagnie du lieutenant des pompiers Palut qui, en fait, n’avait pas été consulté à l’époque, mais ne nous refusait jamais un service.

Il parait que nous aurions du consulter un juge ! « Tout le monde connaît l’attitude résistante de la magistrature brestoise ! ».

Nous avons répondu que nous l’ignorions. D’ailleurs, les Allemands l’ignoraient aussi !

Cette sorte de « résistants » semblait peu au courant de la situation en 1944, puisqu’un des juges déclara que nous n’aurions pas du donner notre accord pour la vente du tissu, mais l’utiliser pour fabriquer des uniformes aux maquisards.

Des partisans en uniforme dans le Finistère en 1943 ! La salle s’amusa beaucoup.

Tout se termina par un « non-lieu » Marcel put regagner son poste de planton

 

L’expérience yougoslave

 

Dans cette fin des années 40, la rupture est totale entre le bloc occidental et celui de l’Est. A vrai dire, avant même la fin de la guerre, les relations étaient très détériorées. J’ai l’intime conviction que le bombardement atomique d’Hiroshima et l’épouvantable bombardement de la ville de Dresde furent avant tout, décidés pour impressionner l’URSS.

On tua des centaines de milliers de Japonais et d’Allemands pour faire peur aux Soviétiques.

Dès 1945, une partie des généraux américains étaient prête à faire la guerre à l’URSS et le général Patton ne le nie pas dans ses « carnets secrets ». Ces fameux carnets révèlent d’ailleurs la mentalité d’un tel général. Quand il se trouva en Afrique du Nord, il estima que les Arabes étaient la lie de l’humanité. En Sicile il découvrit que les Italiens étaient encore pires. Puis, en Allemagne, l’engeance était les juifs tandis que les seuls individus convenables étaient les anciens nazis, qu’il nomma d’ailleurs à tous les postes de responsabilité, en Bavière. Quant aux alliés français ? Lors d’une cérémonie à Rennes, une jeune Française vint l’embrasser et il nota délicatement dans ses souvenirs « qu’elle s’était lavée ».

Cependant, les USA n’étaient pas prêts pour une telle guerre. L’Europe occidentale était peu sûre. Le soldat américain manifestait sur les Champs Elysées en faveur d’un retour au pays. Enfin, tout en multipliant les éloges du génie militaire de ses généraux, le gouvernement de Washington avait peu d’illusions sur leurs qualités. Le glorieux général Patton n’avait jamais progressé qu’au moment où il disposait de 200 chars contre 20 blindés allemands qui avaient subi au préalable, le pilonnage de 500 bombardiers.

Du coté de l’Est, les Soviétiques étaient fort occupés à la reconstruction d’un territoire immense détruit par les nazis. Staline avait de plus en plus de mal à dissimuler sous le mot « communisme » une politique super-nationaliste russe qui consistait à piller les pays libérés. Pour aboutir à ce résultat, il fallait éliminer les dirigeants communistes suspects d’être plus proches de leur peuple que du Kremlin. Pour cette raison, on pendit à Budapest, Prague et Sofia, tous les leaders qui auraient pu devenir des opposants. Il se trouva que la majorité avait été des combattants des brigades internationales d’Espagne et les vrais organisateurs de la résistance au nazisme dans leurs pays. En France également, un Maurice Thorez qui avait fait toute la guerre à l’abri du Kremlin, voyait d’un mauvais oeil les organisateurs de la lutte.

Lors des ignobles « jugements » dans les démocraties populaires, la direction du PCF chargea, selon une règle classique celui qui semblait manifester des réserves, Pierre Hervé, de suivre les procès sur place et d’écrire qu’ils étaient très réguliers et que les inculpés avaient mérité la potence. Hervé s’acquitta de cette tâche avec discipline. Un autre scribe de l’Humanité, André Wurmser tira aussi avec énergie sur la corde des pendus. Le même Wurmser devait, longtemps après, répondre cyniquement à tous ceux que ces procès avaient scandalisés : « De quoi vous plaignez-vous ? Nous en avons réhabilité ». Ce qui amena un copain juif à me dire : « Il y a pire qu’un stalinien : un juif stalinien ».

La Yougoslavie fut un morceau impossible à avaler. Ce pays n’avait pas été libéré par les Soviétiques mais par l’armée des partisans.

Le PC Yougoslave était stalinien, mais il n’était pas décidé à accepter le contrôle de son armée par les agents de Moscou. Il était encore moins décidé à vendre divers produits à l’URSS au-dessous du cours du marché mondial et à lui acheter d’autres produits au-dessus du cours de ce même marché.

Les relations s’aigrirent de semaines en semaines et ce fut la rupture. Très vite, toute la presse du Kominform parla du « fasciste Tito » et des « Hitléro-titistes ».

Les syndicats yougoslaves furent exclus de la Fédération Syndicale Mondiale et la CGT fit une curieuse preuve de son indépendance en votant l’exclusion !

L’Humanité assura ses lecteurs que les « vrais patriotes » yougoslaves avaient repris le maquis pour lutter contre Tito !

Lors d’un grand match de football à Paris où se produisait une équipe yougoslave, le quotidien central du PCF trouva même le moyen de rendre compte du match sans utiliser une fois le mot « yougoslave ».

La bible majeure des calomnies fut rédigée par deux agents du Kremlin, messieurs Sayers et Kahn qui écrivirent : « La grande conspiration contre la Russie » ; ouvrage qui voulait démontrer que la relève du malfaisant Trotsky avait été assurée par les pendus de Budapest et de Prague ainsi que par l’infâme Tito.

Les communistes yougoslaves apprirent assez vite quelques leçons sur la nature de Staline et, dans leur journal Borba, publièrent un grand dessin représentant Karl Marx écrivant le Capital avec derrière lui, sur le mur, un grand portrait de Staline !

La tactique américaine qui consistait à présenter tous les mouvements de libération comme une conspiration ourdie par Staline, persista lorsque l’armée rouge chinoise chassa les troupes de Chang Kay Tchek du continent.

En fait, Staline ne vit pas d’un bon oeil la prise du pouvoir par Mao Tsé Toung. Jusqu’au total départ des armées réactionnaires pour Formose, le seul ambassadeur qui resta auprès du gouvernement du Kuomintang, fut le Soviétique !

L’écrivain américain Jack Belden suivit la progression de l’armée populaire et ne vit aucun équipement soviétique, mais des armes japonaises et américaines prises sur les « blancs ».

Les dirigeants de Washington savaient à quoi s’en tenir mais trouvaient excellent de propager l’idée que les mouvements de libération sont mauvais puisqu’ils sont soutenus par l’exécrable Staline. Quant au militant communiste de base, il se fondait sur la propagande américaine pour persister à croire que Staline était un vrai marxiste qui aidait activement partout la lutte des peuples opprimés.

Devant la masse des calomnies répandues contre lui, le parti communiste yougoslave invita les jeunes d’Europe à venir voir la réalité.

Nous sommes partis vingt sept du Finistère. On aurait pu s’attendre à ce que le PCF se joigne au voyage et apporte la preuve de ses accusations. Bien au contraire, il déclara : « N’allez pas chez le fasciste Tito ! »

Quand, plus tard, Kroutchev alla s’excuser à Belgrade et déclarer que tout était la faute de Béria, Duclos lui emboîta le pas et dit : « Nous ne savions pas ! » : Phrase innocente... Il aurait dû dire : « Nous ne voulions pas savoir » : phrase inquiétante !

Qu’avons-nous vu en Yougoslavie ? Un pays encore ruiné par une terrible guerre. Un style de gouvernement toujours très stalinien. Il y avait encore une rue Staline à Zagreb. Une sérieuse volonté d’industrialiser le pays. Un communiste yougoslave nous disait : « Nous exportons toujours notre vin. C’est pourquoi il manque dans le pays. Mais, hier, nous recevions en échange, des montres et des bijoux, à présent ce sont des machines-outils ».

Nous avions espéré que le PC yougoslave reviendrait au léninisme et opposerait au nationalisme russe un internationalisme susceptible de toucher tous les ouvriers d’Europe. Hélas, ce PC qui, au fond, n’avait jamais connu le léninisme, se replia sur le nationalisme. Et ce nationalisme a fait des petits !

Néanmoins, à cette époque, nous avions pu voir un grand match de football, Belgrade-Zagreb. Compte tenu de ce qui s’était passé, trois ans avant, c’était une sorte de miracle.

Il est peut-être un peu ridicule de revenir de temps en temps à ma modeste personne quand «la Chine ébranle le monde », mais, compte tenu du fait que beaucoup de gens se passionnent pour ce qui se déroule à « l’échelle humaine » et s’intéressent plus à l’affaire Seznec qu’à la révolution spartakiste, ou à Robin des Bois de préférence à l’histoire de l’Angleterre, je suppose que certains lecteurs se demandent ce que devient ma femme belge.

Donc, ce mariage était complètement sorti de ma tête. Je n’écrivais pas à Claire qui ignorait où je me trouvais. J’avais, d’ailleurs, peu de domicile fixe.

Elle avait gardé de bonnes relations avec une de mes soeurs et lui annonça en 1947 qu’elle voulait refaire sa vie. Pour cela elle souhaitait quelques lettres ne laissant aucun doute sur les relations voluptueuses que j’aurais eu avec une autre femme. Ma soeur écrivit ces lettres, les expédia en Belgique et me communiqua le prénom de la maîtresse qu’elle m’avait attribuée : Josette ? Élisabeth ? Je l’oubliais instantanément.

Or, un jour, je fus invité à Brest chez un homme de loi qui me fit savoir que ma femme demandait le divorce parce que j’avais une maîtresse. J’acquiesçais. Le brave homme cherchait dans ses papiers le prénom de cette femme et me consultait parfois du regard. Je ne pouvais, hélas, l’aider. Enfin, il dénicha le fameux prénom, et j’approuvais aussitôt.

Pendant cette période, je fis la connaissance d’une institutrice membre du PCF. Nous vécûmes ensemble et elle se trouva enceinte. C’est pourquoi nous nous mariâmes. Elle se prénommait Marie-Anne. Un fils naquit en 1949, qu’on appela Michel.

 

Usure et Lassitude

 

Cette même année, j’ai été quelques mois à Paris pour suivre une formation accélérée de tourneur à Ivry. Je logeais dans un hôtel où se trouvaient deux ou trois camarades trotskystes vietnamiens. Des gars très militants. Je leur présentais, un jour, une fille du PCF qui ne refusait pas le dialogue. Un matin, un copain vietnamien vit cette fille sortir de ma chambre. Il m’engueula amicalement : « Pas sérieux camarade. Tu dis que tu discutes politique avec la stalinienne. En réalité, tu couches ». J’ai essayé de lui expliquer que ça n’était pas incompatible et que ça pouvait même aider le débat à progresser. Il n’a pas voulu comprendre.

A la fin de mon stage, j’ai essayé de m’embaucher à Rouen. Mon essai ne fut pas concluant et je revins en Bretagne. J’ai fabriqué des kayaks pendant quelque temps. Ces kayaks étaient bons et, avec les copains, j’ai souvent sillonné la baie de Douarnenez. Hélas, je ne savais pas les vendre. D’ailleurs, pendant toute une période, nous faisions une feuille régionale imprimée : « Le Militant » qui occupait une partie de mon temps.

Dans ses meilleurs moments, l’organisation trotskyste a compté 700 militants en France. A cela il faut ajouter deux douzaines de gars de « Voix Ouvrière » qui est devenue « Lutte Ouvrière ».

Le courant qui avait lutté avec efficacité pour la légalisation du journal « La Vérité » et pour la participation aux élections s’impatientait du piétinement de l’organisation. Il avait tendances à attribuer cette situation au « sectarisme » de nombreux militants. Puisque les masses populaires ont des illusions sur la possibilité de changer le régime par des élections, il faut aller au devant de ces illusions. Ainsi, à propos des grands scandales dans le ravitaillement, des camarades avancèrent l’idée que l’organisation devait demander le ministère du ravitaillement !

D’autre part, ils pensaient qu’un bloc avec d’autres éléments de gauche, non staliniens, nous permettrait de sortir de notre isolement. Mais pour obtenir ce bloc, il fallait renoncer au « sectarisme » et savoir faire des concessions ! Concessions sur quoi ? Évidemment sur la forme d’organisation et sur la nature de l’État. La « voie parlementaire vers le socialisme » pointait son nez.

Le départ de ces camarades qui avaient eu un temps, la majorité, lors d’un congrès du PCI, fut un coup dur pour les militants de Bretagne car, indépendamment de leurs perspectives justes ou fausses, nous avions une grande admiration pour leur culture et leur courage :

- Demazière avait été responsable en zone sud pendant la guerre. Il avait été détenu à la prison du Puy en Velay, avait échappé aux tueurs de Vichy, puis à ceux des staliniens, et avait continué le combat à Paris.

- Marcel Beaufrère, pendant toute l’occupation, n’avait cessé de soutenir les cellules de province, avait été arrêté par les nazis à Brest, en octobre 43, et n’avait pas arrêté son activité clandestine à Buchenwald.

 - Louis Dalmas, Paul Parisot et bien d’autres, dont la culture dépassait de cent coudées celle des plus grands leaders du PCF.

Je suppose que tous se posèrent la question qui avait tourmenté Trotsky, peu avant son assassinat, quant aux capacités de la classe ouvrière « si la révolution mondiale ne sort pas de cette monstrueuse guerre impérialiste ».

Plus tard, David Rousset, Sartre et d’autres tentèrent l’expérience d’une organisation « non sectaire » et créèrent le Rassemblement Démocratique Révolutionnaire. Le premier numéro de leur journal titrait « Très vite, nous devons être cent mille ». Cet objectif audacieux ne vit pas un semblant d’exécution. Le RDR sombra.

Ainsi disparut l’espoir qui avait été exprimé par Dalmas, de « court-circuiter l’histoire ».

A cause du piétinement de l’organisation, la direction de la IVéme Internationale lança le mot d’ordre « d’entrisme ». Autrement dit, elle invita les militants à entrer dans les partis sociaux-démocrates ou staliniens.

J’ai compris cela dans le sens suivant : Une importante partie de l’organisation doit poursuivre une existence indépendante et tenir le drapeau. Un certain nombre de militants adhèrent aux organisations réformistes. Il se trouve que la grande majorité de la section française refusa l’entrisme et dénia toute autorité à l’Internationale.

Il m’a toujours semblé que même s’il n’y avait que cinq trotskystes en France, cinq aux USA et autant au Vietnam, une internationale était nécessaire, et je ne pouvais approuver cette majorité du PCI que l’on appela aussi « organisation Lambert ».

Ceci dit, une minuscule partie de l’organisation française, avec Pierre Frank se montra disciplinée et appliqua l’entrisme. Ainsi agirent des camarades bretons avec André Fichaut.

Mais, que valait à présent cette tactique dans la mesure où une très minuscule poignée était chargée de maintenir le drapeau ?

Inutile de dire qu’un grand nombre de militants découragés étaient dans la nature. N’étant pas une tête politique, je vis tout cela d’une manière peut-être simpliste. Nous sommes dix et nous avons la capacité de bâtir une maison. L’Internationale nous le demande : huit refusent et je ne suis pas d’accord avec les indisciplinés. Mais les deux qui sont disciplinés, ne doivent-ils pas se poser la question de savoir s’il est maintenant possible de bâtir la maison ?

Bref, j’étais dans le cirage et c’était une maigre consolation de songer que je n’étais pas le seul.

 

Dédicace

 

Je dédie ce modeste bouquin aux braves banlieusards FTP de la Compagnie Saint-Just, qui se seraient, peut-être, consacrés au marché noir, comme tant d’honorables citoyens français, s’ils avaient pu deviner que cinquante ans après leur combat, un Le Pen aurait pignon sur rue, un ex-porteur de la Francisque de Pétain serait Président de la République, et un Georges Marchais serait secrétaire du PCF. Je le dédie aussi aux courageux camarades trotskystes du Finistère qui n’avaient pas autant d’illusions.

 

Mai 1993

 

Calvès André

 

 

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