"Selon la légende stalinienne, le Parti bolchevik, à de rares exceptions près, a toujours suivi la volonté de Lénine. Le parti aurait été pratiquement monolithique. En fait, rien n'est plus éloigné de la vérité. De façon répétée, Lénine a dû batailler pour obtenir l'accord de ses camarades."

1976

Tony Cliff

Lénine (volume 2)
Tout le pouvoir aux soviets

Chapitre 7 — Lénine réarme le parti

Le parti bolchevik après la Révolution de Février

Même si la révolution a été dirigée par des ouvriers conscients qui étaient bolcheviks pour la plupart, elle n'a pas été dirigée par le parti bolchevik. De plus, le nombre de travailleurs conscients actifs dans la révolution pourrait être compté en milliers, voire en dizaines de milliers, alors que le nombre de ceux qui furent engagés dans la révolution se mesurerait en millions. Il n'est pas étonnant que les dirigeants de base bolcheviks actifs dans la Révolution de Février, même s'ils ont pu assurer la victoire de l'insurrection, n'aient pu conquérir le pouvoir politique pour la classe ouvrière ou le Parti bolchevik.

Les usines Poutilov, avec leurs 40.000 ouvriers, ne comptaient que 150 bolcheviks en février 1917 ; dans le quartier ouvrier et industriel de Vyborg il n'y avait pas plus de 500 bolcheviks.1 Sur les 1.500-1.600 délégués du Soviet de Pétrograd en février, il n'y avait que 40 bolcheviks.2

La proportion des bolcheviks dans le Soviet de Pétrograd était encore plus basse que leur proportion réelle dans le peuple, parce que les mencheviks et les SR s'étaient rués à l'assaut des sièges du Soviet pendant que beaucoup de bolcheviks participaient encore aux batailles de rues. I. Zalejky observait, à la réunion du 4 mars du Comité de Pétersbourg des bolcheviks,

que la conquête des sièges au Soviet des députés ouvriers et soldats de Pétrograd par les liquidateurs [les mencheviks et les SR – TC] avait eu lieu parce que dans la période où les bolcheviks agissaient dans l'illégalité, les liquidateurs étaient libres de leurs mouvements. Dans les premiers jours de la révolution de février les bolcheviks étaient avec les masses dans les rues, et les liquidateurs se sont précipités à la Douma.3

Les bolcheviks étaient à l'époque dans un désarroi politique complet. Ils constituaient à peine un groupe distinct au Soviet. Soukhanov décrit ainsi la situation à l'époque :

… les fractions elles-mêmes n'avaient pas encore pris forme dans le Soviet. Les références à l'appartenance à un parti étaient très rares. Les opinions se mélangeaient et étaient encore très faiblement différenciées.
Du point de vue des fractions les députés s'asseyaient dans un désordre complet. (...) Pendant ces journées, il n'y avait pas de tendance à se regrouper par fraction, et les députés prenaient place là n'importe comment.4

Soukhanov soutient que lors de la session du Comité exécutif du Soviet du 1er mars, lorsque la question à l'ordre du jour fut celle de la transmission du pouvoir à la bourgeoisie, aucune voix ne s'éleva pour s'y opposer, malgré le fait que 11 des 39 membres du Comité exécutif étaient bolcheviks, et que les trois membres du Bureau russe du Comité central étaient présents (Chliapnikov , Molotov , Zaloutsky ).5 A la session plénière du Soviet du 2 mars, seuls 15 des 40 bolcheviks présents votèrent contre le transfert des pouvoirs au Gouvernement provisoire – c'est-à-dire à la bourgeoisie.6

Le 3 mars, le Comité de Pétersbourg du Parti bolchevik adopta une résolution selon laquelle il « ne s'opposerait pas au pouvoir du Gouvernement provisoire aussi longtemps que ses activités correspondront aux intérêts du prolétariat et des larges masses démocratiques du peuple ».7 La formule « aussi longtemps que » (postolku, postolku) apparut dans la résolution du Comité exécutif du Soviet de Pétrograd sur les relations avec le Gouvernement provisoire, et devint une façon d'évoquer cette politique particulière de soutien au gouvernement.

A nouveau, lorsque certains bolcheviks du Soviet de Pétrograd déposèrent une résolution appelant le Soviet à former un gouvernement, ils n'eurent que 19 voix, de nombreux membres du parti votant contre la motion.8

Il n'est pas douteux que le fait que les mencheviks et les SR aient une large majorité au Soviet influençait l'attitude des bolcheviks. Comme dit Chliapnikov : « Evidemment, la victoire des social-démocrates mencheviks et des socialistes-révolutionnaires au dernier plénum [du Soviet le 2 mars], sur la question du pouvoir, a causé au Comité de Pétersbourg un choc psychologique qui l'a poussé sur sa droite. »9

La position du Comité de Vyborg

Il faut tout de même dire clairement qu'il existait une résistance à la ligne opportuniste du Comité de Pétersbourg et de l'aile droite du groupe bolchevik au Soviet. La résolution du Comité de Pétersbourg soutenant le Gouvernement provisoire « postolku, postolku » rencontra des résistances dans le comité lui-même, trois membres du Comité de Vyborg votant contre : K.I. Choutko , M.I. Kalinine , et N.G. Tolmatchev. 10

Le Comité du district de Vyborg, qui avait le district de Pétrograd le mieux organisé dans les quartiers ouvriers du nord-ouest de la ville, adopta une ligne de gauche constante. En fait, il joua un rôle central dans la Révolution de Février. Non seulement il était fortement impliqué dans l'action dans l'un des deux quartiers à majorité ouvrière de la ville (l'autre étant le district de Narva), mais en plus le 26 février il prit le commandement de toute l'organisation bolchevique de Pétrograd après l'arrestation de la plupart des membres du Comité de Pétersbourg.

A Vyborg étaient situés les ateliers de mécanique les plus modernes. Pour mesurer l'influence des bolcheviks, tout au long de la période entre février et octobre les bolcheviks gardèrent la majorité au Soviet du district de Vyborg. A Kronstadt, qui avait toujours été considérée comme une citadelle du bolchevisme, il n'y avait que 11 députés sur environ 300 au début de la période, et en octobre seulement 136, soit moins de la moitié du Soviet. En fait, le Comité du district de Vyborg avait une influence sur Kronstadt et Helsingfors, les bastions du bolchevisme dans la période menant à Octobre.

Le Comité du district de Vyborg était également bien organisé, et avait participé pleinement au plus grand événement du siècle, la révolution victorieuse de Février. Il avait toutes les raisons d'avoir confiance en lui-même.

Le 27 février, pendant la révolution elle-même, il avait sorti un tract appelant à l'élection d'un soviet, au renversement révolutionnaire de l'autocratie et au transfert du pouvoir au Soviet.11

Des résolutions exigeant le transfert du pouvoir aux soviets furent votées à l'unanimité dans des réunions d'usine. Une réunion générale des bolcheviks de Vyborg en date du 1er mars adopta une résolution appelant les soviets à prendre immédiatement le pouvoir et à dissoudre le Comité provisoire de la Douma.12

Le 5 mars, O.G. Oufchits, de Vyborg, déposa le projet de résolution suivant dans une réunion du Comité de Pétersbourg du Parti bolchevik :

  1. La tâche de l'heure est la mise en place d'un gouvernement révolutionnaire provisoire, émanant de l'unification des soviets locaux de députés ouvriers, paysans et soldats dans toute la Russie.
  2. Pour se préparer à la prise complète du pouvoir central il est nécessaire de : a) renforcer le pouvoir des soviets de députés ouvriers et soldats ; b) procéder localement à une prise du pouvoir partielle en dissolvant les organes de l'ancien pouvoir et en les remplaçant par des soviets de députés ouvriers, paysans et soldats, dont la tâche sera d'armer le peuple, l'organisation de l'armée sur des principes démocratiques, la confiscation des terres et la satisfaction de toutes les autres revendications du programme minimum...
    Le pouvoir du Gouvernement provisoire qui a été constitué par le Comité provisoire de la Douma d'Etat ne sera reconnu et soutenu que jusqu'à la formation d'un gouvernement révolutionnaire des soviets de députés ouvriers, paysans et soldats et uniquement dans la mesure où ses actes seront conformes aux intérêts du prolétariat et des larges masses démocratiques.13

Choutko, le membre du Comité de Pétersbourg venant de Vyborg, fut le seul à voter pour cette résolution, le vote d'Oufchits étant consultatif.

La formulation des positions du Comité du district de Vyborg avait beaucoup de points communs avec les Lettres de loin de Lénine et ses Thèses d'avril . Elle parlait, comme Lénine, du besoin de transférer le pouvoir aux soviets. Mais à la différence de Lénine les camarades de Vyborg limitaient la compétence du nouveau gouvernement au programme minimum ; ils n'allaient pas au-delà du vieux programme bolchevik de dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, c'est-à-dire des limites de la révolution bourgeoise.

Le Comité de Pétersbourg

Le conflit entre le Comité du district de Vyborg et le Comité de Pétersbourg reflétait des divergences radicales dans les attitudes du mouvement gréviste du moment.

La bataille pour la journée de huit heures se poursuivit pratiquement pendant tout le mois de mars.14 Le 5 mars le Soviet de Pétrograd adopta par 1.170 voix contre 30 une résolution appelant tous les ouvriers à reprendre le travail. Le Comité du district de Vyborg des bolcheviks déclara cette résolution nulle et non avenue aussi longtemps que les travailleurs n'auraient pas obtenu la journée de huit heures, une augmentation de salaire, etc. Le comité organisa une manifestation contre la décision du Soviet, déclarant :

Le Comité du district de Vyborg du POSDR(b), ayant discuté de la question de la reprise du travail, considère que le Comité de Pétersbourg devrait organiser une manifestation de toute la ville, dans la mesure où il considère qu'au moment présent, le prolétariat devrait engager une lutte encore plus déterminée sur les mots d'ordre de base : république démocratique, journée de travail de huit heures, confiscation de toutes les terres, et qu'aussi le moment exige que nous donnions une réponse claire à la question de la guerre. Nous considérons que le mot d'ordre de fin à la guerre devrait être mis en avant dans cette manifestation.15

Mais le Comité de Pétersbourg refusa de soutenir la résolution. Les camarades de Vyborg étaient furieux. Un délégué de Vyborg déclara à la réunion du 7 mars du Comité de Pétersbourg : « Le district de Vyborg exprime son mécontentement face au retard pris par le Comité de Pétersbourg pour porter ses décisions à l'attention des usines. C'est pourquoi il a décidé de mettre en œuvre la journée de travail de huit heures de manière indépendante dans son district. »

En plus, la résolution suivante de Vyborg fut proposée (et notée) :

Le Comité du district de Vyborg du POSDR(b), ayant discuté de la décision du Soviet de Pétrograd des députés ouvriers et soldats de reprendre le travail, considère cette décision comme prématurée dans la mesure où il n'y a pas eu de décision sur les conditions de travail.

Il y avait toute une série de raisons pour que le Comité de Pétersbourg fût autant à droite du Comité de district de Vyborg. D'abord, il était plus éloigné de la base et moins intégré dans les masses prolétariennes. Ensuite, comme l'a fait remarquer un historien, la majorité du Comité de Pétersbourg n'avait pas participé à la Révolution de Février, et certains de ses membres étaient éloignés du champ de bataille (étant en prison) depuis longtemps.16

La gauche du Comité de Pétersbourg, qui avait voté contre le soutien conditionnel au Gouvernement provisoire (« postolku, postolku »), était constituée par les trois délégués de Vyborg nommés ci-dessus.

Le Bureau russe du Comité central

Une troisième position, entre celle du Comité de Pétersbourg et celle du Comité du district de Vyborg, fut prise par le Bureau russe du Comité central. Ce bureau avait trois membres, Chliapnikov , Molotov et Zaloutsky . L'essentiel du Comité central élu en 1912 était en exil, à l'étranger ou en Sibérie. Le Bureau russe représentait sur place le comité en exil. Ses trois membres avaient échappé à l'arrestation pendant la guerre et furent actifs pendant la Révolution de Février.

Le 27 février, le Bureau publia un manifeste « à tous les citoyens de Russie ». Le manifeste appelait à la formation d'un gouvernement révolutionnaire provisoire :

La tâche de la classe ouvrière et de l'armée révolutionnaire est de créer un gouvernement provisoire révolutionnaire qui dirigera la nouveau régime, le nouveau régime républicain... Les ouvriers de toutes les usines et de toutes les fabriques, de même que les troupes insurgées, doivent élire sans délai leurs représentants au gouvernement révolutionnaire provisoire, qui doit être formé par les révolutionnaires insurgés et leurs armées.
La tâche de ce gouvernement devrait être l'exécution du programme minimum et la préparation de l'assemblée constituante ;
Le gouvernement révolutionnaire provisoire doit décréter des lois provisoires qui garantiront la liberté et les droits du peuple, confisquer les terres de l'église et de la couronne et les donner au peuple, instituer la journée de huit heures, et convoquer une assemblée constituante sur la base du suffrage universel direct, égalitaire et secret.17

Les buts du Bureau russe et du Comité du district de Vyborg étaient les mêmes. La différence était dans l'accent mis par ce dernier sur la création d'un gouvernement provisoire par en bas à travers la formation de soviets.

Le Bureau craignait que la ligne du Comité du district de Vyborg ne mène à une insurrection prématurée, et le 3 mars il ordonna le retrait du tract qui circulait à Vyborg et appelant au renversement du Gouvernement provisoire.18

Dans la première moitié de mars, le Bureau coopta un certain nombre de nouveaux membres. Le nouveau Bureau élargi était, semble-t-il, un peu plus à gauche que le précédent. Le 9 mars, cependant, il adopta une résolution sur le Gouvernement provisoire qui était encore considérablement à droite du Comité du district de Vyborg. Même s'il était plus critique du gouvernement que le précédent, et si sa déclaration comportait un certain nombre d'éléments révolutionnaires, il mentionnait le Soviet comme « l'embryon du pouvoir révolutionnaire », tout en se contredisant en parlant de la nécessité d'une division du travail entre le Soviet et le Gouvernement provisoire.

Dès maintenant, ces soviets doivent exercer le contrôle le plus décisif sur toutes les activités du Gouvernement Provisoire et de ses agents aussi bien au centre que dans les localités ; et assumer eux-mêmes un certain nombre de fonctions de caractère étatique et économique liées à la désorganisation complète de la vie économique du pays et à la nécessité d'appliquer les mesures les plus résolues pour protéger la population affamée et ruinée par la guerre. Par conséquent la tâche du jour est : La concentration des forces autour du Soviet de députés ouvriers et soldats en tant qu'embryon du pouvoir révolutionnaire, seul capable de repousser les tentatives de la contre-révolution tsariste et bourgeoise ainsi que de satisfaire les revendications de la démocratie révolutionnaire et d'expliquer la véritable nature de classe du présent gouvernement.
Le parti considère que la tâche la plus urgente et la plus importante des soviets, dont l'accomplissement garantira seule la victoire sur toutes les forces de la contre-révolution et le développement plus avant et l'approfondissement de la révolution, est l'armement général du peuple et, en particulier, la création immédiate de gardes rouges ouvrières dans tout le pays.19

Cette résolution du Bureau russe présentait les soviets comme les dépositaires du nouveau pouvoir.

Ainsi, malgré les hésitations et l'incertitude, le Comité du district de Vyborg et le Bureau russe s'orientaient tous deux vers une position proche de celle qui était celle de Lénine avant qu'il ne revienne en Russie, même si elle était très différente de sa position concernant les limites bourgeoises démocratiques de la révolution.

Sur la question de la guerre le Comité de Pétersbourg était à droite du bureau. Au mieux, les vues de la majorité du Comité de Pétersbourg étaient confuses. Les minutes du comité du 7 mars rapportent :

Le cam. Fedorof, G.F., tout en étant en principe pour terminer la guerre, considère catégoriquement impossible d'exiger qu'il y soit mis fin, car si le front est affaibli il y a un risque de perdre ces libertés que nous avons déjà réussi à obtenir. Le danger de l'établissement d'une administration allemande est un danger considérablement plus grand que la restauration du gouvernement pré-révolutionnaire.
Le cam. Avilov, B.V., a formulé l'opinion du Comité de Pétersbourg de la manière suivante : 1) la guerre est impérialiste ; 2) la fin de la guerre devrait être le résultat des actions concertées du prolétariat international ; 3) une fin immédiate de la guerre dans les conditions actuelles, c'est-à-dire la continuation du pouvoir du gouvernement impérialiste allemand et la présence du danger de contre-révolution en Russie, est inadmissible ; au contraire, nous devons déclarer que jusqu'à ce que ces dangers soient écartés notre front doit être défendu contre les attaques allemandes.20

Kaménev, Staline et Mouranov

Le désarroi dans les rangs bolcheviks fut accru par le retour de Kaménev , Staline et Mouranov de Sibérie. Les 1er mars, ils arrivèrent dans la capitale et prirent en charge immédiatement la direction de la Pravda, dont la parution avait commencé une semaine plus tôt. Les camarades acceptèrent cette démarche comme naturelle, puisqu'après tout deux de ces hommes (Kaménev et Staline) étaient les seuls membres du Comité central en Russie à l'époque, et que le troisième (Mouranov) était un ancien député de la Douma. Le changement dans la rédaction de la Pravda amena le journal à virer fortement à droite. Comme l'a dit Soukhanov : « En un éclair, le journal devint méconnaissable. »21

Les nouveaux responsables de la publication annoncèrent que les bolcheviks soutiendraient de façon décisive le Gouvernement provisoire « aussi longtemps qu'il lutterait contre la réaction et la contre-révolution » — oubliant que l'agent le plus important de la contre-révolution à l'époque était ce même Gouvernement provisoire. Le nouveau comité de rédaction ne s'exprimait pas moins catégoriquement sur la guerre. Ainsi, Kaménev prit une position presque impossible à distinguer de celle des social-chauvins :

La guerre continue. La grande révolution russe ne l'a pas interrompue, et personne ne nourrit l'espoir qu'elle finira demain ou après-demain. Les soldats, les paysans et les ouvriers de Russie qui sont partis à la guerre à l'appel du tsar déposé, et qui ont versé leur sang sous sa bannière, se sont libérés, et les drapeaux tsaristes ont été remplacés par les drapeaux de la révolution. Mais la guerre va continuer, parce que l'armée allemande n'a pas suivi l'exemple de l'armée russe et obéit toujours à son empereur, qui se jette avidement sur sa proie sur les champs de la mort.
Lorsqu'une armée fait face à une armée, la politique la plus absurde serait de proposer que l'une des deux dépose ses armes et rentre à la maison. Cette politique ne serait pas une politique de paix mais une politique d'esclavage, une politique qu'un peuple libre rejetterait avec indignation. Non, il restera vaillamment à son poste, répondant balle pour balle et obus pour obus. Ceci est inévitable.
Le soldat et l'officier révolutionnaires, ayant renversé le joug du tsarisme, ne quitteront pas leurs tranchées pour céder la place au soldat et à l'officier allemands ou autrichiens, qui jusqu'à présent n'ont pas eu le courage de renverser le joug de leur propre gouvernement. Nous ne devons permettre aucune désorganisation des forces militaires de la révolution. La guerre doit être terminée de façon organisée, par un pacte entre des peuples libres, et non par la soumission à la volonté du voisin conquérant et l'impérialiste.22

Chliapnikov a écrit :

Le jour où sortit le premier numéro de la Pravda « transformée », le 15 mars, fut un jour d'allégresse défensiste. Tout le palais de Tauride, depuis les affairistes du Comité de la Douma d'Etat, jusqu'au cœur même de la démocratie révolutionnaire – le Comité Exécutif – était comblé par une nouveauté : la victoire des bolcheviks modérés, raisonnables, sur les extrémistes. Au Comité Exécutif même, on nous reçut avec des sourires venimeux... Lorsque ce numéro de la Pravda arriva dans les usines, il y causa une profonde perplexité parmi les membres de notre parti et nos sympathisants, ainsi qu'une satisfaction sardonique chez nos adversaires... L'indignation dans les quartiers fut énorme, et lorsque les prolétaires apprirent que la Pravda était tombée entre les mains de trois de ses anciens dirigeants, revenus de Sibérie, ils exigèrent leur exclusion du parti.23

La Pravda fut bientôt obligée d'imprimer une véhémente protestation des militants de Vyborg : « Si le journal ne veut pas perdre la confiance des quartiers ouvriers, il doit porter et portera la lumière de la conscience révolutionnaire, si blessante soit-elle pour les hiboux de la bourgeoisie. »24

Alors que le Comité du district de Vyborg protestait contre la ligne éditoriale de la Pravda, le Comité de Pétersbourg tombait de plus en plus sous son influence. Ainsi, le 18 mars, Kaménev proposa qu'il transforme sa politique « aussi longtemps que » envers le Gouvernement provisoire en soutien pur et simple ; malgré une certaine opposition, le comité adopta la proposition de Kaménev.25

Malgré les protestations du district de Vyborg et celles de nombreux ouvriers, jusqu'au retour de Lénine en Russie la ligne politique générale de la Pravda continua à obliger le Gouvernement provisoire et les partisans de la défense nationale, et à se montrer conciliante envers le gouvernement sur la question de la guerre.

Dans tout le pays...

Il faut dire clairement que la ligne de la Pravda – selon laquelle la révolution était de nature démocratique bourgeoise, que le gouvernement devait être soutenu postolku postolku et que des concessions devaient être faites à la « défense nationale » — était suivie par les dirigeants bolcheviks locaux dans toute la Russie. Il est peu probable que ce fût simplement sous l'influence de la Pravda.

Le journal bolchevik de Kharkov, le Sotsial-Démokrat, imprimait le 19 mars :

Jusqu'à ce que la démocratie allemande prenne le pouvoir dans ses mains notre armée doit rester ferme comme un mur d'acier, armée de la tête aux pieds contre le militarisme prussien, car la victoire du militarisme prussien est la mort de notre liberté.26

Le quotidien bolchevik de Moscou, le Sotsial-Demokrat déclarait le 20 mars : « Tant que la paix n'est pas signée – nous ne jetons pas nos armes. »27

La formule du soutien au Gouvernement provisoire fut utilisée à plusieurs reprises, par exemple dans le Krasnoïarsku Rabotchi, le journal bolchevik de Krasnoïarsk, le 15 mars28 et dans le Sotsial-Demokrat de Moscou le 9 mars29 et en avril.30 Le journal bolchevik de Kharkov alla jusqu'à exiger du Gouvernement provisoire qu'il applique le programme minimum du parti !31

A Bakou l'enthousiasme des dirigeants bolcheviks était tel qu'ils entrèrent dans le Gouvernement provisoire local.32

La Conférence bolchevique panrusse

Les dirigeants bolcheviks Kaménev et Staline formulèrent leur position droitière encore plus clairement lors de la Conférence bolchevique panrusse tenue le 28 mars.33

Dans son rapport intitulé Sur l'attitude envers le Gouvernement provisoire, Staline déclarait :

Le pouvoir a été divisé entre deux organes, dont aucun ne détient la totalité du pouvoir. Il y a et il doit y avoir des frictions et une lutte entre eux. Les rôles ont été divisés. Le Soviet des députés ouvriers et soldats a en fait pris l'initiative de transformations révolutionnaires. Le Soviet des députés ouvriers et soldats est le dirigeant révolutionnaire du peuple insurgé ; un organe de contrôle sur le Gouvernement Provisoire. Le dit Gouvernement provisoire a en fait assumé le rôle de consolidateur des conquêtes du peuple révolutionnaire. Le Soviet des députés ouvriers et soldats mobilise les forces et exerce le contrôle, le Gouvernement provisoire... lequel joue le rôle de consolidateur de ces conquêtes du peuple... Une telle situation a des côtés négatifs, mais aussi des côtés positifs.

Ici Staline néglige les distinctions de classe, et parle simplement de la division du travail entre le gouvernement provisoire et les soviets. Les ouvriers et les soldats font avancer la révolution et le gouvernement bourgeois défend et fortifie les conquêtes de la révolution !

Dans la mesure où le Gouvernement Provisoire consolide les étapes de la révolution, nous devons le soutenir ; dans la mesure où il est contre-révolutionnaire, le soutien au Gouvernement provisoire n'est pas permis.

Staline fait ensuite connaître son soutien à la résolution du Soviet des députés ouvriers et soldats de Krasnoïarsk, qui déclarait :

3) ...la soumission du gouvernement provisoire aux revendications fondamentales de la révolution ne peut être assurée que par la pression sans relâche du prolétariat, de la paysannerie et de l'armée révolutionnaire, qui doivent maintenir avec une énergie constante leur organisation autour des soviets des députés ouvriers et soldats qui se sont constitués pendant la révolution, dans le but de transformer ces derniers en la force terrible du peuple révolutionnaire

4) Soutenir le gouvernement provisoire dans ses activités seulement dans la mesure où va sur le chemin de la satisfaction des revendications de la classe ouvrière et de la paysannerie révolutionnaire dans la révolution en cours.

Dans la discussion sur la guerre, qui ne débouche sur aucune résolution de la conférence, l'attaque des bolcheviks de droite était encore plus ouverte et contestable. Ainsi Vassiliev, le délégué de Saratov, déposa une résolution déclarant :

Pas un empan de terre étrangère, pas un kopeck de fortune étrangère n'est nécessaire à la Russie démocratique révolutionnaire. Mais pas un empan de notre sol ni un kopeck de notre fortune ne peut nous être arraché... aussi longtemps que la paix n'est pas conclue nous devons rester armés de pied en cape ; et dans la sauvegarde des intérêts de la nouvelle Russie démocratique nous devons décupler nos forces, car nous défendons à présent notre jeune liberté. L'armée révolutionnaire doit être puissante et invincible. Tout ce qui lui est nécessaire, tout ce qui la renforce doit lui être fourni en abondance par les travailleurs et par le Gouvernement Provisoire. La discipline dans les rangs, étant la condition nécessaire de la force d'une armée, doit être maintenue non par la peur mais par conscience, basée sur la confiance mutuelle des officiers démocrates et des soldats révolutionnaires.

Il y eut à la conférence un certain nombre de protestations contre la ligne Kaménev-Staline. Ainsi Skrypnik déclara :

le gouvernement ne fortifie pas la révolution, il en entrave le cours. (…)
Il ne faut plus parler de soutenir le gouvernement. Il y a une conspiration du Gouvernement Provisoire contre le peuple et la révolution, et il est nécessaire de préparer la lutte contre lui.

Noguine ajouta : « Il est clair que nous ne devrions pas parler de soutien mais de résistance. » Mais dans l'ensemble Staline et Kamenev avaient incontestablement la conférence pour eux.

La conférence discuta ensuite de la question de l'unification des bolcheviks et des mencheviks dans un parti unique, que suggérait Tsérétéli . Staline était complètement favorable à la proposition. « Nous devons y aller. Il est nécessaire de définir nos propositions sur la ligne de l'unification. L'unification est possible sur la base de Zimmerwald-Kienthal. »

Molotov fit connaître son opposition, mais Staline resta sur ses positions :

Il ne faut pas courir en avant et anticiper des désaccords.
Il n'y a pas de vie de parti sans désaccords. Nous dépasserons nos petits désaccords à l'intérieur du parti. (...) Avec ceux qui sont d'accord sur Zimmerwald et Kienthal, c'est-à-dire ceux qui sont contre le défensisme révolutionnaire, nous aurons un parti uni.34

L'unité sur la base des vagues résolutions pacifistes de Zimmerwald et Kienthal, des résolutions contre lesquelles Lénine avait voté ! L'unité avec Tsérétéli, l'homme qui avait conduit vers la droite la coalition révolutionnaire mencheviks-socialistes-révolutionnaires, et qui devait trois mois plus tard arrêter et désarmer les bolcheviks !

Ecrivant des années après ces événements, Trotsky déclarait avec justesse : « la lecture des procès-verbaux... appelle plus d'une fois l'étonnement : est-ce donc bien le parti représenté par ces délégués qui, dans sept mois, devait prendre le pouvoir d'une main de fer ? »35

En prévision

Longtemps avant la Révolution de Février 1917, Lénine avait averti que le défensisme risquait de montrer à nouveau son visage hideux une fois le tsar congédié – et que son régime serait remplacé, non pas par le pouvoir prolétarien, mais par un gouvernement démocratique bourgeois. Dans un article intitulé Comment la politique social-chauvine se retranche derrière des phrases internationalistes (publié dans le N° 49 du Sotsial-Demokrat , en décembre 1915), il argumentait contre la déclaration suivante de Martov  : « Il va de soi que si la crise en cours devait mener à la victoire d'une révolution démocratique, le caractère de la guerre changerait radicalement. »

Lénine frappa fort :

C'est là une contrevérité absolue et flagrante. Martov ne pouvait pas ignorer que la révolution et la république démocratiques sont une révolution et une république démocratiques bourgeoises. Le caractère de la guerre entre les grandes puissances bourgeoises et impérialistes ne serait pas modifié d'un iota si, dans une de ces puissances, l'impérialisme militaire-absolutiste-féodal était balayé à bref délai, car l'impérialisme purement bourgeois n'en disparaîtrait pas pour autant, mais en serait au contraire renforcé.36

Quelques semaines plus tôt, Lénine avait affirmé que « les social-démocrates peuvent accepter de participer au Gouvernement révolutionnaire provisoire... à condition que ce ne soit pas avec les révolutionnaires-chauvins. »

Sont révolutionnaires-chauvins, à nos yeux, ceux qui veulent vaincre le tsarisme pour vaincre l'Allemagne, pour piller les autres pays, pour renforcer la domination des Grands-Russes sur les autres peuples de Russie, etc. Le chauvinisme révolutionnaire a pour base la situation de classe de la petite bourgeoisie. Celle-ci oscille toujours entre la bourgeoisie et le prolétariat. De nos jours, elle oscille entre le chauvinisme (qui l'empêche d'être révolutionnaire d'une façon conséquente, même dans le sens de la révolution démocratique) et l'internationalisme prolétarien. Les porte-parole politiques de cette petite bourgeoisie en Russie sont actuellement les troudoviks, les social-révolutionnaires, le groupe de « Nacha Zaria », la fraction Tchkhéidzé, le Comité d'Organisation, M. Plékhanov et leurs pareils.
Si les révolutionnaires-chauvins triomphaient en Russie, nous serions contre la défense de leur « patrie » dans la guerre actuelle. Notre mot d'ordre est : contre les chauvins, fussent-ils révolutionnaires et républicains, contre eux et pour l'alliance du prolétariat international en vue de la révolution socialiste.37

Et avec clairvoyance et une impressionnante faculté d'anticipation, Lénine écrivait :

Une nouvelle division politique est apparue en Russie sur le terrain de rapports internationaux nouveaux, d'un niveau plus élevé, plus développés, plus enchevêtrés. C'est la division nouvelle entre les révolutionnaires chauvins qui veulent la révolution en vue de la victoire sur l'Allemagne, et les révolutionnaires internationalistes prolétariens qui veulent la révolution en Russie en vue de la révolution prolétarienne en Occident et en même temps que cette dernière. Cette nouvelle délimitation oppose, somme toute, la petite bourgeoisie urbaine et rurale de Russie au prolétariat socialiste.38

Il prévoyait le danger d'une alliance des partisans de la défense nationale démocrates petits-bourgeois avec la bourgeoisie libérale.

Non moins claire est la position de la bourgeoisie libérale : profiter de la défaite et de la révolution grandissante pour obtenir de la monarchie effrayée des concessions et le partage du pouvoir avec la bourgeoisie. Et non moins claire est la position du prolétariat révolutionnaire qui veut mener la révolution jusqu'au bout en mettant à profit les hésitations et les difficultés du gouvernement et de la bourgeoisie. Quant à la petite bourgeoisie, qui constitue la très grande masse de la population de la Russie et commence à peine à s'éveiller, elle avance à tâtons, « à l'aveuglette », à la remorque de la bourgeoisie, prisonnière des préjugés nationalistes, poussée d'une part vers la révolution par les horreurs et les calamités sans précédent, inouïes, de la guerre et de la vie chère, de la ruine, de la misère et de la famine, et, d'autre part, tirée en arrière à chaque pas vers l'idée de la défense de la patrie, ou de l'intégrité territoriale de l'Etat russe, ou de la prospérité de la petite paysannerie grâce à la victoire sur le tsarisme et sur l'Allemagne, sans victoire sur le capitalisme.39
C'est dire que dans la guerre actuelle le prolétariat russe ne pourrait « défendre la patrie », ne pourrait estimer « que le caractère de la guerre est radicalement modifié », que dans le seul cas où la révolution amènerait au pouvoir, précisément, le parti du prolétariat et lui permettrait d'orienter toute la force de l'élan révolutionnaire et de l'appareil d'Etat vers la réalisation immédiate d'une alliance avec le prolétariat socialiste d'Allemagne et d'Europe.40

Sur la base de cette position internationaliste, Lénine développait désormais, après la Révolution de Février, une stratégie révolutionnaire et une tactique complètement nouvelles, dont le premier produit peut être trouvé dans ses Lettres de loin .



Les Lettres de loin de Lénine

Alors que la direction bolchevique était dans un état de désunion, les hauts dirigeants virant vers la défense nationale, le soutien au Gouvernement provisoire et l'unité avec les mencheviks, Lénine fulminait d'être « maudit au loin ». Avant de rentrer en Russie il était déjà très inquiet, sur la base de l'information limitée qui lui parvenait, quant à la position de la direction bolchevique. Une lettre du 30 mars à J.S. Hanecki , membre du Bureau étranger du Comité central des bolcheviks, est alarmante :

Notre parti se déshonorerait à jamais, se suiciderait politiquement, s'il acceptait cette tromperie...
Personnellement, je n'hésite pas une seconde à déclarer, et à déclarer dans la presse, que je préfèrerais même une scission immédiate avec qui que ce soit dans notre parti à des concessions au social-patriotisme de Kérenski et Cie ou au social-pacifisme et au kautskisme de Tchkhéidzé et Cie.41

Après cette menace en apparence impersonnelle, Lénine ajoutait, dans une lettre au Comité central à l'étranger : « Je considère l'intervention de Kaménev... comme le summum de la bêtise, sinon de l'infamie... »42

Cela dit, Lénine ne se limita pas à maudire l'opportunisme de Kaménev et de ses acolytes. Il se mit rapidement au travail pour élaborer une stratégie politique pour le parti et le prolétariat. Entre le 7 et le 26 mars il écrivit cinq « Lettres de loin » (la cinquième sera inachevée). Seule la première a été publiée dans la Pravda. Il y écrivait :

A côté de ce gouvernement – qui n'est au fond qu'un simple commis de la « firme » de milliardaires « Angleterre-France » dans la guerre actuelle – a surgi un gouvernement ouvrier, le gouvernement principal, non officiel, encore embryonnaire, relativement faible, qui représente les intérêts du prolétariat et de toutes les couches pauvres de la population des villes et des campagnes. C'est le Soviet des députés ouvriers de Pétrograd...
Le Soviet des députés ouvriers, organisation des ouvriers, embryon du mouvement ouvrier, représentant des intérêts de l'ensemble des masses pauvres, c'est-à-dire des neuf dixièmes de la population, lutte pour la paix, le pain, la liberté...
Quiconque prétend que les ouvriers doivent soutenir le nouveau gouvernement afin de combattre la réaction tsariste (…) trahit les ouvriers, trahit la cause du prolétariat, la cause de la paix et de la liberté...
Car la seule garantie de la liberté et de la destruction complète du tsarisme réside dans l'armement du prolétariat, dans la consolidation, l'extension, le développement du rôle, de l'importance et de la force du Soviet des députés ouvriers.43
Lénine produisait des arguments comme une mitrailleuse !
… le mot d'ordre, la « tâche du jour » doit être dans cette période : Ouvriers, vous avez accompli des prodiges d'héroïsme prolétarien et populaire dans la guerre civile contre le tsarisme, vous devez accomplir des prodiges d'organisation prolétarienne et populaire pour préparer votre victoire dans la seconde étape de la révolution.44

Qui étaient les alliés du prolétariat dans la révolution ?

Il a deux alliés : en premier lieu, la grande masse du semi-prolétariat et, en partie, des petits paysans de Russie, forte de dizaines de millions d'hommes et constituant l'immense majorité de la population...
En second lieu, le prolétariat russe a pour allié le prolétariat de tous les pays belligérants et de tous les pays en général.45
Avec ces deux alliés, le prolétariat peut marcher et marchera, en utilisant les particularités de l'actuelle période de transition, d'abord à la conquête de la république démocratique et à la victoire totale des paysans sur les grands propriétaires fonciers, au lieu de la semi-monarchie de Goutchkov-Milioukov, et ensuite au socialisme, qui seul donnera aux peuples épuisés par la guerre la paix, le pain et la liberté.46

Dans la Deuxième lettre de loin , Lénine affirme clairement le besoin d'une seconde révolution et la nécessité de la formation d'un gouvernement ouvrier : « La république prolétarienne, épaulée par les ouvriers agricoles et par la partie pauvre des paysans et des citadins, peut seule assurer la paix, donner le pain, l'ordre et la liberté. »

La Troisième lettre va plus loin dans l'élaboration des tâches et de la structure du futur Etat ouvrier :

Nous avons besoin d'un Etat. Mais non pas tel que l'a créé partout la bourgeoisie, depuis les monarchies constitutionnelles jusqu'aux républiques les plus démocratiques...
Nous avons besoin d'un Etat, mais pas de celui qu'il faut à la bourgeoisie et dans lequel les organes du pouvoir tels que la police, l'armée et la bureaucratie (le corps des fonctionnaires) sont séparés du peuple, opposés au peuple. Toutes les révolutions bourgeoises n'ont faire que perfectionner cette machine d'Etat et la faire passer des mains d'un parti dans celles d'un autre.
Le prolétariat, lui, s'il veut sauvegarder les conquêtes de la présente révolution et aller de l'avant, conquérir la paix, le pain et la liberté, doit « démolir », pour nous servir du mot de Marx, cette machine d'Etat « toute prête » et la remplacer par une autre, en fusionnant la police, l'armée et le corps des fonctionnaires avec l'ensemble du peuple en armes. En suivant la voie indiquée par la Commune de Paris de 1871 et de la révolution russe de 1905, le prolétariat doit organiser et armer tous les éléments pauvres et exploités de la population, afin qu'eux-mêmes prennent directement en mains les organes du pouvoir d'Etat et forment eux-mêmes les institutions de ce pouvoir.

A nouveau Lénine aborde le problème clé de la révolution : l'organisation.

Camarades ouvriers ! Vous avez accompli hier, en renversant la monarchie tsariste, des prodiges d'héroïsme prolétarien. Vous aurez nécessairement, dans un avenir plus ou moins rapproché (peut-être même le faites-vous déjà au moment où j'écris ces lignes) à accomplir de nouveau les mêmes prodiges d'héroïsme pour renverser le pouvoir des grands propriétaires fonciers et des capitalistes qui mènent la guerre impérialiste. Vous ne pourrez remporter une victoire durable, dans cette seconde et « véritable » révolution, si vous n'accomplissez pas des prodiges d'organisation prolétarienne !

La Quatrième lettre traite de la question « Comment obtenir la paix » ?

Le gouvernement du tsar a engagé et poursuivi la guerre actuelle, guerre impérialiste de rapine et de brigandage, afin de spolier et d'étrangler les peuples faibles. Le gouvernement des Goutchkov et des Milioukov est un gouvernement de grands propriétaires fonciers et de capitalistes, qui est astreint à continuer et qui veut continuer précisément cette même guerre. Demander à ce gouvernement de conclure une paix démocratique, c'est prêcher la vertu aux tenanciers de maisons de tolérance.49
Si le pouvoir d'Etat appartenait en Russie aux Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans, ces Soviets et le Soviet de Russie qu'ils éliraient seraient en mesure et accepteraient certainement d'appliquer le programme de paix que notre parti (le Parti ouvrier social-démocrate de Russie) a ébauché dès le 13 octobre 1915...
Ce programme de paix serait probablement le suivant :
  1. Le Soviet de Russie des députés ouvriers, soldats et paysans (ou le Soviet de Pétersbourg qui le remplace provisoirement) déclarerait aussitôt n'être lié par aucun traité ni de la monarchie tsariste ni des gouvernements bourgeois.
2. Il publierait sans délai tous ces traités, pour dénoncer devant l'opinion publique l'infamie des visées de brigandage de la monarchie tsariste et de tous les gouvernements bourgeois sans exception.
3. Il inviterait immédiatement et ouvertement toutes les puissances belligérantes à conclure aussitôt un armistice.
4. Il publierait immédiatement, afin que le peuple tout entier en soit informé, nos conditions de paix, celles des ouvriers et des paysans :
libération de toutes les colonies ;
libération de tous les peuples dépendants, opprimés ou lésés dans leurs droits.
5. Il déclarerait ne rien attendre de bon des gouvernements bourgeois et inviterait les ouvriers de tous les pays à les renverser et à remettre tout le pouvoir aux soviets de députés ouvriers.
6. Il déclarerait que MM. les capitalistes n'ont qu'à payer eux-mêmes les milliards de dettes contractées par les gouvernements bourgeois pour faire cette guerre criminelle de brigandage, mais que les ouvriers et les paysans ne reconnaissent pas ces dettes.

La Cinquième lettre résume le contenu des lettres précédentes sur les tâches du prolétariat russe, et ajoute que le prolétariat pouvait et devait,

allié aux éléments pauvres de la paysannerie, en vue de contrôler la production et de répartir les produits les plus importants, introduire le « service obligatoire du travail », etc. Ces mesures... envisagées dans leur ensemble et leur évolution, (…) constitueraient une transition vers le socialisme, lequel ne saurait être instauré en Russie directement, d'emblée, sans mesures transitoires, mais est parfaitement réalisable et s'impose impérieusement à la suite de telles dispositions. La tâche de former spécialement et sans délai dans les campagnes des Soviets de députés ouvriers, c'est-à-dire des Soviets d'ouvriers salariés agricoles, distincts de ceux des autres députés paysans, est d'une nécessité pressante.

Quelle magnifique clarté – tout cela écrit à des milliers de kilomètres de l'arène de la lutte, et sur la base d'une information rarissime !

Il n'est pas étonnant que la rédaction de la Pravda n'ait pas débordé d'enthousiasme à la lecture des cinq Lettres de loin. Elle publia seulement la première, amputée d'un cinquième. Parmi les phrases cruciales censurées figurait l'accusation de Lénine selon laquelle celui qui soutient le nouveau gouvernement dans les intérêts de la lutte contre le tsarisme « trahit les ouvriers, trahit la cause du prolétariat, la cause de la paix et de la liberté ». Il aurait pu appliquer cette formule à Kaménev, Staline et Mouranov.

Lénine rentre en Russie

Cela prit à Lénine cinq semaines, à partir de la victoire de Février, pour parvenir à rejoindre la Russie. « Dès la première minute, alors que la nouvelle de la Révolution de Février venait de tomber, Ilitch brûla du désir de partir en Russie, » se souvient Kroupskaïa.

L'Angleterre et la France n'auraient pas, pour tout l'or du monde, autorisé le passage des bolcheviks vers la Russie. C'était clair pour Ilitch — « Nous craignons, » écrivit-il à Kollontaï — « de ne pas arriver à quitter cette maudite Suisse prochainement. ». Et, prenant ceci en compte, il fit, dans ses lettres à Kollontaï des 16 et 17 mars, des arrangements avec elle sur la meilleure manière de rétablir des contacts avec Pétrograd.
Il fallait voyager illégalement, il n'y avait pas de route légale. Mais comment ? A partir du moment où les nouvelles de la révolution arrivèrent, Ilitch perdit le sommeil, et la nuit les plans les plus invraisemblables étaient échafaudés. On pouvait voyager par avion. Mais de telles choses ne pouvaient être imaginées que dans un demi-délire nocturne. Il suffisait de le dire tout haut pour se rendre compte à quel point ce plan était impraticable, irréaliste. Il fallait obtenir le passeport d'un étranger quelconque d'un pays neutre, un passeport suédois serait le mieux ; les Suédois provoquaient le moins de soupçons. Un passeport suédois pouvait être obtenu en passant par des camarades suédois, mais la méconnaissance de la langue posait difficulté. Peut-être un muet ? Mais il serait si facile de se trahir. « Tu vas t'endormir et voir des mencheviks dans tes rêves et tu vas te mettre à hurler : canailles, canailles ! Et voilà toute le stratagème qui est fichu. », lui disais-je pour plaisanter.47

Puis Martov eut une excellente idée pour arriver en Russie. Il proposa un plan pour obtenir pour les émigrés des permis de passage à travers l'Allemagne en échange de prisonniers de guerre allemands et autrichiens internés en Russie. Mais personne ne voulait partir de cette façon, à part Lénine, qui se saisit du plan.

Le risque politique que comportait le fait d'être aidé par l'Allemagne était vraiment très grand. Il y avait un danger sérieux d'être accusé de collaboration avec l'ennemi. Cela demandait beaucoup d'audace et de volonté pour profiter d'un « train plombé », mais Lénine n'en manquait pas.

Le 17 mars il déclara que « le seul espoir de sortir d'ici est un échange d'émigrés suisses contre des internés allemands ». Le 18 mars il annonça qu'il était prêt à agir, et invita ceux de ses partisans qui souhaitaient rentrer de le contacter48 , déclarant : « Nous devons partir à tout prix, même en passant par l'enfer. »49

En Russie, le ministre des affaires étrangères, Milioukov , annonça que tout citoyen russe voyageant par l'Allemagne serait l'objet de poursuites.50 Mais rien ne pouvait détourner Lénine d'utiliser le seul moyen qui était disponible de rejoindre la Russie révolutionnaire. Le 27 mars, un groupe de 32 bolcheviks risqua le trajet à travers l'Allemagne dans un « train plombé ».

Plus d'un mois après, Martov prit son courage à deux mains et suivit. Le 5 mai, lui et un certain nombre d'autres mencheviks, avec Natanson , le dirigeant des SR, Lounatcharsky , Balabanova et Manouilsky , suivaient les traces de Lénine. En tout, il y eut 257 passagers dans ce voyage, comportant 58 mencheviks, 48 bundistes, 34 socialistes-révolutionnaires, 25 anarcho-communistes, 18 bolcheviks et 22 sans parti. Le 7 juin, un troisième train scellé quitta la Suisse pour la Russie avec 206 passagers, 29 mencheviks, 25 bundistes, 27 socialistes-révolutionnaires, 26 anarcho-communistes, 22 bolcheviks, 19 non-affiliés, et 39 non-émigrés.51

Lénine osa. Il osa utiliser le conflit entre le haut commandement allemand et l'alliance anglo-franco-russe pour servir les intérêts de la révolution. Ludendorff espérait que la révolution en Russie provoquerait la désintégration de l'armée russe, pour le plus grand profit des plans militaires d'une Allemagne aux abois. Lénine profita du plan de Ludendorff pour faire avancer le sien.

L'agent historique qui intervint pour croiser les plans de Lénine avec ceux du haut commandement allemand était l'ancien révolutionnaire Parvus . Ce membre, né russe, du Parti Social-démocrate Allemand, qui avait été actif dans la révolution de 1905 mais s'était ensuite consacré à gagner de l'argent sur une grande échelle dans les entreprises militaro-commerciales, était alors le conseiller occulte du ministère des affaires étrangères allemand pour les affaires intérieures russes. Ainsi, sous son influence, quelques jours après la Révolution de Février, Brockdorff-Rantzau, ambassadeur d'Allemagne à Copenhague et confident de Parvus, écrivait au ministère des affaires étrangères : « L'Allemagne doit créer en Russie le plus grand chaos possible. » Une intervention ouverte dans le cours de la révolution devait être évitée, mais

Nous devrions... à mon avis, tout miser sur l'approfondissement des antagonismes entre les partis modérés et les extrêmes en secret : car nous avons le plus grand intérêt à ce que ces derniers aient gain de cause, parce qu'alors la transformation devient inévitable et prendra des formes qui secoueront l'existence de l'empire russe.

Favoriser l'élément extrême, insistait Brockdorff-Rantzau, est dans l'intérêt de l'Allemagne, « parce qu'à travers cela un travail plus direct sera entrepris pour amener une plus rapide conclusion. » En quelque trois mois, « on peut compter selon toute probabilité que la désintégration sera suffisamment avancée pour garantir l'effondrement du pouvoir russe sous les coups d'une intervention militaire de notre part ».52

Ces vues coïncidaient avec celles du général Ludendorff. Celui-ci jugeait, quelques semaines après la révolution en Russie :

Militairement, la révolution russe ne peut être caractérisée que comme un avantage pour nous. Par son effet, la situation de la guerre s'est développée si heureusement pour nous que nous n'avons plus besoin de nous garantir d'une offensive russe et que nous pouvons déjà retirer des forces... Si la situation à l'est est encore facilitée, nous pourrons alors y désengager davantage de forces... Avec cette addition nous équilibrerons le rapport des forces à l'ouest en notre faveur. Nous pouvons donc attendre la situation à venir avec la plus grande confiance.53

Les vues des autorités allemandes étaient remarquablement courtes. Un historien a décrit la situation :

On pose instinctivement la question, dans ce contexte, de savoir si les agences allemandes responsables n'étaient pas conscientes que collaborer avec le bolchevisme consistait d'une certaine manière à jouer avec le feu. La croyance était-elle véritablement établie que l'Allemagne impériale pouvait se mêler de la révolution sociale russe sans être un jour aux prises avec elle ?
Les dossiers allemands ne contiennent pas de déclarations sur de telles délibérations de la part des agences gouvernementales responsables. Elle provoquent peu la supposition qu'elles sont plus complètement occupées par la théorie et la pratique du bolchevisme ou qu'elles ont même saisi la nature véritable de Lénine et de ses idées.
Les aspects principaux de la politique allemande résultent bien plus du mauvais calcul, des limitations du moment : d'abord la guerre doit être gagnée ou du moins la paix à l'est établie ; ce qui vient après n'est pas un problème aujourd'hui. Il est possible que les bolcheviks soient dans une situation susceptible de provoquer rapidement une paix séparée germano-russe et donc de frustrer les plans de détente à l'est.54

Lloyd George résumait cette pensée superficielle dans les termes suivants :

Dans la guerre, il est difficile d'avoir des vues à long terme. La victoire est le seul horizon. C'est une leçon pour l'homme d'Etat qui opère sur la base de courtes vues sur les situations et saisit l'occasion d'un avantage temporaire sans aller au devant de la certitude d'une future catastrophe.55

Deux plans historiques opposaient se croisaient, celui de Lénine et celui de Ludendorff. Il n'y a pas de doute sur celui des deux qui avait les vues les plus lointaines : ou qui profitait de l'avantage. Le 25 octobre, les bolcheviks prenaient le pouvoir. Un an plus tard, sous l'influence de la révolution russe, les masses allemandes renversaient Ludendorff.

En utilisant le train plombé, avec tous les risques politiques que cela comportait – le danger d'être traité d'agent allemand, une accusation qui joua un rôle significatif dans les événements de la révolution russe – Lénine démontrait à la fois sa prévoyance et son courage politique.

Notes

1 Kutuzov, ed., ??????? ??????????? ???????????????? ????????? – ??????? ???????, Moscou 1957, vol.1, p.5.

2 A.G. Chliapnikov, ??????????? ??? , p.215.

3 P.F. Kudelli (ed.), ?????? ????????? ????????????? ??????? ??????????? ? 1917 ?, Moscou-Leningrad, 1927, p.16.

4 Soukhanov, op. cit.

5 ibid.

6 Shliapnikov, ??????????? ??? , p. 411.

7 Kudelli, op. cit., p.19.

8 Shliapnikov, ??????????? ??? , p.215.

9 Ibid, p. 228.

10 ibid., p.228. Kudelli, op. cit., p.11.

11 ???? ? ?????? ?? ?????? ???????????????? ????????? ? ?????? ??????????? 27 ??????? - 4 ???? 1917 ?.  ??????? ??????????, Moscou 1957, p.171.

12 ibid., p.172.

13 Kudelli, op. cit., pp.19-20.

14 Voir infra, chap.12, L'apparition des comités d'usine .

15 Kudelli, op. cit., p.27.

16 D.A. Longley, « The Divisions in the Bolshevik Party in March 1917 », Soviet Studies, July 1972.

17 Sidorov, op. cit., Vol.1, pp.3-4.

18 Kudelli, op. cit., p.11.

19 Sidorov, op. cit., Vol.1, p.106 ; L.Trotsky, ?????????? ????? ????????????? , Berlin 1932.

20 Kudelli, op. cit., p.24-26.

21 Soukhanov, op. cit.

22 L.B. Kamenev, ??? ?????? ?????????? .

23 Chliapnikov, ??????????? ??? , p.450.

24 Sidorov, op. cit., Vol.1, p.111.

25 Kudelli, op. cit., pp.49-52.

26 Sidorov, op. cit., Vol.1, p.520.

27 ibid., p.528.

28 ibid., p.63.

29 ibid., p.463.

30 ibid., p.163.

31 ibid., p.532.

32 R.G. Suny, The Baku Commune, 1917-1918, Princeton 1972, pp.72-75.

33 Le seul compte-rendu complet de cette conférence a longtemps été celui publié par Trotsky en appendice à son livre ?????????? ????? ????????????? . Après la mort de Staline, le compte-rendu fut publié en Russie, dans la revue ??????? ??????? ????, 1962, N° 5, pp.106-25 ; N° 6, pp.130-152. La correspondance entre les deux sources est parfait, excepté que la seconde :
1. contient des passages qui ne figurent pas dans l'œuvre de Trotsky, et que
2. omet la dernière journée, quand Lénine a présenté les Thèses d'Avril à la conférence.

34 ibid.

35 Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe .

36 Lénine, Œuvres, volume 21, p. 452.

37 Ibid., p. 415.

38 Ibid., p. 393.

39 Ibid., p. 394.

40 Ibid.

41 ibid., Vol.35.

42 Ibid, p. 326.

43 ibid., Vol.23 .

44 Ibid.

45 Ibid.

46 Ibid.

47 Kroupskaïa, p. 221-222.

48 ????????? ???????, Vol.2, pp.376-377.

49 W. Hahlweg, Lenins Rückkehr nach Russland 1917, Leiden, 1957, p.13.

50 ibid., p.76-77.

51 Senn, op. cit., p.231.

52 Cité in Hahlweg, op. cit., pp.11-12.

53 ibid., p.11.

54 ibid., p.25.

55 D. Lloyd George, War Memoirs, London, 1936, Vol.5, p.2530.

Archive T. Cliff
Sommaire Sommaire Haut Sommaire Suite Fin
Liénine