"Selon la légende stalinienne, le Parti bolchevik, à de rares exceptions près, a toujours suivi la volonté de Lénine. Le parti aurait été pratiquement monolithique. En fait, rien n'est plus éloigné de la vérité. De façon répétée, Lénine a dû batailler pour obtenir l'accord de ses camarades."

1976

Tony Cliff

Lénine (volume 2)
Tout le pouvoir aux soviets

Chapitre 8 — Lénine, le parti et le prolétariat

« Expliquer patiemment »

Une fois que Lénine eut gagné le parti à ses Thèses d'avril , il s'employa à analyser comment le parti pouvait mettre la majorité du prolétariat, des paysans pauvres et des soldats de son côté, afin de pouvoir mener la révolution prolétarienne à une conclusion victorieuse. Ce qu'il fit dans une brochure écrite au début d'avril, intitulée Les tâches du prolétariat dans notre révolution .

La brochure fut dactylographiée en plusieurs exemplaires et distribuée aux membres du parti avant et pendant la conférence d'avril des bolcheviks (24-29 avril). Elle parut sous forme imprimée pour la première fois en septembre. Elle établissait clairement qu'alors que le programme du parti doit définir les rapports fondamentaux entre le prolétariat et les autres classes, la tactique du parti doit dicter les rapports de classe concrets et temporaires. L'état d'esprit des masses doit influencer la tactique immédiate à tout moment.

Le principal travail travail pratique doit être la propagande parmi les masses.

C'est uniquement en combattant cette aveugle crédulité (qu'on ne peut et ne doit combattre que sur le terrain des idées, par une persuasion fraternelle, en invoquant l'expérience vécue) que nous pouvons nous dégager de l'emprise de la phraséologie révolutionnaire déchaînée et stimuler réellement la conscience prolétarienne aussi bien que la conscience des masses, leur initiative, audacieuse et décidée, dans chaque localité ; stimuler la conquête, le développement et l'affermissement spontanés des libertés, de la démocratie, du principe de la possession de toute la terre par l'ensemble du peuple.

La bourgeoisie et les grands propriétaires fonciers tenaient en ce moment le peuple en sujétion, disait Lénine, non pas par l'oppression violente mais par le procédé

du mensonge, de la flatterie, des belles phrases, des promesses sans nombre, des aumônes d'un sou, des concessions insignifiantes pour garder l'essentiel.
Ce qui fait l'originalité du moment présent en Russie, c'est le passage à une allure vertigineuse du premier procédé au second, de la violence exercée sur le peuple aux flatteries et à sa mystification par des promesses.

La plus grande tromperie était associée à l'effort de guerre – le soi-disant jusqu'auboutisme révolutionnaire.

La bourgeoisie trompe le peuple en spéculant sur le noble orgueil que lui inspire la révolution ; elle veut faire accroire que le caractère politique et social de la guerre a changé pour la Russie depuis cette étape de la révolution, du fait que la monarchie tsariste a été remplacée par la pseudo-république de Goutchkov-Milioukov.

Il n'y avait pas de raccourcis pour surmonter le défensisme révolutionnaire.

Il faut que nous sachions expliquer aux masses que le caractère politique et social de la guerre n'est pas déterminé par la « bonne volonté » des individus et des groupes, ou même des peuples, mais par la situation de la classe qui fait la guerre, par la politique que pratique cette classe et dont la guerre est le prolongement, par les relations du capital, force économique dominante de la société actuelle, par le caractère impérialiste du capital international, par la dépendance – financière, bancaire, diplomatique – de la Russie à l'égard de l'Angleterre, de la France, etc. Savoir l'expliquer aux masses de façon intelligible n'est pas chose facile, et nul d'entre nous ne saurait s'acquitter de cette tâche du premier coup, sans commettre d'erreurs.1

En argumentant contre le défensisme2 révolutionnaire, on doit être très sensible aux véritables motifs psychologiques qui animent les masses.

Le mot d'ordre « A bas la guerre » est évidemment juste, mais il ne tient pas compte des tâches particulières du moment, de la nécessité d'aborder autrement la grande masse. Il ressemble, à mon avis, au mot d'ordre « A bas le tsar! » que les agitateurs maladroits du « bon vieux temps » lançaient tout bonnement dans les campagnes, où ils se faisaient rosser. Dans leur masse, les partisans du jusqu'auboutisme révolutionnaire sont de bonne foi, non si on les considère en tant qu'individus, mais au point de vue de classe, car ils appartiennent à des classes (ouvriers et paysans pauvres) qui n'ont réellement rien à gagner aux annexions ni à l'étranglement d'autres peuples. Il en va tout autrement pour les bourgeois et MM. les « intellectuels » ; ceux-là savent fort bien qu'il est impossible de renoncer aux annexions sans renoncer à la domination du capital, et ils trompent cyniquement les masses avec de belles phrases, des promesses sans mesure, des assurances sans nombre.
Dans leur masse, les partisans du jusqu'auboutisme considèrent la chose sans malice, en invoquant le sens commun : « Je ne veux pas d'annexions, l'Allemand me 'tombe dessus' ; je défends donc une cause juste et pas du tout des intérêts impérialistes. » A ceux-là il faut expliquer encore et encore qu'il ne s'agit pas de leurs désirs personnels, mais de rapports et de conditions inhérents à une politique, à des masses et à des classes déterminées ; qu'il existe un lien entre la guerre, d'une part, les intérêts du capital et le réseau bancaire international, de l'autre, etc. Seule cette façon de combattre le jusqu'auboutisme est sérieuse et promet le succès, un succès pas très rapide peut-être, mais certain et durable.3

Quelle sensibilité montrait Lénine à l'égard des véritables sentiments des masses, même lorsqu'elles suivaient la politique réactionnaire du défensisme (jusqu'auboutisme) !

Etre adaptable ne signifie pas renoncer aux principes. Au contraire, on ne doit faire sous aucun prétexte de concessions à l'humeur des masses. « La moindre concession au défensisme révolutionnaire est une trahison à l'égard du socialisme, un abandon complet de l'internationalisme, quelles que soient les belles phrases et les considérations « pratiques » dont on le justifie. »4

Une forme de concession au défensisme révolutionnaire est celle qui consiste à demander au Gouvernement provisoire de mettre en œuvre une politique de paix :

… continuer à exiger... [du nouveau gouvernement] qu'il proclame la volonté de paix des peuples de Russie, qu'il renonce aux annexions, etc., etc., c'est en fait mystifier tout simplement le peuple en lui faisant concevoir des espérances irréalisables, en retardant sa prise de conscience, en l'amenant à accepter indirectement la prolongation d'une guerre dont le vrai caractère social n'est pas déterminé par de pieux souhaits, mais par la nature de classe du gouvernement qui la fait, par le lien qui existe entre la classe représentée par ce gouvernement et le capital financier impérialiste de Russie, d'Angleterre, de France, etc., par la politique réelle, effective de cette classe.5

Dans la lutte contre le défensisme révolutionnaire on doit donner une réponse claire à la question : Comment mettre fin à la guerre ?

Il est impossible de s'arracher à la guerre impérialiste, impossible d'obtenir une paix démocratique, non imposée par la violence, si le pouvoir du capital n'est pas renversé, si le pouvoir ne passe pas à une autre classe : le prolétariat.
La révolution russe de février-mars 1917 a marqué le début de la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile. Cette révolution a fait le premier pas vers la cessation de la guerre. Seul le second pas – le passage du pouvoir au prolétariat – peut en assurer la cessation. Ce sera dans le monde entier le début de la « rupture du front », — du front des intérêts du capital, — et ce n'est qu'en rompant ce front que le prolétariat peut soustraire l'humanité aux horreurs de la guerre, lui procurer les bienfaits d'une paix durable.6
Pour sortir de la guerre et conclure une paix démocratique, non imposée par la violence ; pour affranchir les peuples de la servitude des intérêts, se chiffrant par milliards, à verser à messieurs les capitalistes qui se sont enrichis « du fait de la guerre », il n'est d'autre issue que la révolution prolétarienne.
On peut et on doit exiger des gouvernements bourgeois les réformes les plus diverses ; mais on ne peut, à moins d'être un songe-creux, un réformiste, exiger de ces hommes et de ces classes, attachés par des milliers de liens au capital impérialiste, qu'ils rompent ces liens. Or, sans cette rupture, tous les propos sur la guerre à la guerre ne sont que phrases vides et trompeuses.7

Le prolétariat russe avait une responsabilité particulièrement grande dans la lutte contre la guerre impérialiste.

A qui il est beaucoup donné, il sera beaucoup demandé. Dans aucun pays du monde il n'existe aujourd'hui autant de liberté qu'en Russie. Profitons de cette liberté non pour prêcher le soutien de la bourgeoisie ou du « jusqu'auboutisme révolutionnaire » bourgeois, mais pour fonder hardiment, honnêtement, en prolétaires, à la Liebknecht, la IIIe Internationale...8
Il n'est qu'un, et un seul, internationalisme véritable : il consiste à travailler avec abnégation au développement du mouvement révolutionnaire et de la lutte révolutionnaire dans son propre pays, à soutenir (par la propagande, la sympathie, une aide matérielle) cette même lutte, cette même ligne, et elle seule, dans tous les pays sans exception.9

L'éperon et les rênes

Il est facile de parler de la nécessité d' « expliquer patiemment », mais comment peut-on le faire sans semer la passivité dans les masses ? Comment le parti peut-il à la fois réfréner le mouvement de masse d'un assaut prématuré sur le Gouvernement provisoire sans l'affaiblir, et en même temps éperonner le mouvement vers l'avant ? Après tout, c'est dans la lutte, et non dans une abstention passive, que la force est accumulée.

Les soulèvements politiques ne se sont jamais produits sans « excès ». Il y a longtemps, Tchernychevsky , que Lénine admirait tant, avait dit : « Le chemin de l'histoire n'est pas un trottoir de la perspective Nevsky : il va complètement à travers champs, des champs parfois poussiéreux, parfois bourbeux, parfois il traverse des marais, parfois des forêts. »

Comment peut-on diriger un mouvement de masse, avec tous ses excès, sans tomber dans l'aventurisme, d'une part, ou l'excès de prudence, de l'autre ? Voilà les problèmes centraux auxquels Lénine a été confronté de façon répétée entre la Révolution de Février et l'insurrection d'Octobre.

Mais encore, comment résoudre la question de savoir si la minorité agissante doit être encouragée à aller de l'avant, à inspirer et à encourager par sa lutte la majorité, ou si cela la met en danger de se retrouver isolée ?

Encore et encore, lorsque Lénine parlait des masses combattantes que le parti devait diriger, il précisait que cela ne signifiait pas nécessairement la majorité de la classe ouvrière. Un parti révolutionnaire devait être basé dans la classe ouvrière, mais pas forcément dans toute la classe. Il pouvait rester longtemps établi seulement dans une minorité de la classe – son avant-garde. Comme il l'écrivait le 22 août 1907 :

Renoncer à forcer le mouvement de la minorité révolutionnaire notoire, cela signifie au fond cesser de recourir aux moyens révolutionnaires de lutte. Car il est absolument indiscutable que c'est la minorité révolutionnaire notoire qui prit part aux événements révolutionnaires tout au long de l'année 1905 : c'est précisément parce qu'elles combattaient seules que les masses de cette minorité ne virent point leur lutte remporter un plein succès. Il n'en demeure pas moins que toutes les victoires à inscrire à l'actif du mouvement de libération en Russie, et de façon générale, toutes ses conquêtes, furent dans leur intégralité et sans exception le fruit de la seule lutte des masses appartenant à cette minorité.10

Si les majorités sont gagnées dans la lutte, comment éviter de tomber dans le piège de l'adaptation passive aux humeurs présentes de la majorité, tout en ne cédant pas à l'aventurisme ? Si le parti encourage la minorité agissante, comment peut-il éviter de se lier les mains par des gains mineurs, ou d'être détourné et d'oublier la lutte pour la victoire totale ? Comment rester fermement ancré dans une vision claire du but ultime tout en s'adaptant à ce qui est immédiatement réalisable ?

Et encore : comment le parti peut-il lutter pour le renversement du régime sans être piégé dans des escarmouches qui peuvent se transformer en bataille généralisée ? En 1906, Lénine écrivait : « Croyez-vous que cette épreuve sérieuse [contre le pouvoir] soit possible, dans un vaste mouvement populaire, complexe, disparate, si elle n'a été précédée par un certain nombre d'expériences partielles et bien moins importantes ? Pensez-vous qu'une grève générale soit possible si elle n'a été précédée par des grèves partielles ? Et croyez-vous à une insurrection générale si de petits soulèvements, çà et là, isolément, ne se sont produits d'abord ? »11 Dans l'atmosphère électrique de 1917, la capacité de Lénine à relier les petites luttes à la lutte générale devait subir la plus sévère des épreuves.

L'inégalité du développement des différentes sections de la classe ouvrière, dans les différentes localités, est telle que tout en encourageant les centres avancés, on doit garder à l'esprit la totalité du paysage pour empêcher ces centres avancés de s'isoler complètement du reste du pays.

Kronstadt

Prenons le cas de Kronstadt. Sur cette île, les gens, en particulier les marins, étaient véritablement très impatients, et se montrèrent bien plus radicaux que le reste du pays dès les premières semaines qui suivirent le Révolution de Février. Le 18 avril, lorsque fut connue la nouvelle que le ministre des affaires étrangères Milioukov avait envoyé aux alliés une note soutenant « la guerre jusqu'à la victoire », le Soviet de Kronstadt, qui avait rejeté une résolution bolchevique condamnant le gouvernement, se trouva totalement isolé dans la ville. Des foules se rassemblèrent devant les locaux bolcheviks, dans des meetings et dans les casernes, et votèrent une résolution bolchevique qui appelait au « renversement du Gouvernement provisoire et au transfert du pouvoir au Soviet de Députés Ouvriers et Paysans . »12 Dans un des grands meetings de rue, comptant près de 20.000 personnes, un orateur bolchevik, membre du Comité exécutif du Soviet, S.G. Rochal , appela au renversement du gouvernement.13 Le Comité exécutif du Soviet de Kronstatd exclut alors Rochal pour indiscipline. Les bolcheviks entamèrent immédiatement une campagne pour la réélection du Soviet, campagne qui s'avéra couronnée de succès. Des élections furent tenues, et les bolcheviks, qui étaient jusqu'alors le plus petit parti du Soviet, devinrent le plus grand.

Malheureusement, la campagne des bolcheviks de Kronstadt pour le renversement du Gouvernement provisoire était contraire à la politique du Comité central, et fut condamnée par une résolution de celui-ci en date du 22 avril.14 Cette résolution n'était pas seulement dirigée contre le Soviet de Kronstadt. Le Comité d'Helsingfors, et même quelques bolcheviks de Pétrograd, avaient lancé le même mot d'ordre.

Le Comité bolchevik de Kronstadt rejeta le blâme du Comité central. Le 5 mai, le nouveau Soviet de Kronstadt se réunit. Le 13 mai, son Comité exécutif décida d'établir formellement le fait que le Soviet était le seul pouvoir sur l'île, et posa un projet de résolution dans ce sens. Le 16 mai, le Soviet de Kronstadt décida qu'il rompait toutes relations avec le Gouvernement provisoire et qu'il ne reconnaissait plus que le Soviet de Pétrograd.15 Le 18 mai, un membre du Comité central se rendit à Kronstadt, exigeant de savoir ce qui se passait. Raskolnikov et Rochal furent convoqués à Pétrograd, où Lénine leur passa un savon.16

Les événements de Kronstadt mettaient en péril toute la stratégie d' « explication patiente » du Parti bolchevik. Le Soviet de Kronstatdt persista à refuser de reculer, malgré une sommation du 26 mai de l'Exécutif du Soviet de Pétrograd.17 Il semblait que le Gouvernement provisoire soit prêt à prendre le risque d'une intervention armée contre Kronstadt et à interdire le Parti bolchevik. Le Comité central du parti considérait la situation comme extrêmement dangereuse. Heureusement, le 27 mai Trotsky parvint à convaincre le Soviet de Kronstadt d'accepter un compromis proposé par le Soviet de Pétrograd, ce qui lui permit de battre en retraite sans trop perdre la face.

Les excités de Kronstadt devaient être maîtrisés dans le but de maintenir unifié le front révolutionnaire global.

L'inégalité entre les différentes localités

Encore et encore, Lénine dut intervenir pour retenir les têtes chaudes de Pétrograd, de Kronstadt et d'Helsingfors – au cours des Journées d'Avril, des Journées de Juin et des Journées de Juillet.

C'était un vrai problème que de savoir comment agir comme pompier sans rafraîchir l'enthousiasme, sans pousser les travailleurs au découragement ; comment empêcher une initiative inconsidérée tout en encourageant les ouvriers à poursuivre une grève militante, et comment faire tout cela quand les différences de niveau de conscience entre les diverses sections du prolétariat et entre les divers centres étaient considérables.

L'inégalité entre les diverses localités ne disparut pas avec la marche de la révolution. Un échantillon de réponses de comités locaux du parti de 25 villes pendant le Sixième Congrès montre que le pourcentage de bolcheviks organisés parmi les ouvriers d'usine dans les villes variait de 1 à 12 % — la moyenne pour les 25 villes étant 5,4 %.18

A nouveau, des variations dans le niveau politique entre différentes localités sont clairement montrées par une analyse des élections aux Doumas locales durant l'été de 1917. Ainsi la part des sièges19 obtenus par les bolcheviks était :

Municipalités

Pourcentage

plus de 100.000 habitants (27 villes)

12 %

50.000 – 100.000 habitants (35 villes)

8,23 %

moins de 50.000 habitants (68 villes)

1,41 %



A Pétrograd et à Moscou, la part des bolcheviks était considérablement plus grande :

Doumas

Pourcentage

District de Pétrograd (27-29 mai)

20,4 %

Cité de Moscou (25 juin)

11,5 %

Cité de Pétrograd (20 août)

33,4 %

District de Moscou (24 septembre)

50 %



Formellement, bien sûr, les deux millions d'habitants de Pétrograd, qui constituaient près de 1,5 % de la population totale de la Russie, aurait dû n'avoir ni plus ni moins d'importance que deux millions de personnes ailleurs. Mais la révolution ne se plie pas aux règles de la démocratie formelle. Toutes les révolutions sont hautement centralistes. Dans les Révolutions Anglaise du 17ème siècle, Française du 18ème et Russe du 20ème, le rôle de la capitale a été décisif. Comme nous l'avons vu, l'avant-garde du prolétariat russe, même avant la guerre, était à Pétrograd. St-Pétersbourg joua un rôle dominant dans le développement du Parti bolchevik et du prolétariat dans les années 1912-1914. En termes d'organisation, les bolcheviks de St-Pétersbourg étaient très en avance sur leurs camarades partout ailleurs. Le poids spécifique du prolétariat de Pétrograd fut accentué en 1917, en valeur absolue aussi bien que relativement, comparé au reste du pays.20

Il serait stupidement formaliste de supposer que chaque millier de Russes avaient un poids égal, où qu'ils aient vécu, travaillé et lutté. Comparons le nombre des bolcheviks du district de Vyborg avec, disons, celui des grandes villes ukrainiennes Kiev, Odessa, Nikolaïev et Ekaterinoslav21  :


Début mars

Conférence d'avril

6e Congrès

Octobre-novembre

Vyborg

500

3.290

6.632

6.985

Kiev

200

1.900

4.000

5.000

Odessa

1.600-1.700

4.000

Nikolaïev

400

1.500

3.500

4.000

Ekaterinoslav

400

(9 sept.)

900

1.600

Villes ukrainiennes
(prises ensemble)

600

3.800

10.100-10.200

14.600



Les bolcheviks de Vyborg, plus faibles en nombre que ceux des quatre villes ukrainiennes, furent en fait bien plus importants historiquement.

Les bolcheviks mettaient l'accent, de manière tout à fait pertinente, sur les zones clé des centres industriels et des villes de garnison – Pétrograd, la Finlande, la flotte, les armées du nord, la zone industrielle de Moscou, et les monts Oural.

La classe et le parti

Les marins de Kronstadt, les soldats de Minsk, les ouvriers de Pétrograd, Moscou et Saratov, les paysans pillant les châteaux des grands propriétaires fonciers dans toute la Russie étaient des milliers de groupes différents. Même s'ils poussaient dans la même direction, ils avaient malgré tout des niveaux de conscience très différents. S'il n'y avait pas eu cette inégalité dans les niveaux de conscience, il n'y aurait pas eu besoin d'un parti révolutionnaire.

Le parti existe pour hâter l'élimination de cette inégalité en élevant la conscience au plus haut niveau possible. Le parti vise à répandre l'action des masses, à unir l'action de ces masses d'un bout à l'autre du pays, à coordonner les différents efforts, à choisir les moments les plus favorables à l'action, à agir comme état-major du prolétariat. Mais si, malheureusement, l'inégalité dans la classe rend le parti nécessaire, une semblable inégalité affecte le parti lui-même, rendant véritablement très compliquée l'opération consistant à le guider.

Comme le Parti bolchevik était un parti de masse plongeant profondément ses racines dans la classe ouvrière, il est naturel que l'inégalité dans la classe ait eu une influence décisive sur les organisations locales du parti.

Les ouvriers de Pétrograd étant impatients d'une épreuve de force avec le Gouvernement provisoire, il n'est pas surprenant, comme nous le verrons plus tard, qu'en avril, juin et juillet les dirigeants bolcheviks locaux fussent « gauchistes », loin sur la gauche du Comité central, et tirant sur leur laisse. En même temps, les dirigeants du parti dans d'autres lieux, pratiquement dans toutes les provinces, étaient à la remorque du Comité central et appartenaient de façon massive à l'aile droite du parti.

Comment pouvait-on arriver à ce que les organisations militantes des districts de Vyborg et de Narva et les organisations droitières de Kiev et Odessa parviennent à fonctionner ensemble ?

Alors que les camarades de Vyborg se préparaient dès février au renversement du Gouvernement provisoire, les bolcheviks, dans de nombreuses villes, allaient jusqu'à refuser de se séparer des mencheviks. Dans de nombreux centres ouvriers, comme Ekaterinbourg, Perm, Toula, Orel, Bakou, Yaroslav, Kiev et Voronèje, les bolcheviks ne rompirent avec les mencheviks qu'à la fin du mois de mai.22

A Minsk, Tiflis, Nijni-Novgorod, Omsk, Tomsk, Odessa, Nikolaïev, Zlatoust, Kostroma, Sébastopol et Vitebsk, les bolcheviks ne se séparèrent des mencheviks qu'en juin.23 Dans bien d'autres centres, ils ne le firent qu'en août ou septembre.24 Trois cent cinquante et une organisations du parti restèrent des organisations conjointes bolcheviks-mencheviks dans de nombreux cas jusqu'en septembre.25 En fait, dans certains endroits, la scission ne fut effective qu'après la Révolution d'Octobre.

D'une manière générale, plus on s'éloignait de Pétrograd, et plus les tendances conciliatrices étaient dominantes parmi les bolcheviks. Elles persistèrent le plus longtemps en Ukraine, en Sibérie et en Asie centrale. Sur quinze comités de ville sibériens, huit ne scissionnèrent des mencheviks qu'après le Sixième Congrès du parti (26 juillet-3 août), et cinq après Octobre, ou même plus tard.

L'inégalité entre les organisations du parti n'existait pas seulement entre les différentes villes, mais même à l'intérieur de la même ville, entre différentes usines. Ainsi, à Pétrograd, le nombre de bolcheviks dans les différentes usines26 était

Poutilov (2 mars)

100

Aivaz (septembre)

14

Metallist (juillet)

200-300

Skorokhod (septembre)

550



L'explosion des effectifs du parti

Pour ajouter aux difficultés, ce sur quoi Lénine devait s'appuyer n'était pas une organisation du parti aux rouages bien huilés, avec un cadre de dirigeants locaux bien établis, mais un gigantesque tourbillon en pleine croissance.

Pour avoir une idée de cette croissance, jetons un coup d'œil aux changements dans les effectifs du parti dans un certain nombre de centres au cours des semaines et des mois ayant suivi la Révolution de Février :27




Début mars

Septième conférence
(24-29 avril)

Pétrograd

2.000

16.000

Moscou

600

7.000

Ivanovo-Voznessensk

10

3.564

Ekaterinoslav

400

1.500

Lougan

100

1.500

Kharkov

105

1.200

Kiev

200

1.900

Saratov

60

1.600

Ekaterinbourg

40

1.700

Comment pouvait-on espérer une direction stable à Ivanovo-Voznessensk, où les effectifs passèrent de 10 à 5.440 en cinq mois ; à Ekaterinbourg, où le nombre de membres passa de 40 à 2.800 ; ou à Saratov, où il bondit de 60 à 3.000 ?

La faiblesse administrative du centre du parti

Et quel était l'appareil central du parti qui devait faire face à cette explosion des effectifs, dont les nombreux comités de ville étaient éparpillés sur des distances énormes, avec peu de cadres locaux, dont beaucoup hésitaient encore à rompre avec les mencheviks ?

Un groupe de cinq ou six permanents constituaient le secrétariat.28 Leurs bureaux étaient constitués de deux pièces plus un cabinet de toilette dans l'hôtel particulier de la Kschessinska, le quartier général des bolcheviks de Pétrograd. Une pièce servait de bureau, l'autre de salle d'accueil. Les toilettes étaient utilisées pour stocker les procès-verbaux du parti. Après les Journées de Juillet, le secrétariat déménagea dans l'appartement d'une de ses responsables, Elena Stassova , et peu de temps après dans une école de garçons.29

Le chef du secrétariat entre avril et octobre était Iakov Mikhailovitch Sverdlov , un homme d'une grande énergie et d'excellentes capacités organisationnelles, bolchevik depuis les débuts du bolchevisme, qui avait connu de nombreuses années d'emprisonnement et d'exil en Sibérie.

Trotsky écrit :

Malgré sa petite taille et sa maigreur, qui donnaient l'impression d'un état maladif, la personne de Sverdlov en imposait par sa gravité et sa calme énergie. Il présidait d'une manière égale, sans bruit et sans à-coups, comme travaille un bon moteur. Le secret de ce maintien n'était pas, bien entendu, dans le seul art de présider, mais en ceci que Sverdlov voyait parfaitement la composition de la salle et savait admirablement à quoi il voulait arriver.
Avant chaque séance, il avait des conversations séparées avec des délégués qu'il interrogeait et chapitrait quelquefois. Dès avant l'ouverture de la séance, il se représentait dans l'ensemble le développement des débats. Mais il n'avait pas besoin de conversations préalables pour savoir, mieux que quiconque, l'attitude qu'adopterait tel ou tel militant sur la question soulevée. Le nombre de camarades dont il pénétrait clairement la pensée politique était, en proportion de notre parti à cette époque, très grand. Il avait des facultés innées d'organisation et de combinaison. Chaque question politique lui apparaissait avant tout, dans sa nature concrète, au point de vue de l'organisation : il y voyait une question de rapports entre personnes et groupes à l'intérieur de l'organisation du parti, et de rapports entre l'organisation prise au total et les masses. Dans les formules algébriques, il jetait immédiatement et presque automatiquement des chiffres. Par là, il réalisait la très importante vérification des formules politiques, dans la mesure où il s'agissait d'action révolutionnaire.30

Sverdlov convenait à la méthode « sans routine administrative, sans bureaucratie » du travail du Comité central.

Le Comité central, venant à peine d'émerger de son existence clandestine, était encore, dans son organisation et dans ses méthodes de travail, très éloigné de la chancellerie surpuissante et omnisciente des années récentes. La plus grande partie de l'équipement du Comité Central était transportée par Sverdlov dans sa poche latérale.31

Les ressources financières du centre étaient extrêmement faibles. Le revenu du Bureau Russe entre le 2 décembre 1916 et le 1er février 1917 se montait à 1.117 roubles et 50 kopecks.32 Quand éclata la Révolution de Février, le Bureau Russe n'avait en caisse que 100 roubles.33 En prenant en considération le taux de l'inflation depuis lors on peut évaluer le pouvoir d'achat d'un rouble de 1917 à celui d'un euro de 2015. Donc nous pouvons imaginer que le quartier général des bolcheviks en 1917 disposait de l'équivalent de 900 euros de 201534 .

Dans les mois qui suivirent, le centre du parti continua à vivre dans la gêne. Le secrétariat était responsable de la collecte des contributions des provinces. Dans la correspondance du secrétariat33, il n'apparaît pas grand-chose sur ce sujet jusqu'à la fin de l'été ou au début de l'automne, mais à ce moment-là on s'occupait sérieusement de percevoir 10 % du revenu régulier de chaque organisation locale, et 40 % des souscriptions spéciales ; malgré tout, des éléments répétés font apparaître que le centre n'obtenait que très peu d'argent des comités locaux. Ainsi, le 27 septembre, Stassova, au nom du secrétariat, écrivit une lettre aux 333 comités locaux se plaignant que seulement 24 d'entre eux avaient réglé les 10 % destinés au centre. Et les sommes récoltées depuis la Conférence d'Avril étaient maigres. Ainsi le Comité de Reval paya 1.068 roubles pour juillet et août ; le Comité de Moscou, 574,56 roubles pour mai, juin et juillet ; le Comité de Tiflis, 50, etc. En tout seulement 3.643,70 roubles furent reçus des comités locaux : « Comme vous voyez, camarades, le montant est tellement petit qu'on pourrait penser que le Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie n'a que quelques centaines de membres. »35

En ce qui concerne les souscriptions, les fonds levés par des collectes générales auprès des ouvriers et des soldats étaient bien plus substantiels. Ainsi, par exemple, le 13 avril, la Pravda fit un appel de fonds pour s'équiper d'une imprimerie. Le 22 avril, 75.334,45 roubles avaient été réunis36 , et à l'époque du Sixième Congrès, les ouvriers et les soldats avaient donné 140.000 roubles pour l'imprimerie du parti.37 La cotisation habituelle pour les ouvriers était égale à une journée de travail. En plus, les ouvriers récoltaient de l'argent pour fournir de la littérature du parti aux soldats. Le 19 mai, les ouvriers de l'usine Novi Lassner, de Pétrograd, recueillirent 33.781 roubles dans ce seul but.38 Le 27 mai, 4.545,11 roubles furent données pour la même raison par l'usine Provodnik de Moscou.39

Ces souscriptions expliquent comment le secrétariat pouvait verser des sommes considérables à divers journaux et organisations du parti. Ainsi, entre le 30 mai et le 7 juin, 2.116 roubles furent donnés au Babinski Rabotchi ; entre le 27 juin et le 18 septembre, 2.700 roubles furent transmis au Comité du parti de Minsk et du Nord-Ouest ; le 17 mai, Okopnoï Pravda (le journal de l'armée) reçut 1.000 roubles ; le 6 septembre, le Comité d'Ekaterinbourg en reçut 600 ; le 30 mai, le journal polonais du Comité de Pétersbourg, Tribuna, perçut 1.500 roubles.40 Mais le Parti bolchevik connut des difficultés financières pendant toute l'année 1917.

Vingt jours avant la Révolution d'Octobre, les minutes du Comité central relatent :

1. Sverdlov rapporte sur la demande qui a été reçue du Comité de Zone de Pétrograd de se voir accorder un subside d'environ 2.500-3.000 roubles nécessaire pour démarrer une activité dans la province.
Après discussion, la proposition de Sverdlov de donner 1.000 roubles, indiquant qu'on espère qu'ils seront remboursés, est adoptée.
2. Sverdlov rapporte qu'un bureau régional de l'Organisation Militaire de notre parti a été constitué sur le front sud-ouest et que le bureau demande plusieurs milliers de roubles pour pouvoir publier un journal du front.
Il est décidé de donner entre 2.000 et 3.000 roubles.41

Mille roubles pour l'organisation de Pétrograd !

Non seulement le secrétariat du parti était pauvre en termes de ressources financières ; ses ressources humaines aussi étaient tellement limitées qu'il fallait même restreindre la correspondance avec les comités locaux. Entre mars et octobre, le secrétariat envoya environ 1.740 lettres aux organisations locales, dont 1.000 entre mars et août (une moyenne de 165 par mois), et 740 en septembre et octobre (370 par mois). Comme le nombre de comités de ville, à la veille de la Révolution d'Octobre, était de 28842 , ces chiffres sont tout sauf impressionnants – il y avait moins d'une lettre par comité de ville par mois!

En plus, un certain nombre de télégrammes étaient envoyés par le secrétariat : en mars, à 34 organisations ; en avril, 12 ; en mai, 14 ; en juin, 46 ; en juillet, 28 ; en août, 7 ; en septembre, 66 ; en octobre, 75.43 Le secrétariat avait des entretiens avec des visiteurs venus d'organisations locales : en avril (sans compter les délégués au Septième Congrès), 17 ; en mai, 130 (parmi lesquels beaucoup de bolcheviks rentrant d'émigration et qu'on dirigeait vers les localités) ; en juin et juillet, 30 ; en août, 86 ; en septembre, 37 ; en octobre, plus de 100.44

La plainte la plus courante dans les lettres des comités locaux au secrétariat était qu'on ne leur envoyait pas d'orateurs et de formateurs.45 La rareté des cadres expérimentés se reflétait dans la plainte d'Helsingfors selon laquelle, dans un parti qui comptait plus de 4.500 membres, il n'y avait que trois militants expérimentés : l'un d'eux s'occupait du papier, un autre était agitateur, le troisième conférencier.46

Il était très courant que les comités de province se plaignissent d'être négligés par le Comité central, l'accusant de n'être rien de plus que le « Comité de Pétrograd », du fait de son manque d'intérêt apparent pour le reste de la Russie. Au cours du Sixième Congrès, les réclamations pleuvaient dru. Ainsi, par exemple, I.K. Milonov (de Samara) : « Le Comité central était le principal organe dirigeant de tout le parti, il devait diriger l'activité des diverses organisations locales, qui attendaient des directives. Mais le CC, organe dirigeant de tout le parti, a pour l'essentiel pris en considération la situation de Pétrograd. »47

V.P. Noguine , le membre du CC de Moscou : « Nous devons admettre que dans l'activité de toutes les organisations du parti et du CC en particulier, il y a eu de très nombreuses erreurs et ratages. Nous devons admettre avant tout, ce qui nous crève les yeux, que le CC passe le plus clair de son temps à du travail à Pétrograd. »48

B.Z. Choumiatsky , le délégué de Sibérie centrale : « Il nous semble que le CC agit comme une filiale de l'organisation de Pétrograd. »49

I.T. Smilga déclarait qu'on entendait de plus en plus de plaintes selon lesquels la Pravda n'était pas un journal national mais seulement un journal de Pétrograd.50

Dans sa réponse, Sverdlov réprimandait les délégués pour cette attitude, déclarant que lorsque les camarades qui se plaignaient étaient sommés de s'expliquer, ils répondaient habituellement que ni Lénine ni Zinoviev n'était venu parler dans leur ville ou village. De telles réponses, concluait-il, trahissaient un manque de compréhension des immenses exigences qui pesaient sur le Comité central.51

Staline faisait allusion à des plaintes disant que « le Comité central n'avait pas établi de contacts dans les provinces et que ses activités avaient été essentiellement confinées à Pétrograd. » Et il disait :

Le reproche d'isolement des provinces n'est pas dénué de fondement. Mais il était complètement impossible d'étendre toutes les actions. Le reproche selon lequel le Comité central était pratiquement devenu un Comité de Pétrograd est en partie justifié. C'est un fait. Mais c'est ici, à Pétrograd, que se forge la politique de la Russie. C'est ici que se trouve le bélier de la révolution. (...)
Exiger que le Comité Central ne prenne pas d'initiatives sans avoir consulté les provinces équivaut à exiger que le Comité Central ne marche pas en avant des événements mais derrière eux, et qu'il ne fasse que constater dans ses résolutions les faits déjà accomplis. Mais cela, ce ne serait pas un Comité central.52

Les minutes du Comité central confirment dans l'ensemble l'accusation portée par les bolcheviks provinciaux. Ils ne traitent pratiquement pas d'autre localité que Pétrograd. Et même quand ils le font, ils fournissent une confirmation indirecte de l'accusation de négligence des provinces. Ainsi les minutes du 31 août indiquent :

[Il] a été proposé que le travail du CC soit élargi pour couvrir l'ensemble de la Russie, parce que jusqu'à maintenant l'activité du CC, pour des raisons purement techniques, s'est concentrée essentiellement sur Pétersbourg. Pour mettre en œuvre cette politique, un groupe d'agent voyageurs doit être formé, et c'est particulièrement nécessaire pour organiser les régions du nord-ouest et du sud, et de la zone de la Volga où la solidarité est faible.53

Les éditeurs des minutes (publiées en 1958) ajoutaient : « Aucune documentation n'a été trouvée sur le groupe des agents voyageurs. »54 L'absence de toute organisation du parti réellement intégrée centralement se manifeste clairement dans les préparatifs de l'insurrection d'octobre.

De nombreux comités locaux ne furent pas convenablement informés de l'imminence de l'insurrection à Pétrograd et furent donc mal préparés à agir eux-mêmes dans le même sens. Même dans la région industrielle centrale, qui était en contact assez étroit avec le Bureau régional de Moscou, la machine grinçait fâcheusement. Les 15 et 16 octobre, un membre du bureau parlant dans un congrès de soviets à Ivanovo insista sur le besoin d' « adopter une démarche pour un soulèvement » et fit adopter une résolution dans ce sens ; pourtant un membre du comité local, F. Samoïlov, relate que lui est ses collègues attendaient quotidiennement des directives du centre. A Kinechma, tout près, le président bolchevik du Soviet apporta la nouvelle d'un plan révolutionnaire au début d'octobre et un revkom (comité révolutionnaire) fut élu ; « mais il faut dire que cette troïka n'a pas fait grand-chose en pratique » et son attention était monopolisée par des activités plus pacifiques. Un membre du comité de Voronèje se plaint : « nous ne recevions absolument aucune information de nos centres du parti... [et] étions laissés complètement dans le noir, » alors que les Socialistes-Révolutionnaires locaux étaient bien informés des événements de la capitale. Antonov, de Saratov, est également scandalisé : « Le comité de notre parti, qui suivait attentivement l'approche du dénouement, attendait avec impatience les instructions promises par le Comité central. Hélas! Rien ne vint. » C'étaient les mêmes gémissements à Kazan : « Nous n'avons reçu aucune espèce d'instruction [et] avons été abandonnés à nos bricolages... »

Bien sûr, une grande part d'improvisation était à prévoir, et l'information aura été fréquemment transmise de manière informelle par des canaux extérieurs au parti. Pourtant l'impression dominante donnée par les sources est que les provinces étaient censées se débrouiller toutes seules, et que des « préparations organisées » de soulèvement, lorsqu'elles étaient faites, prenaient une forme étonnamment accidentelle. Dans la plupart des cas l'impulsion à l'action était donnée par les nouvelles que les bolcheviks avaient frappé dans les deux capitales.55

Pour affaiblir encore plus la centralisation administrative réelle du parti, on rencontrait dans les localités une résistance non négligeable à l'idée de former des organisations régionales. Dans le sud-ouest, en avril, un comité régional fut créé pour superviser sept provinces, avec la révolutionnaire radicale Evguénia Boch comme secrétaire. Mais il se heurta à l'opposition de membres du Comité de Kiev, Youri et Léonid Piatakov, tous deux de la droite du bolchevisme. Les hommes de Kiév furent soutenus par les comités de trois autres grandes villes ukrainiennes : Odessa, Nikolaïev et Ekatérinoslav.

Dans la région de la Basse Volga, aucun comité régional ne put être créé du fait de la rivalité entre le comité de Saratov, dirigé par V.P. Antonov Saratovsky , et le comité de Samara, dirigé par Kouibichev . A Moscou, il y avait conflit entre le Comité de ville, dirigé par les bolcheviks de droite Noguine et Rykov , d'une part, et le groupe des bolcheviks de gauche – Boukharine , Ossinsky , Vladimir Smirnov , et Lomo – d'autre part, qui contrôlaient le Bureau régional.56

Quel gouffre entre la conception de Lénine d'un parti centralisé et la situation réelle des bolcheviks en 1917 !

En fait, en comparant les minutes du Comité central avec celles du Comité de Pétersbourg, et aussi en lisant la correspondance du secrétariat et les mémoires de militants bolcheviks de diverses localités, on ne peut qu'en tirer la conclusion que l'organisation du parti était beaucoup plus efficace aux niveaux inférieurs qu'au sommet.

L'absence de formalisme du Comité central

Du fait des mythes staliniens sur le bolchevisme, on peut imaginer que le fonctionnement du Comité central était caractérisé par la routine administrative et la bureaucratie. Il n'en était rien.

D'abord, l'assiduité aux réunions du Comité central montre à quel point ce corps était éloigné du formalisme bureaucratique. Le Sixième Congrès avait élu 21 membres du Comité central. Mais le nombre des membres présents aux différentes sessions, lorsque des procès-verbaux étaient tenus, se situait entre six et seize, avec une moyenne de dix par réunion.57 Lors de la session du 10 octobre qui prit la décision historique de l'insurrection seuls onze membres étaient présents !58

Le Comité central prit fréquemment des décisions que ses membres oubliaient aussitôt après. Pour donner un ou deux exemples : les minutes de la session du Comité central du 10 octobre déclarent :

Le camarade Dzerjinsky suggère qu'un Bureau politique soit créé à partir des membres du CC pour fournir une direction politique dans les jours à venir.
Après un échange de vues, la suggestion est approuvée. Un Bureau politique de 7 personnes est créé... : Lénine, Zinoviev , Kaménev , Trotsky , Staline , Sokolnikov , Boubnov .59

Mais ce Bureau politique, dont la tâche était de guider l'insurrection, ne s'est pas réuni une seule fois. Les camarades avaient oublié la résolution!

A nouveau, les minutes du 16 octobre indiquent :

Le CC organise un Centre militaire révolutionnaire composé des suivants : Sverdlov , Staline , Boubnov , Ouritsky et Dzerjinsky . Ce centre est inclus dans le Comité révolutionnaire du Soviet.60

Ce « Centre » non plus ne s'est jamais réuni.

Sverdlov (...) travailla avant et après la décision du 16 octobre en liaison étroite avec le président du Comité militaire révolutionnaire. Trois autres membres du « centre », Ouritsky, Dzerjinsky et Boubnov, ne furent mêlés au travail du Comité que le 24 octobre et chacun à titre individuel, comme si la décision du 16 octobre n'avait jamais été prise. Quant à Staline, (...) il refusa obstinément d'entrer aussi bien dans le Comité exécutif du soviet de Pétrograd que dans le Comité militaire révolutionnaire et ne se montra pas une seule à leurs séances.61

Le centre n'est pas mentionné une seule fois dans les minutes du CC après le 16 octobre.

Dans ses rapports sur les effectifs du parti, Sverdlov montrait une grande absence de souci pour l'exactitude minutieuse. Ainsi, lors de la séance du 16 octobre, il annonça que les effectifs avaient atteint « pas moins de 400.000 » adhérents.62 Ce chiffre était sans doute une grande exagération, car Sverdlov ne mentionnait que 240.000 membres en août 1917,63 et au printemps de 1918 il rapportait au Septième congrès du parti que les effectifs avaient augmenté jusqu'à atteindre 300.000 membres.64

En fait, cette absence de formalisme était absolument vitale pour l'efficacité du parti en tant qu'organisme révolutionnaire.

Une structure de parti trop formelle entre inévitablement en conflit avec deux éléments de base du mouvement révolutionnaire : (1) l'inégalité de la conscience, de la mobilisation et du dévouement dans les différentes parties de l'organisation révolutionnaire ; et (2) le fait que les militants qui jouent un rôle positif, d'avant-garde, à un certain stade de la lutte peuvent être à la traîne dans un autre.65

Par dessus tout, l'état du Parti bolchevik en 1917 démontrait qu'un parti révolutionnaire ne naît pas déjà prêt pour la révolution. Il ne sort pas tout armé, comme Minerve, de la tête de Zeus. Il est modelé, transformé dans le processus de la lutte révolutionnaire, et par dessus tout dans la révolution elle-même. Car comme disait Marx dans ses Thèses sur Feuerbach  : « la doctrine matérialiste de la modification des circonstances et de l'éducation oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l'éducateur a lui-même besoin d'être éduqué. » Il est vrai que la situation des bolcheviks en 1917 était très éloignée de la conception de Lénine d'un parti centralisé. Mais le parti existait. Il avait 24.000 membres en février 1917. Les idées du bolchevisme n'étaient pas des idées désincarnées, mais étaient représentées par des milliers et des milliers de cadres forgés au cours des années de lutte. Ce n'est que grâce à cela qu'il fut possible au bolchevisme de transformer à temps les mots en actes et de mener à bien une révolution.

Les cadres du bolchevisme

Pour citer quelque chose que j'ai écrit ailleurs :

Le fait que, malgré tous ces facteurs encourageant l’instabilité, le parti ait survécu avec toute la vigueur qui a été la sienne était dû à son enracinement profond dans la classe, dans sa nature de véritable parti ouvrier de masse. Bien sûr, toutes les grandeurs sont relatives. Un recensement du parti de 1922 couvrant 22 goubernias (provinces) et oblasts montrait que 1.085 membres avaient adhéré au parti avant 1905.66
Une estimation grossière donne le double de ce chiffre pour les zones exclues du recensement. Si l’on considère qu’un grand nombre des membres du parti avaient dû perdre la vie pendant la révolution et la guerre civile, nous constatons une continuité considérable des effectifs entre 1905 et 1922. Ceux-ci étaient les cadres qui donnèrent au parti sa stabilité. Pour un parti opérant dans les conditions de l’illégalité, une organisation de plusieurs milliers de cadres survivant pendant de nombreuses années est une réalisation remarquable.67

L'estimation officielle des effectifs du parti en janvier 1917, avant sa sortie de la clandestinité et le retour des exilés, est de 23.600.68 Cela constituait une base suffisamment large pour une expansion subséquente durant les mois de la révolution : de 79.204 à la fin d'avril à 240.000 à la fin de juillet.

Le parti était très prolétarien dans sa composition. Au cours des années le nombre de travailleurs présents dans les congrès du parti augmenta de façon constante, comme on peut le voir dans le tableau ci-après :69

Composition sociale des délégués au congrès

Congrès

Ouvriers

Paysans

Employés et autres

Inconnu

IIe (1903)

3 (5,9 %)

0

40 (78,4 %)

8 (15,7 %)

IIIe (1905)

1 (3,3 %)

0

28 (93,4 %)

1 (3,3 %)

IVe (1906)

36 (24,8 %)

1 (0,8 %)

108 (74,4 %)

0

Ve (1907)

116 (34,5 %)

2 (0,6 %)

218 (64,9 %)

0

VIe (1917)

70 (40,9 %)

0

101 (59,1 %)

0



Les ouvriers constituaient une très grande proportion des membres du parti. En janvier 1917 la composition sociale du parti était :70

 


Ouvriers

Paysans

Employés

Autres

Total

Nombre

14.200

1.800

6.100

1.500

23.600

Pourcentage

60,2 %

7,6 %

25,8 %

6,4 %

100



Il n'y a pas de chiffres disponibles sur la composition du parti après la Révolution de Février, mais il ne fait aucun doute qu'une immense majorité des gens qui ont rejoint le parti dans cette période étaient des ouvriers et des soldats. Les chiffres publiés pour des régions individuelles montrent qu'il était presque entièrement prolétarien dans sa composition. Ainsi à Reval, le 13 août, il y avait 3.182 membres, parmi lesquels 2.926 ouvriers, 209 soldats et 47 intellectuels.71

Les réponses aux questionnaires envoyés aux délégués au Sixième Congrès sur le rôle des intellectuels, des enseignants et des étudiants dans l'activité locale étaient d'une similitude monotone. Kronstadt : « les étudiants et les professeurs ne prennent pas part au travail local » ; Finlande : « Intellectuels (à part les officiers) — aucun » ; Moscou : « Nouvelles forces de l'intelligentsia – pratiquement absentes » ; Ivanovo-Voznessensk : « Aucune intelligentsia locale » ; Kouznetsov : « Pas d'intellectuels » ; Riga : « Pratiquement pas d'intellectuels, » etc., etc.72 Comme le résumait Trotsky :

Les intellectuels n'affluaient pas du tout au parti. Une large couche de soi-disant « vieux-bolcheviks », du nombre des étudiants qui avaient adhéré à la révolution en 1905, se transforma en ingénieurs qui rencontraient des succès de carrière, en médecins, en fonctionnaires, et qui montraient sans cérémonie au parti d'hostiles échines dorsales.73 Même à Pétrograd, à chaque pas, l'on manquait de journalistes, d'orateurs, d'agitateurs. La province se trouvait tout à fait dépourvue. Il n'y a point de dirigeants, point d'hommes possédant une éducation politique qui pourraient expliquer au peuple ce que veulent les bolcheviks ! Telle est la lamentation qui retentit de centaines de coins perdus et surtout du front.74

Lénine était ravi que son parti soit constitué en grande partie de jeunes gens – c'étaient ceux qui avaient l'énergie et l'esprit révolutionnaire.75 Le 27 février, il écrivait à Inessa Armand : « Le seul travail qui vaille la peine est celui que l'on fait parmi la jeunesse! »76 En 1917, les membres du parti étaient plus jeunes que jamais. Au Sixième Congrès l'âge des délégués était :

Age

Délégués

18-19

5

20-24

25

25-29

49

30-34

49

35-39

30

40-44

11

45-47

2



La moyenne était de 29 ans. L'âge minimum était 18 ans, et le maximum 47.77

Dans l'ensemble les délégués étaient membres du Parti bolchevik depuis longtemps.

Années

Délégués

Années

Délégués

Moins d'1

4

Moins de 9

5

Moins de 2

2

Moins de 10

8

Moins de 3

8

Moins de 11

15

Moins de 4

14

Moins de 12

24

Moins de 5

15

Moins de 13

19

Moins de 6

6

Moins de 14

16

Moins de 7

4

Moins de 15

4

Moins de 8

4





La durée moyenne de l'appartenance au parti était de huit ans et trois mois.78

Comment ces délégués avaient-ils été endurcis par la lutte ? Le questionnaire mentionné plus haut montrait leur situation légale au moment de la Révolution de Février.

Libres

79

En prison

20

Exilés

41

Travaux forcés

2

Emigrés

13

En fuite

3

A l'armée

12



Chaque délégué avait été arrêté en moyenne trois ou quatre fois ; avait été en prison pour une moyenne de dix-huit mois ; déporté pendant 5 mois, condamné aux travaux forcés pour trois mois.79

Pendant les longues et éprouvantes années de la Révolution de 1905 et les années d'illégalité, de prison et d'exil qui suivirent, les cadres vivaient avec les masses et en faisaient partie. La participation commune à de longues et difficiles batailles avait créé une forte discipline de parti et une profonde loyauté, ce qui explique pourquoi, malgré les épreuves des mois de février à octobre 1917 – les changements brusque dans la tactique du parti, les erreurs commises par de nombreux dirigeants – le nombre de ceux qui quittaient le parti était minime. Le parti bolchevik était un parti complètement révolutionnaire.

C'était le caractère prolétarien de masse du Parti bolchevik, sa jeunesse, et son raffermissement au cours des années qui en a fait le fer de lance capable de conduire la révolution à la victoire.

Le rôle central de la presse

Le fait que le centre ne fournissait aux comités locaux que très peux d'orateurs et de conférenciers, qu'il y avait très peu de communication organisée entre eux ne signifie pas que les comités locaux étaient abandonnés à eux-mêmes pour définir leur politique et leur tactique. Bien au contraire, un rôle central était joué dans ce domaine par la presse du parti.

Au début de juillet, le Parti bolchevik publiait 41 journaux et revues, 37 en russe et le reste dans les langues des diverses minorités (cinq lettons, deux lituaniens, deux arméniens, deux estoniens, un polonais, un géorgien, un azéri). Il y avait 17 quotidiens (14 en russe), huit journaux paraissaient trois fois par semaine, cinq deux fois, il y avait sept hebdomadaires, trois bimensuels, et un mensuel. Le nombre total d'exemplaires imprimés était d'environ 320.000 par jour. Plus de la moitié étaient imprimés à Pétrograd (la Pravda, 90.000 par jour, la Soldatskaïa pravda, 50.000).80

Comme le tirage total de la presse bolchevique n'était que d'un tiers supérieur au nombre des adhérents du parti, il est clair, d'abord, que la fonction primordiale des journaux était d'organiser et de diriger les militants, et ensuite, que la périphérie du parti était en grande partie attirée vers lui et incorporée à lui par sa presse.

Le fait que le tirage n'était pas très supérieur aux effectifs ne s'explique pas par l'analphabétisme du prolétariat russe : l'immense majorité savait lire et écrire. Parmi les ouvriers industriels (en 1918), le taux d'alphabétisation était de 80,3 % pour les hommes et 48,2 % pour les femmes, alors que dans la population générale, entre seize et cinquante ans (en 1920), le taux d'alphabétisation des hommes était de 53,73 % pour les hommes et 36 % pour les femmes.81

Il est intéressant de comparer le tirage de la presse bolchevique dans les conditions de liberté et de légalité avec le tirage d'avant-guerre – sous la plus sévère persécution. Au début de juillet 1917, comme nous l'avons dit, le tirage de la Pravda était de 90.000 exemplaires par jour ; en janvier-février 1914, le tirage moyen était de 25.000.82 Ainsi, alors que les effectifs bolcheviks de Pétrograd étaient multipliés par dix, le tirage de la Pravda fut multiplié par trois et demi.

La presse jouait aussi un rôle central dans l'orientation des comités et des militants. Il semble qu'aucun comité de ville n'était oublié dans la distribution de la Pravda : Minsk, 600 exemplaires, Lougansk, 200 ; Odessa, 200 ; etc.83

Le Parti bolchevik trempé pour la victoire de la révolution

Les idées du socialisme révolutionnaire n'étaient pas des idées désincarnées, mais étaient représentées par une excellente association d'hommes et de femmes, entraînés et testés au cours de nombreuses années de lutte et capables de montrer aussi bien une intransigeance révolutionnaire que la plus grande flexibilité tactique. Lénine pouvait écrire de façon complètement justifiée, quelques années après Octobre :

… le bolchevisme... a vécu une histoire pratique de quinze années (1903-1917), qui, pour la richesse de l'expérience, n'a pas d'égale au monde. Aucun autre pays durant ces quinze années n'a connu, même approximativement, une vie aussi intense quant à l'expérience révolutionnaire, à la rapidité avec laquelle se sont succédé les formes diverses du mouvement, légal ou illégal, pacifique ou orageux, clandestin ou avéré, cercles ou mouvement de masse, parlementaire ou terroriste. Aucun autre pays n'a connu dans un intervalle de temps aussi court une si riche concentration de formes, de nuances, de méthodes, dans la lutte de toutes les classes de la société contemporaine, lutte qui, par suite du retard du pays et du joug tsariste écrasant, mûrissait particulièrement vite et s'assimilait avec avidité et utilement le « dernier mot » de l'expérience politique de l'Amérique et de l'Europe.84

Le parti était hautement discipliné. Cette discipline n'était pas le produit accidentel, mécanique ou artificiel d'un règlement ou d'un autre, mais le résultat de la lutte :

Seule l'histoire du bolchevisme, tout au long de son existence, peut expliquer de façon satisfaisante pourquoi il a pu élaborer et maintenir, dans les conditions les plus difficiles, la discipline de fer indispensable à la victoire du prolétariat.

Et tout d'abord la question se pose : qu'est-ce qui cimente la discipline du parti révolutionnaire du prolétariat ? Qu'est-ce qui la contrôle ? Qu'est-ce qui l'étaye ? C'est, d'abord, la conscience de l'avant-garde prolétarienne et son dévouement à la révolution, sa fermeté, son esprit de sacrifice, son héroïsme. C'est, ensuite, son aptitude à se lier, à se rapprocher et, si vous voulez, à se fondre jusqu'à un certain point avec la masse la plus large des travailleurs, au premier chef avec la masse prolétarienne, mais aussi la masse des travailleurs non-prolétarienne. Troisièmement, c'est la justesse de la direction politique réalisée par cette avant-garde, la justesse de sa stratégie et de sa tactique politiques, à condition que les plus grandes masses se convainquent de cette justesse par leur propre expérience. A défaut de ces conditions, dans un parti révolutionnaire réellement capable d'être le parti de la classe d'avant-garde appelée à renverser la bourgeoisie et à transformer la société, la discipline est irréalisable. Ces conditions faisant défaut, toute tentative de créer cette discipline se réduit inéluctablement à des phrases creuses, à des mots, à des simagrées. Mais, d'autre part, ces conditions ne peuvent pas surgir d'emblée. Elles ne s'élaborent qu'au prix d'un long travail, d'une dure expérience.85

Le Parti bolchevik était une école magnifique de tactique et de stratégie. Comme je l'ai écrit dans le premier volume de la présente biographie :

En même temps, une compréhension scientifique claire des contours généraux du développement historique de la lutte des classes et essentiel pour un dirigeant révolutionnaire. Il ne sera pas capable de garder son cap et sa confiance à travers les hauts et les bas de la lutte s’il n’a pas une connaissance générale de l’économie et de la politique. Lénine répétait donc souvent que la stratégie et la tactique doivent être basées « sur une appréciation exacte de la situation objective », tout en étant « mises en forme après analyse des rapports de classe dans leur totalité. » En d’autres termes, elles doivent être basées sur une analyse théorique claire et confiante – sur la science.86

Lénine a écrit :

La raison d'être de l'organisation du parti et des chefs dignes de ce nom c'est, entre autres choses, qu'ils doivent par un travail de longue haleine, opiniâtre, multiple et varié de tous les représentants conscients de la classe en question, acquérir les connaissances nécessaires, l'expérience nécessaire et, de plus, le flair politique nécessaire à la solution juste et prompte de questions politiques complexes.87

Et il n'y a pas de situation plus complexe, ou qui change plus rapidement que celle d'une révolution, comme les journées écoulées entre Février et Octobre 1917 le démontrent amplement.

Dans un tel moment, la nécessité de changements tactiques rapides et incisifs est absolument vitale.

Le capitalisme ne serait pas le capitalisme si le prolétariat « pur » n'était pas entourée d'une foule extrêmement bigarrée de types sociaux marquant la transition du prolétaire au semi-prolétaire (à celui qui ne tire qu'à moitié ses moyens d'existence de la vente de sa force de travail), du semi-prolétaire au petit paysan (et au petit artisan dans la ville ou à la campagne, au petit exploitant en général) ; du petit paysan au paysan moyen, etc.  ; si le prolétariat lui-même ne comportait pas de divisions en catégories plus ou moins développées, groupes d'originaires, professionnels, parfois religieux, etc. D'où la nécessité, la nécessité absolue, pour le Parti communiste, de louvoyer, de réaliser des ententes, des compromis avec les divers groupes de prolétaires, les divers partis d'ouvriers et de petits exploitants. Le tout est de savoir appliquer cette tactique de manière à élever, et non à abaisser le niveau de conscience général du prolétariat, son esprit révolutionnaire, sa capacité de lutter et de vaincre.88

J'ai écrit :

Une direction révolutionnaire n’a pas seulement besoin d’une compréhension de la lutte dans son ensemble, il lui faut être capable, à chaque tournant, de mettre en avant les slogans corrects. Ceux-ci ne proviennent pas simplement du programme du parti, ils doivent coller aux circonstances, par-dessus tout à l’humeur et au moral des masses, pour pouvoir être utilisés pour lancer les travailleurs en avant. Les slogans doivent être adaptés non seulement à la direction générale du mouvement révolutionnaire, mais aussi au niveau de conscience des masses. Ce n’est qu’à travers l’application de la ligne générale du parti que sa réelle efficacité devient manifeste.89

Les dirigeants révolutionnaires peuvent tomber dans le piège de limiter leur horizon à celui des éléments avancés de la classe. A diverses reprises, c'est ce qui est arrivé à la direction bolchevique de Pétrograd et à l'Organisation militaire du parti (lors des Journées d'Avril, les Journées de Juin, et les Journées de Juillet). Une telle erreur est très dangereuse. On est « tenus de surveiller d'un œil lucide l'état réel de conscience et de préparation de la classe tout entière (et pas seulement de son avant-garde communiste), de la masse travailleuse tout entière (et pas seulement de ses éléments avancés). »90 « L'avant-garde ne remplit sa mission que lorsqu'elle sait ne pas se détacher de la masse qu'elle dirige, lorsqu'elle sait véritablement faire progresser toute la classe. »91

Si le parti doit éviter le danger de l'aventurisme, il doit aussi se tenir éloigné du piège qui consiste à être « à la remorque » – d'attendre le soutien de la majorité avant d'agir.

La révolution prolétarienne est impossible sans la sympathie et le soutien de l'immense majorité des travailleurs pour leur avant-garde : le prolétariat. Mais cette sympathie, ce soutien ne se gagnent pas d'emblée, ne se décident pas par des votes ; on les conquiert au prix d'une lutte de classe difficile, dure, de longue haleine. La lutte de classe que mène le prolétariat pour gagner la sympathie, pour gagner le soutien de la majorité des travailleurs ne cesse pas quand le prolétariat a conquis le pouvoir politique. Après la conquête du pouvoir, cette lutte se poursuit, mais sous d'autres formes.92

Ce dont le parti a besoin pour la victoire est d'un soutien sur le front décisif :

Les capitales ou, d'une façon générale, les plus grands centres commerciaux et industriels (chez nous, en Russie, ces notions coïncidaient, mais ce n'est pas toujours le cas) décident dans une grande mesure des destinées politiques du peuple à condition, bien entendu, que ces centres soient soutenus par des forces locales et des forces paysannes suffisantes, même si ce soutien n'est pas immédiat.93

En octobre les bolcheviks n'ont pu prendre le pouvoir, même s'ils n'avaient le soutien que d'une minorité de la population, que parce qu'ils avaient

    (1) la majorité écrasante au sein du prolétariat ; (2) près de la moitié dans l'armée ; (3) la supériorité numérique écrasante au moment décisif sur les points décisifs, à savoir : dans les capitales et à l'armée, sur les fronts proches du centre.94
    Il ne suffit pas d'être un révolutionnaire et un partisan du socialisme, ou un communiste en général. Il faut savoir trouver, à chaque moment donné, le maillon précis dont on doit se saisir de toutes ses forces pour retenir toute la chaîne et préparer solidement le passage au maillon suivant.95

Pour parvenir à une telle victoire, le parti devait s'accrocher aux « chaînons clé » dans la chaîne des événements :

Quel était, en 1917, le nœud de la situation ? Sortir de la guerre ; tout le peuple l'exigeait et cela primait tout. La Russie révolutionnaire est parvenue à sortir de la guerre... Nous pouvons avoir commis bien des sottises, bien des erreurs scandaleuses dans d'autres domaines, mais du moment que nous avons su tenir compte de cette tâche principale, tout a bien été.96

On ne devrait pas, bien sûr, penser que le Parti bolchevik n'a pas commis des erreurs, et des erreurs graves et nombreuses. Evidemment pas. Mais il les a rectifiées rapidement et sincèrement. C'est ce qui a été la caractéristique constante du bolchevisme au cours de son histoire, et en particulier pendant les mois révolutionnaires de 1917.

L'attitude d'un parti politique en face de ses erreurs est un des critériums les plus importants et les plus sûrs pour juger si ce parti est sérieux et s'il remplit réellement ses obligations envers sa classe et envers les masses laborieuses. Reconnaître ouvertement son erreur, en découvrir les causes, analyser la situation qui l'a fait naître, examiner attentivement les moyens de corriger cette erreur, voilà la marque d'un parti sérieux, voilà ce qui s'appelle, pour lui, remplir ses obligations, éduquer et instruire la classe, et puis les masses.97

Par dessus tout, le bolchevisme savait comment apprendre de l'expérience des masses dans la lutte. Lénine a écrit :

L'histoire en général, et plus particulièrement l'histoire des révolutions, est toujours plus riche de contenu, plus variée, plus multiforme, plus vivante, « plus ingénieuse » que ne le pensent les meilleurs partis, les avant-gardes les plus conscientes des classes les plus avancées. Et cela se conçoit, puisque les meilleures avant-gardes expriment la conscience, la volonté, la passion, l'imagination de dizaines de mille hommes, tandis que la révolution est – en des moments d'exaltation et de tension particulières de toutes les facultés humaines, — l'œuvre de la conscience, de la volonté, de la passion, de l'imagination de dizaines de millions d'hommes aiguillonnés par la plus âpre lutte des classes. De là deux conclusions pratiques d'une grande importance : la première, c'est que la classe révolutionnaire, pour remplir sa tâche, doit savoir prendre possession de toutes les formes et de tous les côtés, sans la moindre exception, de l'activité sociale... ; la seconde, c'est que la classe révolutionnaire doit se tenir prête à remplacer vite et brusquement une forme par une autre.98

Lénine dans la préparation d'Octobre

Il y avait, entre Lénine et le parti, des rapports semblables à ceux qui existaient entre le parti et le prolétariat. Si le parti était nécessaire pour donner au prolétariat la conscience et la confiance en ses propres capacités, le rôle de Lénine dans sa relation avec le parti était tout aussi essentiel.

Le révolutionnaire de base ne voit qu'un tout petit morceau du champ de bataille. Le dirigeant d'un parti doit embrasser la totalité de la situation. Cette tâche est véritablement très difficile, à cause de la rapidité des changements et de l'énorme inégalité entre différentes sections du prolétariat, les soldats, et la paysannerie, avec une organisation du parti qui à la fois essaie d'influencer les différents secteurs de la population et se trouve en même temps hautement influencé par eux, et avec les problèmes créés par la sévère disette de ressources du parti.

D'avril à octobre, Lénine a démontré son génie stratégique et tactique. Ces mois ont nécessité les plus difficiles ajustements dans la tactique du parti, la conscience des masses changeant plus rapidement que jamais auparavant, d'une manière très compliquée qui était pleine de contradictions. Tout en s'adaptant à la situation immédiate, Lénine subordonnait tout, sans relâche, au but final – la prise du pouvoir par le prolétariat. La combinaison de l'intransigeance des principes et de l'adaptation tactique prenait sa forme la plus raffinée.

A travers tous les zigzags de la tactique, la motivation de Lénine restait constante : élever le niveau de conscience et d'organisation de la classe ouvrière, expliquer aux masses où se situaient leurs intérêts, donner une expression politique claire aux sentiments et aux pensées du peuple. Il savait comment exprimer le programme de la révolution en quelques mots d'ordre clairs qui convenaient à la dynamique de la lutte et s'articulaient avec le vécu et les besoins des masses.

Lénine ne parlait jamais « de haut » aux ouvriers, comme un expert en stratégie et en tactique, mais prenait ses leçons parmi les travailleurs avancés, au coude à coude avec eux sur la base de l'expérience de la lutte de masse. Le prolétariat faisait le parti et faisait Lénine. Et Lénine contribuait à modeler le parti et le prolétariat.

En attirant des masses de plus en plus larges d'ouvriers, de soldats et de paysans dans la lutte sous la bannière de la révolution, en augmentant l'éventail de l'influence du parti, en élevant le niveau d'activité autonome et de conscience des masses, par une constante auto-éducation du prolétariat, du parti et de la direction, le bolchevisme conduisit le peuple à la victoire d'Octobre.

Notes

1 Lénine, Œuvres , vol.24, pp.56-58.

2 Le terme russe est « оборончество » (oborontchestvo) formé sur la racine « оборона » (oborona) qui signifie « défense ». Pour une raison obscure, les traducteurs en français des Œuvres de Lénine se sont mis à utiliser « jusqu'auboutisme » pour ce qui est beaucoup plus compréhensible comme « défensisme » — il y avait sans doute lieu de souligner qu'il s'agissait de défendre la Russie « jusqu'au bout » et ils n'ont pas voulu changer de traduction suivant les contextes, mais il s'agit là d'une décision contestable. Le terme « défensisme » est de loin préférable. (note de S. Jaffard)

3 Lénine, Œuvres , vol.24, p.58.

4 Lénine, Œuvres , vol.24, p.58.

5 Lénine, Œuvres , vol.24, p.51-52.

6 Lénine, Œuvres , vol.24, pp.59-60.

7 Lénine, Œuvres , vol.24, p.73.

8 Lénine, Œuvres , vol.24, p.76.

9 Lénine, Œuvres , vol.24, p.68.

10 Lénine, Œuvres, vol.13, p.63-64.

11 Lénine, Œuvres, vol.11, p.359.

13 Koutouzov, vol.2, p.45.

14 КПСС в борьбе за победу Социалистической революции в период двоевластия, pp.62-63.

15 Koutouzov, vol.2, p.84.

16 Красная Летопись, n°.1 (10), 1924, p.47.

17 Koutouzov, vol.2, p.170.

19 W.G. Rosenberg, « The Russian municipal Duma elections of 1917 », Soviet Studies, 1969.

20 Lénine, « La réunion du comité de Pétersbourg du P.O.S.D.(b)R., 30 mai (12 juin) 1917 », Œuvres, vol. 24.

21 V.V. Anikeev, « Сведения о большевистских организациях с марта по декабрь 1917 года », Вопросы истории КПСС, n° 2 et 3, 1958.

22 Koutouzov, vol.2, pp.111, 185, 189, 194, 219.

23 Koutouzov, vol.2, pp.225, 251, 256, 276, 301, 337, 358, 362, 383, 443-45, 462.

24 Koutouzov, vol.3, pp.15, 95, 179, 482, 489, 497, 509, 516.

25 Anikeev, in Вопросы истории КПСС, n° 2 et 3, 1958.

26 Anikeev, in Вопросы истории КПСС, n° 2 et 3, 1958.

27 Anikeev, in Вопросы истории КПСС, n° 2 et 3, 1958.

28 K.T. Sverdlova, Яков Михайлович Свердлов , Moscou 1960, p.252.

29 Sverdlova, p.253.

30 Trotsky, Lénine , PUF, 1970, pp.76-77..

32 Chliapnikov, Канун семнадцатого года , vol.1, Moscou-Petrograd 1923, p. 248.

33 B. Zaslavsky, I. Sazonov, et Kh. Astrakhan, Правда 1917 года, Moscou 1962, p.10.

34 Le calcul dans l'original indique 100 livres sterling de 1976. D'après le site likeforex.com, 100 roubles de 1917 équivaudraient plutôt à environ 2 900 euros de 2015. (note de la MIA).

35 Переписка Секретариата ЦК РСДРП(б) с местными партийными организациями: сборник документов, vol.1, Moscow 1957.

36 Zaslavsky et al., pp.54-55.

38 Koutouzov, vol.2, p.107.

39 Koutouzov, vol.2, p.181.

40 Anikeev, « Некоторые новые сведения по истории Октябрьской революции », in Вопросы истории КПСС, no.9, 1963.

41 Протоколы Центрального комитета РСДРП(б). Август 1917 - февраль 1918, p.77.

42 Anikeev, in Вопросы истории КПСС, n° 2, 1958.

43 Anikeev, in Вопросы истории КПСС, n° 9, 1963.

44 Anikeev, in Вопросы истории КПСС, n° 9, 1963.

45 Voir Переписка Секретариата, vol.1.

53 Протоколы Центрального комитета РСДРП(б). Август 1917 - февраль 1918, pp.44-45.

54 Ibid., p.272.

55 J. Keep, « October in the provinces », in R. Pipes, ed., Revolutionary Russia, Cambridge, Mass., 1967, pp.188-90.

56 Cohen, pp.49-50.

57 Протоколы Центрального комитета РСДРП(б). Август 1917 - февраль 1918.

58 Ibid., p.85.

59 Ibid., pp.88-89.

60 Ibid., p.109.

61 Trotsky, Staline .

62 Протоколы Центрального комитета РСДРП(б). Август 1917 - февраль 1918, p.97.

66 D. Lane, The Roots of Russian Communism, Assen 1969, p.12.

68 Mints, История великого октября, Moscou 1967, vol.1, p.319.

69 « ВКП(б) », in Большая советская энциклопедия, 1930, vol.11, p.537.

70 E. Smitten, Социальный и национальный состав ВКП(б), Moscou-Leningrad 1928, p.13.

71 Koutouzov, vol.3, p.183.

73 La faible influence que les bolcheviks avaient parmi les étudiants à l'époque est évidente lorsqu'on examine, par exemple, le Congrès étudiant de la gubernia de Voronèje (14-17 juin) : sur 250 délégués, il y avait seulement 16 bolcheviks. (Koutouzov, vol.2, p.318.)

74 Trotsky, Histoire de la révolution russe , op cit, vol II, p.323.

75 Voir Cliff .

76 Lénine, Œuvres, vol.43, p.630.

78 Ibid., pp.296-97.

79 Ibid., pp.298-300.

80 Ibid., pp.147-150.

81 A.M. Pankratova, История пролетариата СССР, Moscou 1935, p.168.

82 Красный архив, n° 64, 1934, p.140.

83 Переписка Секретариата, vol.1, p.287.

84 Lénine, La maladie infantile du communisme (le gauchisme) , Œuvres, vol.31, p.20.

85 Lénine, La maladie infantile du communisme (le gauchisme) , Œuvres, vol.31, pp.18-19.

87 Lénine, La maladie infantile du communisme (le gauchisme) , Œuvres, vol.31, p.64.

88 Lénine, La maladie infantile du communisme (le gauchisme) , Œuvres, vol.31, p.70.

90 Lénine, La maladie infantile du communisme (le gauchisme) , Œuvres, vol.31, p. 54.

91 Lénine, Œuvres, vol.33, p.230.

93 Lénine, Œuvres, vol.30, p.265.

94 Lénine, Œuvres, vol.30, p.268.

95 Lénine, Les tâches immédiates du pouvoir des Soviets , Œuvres, vol.27, p.284.

96 Lénine, XI e Congrès du P.C. (b)R. , Œuvres, vol.33, p.308.

97 Lénine, La maladie infantile du communisme (le « gauchisme ») , Œuvres, vol.31, p.52. L'absence de vanité dans l'attitude de Lénine envers ses propres erreurs est illustrée par cette remarque qu'il fit à Karl Radek un jour où il le trouva en train de lire un recueil de ses articles de 1903. Lénine rit de bon cœur : « C'est intéressant de lire les bêtises que nous avons écrites à l'époque. » (K. Radek, « В.И. Ленин », in 25 лет РКП(б), Tver 1923, p.234.)

98 Lénine, La maladie infantile du communisme (le « gauchisme ») , Œuvres, vol.31, pp.91-92.

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