"Selon la légende stalinienne, le Parti bolchevik, à de rares exceptions près, a toujours suivi la volonté de Lénine. Le parti aurait été pratiquement monolithique. En fait, rien n'est plus éloigné de la vérité. De façon répétée, Lénine a dû batailler pour obtenir l'accord de ses camarades."

1976

Tony Cliff

Lénine (volume 2)
Tout le pouvoir aux soviets

Chapitre 13 — Lénine soutient les nationalités rebelles

La Révolution de 1905 avait donné un essor aux révolution nationales démocratiques en Perse, dans les Balkans, en Chine et en Inde. La Révolution de 1917, plus large et plus profonde, était destinée à jouer un rôle semblable, d'abord et avant tout à l'intérieur des frontières de l'empire russe lui-même.

Dans l'empire tsariste, à côté des 70 millions de Grands-Russes vivaient 90 millions de non-Russes ; c'est-à-dire que 43 % de la population était russe et 57 % non-russe, avec 7 % d'Ukrainiens, 6 % de Polonais, 4,5 % de Russes Blancs. L'oppression des nationalités minoritaires était dure et grossière, au point de faire de la question nationale en Russie quelque chose de particulièrement explosif.

La révolution, en jetant les masses dans l'arène, mit un terme à la patience de ces groupes opprimés. La proclamation d'une égalité nationale formelle par la Révolution de Février mit encore plus en relief l'inégalité réelle et leur donna une énergie redoublée pour lutter pour leur libération. La continuité des mêmes fonctionnaires et des mêmes lois les mit dans une rage sans précédent ; et le fait qu'on leur répétât sans cesse « attendez l'Assemblée constituante » ne fit qu'accroître leur irritation. La révolution n'est pas affaire de patience. Pourquoi les nationalités opprimées, qui souffraient depuis des siècles, auraient-elles accepté de croire que l'assemblée constituante serait d'une espèce différente des gouvernements et des fonctionnaires en place ?

Pendant la révolution, des millions et des dizaines de millions d'hommes apprennent chaque semaine plus qu'en une année de vie ordinaire, somnolente. Car lors d'un brusque tournant dans la vie de tout un peuple, on aperçoit avec une netteté particulière les fins que poursuivent les différentes classes sociales, les forces dont elles disposent et leurs moyens d'action.1

Les nationalités opprimées voyaient clair dans la politique du Gouvernement provisoire. Elle était, comme dans tous les autres domaines, hésitante et traîtresse.

La Finlande

La Finlande devint le premier problème du gouvernement. De toutes les nations de Russie, la Finlande était la moins opprimée. A la fin du 19ème siècle, elle était la seule à bénéficier d'une large mesure d'autonomie. En fait, à certains égards, elle avait davantage de droits démocratiques que la Russie elle-même ; la Finlande présentait sous les tsars le paradoxe d'une nation subalterne possédant plus de liberté politique que le peuple qui régnait sur elle. C'était une principauté distincte, que le monarque russe gouvernait en sa qualité de grand duc. Les Finlandais avaient le contrôle complet des institutions législatives de l'Etat. Il y avait un corps législatif bicaméral, composé du sénat et du Sejm. Le sénat examinait les projets de loi et remplissait la fonction de cour suprême de l'Etat. Le Sejm était l'organe législatif le plus élevé du pays. Elu tous les cinq ans sur la base d'un scrutin national, il initiait et votait les lois relevant de son domaine. Aucune loi ne pouvait être appliquée sans son approbation.2

Le Sejm finlandais était le seul parlement du monde dans lequel les social-démocrates aient obtenu une majorité : 103 sièges sur 200. Le 5 juin 1917, le Sejm vota une loi se proclamant lui-même puissance souveraine, hormis sur les questions relatives à la guerre et à la politique étrangère.

Au Congrès panrusse des Soviets, un représentant des socialistes finlandais demanda un soutien. Il déclara au congrès que le Parti social-démocrate finlandais soutenait « la revendication du droit de complète autodétermination pour la Finlande – en d'autres termes, la reconnaissance par le gouvernement russe de l'indépendance de la Finlande ».

Le peuple finlandais n'obtint aucun soutien du Gouvernement provisoire.

Le Gouvernement provisoire a suscité la méfiance des Finlandais en remettant à plus tard le règlement de la question posée par le sénat, à savoir, l'augmentation des droits du sénat et du Sejm finlandais.

L'égalité formelle, poursuivait le représentant socialiste finlandais, n'était pas suffisante.

Le statut légal a été établi en accord avec le manifeste de mars dernier, qui nous assurait que notre autonomie serait garantie. Mais cela ne nous satisfait pas. Le peuple finlandais s'est développé culturellement, et la classe ouvrière finlandaise s'est éduquée et a développé sa conscience de classe au point qu'elle ne peut se satisfaire de cette déclaration ; elle ne peut accepter un statut légal dans les limites qui existent depuis cent ans... La Finlande ne souhaite pas demeurer plus longtemps sous la protection de la Russie et dans la position de belle-fille de la Russie... Le peuple finlandais désire se voir reconnaître l'entier droit d'autodétermination et, par conséquent, ne souhaite avoir aucun maître impérialiste, qu'il soit russe, anglais, allemand, ou autre.3

Malgré tout, les social-démocrates finlandais ne bénéficièrent d'aucune sympathie de la part des dirigeants S-R et mencheviks du Soviet. Le journal SR, Volia Naroda, disait le 16 juillet  :

Nous réservons au Gouvernement provisoire le droit d'accepter et de rejeter toutes mesures adoptées par le Sejm finlandais dans la mesure où elles transgressent les limites permises par l'autonomie et deviennent des mesures dont la publication ne peut appartenir qu'à un Etat souverain. La Finlande n'était pas l'un d'entre eux. De même, le Gouvernement provisoire, de jure et de facto, a le droit d'opposer son veto à toutes les décisions du Sejm qui vont à l'évidence à l'encontre des intérêts de l'Etat russe... Nous reconnaissons à la Finlande le droit d'élargir son autonomie, le droit de construire sa vie interne de façon indépendante. Mais dans la mesure où cette autonomie se transforme en indépendance souveraine, dans la mesure où les décisions du Sejm contredisent les intérêts de l'Etat russe et lui portent préjudice, nous nous opposons à de telles tentatives et les rejetons.4

Kerensky, qui se flattait d'être un « chancelier de fer », déclara :

Il y a en Finlande des cercles importants qui expriment au grand jour leur aspiration à une séparation complète de la Russie, et qui s'imaginent que cela sera accompli de la même manière que la séparation de la Norvège de la Suède, c'est-à-dire sans la moindre douleur... cette opinion est absolument erronée ; … La Russie est à l'heure présente suffisamment forte pour défendre contre quiconque l'intégrité du territoire restant.5

Et, tentant d'être plus « diplomate », de paraître « libéral », il expliquait deux jours plus tard, lors d'une session du Soviet :

Tant que la volonté populaire ne s'est pas exprimée par la voix de l'Assemblée constituante, le Gouvernement provisoire ne peut proclamer l'indépendance de la Finlande, parce que nous ne nous considérons pas comme dépositaires d'un pouvoir autocratique.6

Face à la clameur finlandaise en faveur de l'indépendance, le 18 juillet, le Gouvernement provisoire décida de dissoudre le Sejm. Les Izvestia, le journal de l'exécutif du Soviet, s'empressèrent de justifier l'action du gouvernement :

les dirigeants du Sejm finlandais n'ont pas voulu comprendre la sincérité de la position du Gouvernement provisoire, ils n'ont pas voulu confier l'avenir de la Finlande à la révolution russe, et ils ont préféré affirmer les droits souverains de la Finlande de manière indépendante...
C'est peut-être la dernière fois que la démocratie révolutionnaire de Russie tend sa main fraternelle au peuple finlandais.7

Une « main fraternelle » prenant la forme de la répression armée.

Une grève générale décrétée par les social-démocrates finlandais se heurta à des commentaires hostiles des dirigeants S-R et mencheviks. Ainsi, le journal menchevik de droite, Den, écrivait :

Au lieu d'en appeler au peuple en respectant la loi, les socialistes finlandais ont préféré susciter les instincts rebelles de la foule ignorante. Ils ont appelé les travailleurs [à se mettre en] grève générale, pendant que les bandes de la ville résolvaient la question du ravitaillement en attaquant les entrepôts.

Le gouvernement réagit violemment :

Ayant entendu le rapport de M.A. Stakhovitch, gouverneur général de Finlande, et gardant à l'esprit qu'une intense propagande est menée en faveur d'une convocation illégale du Sejm, le Gouvernement provisoire a autorisé le gouverneur général de Finlande à prévenir par tous moyens [toute] atteinte aux intérêts de la Russie, ou [toute] rupture de la paix et de l'ordre publics, et, si nécessaire, de ne reculer devant rien pour restaurer ceux-ci. Pareillement, aucune grève ne saurait être permise qui pourrait affecter ou mettre en danger les intérêts militaires de la Russie.8

Le gouverneur général, un cadet, interdit la réunion du Sejm dissous, et ordonna l'apposition des scellés sur les portes du bâtiment. Les membres social-démocrates du Sejm brisèrent les scellés, et siégèrent environ deux heures dans la journée du 15 septembre, votant des lois controversées.

Le conflit entre le peuple finlandais et le Gouvernement provisoire persista jusqu'à ce que ce dernier soit balayé par la Révolution d'Octobre.

L'Ukraine

Une deuxième, et bien plus grosse, épine dans le pied du Gouvernement provisoire était l'Ukraine. Le 4 mars, un groupe d'intellectuels ukrainiens constitua à Kiev un Conseil Central Ukrainien, ou Rada. Le premier acte de la Rada fut de saluer le prince Lvov et le « cher camarade Kérensky ».

Au Président du Conseil des ministres, Prince Lvov : nous saluons dans votre nom le premier ministère de la libre Russie. Nous vous souhaitons la réussite la plus complète dans la lutte pour la démocratie. Nous sommes convaincus que les justes revendications du peuple ukrainien et de son intelligentsia démocratique seront pleinement satisfaites.
Au Ministre de la justice, A.F. Kérensky : dans votre nom, cher camarade, nous saluons chaleureusement l'aube de l'exaucement des espoirs nationaux. A vous qui, de la tribune de la Douma d'Etat, avez lancé le mot d'ordre de l'autonomie ukrainienne, nous confions la sauvegarde des justes revendications du peuple ukrainien et de son intelligentsia démocratique. Nous sommes persuadés que désormais il n'y aura plus de peuples déshérités et que le temps n'est pas lointain où nos aspirations anciennes à une fédération libre de peuples libres seront réalisées.9

Le gouvernement répondit en accordant une concession à la nation ukrainienne. Le 14 mars, il autorisa l'usage de la langue ukrainienne dans les écoles ukrainiennes du district de Kiev.10

Mais le mouvement national ukrainien ne se tint pas tranquille. Pour commencer, ses prétentions étaient tout à fait modérées, se limitant à une requête d'autonomie au sein de l'Etat russe. Ainsi le Congrès du Parti Socialiste-Révolutionnaire Ukrainien, réuni les 4 et 5 avril, « s'exprima en faveur de la mise en place, le plus rapidement possible, de l'autonomie nationale et territoriale de l'Ukraine, avec la garantie de leurs droits aux minorités nationales. »11 Une demande tout aussi modérée d'autonomie nationale fut adoptée par la Conférence du Parti Social-Démocrate Ukrainien.12

La Rada présenta, elle aussi, de très modestes revendications au Gouvernement provisoire :

Prenant en considération la revendication unanime d'une Ukraine autonome présentée par la démocratie ukrainienne, nous espérons que le Gouvernement provisoire exprimera par des actes son attitude de sympathie de principe envers ce mot d'ordre.
Afin de familiariser complètement le gouvernement avec les attitudes adoptées en Ukraine et avec les exigences de la population ukrainienne, et aussi pour apporter au gouvernement une assistance pratique en prenant diverses mesures nécessitées par la vie unique de la région, la création d'un poste de commissaire spécial aux affaires ukrainiennes dans le Gouvernement provisoire est d'une urgente nécessité.
L'ukrainisation des écoles élémentaires, approuvée par le Gouvernement provisoire, devrait être étendue aux écoles secondaires et supérieures, dans la langue utilisée aussi bien que dans les sujets d'enseignement.
[Les fonctionnaires dans] des postes administratifs responsables, tant civils que religieux, devraient être remplacés par des personnes qui jouissent de la confiance de la population, qui parlent sa langue et sont familiarisées avec son mode de vie...
Afin d'élever la capacité combative de l'armée et de restaurer la discipline, il est nécessaire de mettre en œuvre la mesure consistant à former les Ukrainiens en unités distinctes, à l'arrière aussi bien, dans la mesure du possible, que sur le front.13

Le Gouvernement provisoire, trouvant ces demandes excessives, les rejeta.

Au début de juin, Kérensky interdit la tenue d'un congrès de soldats ukrainiens convoqué par la Rada. Les dirigeants conciliateurs du Soviet soutinrent l'interdiction de Kérensky. On pouvait lire dans les Izvestia du 22 juin :

Avant la réunion de l'Assemblée constituante, nous n'avons, et la Russie toute entière n'a, qu'un seul but – ne permettre en aucun cas la désunion et la dispersion des forces de la révolution. Avant l'Assemblée constituante, nous ne prendrons aucune initiative pour instituer les droits nationaux comme un fait accompli... La démocratie révolutionnaire russe doit faire entendre sa voix et signaler aux Ukrainiens qu'en déclarant son opposition à l'opportunité du congrès militaire ukrainien, A.F. Kérensky exprimait la volonté inébranlable des masses révolutionnaires et démocratiques de la population, [et], en particulier, la volonté de l'armée.14

Les Ukrainiens ne se soumirent pas à la tentative d'intimidation de Kérensky, ni aux admonestations du Soviet de Pétrograd. Le congrès des soldats ukrainiens, représentant 993.400 hommes organisés, se tint du 5 au 10 juin. Pour essayer de sauver la face du gouvernement, Kérensky légalisa le congrès ex post facto, envoyant un télégramme de félicitation que les députés rassemblés saluèrent par des ricanements irrespectueux.

Dans son premier manifeste officiel, ou Universel, publié le 10 juin, la Rada persistait à ne pas proposer la rupture totale avec l'Etat russe.

Qu'il y ait une Ukraine libre. Sans se séparer de toute la Russie, sans faire sécession de l'Etat russe, que le peuple ukrainien, sur son territoire, ait le droit de diriger sa propre vie. Qu'une Assemblée nationale ukrainienne (un Sejm), élue au suffrage universel, égalitaire, direct et secret, établisse un ordre et un régime en Ukraine. Seule, notre assemblée ukrainienne doit avoir le droit d'édicter les lois organiques de ce régime.
Ces lois, qui établiront le régime de la totalité de l'Etat russe, doivent être promulguées par le parlement de toute la Russie.15

Les cadets réagirent en accusant les dirigeants ukrainiens d'être des agents de l'Allemagne. Les dirigeants S-R et mencheviks les chapitrèrent. Ainsi lisait-on dans les Izvestia du 16 juin :

Quelle que soit la langue que parlent les travailleurs, [ou] leur appartenance ethnique, une fois qu'ils sont devenus conscients de leurs intérêts ils ne peuvent qu'être partisans de l'indivisibilité de l'Etat — la démocratie révolutionnaire de Russie soutient l'indivisibilité de l'Etat. Diviser un grand Etat créé par mille années de développement historique signifierait faire un grand pas en arrière.16

Le journal S-R, Volia Naroda, déclarait le 17 juin : « La démocratie de Russie doit qualifier les initiatives de la Rada centrale ukrainienne d'illégaux, d'erronés et de dangereux. »17

Tchernov publia dans l'organe central de son parti une attaque contre les « actes irresponsables » de la Rada, accusée d'usurper les droits de la future assemblée constituante ; la démarche de la Rada, déclarait-il, était du « léninisme dans la question nationale. »18

Naturellement, les S-R ukrainiens – qui formaient le plus grand parti de la Rada – prirent assez mal la politique du parti S-R grand-russe.

Pour tenter de rétablir de bonnes relations avec les Ukrainiens, le Gouvernement provisoire envoya à Kiev une délégation composée de Kérensky, Tsérételli et Térechtchenko. Dans l'atmosphère surchauffée de l'Ukraine, la délégation fit quelques pas vers un compromis. Une déclaration commune de la Rada et du Gouvernement provisoire fut rédigée, décidant de

la constitution d'un organe spécial, le Secrétariat général, comme organe supérieur chargé de l'administration des affaires régionales de l'Ukraine... Le gouvernement s'emploiera, à travers ledit organe, à prendre des mesures concernant la vie et l'administration de la région. Considérant que des questions telles que l'organisation nationale et politique de l'Ukraine, et les méthodes utilisées pour résoudre la question agraire en Ukraine dans le cadre du principe général de l'attribution de la terre à ceux qui la travaillent, doivent être réglées par l'Assemblée constituante, le Gouvernement provisoire répondra favorablement à l'élaboration de règlements par la Rada ukrainienne, dans les formes que la Rada elle-même trouvera les plus adaptées aux intérêts de la région... dans le but de soumettre ces règlements à l'Assemblée constituante.19

L'accord, même sous la forme d'un compromis, représentait une réussite pour la Rada. D'abord et surtout, elle-même était reconnue comme l'institution habilitée à parler pour le peuple ukrainien. Malgré tout, après l'offensive de juillet contre les bolcheviks, le Gouvernement provisoire vira fortement à droite, sur la question ukrainienne comme sur les autres.

Le 16 juillet, la Rada rédigea une proposition développant l'accord du 3 juillet,20 mais le gouvernement la rejeta le 4 août sans autre forme de procès.21 La réaction de la Rada fut très vive. Elle déclara que la position du Gouvernement provisoire

(1) est dictée par la méfiance envers les aspirations de la démocratie ukrainienne tout entière ; (2) est saturée des tendances impérialistes de la bourgeoisie russe envers l'Ukraine ; (3) viole l'accord du 3 juillet entre la Rada centrale ukrainienne et le Gouvernement provisoire.22

« Lorsque le gouvernement dut honorer une traite, » déclara le chef de la Rada, Vinnitchenko, « il se trouva que ce gouvernement provisoire... était un petit escroc qui, par ses filouteries, prétendait régler un grand problème historique. »23

Ni le Gouvernement provisoire ni les dirigeants conciliateurs ne purent endiguer la montée de l'esprit national en Ukraine. Les millions de paysans réveillés par la révolution exigeaient la terre. Ils commencèrent à se faire entendre, et la seule langue qu'ils connaissaient était leur langue maternelle – l'ukrainien. De cette manière la révolution agraire et la révolution nationale se trouvaient entrelacées.

Les autres nationalités

Il y avait à l'Est des nations qui étaient exploitées et opprimées bien plus cruellement que les Finlandais, les Ukrainiens et les Russes Blancs de l'Occident plus cultivé. Les peuples et les tribus des rives de la Volga, du Caucase, de l'Asie centrale, étaient ébranlés par la révolution. Mais le régime de Février ne changea strictement rien à leur situation. Les meilleures terres restaient entre les mains des grands propriétaires et des paysans riches russes. Ces colonialistes menèrent une lutte acharnée pour l'unité de l'Etat russe. Ils manifestaient la pire haine et le plus extrême chauvinisme envers les populations indigènes piétinées. Les antagonismes nationaux recoupaient dans toutes les directions les antagonismes de classe. La pression inexorable des masses dans le sens de la libération nationale pesait lourdement sur le faible et hésitant régime de Février.

Même les demandes les plus modestes des représentants modérés des nationalités opprimées furent négligées par le Gouvernement provisoire. Aurait-il été possible d'être plus modéré que Toptchibachev, représentant les organisations musulmanes, dans son discours à la Conférence d'Etat de Moscou (12-15 août) :

Le soleil de la liberté s'était à peine levé sur la Russie que le peuple musulman, ayant rejeté les chaînes honnies du despotisme, prit courage et, se réjouissant de l'espoir d'une vie meilleure, prit sa place dans les rangs des partisans les plus fervents du nouveau régime basé sur des principes démocratiques. [Ils agirent] non seulement comme partisans mais comme défenseurs du Gouvernement provisoire, qui incarne ce système, et décidèrent de donner leur entier soutien à toutes les mesures que le pouvoir suprême de la nation entreprendrait... Le jour est proche où la Russie libre et démocratique réalisera l'égalité et la fraternité des peuples, et parmi eux les Musulmans, et montrera au monde l'exemple, sans équivalent dans l'histoire de l'humanité, du respect des droits de tous les peuples, invitant les nations européennes à libérer tous les peuples soumis, parmi lesquels les Musulmans d'Europe, d'Asie et d'Afrique, sur la base de la libre autodétermination. Alors nous proclamerons avec enthousiasme, d'une seule voix : Ex oriente lux !24

Après cette déclaration d'amour au Gouvernement provisoire, le représentant estonien, Pipp, parla :

Nous déclarons que dans les questions de nature générale nous sommes pour la réalisation complète des mesures proposées par la démocratie russe, et nous donnerons tout notre soutien au gouvernement révolutionnaire provisoire dans cette direction. Mais nous considérons comme nécessaire de prendre spécialement note d'une question d'une extrême importance pour l'Etat – la question des nationalités.
D'abord, nous devons faire remarquer que la déclaration faite par le chef du gouvernement provisoire ne contenait aucune considération aimable à notre égard, et qu'au contraire nous, peuples non-russes, nous voyons rappeler une prise en compte possible et un pardon magnanime pour l'absence d'amitié au moment du danger. Nous considérons que cette attitude à notre égard est profondément injuste, car notre désir de satisfaire les revendications nationales les plus vitales et urgentes n'est pas un phénomène destructif ou centrifuge, mais le seul principe correct et sain de la construction d'un Etat... Nous considérons comme nécessaire... d'avancer jusqu'à la résolution de la question des nationalités. Il ne peut y avoir aucun retard. Personne ne peut vivre uniquement de promesses. Le caractère vague de la situation ne peut qu'aggraver les désordres spontanés parmi le peuple. Les besoins fondamentaux du peuple doivent être satisfaits rapidement. En même temps, un travail préliminaire doit être entrepris dans le sens de la réorganisation de l'Etat sur des principes fournissant les plus hautes garanties de liberté et d'autodétermination nationale dans une république russe démocratique basée sur le principe fédéral d'une famille amicale des peuples russes, dont les régions autonomes – et notamment l'Estonie – seront des membres égaux.25

Le reproche timide et la requête pleine d'humilité n'obtinrent que très peu de manifestations de sympathie, y compris de la gauche de la salle – où siégeaient les mencheviks et les SR. Quant à la droite, le général Kalédine répondit aux représentations des nationalités opprimées en termes non équivoques : « La Russie doit être une totalité indivisible. Toute tendance séparatiste sera étouffée dans l'œuf. »26

En guise d'épitaphe à la politique nationale du Gouvernement provisoire, nous pouvons citer le projet de constitution rédigé par une commission spéciale quelques jours avant la Révolution d'Octobre : « L'Etat russe est un et indivisible. »27

La sympathie de Lénine

Lénine ressentait une sympathie profonde pour les nationalités opprimées. Il avait le chauvinisme en horreur, et détestait particulièrement sa variété grand-russe. Par dessus tout, il était profondément conscient de l'énorme potentiel révolutionnaire du mouvement national contre l'oppression.

Il haïssait avec les opprimés, aimait avec les opprimés, espérait et combattait avec les opprimés. Il soutint la lutte de libération des minorités nationales avec toute la force de ses sentiments tout en forgeant un parti international unifié du prolétariat.

Avec quelle passion Lénine stigmatisait le rôle des Grands-Russes comme tyrans du peuple ukrainien :

Le tsarisme maudit faisait des Grands-Russes les bourreaux du peuple ukrainien, entretenant systématiquement chez ce dernier la haine de ceux qui allaient jusqu'à empêcher les enfants ukrainiens de parler leur langue maternelle et de faire leurs études dans cette langue.
La démocratie révolutionnaire de Russie doit, si elle veut être vraiment révolutionnaire, si elle veut être une vraie démocratie, rompre avec ce passé, reconquérir pour elle-même et pour les ouvriers et les paysans de Russie la confiance fraternelle des ouvriers et des paysans d'Ukraine. On ne peut pas y arriver sans reconnaître dans leur intégrité les droits de l'Ukraine, y compris le droit de libre séparation.28

Sa politique claire et nette sur la question nationale se trouve résumée dans la résolution qu'il écrivit pour la Conférence d'Avril des bolcheviks :

A toutes les nations composant la Russie doit être reconnu le droit de se séparer librement et de se constituer en Etats indépendants. Nier ce droit et ne pas prendre des mesures propres à garantir son application pratique équivaut à soutenir la politique de conquêtes ou d'annexions. Seule la reconnaissance par le prolétariat du droit des nations à se séparer assure la solidarité complète des ouvriers des différentes nations et favorise un véritable rapprochement démocratique des nations.
Le conflit qui vient de produire entre la Finlande et le Gouvernement provisoire russe montre de toute évidence que la négation du droit de se séparer librement amène à continuer purement et simplement la politique du tsarisme.29

Cela dit, Lénine n'eut pas facilement gain de cause lors de cette conférence. Il dut batailler encore et encore dans la base de son propre parti pour le droit des nations à l'autodétermination. Nous avons vu comment, pendant les années 1912-1916, Lénine avait dû argumenter contre les dirigeants bolcheviks qui, au nom de l'internationalisme, s'étaient opposés au droit des nations opprimées à l'autodétermination (voir supra, chapitre 3). Et là, pendant la révolution de 1917, il dut reprendre la même lutte. A la Conférence d'Avril, Piatakov avait combattu le mot d'ordre d'autodétermination nationale :

(…) d'un point de vue purement économique, l'indépendance nationale représente un objectif dépassé, impossible, obsolète. La revendication de l'indépendance est extraite d'une autre période historique, elle est réactionnaire, car elle cherche à faire tourner à l'envers la roue de l'histoire.30

Dzerjinsky alla jusqu'à accuser Lénine de soutenir le « point de vue des chauvins polonais, ukrainiens et autres. »31 Lénine répondit à ces attaques :

Il n'y a pas de peuple qui voue à la Russie une haine aussi farouche que les Polonais...
L'immense mérite historique des camarades social-démocrates polonais, c'est d'avoir formulé le mot d'ordre de l'internationalisme et d'avoir dit : L'alliance fraternelle avec le prolétariat de tous les autres pays nous importe par dessus tout, et nous ne ferons jamais la guerre pour la libération de la Pologne. Là est leur mérite, et c'est pourquoi nous n'avons jamais considéré comme socialistes que ces camarades polonais. Les autres sont des nationalistes, des Plékhanov polonais. Mais cette situation originale dans laquelle des hommes devaient, pour sauver le socialisme, combattre un nationalisme effréné, morbide, a eu une conséquence singulière ; des camarades viennent nous dire que nous devons renoncer à la liberté de la Pologne, renoncer à sa séparation.32

La résolution de Lénine fut adoptée par la conférence, mais contre une forte opposition, cinquante-six délégués votant pour, seize contre, et dix-huit s'abstenant. La résolution de Piatakov obtint onze voix, contre quarante-huit et dix-neuf abstentions. Une résolution semblable à celle de Piatakov, proposée par le Géorgien Makharadzé, obtint vingt et une voix, quarante-deux contre et quinze abstentions.33

Quelques jours avant l'insurrection d'octobre, Lénine écrivit à nouveau sur la question nationale, mettant les points sur les i.

Après la conquête du pouvoir, nous reconnaîtrons sans condition et sur-le-champ ce droit à la Finlande, à l'Ukraine, à l'Arménie et à toute nationalité opprimée par le tsarisme (et par la bourgeoisie grand-russe). Mais, d'autre part, nous ne souhaitons nullement la séparation. Nous voulons un Etat aussi grand que possible, une union aussi étroite que possible, un aussi grand nombre que possible de nations qui vivent au voisinage des Grands-Russes ; nous le voulons dans l'intérêt de la démocratie et du socialisme, en vue d'amener à la lutte du prolétariat le plus grand nombre possible de travailleurs de différentes nations. Nous voulons l'unité du prolétariat révolutionnaire, l'union et non la division... Nous voulons l'union libre et nous devons par conséquent reconnaître la liberté de séparation (sans liberté de séparation, cette union ne saurait être qualifiée de libre).34

Sa politique sans ambiguïté, décisive, sur la question nationale comme sur d'autres questions, rompait avec les équivoques du régime de Février, et contribuait à détruire la richesse, la puissance et l'influence de la bourgeoisie grand-russe, soutenue par le Gouvernement provisoire et la direction conciliatrice du Soviet. La politique de Lénine sur la question des nationalités fut un des leviers les plus importants de la Révolution d'Octobre.

Notes

1 Lénine, « Les enseignements de la révolution », Œuvres, vol.25, p.247.

2 Pipes, The Formation of the Soviet Union, pp.3-4.

3 Browder et Kerensky, vol.1, pp.341-42.

4 Browder et Kerensky, vol.1, pp.349-50.

5 Browder et Kerensky, vol.1, p.340.

6 Browder et Kerensky, vol.1, p.341.

7 Browder et Kerensky, vol.1, pp.354-55.

8 Browder et Kerensky, vol.1, pp.357-58.

9 Browder et Kerensky, vol.1, p.370.

10 Browder et Kerensky, vol.1, p.370.

11 Browder et Kerensky, vol.1, p.371.

12 Browder et Kerensky, vol.1, pp.371-72.

13 Browder et Kerensky, vol.1, pp.375-76.

14 Browder et Kerensky, vol.1, pp.381-82.

15 Browder et Kerensky, vol.1, p.383.

16 Browder et Kerensky, vol.1, p.388.

17 Browder et Kerensky, vol.1, p.387.

18 Radkey, The Agrarian Foes of Bolshevism, pp.274-75.

19 Browder et Kerensky, vol.1, pp.389-90.

20 Browder et Kerensky, vol.1, pp.394-96.

21 Browder et Kerensky, vol.1, pp.396-97.

22 Browder et Kerensky, vol.1, p.398.

23 Trotsky, Histoire de la révolution russe.

24 Browder et Kerensky, vol.3, p.1500.

25 Browder et Kerensky, vol.3, pp.1500-01.

26 Browder et Kerensky, vol.3, p.1480.

27 Browder et Kerensky, vol.1, p.319.

28 Lénine, « L'Ukraine », Œuvres, vol.25, p.91.

29 Lénine, « Résolution sur la question nationale », Œuvres, vol.24, p.305.

30 7-я (апрельская) Всероссийская конференция РСДРП(б); Петроградская общегородская конференция РСДРП(б) (апрель 1917 года): Протоколы, p.213.

31 Ibid., p. 219.

32 Lénine, Œuvres, vol.24, pp.299-300.

33 7-я (апрельская) Всероссийская конференция РСДРП(б); Петроградская общегородская конференция РСДРП(б) (апрель 1917 года): Протоколы, p.227.

34 Lénine, « Pour une révision du programme du parti », Œuvres, vol.26, pp.178-179.

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