Selon la légende stalinienne, le Parti bolchevik, à de rares exceptions près, a toujours suivi la volonté de Lénine. Le parti aurait été pratiquement monolithique. En fait, rien n'est plus éloigné de la vérité. De façon répétée, Lénine a dû batailler pour obtenir l'accord de ses camarades.

1976

Tony Cliff

Lénine (volume 2)
Tout le pouvoir aux soviets

Chapitre 17 — L'Etat et la révolution

Le problème central de toutes les révolutions est celui de l'Etat. Quelle classe doit le détenir ? Il ne peut y avoir de mouvement révolutionnaire sans théorie révolutionnaire – comme Lénine ne cessait de le répéter – il n'est donc pas surprenant qu'il ait passé les mois d'août et de septembre, caché, à préparer un travail sur le thème de l'Etat et la révolution .

Il avait étudié le sujet de façon approfondie pendant les derniers mois de 1916. Le 17 février 1917, résidant toujours en Suisse, il écrivait à Alexandra Kollontai  : « Je prépare (j'ai presque assemblé la documentation) un article sur le marxisme et l'Etat ».1

Lénine, en route vers la Russie, laissa le manuscrit à Stockholm. Apparemment, il était pratiquement prêt à être publié, comme on peut le déduire de sa note à Kaménev rédigée entre le 5 et le 7 juillet :

Entre nous [en fr.] : si on me liquide, je vous demande d'éditer mon cahier : Le Marxisme et l'Etat (il est resté à Stockholm). C'est un cahier relié à couverture bleue. Toutes les citations de Marx et Engels, ainsi que de Kautsky contre Pannekoek, y sont rassemblées. Il y a là une série de remarques, de notes, de formulations. Je pense qu'on peut publier l'ouvrage en une semaine. Je considère que c'est important... Conditions : tout cela absolument entre nous [en fr.].2

De cela il apparaît clairement, d'abord, que le travail était pratiquement prêt dès avant la Révolution de Février, et ensuite que Lénine le considérait comme d'une importance majeure. Et il ne fait aucun doute que cette œuvre, dont la version finale fut écrite quelques mois avant l'insurrection d'octobre et publiée sous le titre L'Etat et la révolution, a pris place parmi les plus significatives qui soient issues de sa plume.

Elle traite de questions qui sont capitales dans la théorie et la pratique du mouvement révolutionnaire, questions qui, loin d'avoir perdu de l'importance avec le temps, sont toujours fondamentales aujourd'hui.

Réactivation de la théorie marxiste de l'Etat

Les « marxistes » de la IIe Internationale, y compris leur théoricien en chef, Kautsky , ont émasculé la théorie marxiste de l'Etat et lui ont donné un contenu vulgaire.

Il arrive aujourd'hui à la doctrine de Marx [écrit Lénine] ce qui est arrivé plus d'une fois dans l'histoire aux doctrines des penseurs révolutionnaires et des chefs des classes opprimées en lutte pour leur affranchissement. Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d'oppresseurs les récompensent par d'incessantes persécutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d'en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire... ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu, on l'avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire. C'est sur cette façon d' « accommoder » le marxisme que se rejoignent aujourd'hui la bourgeoisie et les opportunistes du mouvement ouvrier. On oublie, on refoule, on altère le côté révolutionnaire de la doctrine, son âme révolutionnaire.3

Les réformistes ont défiguré le marxisme en général, mais en particulier la conception marxiste de l'Etat. Le « marxisme » de Kautsky était mécaniste, fataliste. Il était passif et non révolutionnaire. Une longue période d'activité réformiste purement évolutionniste avait amené Kautsky à adopter une position critique sur différents aspects particuliers de l'Etat capitaliste, mais pas à s'y opposer dans sa totalité. La réforme de certains traits de l'Etat capitaliste, et non son renversement, devint le refrain. Pour Kautsky, le marxisme était une théorie de la lutte des classes. Mais pour Marx lui-même, c'était le développement de la lutte des classes et sa transformation en dictature du prolétariat. Ainsi, dans une lettre à J. Weydermeyer datée du 5 mars 1852, Marx déclarait :

Maintenant, en ce qui me concerne, ce n'est pas à moi que revient le mérite d'avoir découvert l'existence des classes dans la société moderne, pas plus que la lutte qu'elles s'y livrent. Des historiens bourgeois avaient exposé bien avant moi l'évolution historique de cette lutte des classes et des économistes bourgeois en avaient décrit l'anatomie économique. Ce que j'ai apporté de nouveau, c'est de démontrer : 1° que l'existence des classes n'est liée qu'à des phases historiquement déterminées du développement de la production ; 2° que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ; 3° que cette dictature elle-même ne représente qu'une transition vers l'abolition de toutes les classes et vers une société sans classes.4

Ainsi, selon Marx, l'acceptation du concept de lutte des classes ne va pas au-delà des limites bourgeoises, à la différence de celui de dictature du prolétariat.

Pour Kautsky et ses émules, l'Etat capitaliste était considéré comme un donné à adapter, même si on devait en combattre certains aspects particuliers. Dans le Programme d'Erfurt (1891), Kautsky écrivait :

Un semblable renversement (la prise du pouvoir politique par le prolétariat — TC) peut affecter les formes les plus diverses, suivant les circonstances où il se produit. Il n’est, en aucune façon, lié nécessairement à des actes de violence, à du sang répandu. Dans l’histoire universelle, on rencontre des cas où les classes dominantes particulièrement sensées ou particulièrement faibles et lâches ont librement abdiqué.5

La théorie de Kautsky porta ses fruits dans les années consécutives à la Première Guerre mondiale. Dans un ouvrage publié en 1922, il écrivait :

Dans son célèbre article « Contribtion à la critique du programme du parti social-démocrate  », Marx dit :
« Entre la société capitaliste et la société communiste, se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en celle-ci. A quoi correspond une période de transition politique où l'Etat ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat. »
Nous pouvons modifier cette phrase sur la base des expérience des dernières années, en ce qui concerne la question du gouvernement de la façon suivante :
« Entre la période de l'Etat démocratique dirigé de façon purement bourgeoise et celle de l'Etat démocratique dirigé de façon purement prolétarienne se situe une période de transformation de l'un en l'autre. A cela correspond aussi une période de transition politique, dont le gouvernement constituera normalement une forme de gouvernement de coalition. »6

Dans un livre postérieur, La conception matérialiste de l'histoire, Kaustky alla jusqu'à nier complètement la nécessité de la lutte armée dans la révolution :

Dans le contexte de l'Etat démocratique (l'Etat bourgeois existant — TC) — quand la démocratie est assurée — il n'y a plus de place pour la lutte armée lors des conflits de classe. Ils sont résolus de façon pacifique, par la propagande et par les élections. La grève de masse elle-même, en tant que moyen de pression de la classe ouvrière, est moins envisagée.7

L'Etat est un corps parfaitement neutre :

Mais l'Etat démocratique moderne diffère des types précédents en ceci que cette utilisation de l'appareil d'Etat pour les objectifs de classes exploiteuses n'y est plus une caractéristique essentielle, n'en est plus inséparable. Au contraire, l'Etat démocratique tend de par sa nature à ne pas être l'organe d'une minorité, comme c'était le cas dans les Etats anciens, mais plutôt celui de la majorité de la population, et donc des masses laborieuses. Lorsqu'il est, cependant, l'organe d'une minorité d'exploiteurs, la raison n'en est pas dans sa nature mais dans la nature des masses laborieuses, dans leur manque d'unité, dans leur ignorance, dans leur manque d'autonomie ou dans leur incapacité à lutter, qui à leur tour sont le produit des conditions dans lesquelles elles vivent.
La démocratie offre elle-même la possibilité de détruire ces racines du pouvoir politique des grands exploiteurs, ce qui arrive de plus en plus pour le nombre constamment croissant des travailleurs salariés.
Plus c'est le cas, plus l'Etat démocratique cesse d'être un simple instrument des classes exploiteuses. L'appareil d'Etat commence déjà, dans certaines conditions, à se retourner contre ces dernières – en d'autres termes, à fonctionner dans la direction directement opposée à son activité antérieure. D'instrument d'oppression, il commence à se transformer en instrument d'émancipation des exploités.8

Kautsky n'était pas, évidemment, aussi ouvertement anti-révolutionnaire avant 1917, mais la caractéristique fondamentale de l'adaptation réformiste à l'Etat, ne posant jamais la question de le détruire par la révolution, était déjà détectable dans sa pensée.

Briser l'Etat capitaliste

Dans L'Etat et la révolution, Lénine commence par affirmer clairement que l'Etat est la question centrale pour la guerre et la révolution. « Notre tâche est tout d'abord de rétablir la doctrine de Marx sur l'Etat. »9

L'Etat est le produit et la manifestation de ce fait que les contradictions de classes sont inconciliables. L'Etat surgit là, au moment et dans la mesure où, objectivement, les contradictions de classes ne peuvent être conciliées. Et inversement : l'existence de l'Etat prouve que les contradictions de classes sont inconciliables.
...l'Etat est un organisme de domination de classe, un organisme d'oppression d'une classe par une autre.10

En octobre-novembre 1918, dans son livre La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky , Lénine souligne encore plus fortement la nature de classe de la démocratie parlementaire.

La démocratie bourgeoise, tout en constituant un grand progrès historique par rapport au moyen-âge, reste toujours, — elle ne peut pas ne pas rester telle en régime capitaliste, — une démocratie étroite, tronquée, fausse, hypocrite, un paradis pour les riches, un piège et un leurre pour les exploités, pour les pauvres.11
… combien de duperie, de violence, de corruption, de mensonge, d'hypocrisie, d'oppression des pauvres, se cachent sous les dehors civilisés, vernis, pommadés de la démocratie bourgeoise contemporaine.12

La distorsion du marxisme opérée par Kautsky était « subtile » :

« Théoriquement », on ne conteste ni que l'Etat soit un organisme de domination de classe, ni que les contradictions de classes soient inconciliables. Mais on perd de vue ou l'on estompe le fait suivant : si l'Etat est né du fait que les contradictions de classes sont inconciliables, s'il est un pouvoir placé au-dessus de la société et qui « lui devient de plus en plus étranger », il est clair que l'affranchissement de la classe opprimée est impossible, non seulement sans une révolution violente, mais aussi sans la suppression de l'appareil du pouvoir d'Etat qui a été créé par la classe dominante... c'est précisément cette conclusion que Kautsky (…) a « oubliée » et dénaturée.13
… toutes les révolutions antérieures ont perfectionné la machine de l'Etat ; or il faut la briser, la démolir.
Cette déduction est le principal, l'essentiel, dans la doctrine marxiste de l'Etat. Et c'est cette chose essentielle qui a été non seulement tout à fait oubliée par les partis social-démocrates officiels dominants, mais franchement dénaturée (comme nous le verrons plus loin) par le théoricien le plus en vue de la IIe Internationale, K. Kautsky.14

La dictature du prolétariat

La destruction de l'appareil d'Etat capitaliste et l'écrasement de la bourgeoisie sont nécessaires parce que la bourgeoisie ne cessera jamais de s'efforcer à rétablir sa domination économique et politique.

La doctrine de la lutte des classes, appliquée par Marx à l'Etat et à la révolution socialiste, mène nécessairement à la reconnaissance de la domination politique du prolétariat, de sa dictature, c'est-à-dire d'un pouvoir qu'il ne partage avec personne et qui s'appuie directement sur la force armée des masses. La bourgeoisie ne peut être renversée que si le prolétariat est transformé en classe dominante capable de réprimer la résistance inévitable, désespérée, de la bourgeoisie, et d'organiser pour un nouveau régime économique toutes les masses laborieuses et exploitées.
Le prolétariat a besoin d'un pouvoir d'Etat, d'une organisation centralisée de la force, d'une organisation de la violence, aussi bien pour réprimer la résistance des exploiteurs que pour diriger la grande masse de la population — paysannerie, petite bourgeoisie, semi-prolétaires – dans la « mise en place » de l'économie socialiste.15
Limiter le marxisme à la doctrine de la lutte des classes, c'est le tronquer, le déformer, le réduire à ce qui est acceptable pour la bourgeoisie. Celui-là seul est un marxiste qui étend la reconnaissance de la lutte des classes jusqu'à la reconnaissance de la dictature du prolétariat.16

Sur la base de l'expérience de la Commune de Paris de 1871, Marx et Engels avaient tiré des conclusions claires sur la nature de l'Etat qui devait remplacer l'Etat capitaliste, quelle forme devait prendre la dictature du prolétariat. Selon les mots de Marx :

« Le premier décret de la Commune fut... la suppression de l'armée permanente et son remplacement par le peuple en armes...
La Commune fut composée de conseillers municipaux, élus au suffrage universel dans les divers arrondissements de la ville. Ils étaient responsables et révocables à tout moment. La majorité de ses membres étaient naturellement des ouvriers ou des représentants reconnus de la classe ouvrière.
Au lieu de continuer d'être l'instrument du gouvernement central, la police fut immédiatement dépouillée de ses attributs politiques et transformée en un instrument de la Commune responsable et à tout moment révocable... Il en fut de même pour les fonctionnaires de toutes les autres branches de l'administration. Depuis les membres de la Commune jusqu'au bas de l'échelle, la fonction publique devait être assurée pour des salaires d'ouvriers. Les pots-de-vin traditionnels et les indemnités de représentation des hauts dignitaires de l'Etat disparurent avec ces hauts dignitaires eux-mêmes... Une fois abolies l'armée permanente et la police, instruments matériels du pouvoir de l'ancien gouvernement, la Commune se donna pour tâche de briser l'outil spirituel de l'oppression, le pouvoir des prêtres... Les fonctionnaires de la justice furent dépouillés de leur feinte indépendance... Ils devaient être électifs, responsables et révocables. »17

Lénine cite ces phrases et conclut :

Ainsi, la Commune semblait avoir remplacé la machine d'Etat brisée en instituant une démocratie « simplement » plus complète : suppression de l'armée permanente, électivité et révocabilité de tous les fonctionnaires sans exception. Or, en réalité, ce « simplement » représente une œuvre gigantesque : le remplacement d'institutions par d'autres foncièrement différentes...
… suppression de toutes les indemnités de représentation, de tous les privilèges pécuniaires attachés au corps des fonctionnaires, réduction des traitements de tous les fonctionnaires au niveau des « salaires d'ouvriers ».18

Sous le capitalisme, l'exécutif (fonctionnaires, etc.) se dissimule derrière une façade parlementaire.

« La Commune, écrivait Marx, devait être non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois. »
...Un organisme « non parlementaire, mais agissant », voilà qui s'adresse on ne peut plus directement aux parlementaires modernes et aux « toutous » parlementaires de la social-démocratie! Considérez n'importe quel pays parlementaire, depuis l'Amérique jusqu'à la Suisse, depuis la France jusqu'à l'Angleterre, la Norvège, etc., la véritable besogne d' « Etat » se fait dans la coulisse ; elle est exécutée par les départements, les chancelleries, les états-majors. Dans les parlements, on ne fait que bavarder, à seule fin de duper le « bon peuple ».19

La politique bolchevique était une politique pratique.

Nous ne sommes pas des utopistes. Nous ne « rêvons » pas de nous passer d'emblée de toute administration, de toute subordination ; ces rêves anarchistes, fondés sur l'incompréhension des tâches qui incombent à la dictature du prolétariat, sont foncièrement étrangers au marxisme et ne servent en réalité qu'à différer la révolution socialiste jusqu'au moment où les hommes auront changé. Nous, nous voulons la révolution socialiste avec les hommes tels qu'ils sont aujourd'hui, et qui ne se passeront pas de subordination, de contrôle, « de surveillants et de comptables ».
Mais c'est au prolétariat, avant-garde armée de tous les exploités et de tous les travailleurs, qu'il faut se subordonner. On peut et on doit dès à présent, du jour au lendemain, commencer à remplacer les « méthodes de commandement » propres aux fonctionnaires publics par le simple exercice d'une « surveillance et d'une comptabilité », fonctions toutes simples qui, dès aujourd'hui, sont parfaitement à la portée de la généralité des citadins, et dont ils peuvent parfaitement s'acquitter pour des « salaires d'ouvriers ».
C'est nous-mêmes, les ouvriers, qui organiserons la grande production en prenant pour point de départ ce qui a déjà été créé par le capitalisme, en nous appuyant sur notre expérience ouvrière, en instituant une discipline rigoureuse, une discipline de fer maintenue par le pouvoir d'Etat des ouvriers armés ; nous réduirons les fonctionnaires publics au rôle de simples agents d'exécution de nos directives, au rôle de « surveillants et de comptables », responsables, révocables et modestement rétribués (tout en conservant, bien entendu, les spécialistes de tout genre, de toute espèce et de tout rang) : voilà notre tâche prolétarienne, voilà par quoi l'on peut et l'on doit commencer en accomplissant la révolution prolétarienne. Ces premières mesures, fondées sur la grande production, conduisent d'elles-mêmes à l' « extinction » graduelle de tout fonctionnarisme, à l'établissement graduel d'un ordre – sans guillemets et ne ressemblant point à l'esclavage salarié – où les fonctions de plus en plus simplifiées de surveillance et de comptabilité seront remplies par tout le monde à tour de rôle, pour ensuite devenir une habitude et disparaître enfin en tant que fonctions spéciales d'une catégorie spéciale d'individus.20

La transition du capitalisme au communisme

Dans les écrits de Lénine, comme dans ceux de Marx avant lui, on trouve très peu de chose sur la société socialiste de l'avenir. Ni Marx ni Lénine n'étaient des socialistes utopiques et ils pensaient que le socialisme ne pouvait être réalisé que par la lutte pratique de l'humanité. Postuler les caractéristiques du socialisme avant qu'il ne soit réalisé eût été une mise en scène dogmatique et creuse. Mais ils étaient tous deux explicites sur le processus de la lutte de classe contre le capitalisme et pour le socialisme.

… dans la période de transition du capitalisme au communisme, la répression est encore nécessaire, mais elle est déjà exercée sur une minorité d'exploiteurs par une majorité d'exploités. L'appareil spécial, la machine spéciale de répression, l' « Etat », est encore nécessaire, mais c'est déjà un Etat transitoire, ce n'est plus l'Etat proprement dit, car la répression exercée sur une minorité d'exploiteurs par la majorité des esclaves salariés d'hier est chose relativement facile, si simple et si naturelle, qu'elle coûtera beaucoup moins de sang que la répression des révoltes d'esclaves, de serfs et d'ouvriers salariés, qu'elle coûtera beaucoup moins cher à l'humanité. Elle est compatible avec l'extension de la démocratie à une si grande majorité de la population que la nécessité d'une machine spéciale de répression commence à disparaître. Les exploiteurs ne sont naturellement pas en mesure de mater le peuple sans une machine très compliquée, destinée à remplir cette tâche ; tandis que le peuple peut mater les exploiteurs même avec une « machine » très simple, presque sans « machine », sans appareil spécial, par la simple organisation des masses armées (comme, dirons-nous par anticipation, les soviets des députés ouvriers et soldats).21
Démocratie pour l'immense majorité du peuple et répression par la force, c'est-à-dire exclusion de la démocratie pour les exploiteurs, les oppresseurs du peuple ; telle est la modification que subit la démocratie lors de la transition du capitalisme au communisme.
C'est seulement dans la société communiste, lorsque la résistance des capitalistes est définitivement brisée, que les capitalistes ont disparu et qu'il n'y a plus de classes (c'est-à-dire plus de distinctions entre les membres de la société quant à leurs rapports avec les moyens sociaux de production), c'est alors seulement que « l'Etat cesse d'exister et qu'il devient possible de parler de liberté ».22
Enfin, seul le communisme rend l'Etat absolument superflu, car il n'y a alors plus personne à mater, « personne » dans le sens d'aucune classe ; il n'y a plus lutte systématique contre une partie déterminée de la population. Nous ne sommes pas des utopistes et nous ne nions pas du tout que des excès individuels soient possibles et inévitables ; nous ne nions pas davantage qu'il soit nécessaire de réprimer ces excès. Mais, tout d'abord, point n'est besoin pour cela d'une machine spéciale, d'un appareil spécial de répression ; le peuple armé se chargera lui-même de cette besogne aussi simplement, aussi facilement qu'une foule quelconque d'hommes civilisés, même dans la société actuelle, sépare des gens qui se battent ou ne permet pas qu'on rudoie une femme. Ensuite, nous savons que la cause sociale profonde des excès qui constituent une violation des règles de la vie en société, c'est l'exploitation des masses, vouées au besoin, à la misère. Cette principale cause une fois écartée, les excès commenceront infailliblement à « s'éteindre ». Avec quelle rapidité et quelle gradation, nous l'ignorons ; mais nous savons qu'ils s'éteindront. Et, avec eux, l'Etat s'éteindre à son tour.23

Pour Lénine, la question de la transition du capitalisme au communisme au niveau économique était aussi une question politique. Là encore il était pratique, totalement réaliste, essayant d'apprécier la combinaison d'éléments du passé et de l'avenir – du capitalisme et du communisme – dans la période de transition. Dans la société immédiatement post-révolutionnaire, il y aurait une combinaison des éléments de l'ancien et du nouveau.

Les moyens de production ne sont déjà plus la propriété privée d'individus. Ils appartiennent à la société tout entière. Chaque membre de la société, accomplissant une certaine part du travail socialement nécessaire, reçoit de la société un certificat constatant la quantité de travail qu'il a fournie. Avec ce certificat, il reçoit dans les magasins publics d'objets de consommation une quantité correspondante de produits. Par conséquent, défalcation faite de la quantité de travail versée au fonds social, chaque ouvrier reçoit de la société autant qu'il lui a donné.
Règne de l' « égalité », dirait-on.24

En fait, il n'y a pas de véritable égalité :

Le « droit égal », dit Marx, nous l'avons ici, en effet, mais c'est encore le « droit bourgeois » qui, comme tout droit, présuppose l'inégalité. Tout droit consiste dans l'application d'une règle unique à des gens différents, à des gens qui, en fait, ne sont ni identiques, ni égaux. Aussi le « droit égal » équivaut-il à une violation de l'égalité, à une injustice. En effet, chacun reçoit, pour une part égale de travail social fourni par lui, une part égale du produit social (avec les défalcations indiquées plus haut).
Or, les individus ne sont pas égaux : l'un est plus fort, l'autre plus faible ; l'un est marié, l'autre non ; l'un a plus d'enfants, l'autre en a moins, etc.
... « A égalité de travail, — conclut Marx, — et, par conséquent, à égalité de participation au fonds social de consommation, l'un reçoit donc effectivement plus que l'autre, etc. Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal, mais inégal. »
La justice et l'égalité, la première phase du communisme ne peut donc pas encore les réaliser ; des différences subsisteront quant à la richesse, et des différences injustes ; mais l'exploitation de l'homme par l'homme sera impossible, car on ne pourra s'emparer, à titre de propriété privée, des moyens de production, fabriques, machines, terre, etc.25
Ainsi, dans la première phase de la société communiste (que l'on appelle ordinairement socialisme), le « droit bourgeois » est aboli non pas complètement, mais seulement en partie, seulement dans la mesure où la révolution économique a été faite, c'est-à-dire seulement en ce qui concerne les moyens de production. Le « droit bourgeois » en reconnaît la propriété privée aux individus. Le socialisme en fait une propriété commune. C'est dans cette mesure, mais dans cette mesure seulement, que le « droit bourgeois » se trouve aboli.
Il subsiste cependant dans son autre partie, en qualité de régulateur de la répartition des produits et de la répartition du travail entre les membres de la société. « Qui ne travaille pas ne doit pas manger » : ce principe socialiste est déjà réalisé ; « à quantité égale de travail, quantité égale de produits » ; cet autre principe socialiste est déjà réalisé, lui aussi. Pourtant ce n'est pas encore le communisme et cela n'élimine pas encore le « droit bourgeois » qui, à des hommes inégaux et pour une quantité inégale (inégale en fait) de travail, attribue une quantité égale de produits.26

Dans la mesure où le « droit bourgeois » subsiste,

subsiste la nécessité d'un Etat chargé, tout en protégeant la propriété commune des moyens de production, de protéger l'égalité du travail et l'égalité dans la répartition des produits.
L'Etat s'éteint, pour autant qu'il n'y a plus de capitalistes, plus de classes et que, par conséquent, il n'y a pas de classe à mater.
Mais l'Etat n'a pas encore entièrement disparu puisque l'on continue de protéger le « droit bourgeois » qui consacre l'inégalité de fait. Pour que l'Etat s'éteigne complètement, il faut l'avènement du communisme intégral.27

Même si les travailleurs diffèrent les uns des autres par la qualification, par leurs besoins et ceux de leurs familles, etc., il doivent être absolument égaux dans un domaine, afin que la même quantité de travail que chaque travailleur donne à la société sous une forme lui soit retournée sous une autre : la possession des moyens de production. L'augmentation de la production, l'accroissement de la quantité des moyens de production appartenant à toute la société, autrement dit également possédés par tous les travailleurs, minera progressivement les droits égaux dans la distribution des produits. Ceci en retour augmentera progressivement l'égalité entre les gens. Ainsi le droit bourgeois de la période de transition contient sa propre négation.

En affirmant que chaque travailleur recevra des moyens de consommation de la société selon le travail qu'il lui a fourni, le droit bourgeois dans la période de transition est fondé sur l'égalité sociale à l'égard des moyens de production, et de ce fait dépérira de lui-même.28

La dictature du prolétariat et l'abolition de la propriété privée des moyens de production ne sont pas suffisants, selon Marx, pour dépasser la loi bourgeoise et l'Etat bourgeois hérités d'une société de classe barbare. Toute une période de progrès des forces productives, plus la transformation intellectuelle et morale de la force productive la plus importante – les travailleurs – sont nécessaires pour la transition vers la véritable liberté humaine.

La période de dictature du prolétariat sera une longue lutte de classe très dure, dans laquelle le prolétariat devra combattre sur les fronts économique, culturel et politique contre les puissances du passé, par dessus tout les habitudes et les traditions du capitalisme qui ont pesé sur la conscience des masses.

La prise du pouvoir par le prolétariat n'est que le premier pas vers la construction économique et la révolution culturelle qui sont nécessaires pour réaliser le véritable communisme.

En conclusion

Dans toute l'histoire, les classes dirigeantes ont créé une mystique de l'Etat, le décrivant comme un organe suprême et tout-puissant afin que les classes opprimées acceptent leur infériorité face à lui. La tâche de Lénine était de nettoyer l'Etat de toute mystification et d'en révéler la nature de classe.

La relation intime entre sa théorie et la pratique est montrée dans les quelques mots de la postface de la première édition de L'Etat et la révolution, rédigée le 30 novembre 1917 :

… le second fascicule de cette brochure (consacré à l'expérience des révolutions russes de 1905 et 1917) devra sans doute être remis à beaucoup plus tard ; il est plus agréable et plus utile de faire l' « expérience d'une révolution » que d'écrire à son sujet.29

Tout en assignant à son travail le but très modeste de revitaliser l'authentique « enseignement de Marx sur l'Etat » à la lumière du vécu et des besoins de la révolution, Lénine donnait en fait aux idées de Marx un nouveau caractère concret et donc un développement nouveau. La totalité de l'enseignement de Lénine est dans L'Etat et la révolution, par dessus tout sa confiance totale dans le potentiel créatif des masses – une confiance qui a été le thème de tout son travail et de toutes ses luttes. Pour ne citer qu'un article qu'il écrivit en 1906 :

La question est que ce sont précisément les périodes révolutionnaires qui se distinguent par une plus grande ampleur, une plus grande richesse, une plus grande conscience, qui sont plus méthodiques, plus systématiques, plus audacieuses et plus éclatantes dans l'activité créatrice historique que les périodes de progrès petit-bourgeois, cadet, réformiste. Or, [les libéraux] présentent les choses à l'envers! Ils font passer l'indigence pour de la riche activité créatrice historique. Ils considèrent l'inactivité des masses étouffées ou écrasées comme le triomphe du « système » dans l'activité des fonctionnaires et des bourgeois. Ils hurlent à la disparition de la pensée et de la raison, lorsqu'au lieu du furetage de toutes sortes de petits bureaucrates et de penny-a-liners libéraux (écrivaillons payés à la ligne) autour des projets de loi, commence une période d'activité politique directe de la « populace », qui, en toute simplicité, brise incontinent les organes d'oppression du peuple, s'empare du pouvoir, prend pour elle ce qui était considéré comme appartenant en propre à tous les détrousseurs du peuple, lorsqu'en un mot, s'éveille justement la pensée et la raison de millions de gens écrasés, et qu'elle s'éveille non pas simplement pour lire quelques bouquins, mais pour l'action, pour une action vivante, humaine, pour l'activité créatrice historique.30

Et encore :

L'activité organisatrice du peuple, particulièrement du prolétariat, et après lui, de la paysannerie, se manifeste dans les périodes de tourbillon révolutionnaire, avec des millions de fois plus de vigueur, de richesse et d'efficacité que dans les périodes de progrès historique dit calme (c'est-à-dire à l'allure du char à bœufs).31

L'Etat et la révolution était influencé par les luttes de 1917 et les influença en retour. C'est une synthèse parfaite de la théorie et de la pratique. Le point de départ de ce travail est la pratique révolutionnaire et son but final est aussi la pratique révolutionnaire – le lien de connexion est la théorie révolutionnaire. La théorie, à son tour, est immédiatement intégrée à la pratique.

On trouve dans L'Etat et la révolution une combinaison remarquable de sobriété scientifique et de véritable volonté d'action. C'est le summum des écrits de Lénine – son véritable testament. Il est devenu le guide de la première révolution prolétarienne victorieuse, et il est destiné à grandir en importance dans les luttes révolutionnaires prochaines. La destinée de ce chef d'œuvre est aussi d'une importance historique dans un autre sens : son esprit doit être invoqué contre la dégénérescence bureaucratique associée à la montée du capitalisme d'Etat stalinien en Russie et le développement, ailleurs, de régimes hyper-bureaucratiques.

Notes

1 Lénine, Œuvres, vol.35, p.289.

2 Lénine, Œuvres, vol.36, p.467.

3 Lénine, « L'Etat et la révolution  », Œuvres, vol.25, p.417.

4 Marx et Engels, Correspondance, Editions du Progrès, Moscou 1981, p.61.

5 Karl Kautsky, Le programme socialiste .

6 Karl Kautsky, Die proletarische Revolution und ihr Programm , Stuttgart 1922, p. 106.

7 Karl Kautsky, Die Materialistische Geschichtsauffassung , Berlin 1927, t.2, p. 432.

8 Ibid. , t.2 pp. 598-599.

9 Lénine, Œuvres , vol.25, p.418.

10 Lénine, Œuvres , vol.25, p.419.

11 Lénine, Œuvres , vol.28, p.251.

12 Lénine, Œuvres , vol.28, p.336.

13 Lénine, Œuvres , vol.25, p.420.

14 Lénine, Œuvres , vol.25, p.439-440.

15 Lénine, Œuvres , vol.25, p.437.

16 Lénine, Œuvres , vol.25, p.445.

17 Lénine, Œuvres , vol.25, pp.452-453.

18 Lénine, Œuvres , vol.25, pp.453-454.

19 Lénine, Œuvres , vol.25, p.457-458.

20 Lénine, Œuvres , vol.25, pp.460-461.

21 Lénine, Œuvres , vol.25, p.501.

22 Lénine, Œuvres , vol.25, p.499.

23 Lénine, Œuvres , vol.25, pp.500-501.

24 Lénine, Œuvres , vol.25, p.502-503.

25 Lénine, Œuvres , vol.25, p.503.

26 Lénine, Œuvres , vol.25, pp.504-505.

27 Lénine, Œuvres , vol.25, p.505.

28 Tony Cliff, Le capitalisme d'Etat en URSS, Paris 1990, pp. 111-112.

29 Lénine, Œuvres , vol.25, p.531.

30 Lénine, Œuvres, vol.10, pp.260-261.

31 Lénine, Œuvres, vol.10, pp.267-268.

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