Selon la légende stalinienne, le Parti bolchevik, à de rares exceptions près, a toujours suivi la volonté de Lénine. Le parti aurait été pratiquement monolithique. En fait, rien n'est plus éloigné de la vérité. De façon répétée, Lénine a dû batailler pour obtenir l'accord de ses camarades.

1976

Tony Cliff

Lénine (volume 2)
Tout le pouvoir aux soviets

Chapitre 19 — Lénine appelle à l'insurrection

Avec la ruine croissante de l'industrie, la guerre paysanne en extension, le mouvement national s'exaspérant, l'armée en désintégration, le Gouvernement provisoire de plus en plus paralysé et l'influence des bolcheviks se répandant massivement, la question du pouvoir d'Etat devenait inévitablement de plus en plus centrale et urgente.

Dès que les bolcheviks eurent pris le contrôle des soviets des deux capitales, Lénine dit : « Notre heure est venue. » Mais il eut de très grandes difficultés à convaincre le parti – et en particulier sa direction – de la nécessité de s'emparer du pouvoir d'Etat.

En avril, juin et juillet le rôle de Lénine avait été de calmer les masses impatientes. Il dut retenir l'avant-garde de la classe ouvrière et les soldats d'avancer trop vite, avant que les sections les plus attardées n'aient le temps de rattraper. Et là, il devait mettre son pied sur l'accélérateur.

En août, Lénine prépara la nouvelle étape sur le plan théorique ; et à partir du milieu de septembre il mit l'accent de plus en plus fortement sur la nécessité urgente de saisir directement le pouvoir d'Etat.

L'Organisation Militaire du Parti bolchevik était particulièrement prudente et conservatrice. Ayant été sur la gauche de Lénine en juillet et en août, et s'étant gravement brûlé les doigts pendant les Journées de Juillet, maintenant, en septembre et octobre, ses dirigeants insistaient sur la nécessité absolue d'une préparation approfondie avant de prendre l'offensive contre le Gouvernement provisoire.1

Se référant à cette situation dans ses mémoires, Nevsky raconte que « certains camarades pensaient que nous (la direction de l'Organisation Militaire) étions trop prudents... Mais notre expérience (particulièrement durant les Journées de Juillet) nous montrait ce que signifiait une absence de préparation rigoureuse et de prépondérance des forces. »2 Et bien sûr le rôle de l'Organisation Militaire était crucial pour toute démarche en vue de la prise du pouvoir.

Lénine eut encore plus de mal à convaincre les dirigeants du sommet du parti – les membres du Comité central. C'était comme si les Journées d'Avril étaient de retour – Lénine était à nouveau isolé au Comité central. A nouveau, le Comité apparut comme trop passif, trop conciliant dans son attitude envers les dirigeants mencheviks et socialistes-révolutionnaires, trop accommodant envers le Gouvernement provisoire. Certes, les critiques incessantes de Lénine d'un côté et la pression des ouvriers de la base d'autre part le forcèrent à changer radicalement de cours en avril. Mais le conservatisme et la tendance à l'adaptation ne sont pas éliminées par le fait d'admettre une fois ses erreurs. Lénine dut, encore et encore, vaincre ses propres lieutenants.

Une insurrection exige la plus grande audace, et le conservatisme de la direction prenait par conséquent une forme encore plus extrême qu'en avril. Ce n'est pas par accident que Lénine se trouva contraint de demander l'exclusion du parti de deux de ses anciens collaborateurs les plus proches, Zinoviev et Kaménev .

En avril, il utilisa la pression des travailleurs, dont il était convaincu qu'ils étaient considérablement plus à gauche que le part. Maintenant les sections avancées du prolétariat étaient plus prudentes. Il y avait un sentiment de dépression, consécutif à une aussi longue attente, dans le prolétariat de Pétrograd. Les ouvriers commençaient à douter y compris des bolcheviks. Qui sait, peut-être n'étaient-ils pas prêts à aller plus loin que leurs discours ? Tout en réarmant le parti en septembre et octobre, Lénine eut les plus grandes difficultés à utiliser la pression des masses sur les dirigeants bolcheviks conciliateurs. Cela dit, dès que le signal de bataille fut donné, la lassitude des masses dans l'expectative disparut en un éclair.

Les bolcheviks doivent prendre le pouvoir

Tel était le titre d'une lettre que Lénine écrivit entre le 12 et le 14 septembre. Elle s'adressait à la fois au Comité central et aux comités de Pétrograd et de Moscou des bolcheviks, et démontrait sa méthode de pression sur le Comité central à travers les corps inférieurs du parti. « Ayant obtenu la majorité aux soviets des députés ouvriers et soldats des deux capitales, les bolcheviks peuvent et doivent prendre en mains le pouvoir. »

Les bolcheviks pouvaient prendre le pouvoir

car la majorité agissante des éléments révolutionnaires du peuple révolutionnaire du peuple des deux capitales suffit pour entraîner les masses, pour vaincre la résistance de l'adversaire, pour l'anéantir, pour conquérir le pouvoir et le conserver. Car, en proposant sur-le-champ une paix démocratique, en donnant aussitôt la terre aux paysans, en rétablissant les institutions et les libertés démocratiques foulées aux pieds et anéanties par Kérensky, les bolcheviks formeront un gouvernement que personne ne renversera.3

La tâche était urgente, même si Lénine ne s'occupait pas encore, dans cette lettre, des composantes techniques de l'insurrection – ce qu'il allait faire quelques jours plus tard.

Il ne s'agit ni du « jour », ni du « moment » de l'insurrection, au sens étroit des mots. Ce qui en décidera, c'est seulement la voix unanime de ceux qui sont en contact avec les ouvriers et les soldats, avec les masses.
Ce dont il s'agit, c'est que notre parti a aujourd'hui en fait, à la Conférence démocratique, son propre congrès ; ce congrès doit décider (qu'il le veuille ou non, il le doit) du sort de la révolution.
Il s'agit de rendre claire aux yeux du parti la tâche qui lui incombe : mettre à l'ordre du jour l'insurrection armée à Pétrograd et à Moscou (et dans la région), la conquête du pouvoir, le renversement du gouvernement.4

Un jour ou deux plus tard, Lénine écrivit une autre lettre au Comité central, intitulée Le marxisme et l'insurrection . Il y comparaît la situation de la mi-septembre avec celle des Journées de Juillet. Son but était de surmonter l'inertie de la direction bolchevique, laquelle, ayant tordu le bâton dans un sens en juillet, était trop conservatrice et timide pour changer de cours maintenant.

Les bolcheviks avaient eu raison de ne pas prendre le pouvoir en juillet, mais désormais les choses étaient différentes, disait Lénine. En juillet

… l'insurrection aurait été une faute : nous n'aurions pu conserver le pouvoir ni physiquement, ni politiquement. Physiquement, bien que Pétrograd fût par instants entre nos mains, car nos ouvriers et nos soldats n'auraient pas alors accepté de se battre, de mourir pour la possession de Pétrograd : il n'y avait pas alors cette « exaspération » cette haine implacable à la fois contre les Kérensky et contre les Tsérételli et les Tchernov  ; nos gens n'avaient pas encore été trempés par l'expérience des persécutions contre les bolcheviks avec la participation des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks.
Politiquement nous n'aurions pas gardé le pouvoir les 3 et 4 juillet, car, avant l'aventure Kornilov, l'armée et la province auraient pu marcher et auraient marché contre Pétrograd.5

Mais il était nécessaire d'être à la fois sobre et audacieux. Pour prendre le pouvoir il faut s'assimiler sérieusement les techniques de l'insurrection.

Pour réussir, l'insurrection doit s'appuyer non pas sur un complot, non pas sur un parti, mais sur la classe d'avant-garde. L'insurrection doit s'appuyer sur l'élan révolutionnaire du peuple. Voilà le second point. L'insurrection doit surgir à un tournant de l'histoire de la révolution ascendante où l'activité de l'avant-garde du peuple est la plus forte, où les hésitations sont les plus fortes dans les rangs de l'ennemi et dans ceux des amis de la révolution faibles, indécis, pleins de contradictions ; voilà le troisième point...
Mais, des lors que ces conditions se trouvent remplies, refuser de considérer l'insurrection comme un art, c'est trahir le marxisme, c'est trahir la révolution.6

Une fois qu'il est clair que l'insurrection armée est le summum de la révolution, qui doit se relier au mouvement de masse général, son aspect spécifiquement technique doit alors être considéré. Cela exige une sérieuse étude et de l'application. Lénine donne quelques suggestions techniques pour l'action immédiate :

… nous devrons en même temps, sans perdre une minute, organiser l'état-major des détachements insurrectionnels, répartir nos forces, lancer les régiments sûrs aux points les plus importants, cerner le théâtre Alexandra, occuper la forteresse Pierre-et-Paul, arrêter l'état-major général et le gouvernement, envoyer contre les élèves-officiers et la division sauvage des détachements prêts à mourir plutôt que de laisser l'ennemi pénétrer dans les centres vitaux de la ville ; nous devrons mobiliser les ouvriers armés, les appeler à une lutte ultime et acharnée, occuper simultanément le télégraphe et le téléphone, installer notre état-major de l'insurrection au Central téléphonique, le relier par téléphone à toutes les usines, à tous les régiments, à tous les centres de la lutte armée, etc.
Tout cela n'est qu'approximatif, certes, et seulement destiné à illustrer le fait que, au moment que nous vivons, on ne peut rester fidèle au marxisme, rester fidèle à la révolution, si on ne considère pas l'insurrection comme un art.7

La référence à la nécessité de cerner le théâtre Alexandra est très révélatrice. C'était là que la Conférence démocratique s'était réunie du 14 au 19 septembre. A l'évidence Lénine visait une prise du pouvoir immédiate! Selon toute probabilité, cette suggestion particulière n'était pas tant destinée à convaincre les dirigeants sur la technique spécifique à adopter qu'à les forcer à un changement radical d'attitude sur la question de l'insurrection ; en tordant le bâton pour secouer la direction hors de sa passivité, de sa léthargie et de sa disposition à soutenir le Gouvernement provisoire.8

Comment le Comité central réagit-il aux lettres de Lénine ? Dans le Comité lui-même, elles n'eurent pas le moindre succès. En 1921, Boukharine , avec une exagération caractéristique, décrivait cet épisode :

La lettre (de Lénine) était écrite avec une extrême violence et nous menaçait de toutes sortes de châtiments (?). Nous en fûmes estomaqués. Personne encore n'avait posé la question si violemment... Tous étaient dans le doute d'abord. Après, s'étant consultés, on décida. Ce fut peut-être le seul cas dans l'histoire de notre parti où le Comité central résolut à l'unanimité de brûler la lettre de Lenine... Nous pensions bien que sans aucun doute, à Piter et à Moscou, nous réussirions à prendre le pouvoir en main, mais nous estimions qu'en province nous ne pourrions pas encore tenir, qu'ayant pris le pouvoir et ayant expulsé les membres de la Conférence démocratique, nous ne pourrions plus nous consolider dans le reste de la Russie.9

Certains membres du Comité central étaient absolument opposés à l'idée de l'insurrection ; d'autres, comme Trotsky , Sverdlov et Boukharine , pensaient que la période de la Conférence démocratique était le moment le moins favorable ; d'autres hésitaient, tout simplement, et préféraient attendre. La décision de brûler la lettre ne fut pas prise, en fait, à l'unanimité, mais par six voix pour, quatre contre, et six abstentions.10

Les minutes du Comité central poursuivent :

Le camarade Kaménev propose l'adoption de la résolution suivante : Après avoir considéré les lettres de Lénine, le CC rejette les propositions pratiques qu'elles contiennent, appelle toutes les organisations à ne suivre que les instructions du CC et affirme à nouveau que le CC considère toute espèce de manifestation dans les rues comme impossible à autoriser dans le moment présent. En même temps, le CC fait une requête au camarade Lénine de développer dans une brochure spéciale les questions qu'il soulève dans ses lettres d'une nouvelle appréciation de la situation en cours et de la politique du parti.
La résolution est rejetée.
En conclusion, la décision suivante est adoptée :
Les membres du CC responsables du travail de l'Organisation Militaire et du Comité de Pétersbourg sont instruits de prendre des mesures pour empêcher des manifestations d'aucune sorte dans les casernes et les usines.11

Le parti s'adapte au constitutionnalisme

Nous avons déjà mentionné que, alors que la Conférence démocratique tirait à sa fin, elle désigna parmi ses membres un Conseil de la République permanent, ou Préparlement, qui devait représenter la nation jusqu'à ce que l'Assemblée constituante se réunisse.

Le problème de l'attitude à adopter à l'égard du Préparlement devint une question tactique cruciale pour les bolcheviks. Lénine pensait que les révolutionnaires devaient participer aux institutions parlementaires tant que le renversement immédiat du régime n'était pas à l'ordre du jour. Ainsi le débat dans le parti sur le pré-parlement était-il lié à la discussion sur l'insurrection.

Lénine commença par critiquer sévèrement le comportement des bolcheviks à la Conférence démocratique :

Et j'en arrive ici aux erreurs des bolcheviks. S'en tenir à des applaudissements et à des exclamations ironiques à un tel moment, c'est une faute évidente...
Les bolcheviks devaient partir en signe de protestation et pour ne pas tomber dans le piège et contribuer à détourner par le moyen de la Conférence l'attention du peuple des questions sérieuses. Les bolcheviks devaient laisser un ou trois de leurs 136 députés comme « agents de liaison », pour les communications téléphoniques sur le moment où prendraient fin les odieux bavardages et où on passerait au vote. Mais les bolcheviks ne devaient pas se laisser occuper par ces sottises évidentes, par cette duperie évidente du peuple qui avait pour but évident d'étouffer la révolution montante en l'amusant avec des hochets.
Les délégués bolcheviks devaient à 99 % se rendre dans les usines et dans les casernes ; c'est là qu'aurait été la véritable place des délégués arrivés de tous les coins de la Russie et qui avaient vu … tout l'abîme de corruption où étaient tombés les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks. C'est là, plus près des masses, qu'il aurait fallu, dans des centaines et des milliers de réunions et d'entretiens, discuter les leçons de cette conférence de comédie qui de toute évidence a seulement servi à fournir des atermoiements au kornilovien Kérensky, qui de toute évidence a seulement servi à lui faciliter de nouvelles variantes pour le « chassé-croisé ministériel »...
On voit clairement comment cela s'est produit : avec l'aventure de Kornilov, l'histoire a opéré un tournant très brusque. Le parti a retardé sur le rythme incroyablement rapide de l'histoire à ce tournant. Le parti s'est laissé égarer pour un temps dans le piège des parlotes méprisables...
Utiliser le parlementarisme – surtout en période révolutionnaire – ne consiste pas du tout à perdre un temps précieux avec les représentants de la pourriture, mais à instruire les masses en leur montrant un exemple de pourriture.12

La direction bolchevique, malheureusement, n'a pas écouté cet argument et a adopté une attitude conciliatrice à l'égard de la Conférence démocratique et du Préparlement. Les minutes du Comité central du 21 septembre rapportent :

Sur le sujet de la Conférence démocratique, il est décidé de ne pas la quitter mais seulement de retirer les membres de notre parti de son présidium. En ce qui concerne le Préparlement, la décision de ne pas y aller a été prise par 9 voix contre 8. Mais dans la mesure où le vote a été divisé presque à égalité, la décision finale a été renvoyée à la réunion du parti organisée en ce moment même du groupe rassemblé à la Conférence démocratique. Deux rapports – par le camarade Trotsky et le camarade Rykov – sont prévus.
Lors de la réunion, la participation au Préparlement a été approuvée par 77 voix contre 50, une décision que le CC a également confirmée.13

Le lendemain Lénine écrivit un article intitulé Notes d'un publiciste : les erreurs de notre parti . Il y montrait que les décisions sur la tactique de participation ou de boycott des institutions parlementaires devaient être prises sur la base d'une analyse des rapports de classe objectifs et des relations entre les moyens de lutte extra-parlementaires et parlementaires.

En octobre 1905, les bolcheviks avaient lancé un appel au boycott de la Douma de Boulyguine. Pourquoi était-il correct ? « Parce qu'il correspondait au rapport objectif entre les forces sociales dans leur développement. Il donnait pour mot d'ordre à la révolution montante de renverser le pouvoir ancien... »14

En 1907, les bolcheviks gauchistes appelèrent à nouveau au boycott de la Douma.15 Pourquoi cette tactique était-elle erronée ?

Parce qu'elle s'appuyait seulement sur l' « éclat » du mot d'ordre de boycott et sur le dégoût provoqué par le caractère très grossièrement réactionnaire de l' « écurie » du 3 juin. Mais la situation objective était que, d'une part, la révolution connaissait un déclin très marqué et continuait à décliner. Pour la relever, un soutien parlementaire (même de l'intérieur d'une « écurie ») acquérait une énorme importance politique ; car il n'existait presque pas de moyens de diffusion, de propagande, d'organisation extra-parlementaires, ou bien ils étaient extrêmement faibles.16

De l'expérience du passé, Lénine passait à la question immédiate du moment.

La tactique de la participation au Préparlement est fausse, elle ne répond ni au rapport objectif entre les classes, ni aux conditions objectives du moment...
Il faut boycotter le Préparlement. Il faut nous retirer dans le Soviet des députés ouvriers, soldats et paysans, nous retirer dans les syndicats, nous retirer d'une manière générale dans les masses. Il faut les appeler à la lutte. Il faut leur donner un mot d'ordre juste et clair : dissoudre la bande bonapartiste de Kérensky et son Préparlement falsifié, cette Douma de Tsérételli-Boulyguine.17

Il félicitait Trotsky pour son opposition résolue à toute participation au Préparlement :

Trotsky était partisan du boycott. Bravo, camarade Trotsky !
La thèse du boycott a été repoussée à la fraction bolchevique de la Conférence démocratique.
Vive le boycott !18

Lénine poursuivait :

Il n'est pas possible de douter que dans les « milieux dirigeants » de notre parti, on remarque des hésitations qui peuvent devenir funestes, car la lutte se développe, et dans des conditions données, à un moment donné, les hésitations peuvent perdre notre cause...
Tout ne marche pas droit dans les milieux dirigeants « parlementaires » du parti ; apportons-y une plus grande attention ; que les ouvriers les surveillent mieux ; il faut déterminer plus rigoureusement la compétence des fractions parlementaires.
L'erreur de notre parti est évidente. Au parti en lutte de la classe d'avant-garde les erreurs ne font pas peur. Ce qui serait terrible, ce serait l'obstination dans l'erreur, une fausse honte à la reconnaître et à la corriger.19

Enfin, le 5 octobre, le Comité central se plia à la volonté de Lénine et résolut, avec une seule voix de désaccord (celle de Kaménev), de se retirer du Préparlement lors de sa séance inaugurale.20 Le 7 octobre, Trotsky lut à la tribune du Préparlement une déclaration de combat qui se terminait par ces mots :

Pétrograd est en danger. La révolution et le peuple sont en danger. Le gouvernement aggrave ce danger, et les partis dirigeants y contribuent. Seul le peuple peut se sauver lui-même et sauver le pays. Nous nous adressons au peuple : « Vive la paix immédiate, honnête et démocratique! Tout le pouvoir aux soviets, toute la terre au peuple! Vive l'Assemblée constituante! »21

Puis les bolcheviks se levèrent et quittèrent l'assemblée sous les huées et les cris de « Partez dans vos trains allemands! »

Le fait que le départ des bolcheviks du Préparlement signifiait qu'ils se dirigeaient vers l'insurrection était clair tant pour leur amis que pour leurs adversaires.

Il n'y avait qu'un seul chemin pour eux en dehors du Préparlement [écrit Soukhanov ] – celui des barricades. S'ils rejettent le bulletin de vote, ils doivent prendre le fusil. (...) Et c'est effectivement ce qui se passa.22

Le rapport du Soviet de Pétrograd sur le retrait des bolcheviks du Préparlement se terminait par le cri : « Vive la lutte directe et ouverte pour le pouvoir révolutionnaire dans le pays! » C'était le 9 octobre.

Lénine pousse Smilga à l'action

L'urgence de l'affaire, le besoin de prendre des initiatives immédiates dans le sens de la prise du pouvoir, était telle que Lénine ne recula devant rien dans ses efforts pour convaincre, et si nécessaire pour circonvenir le Comité central. Cela explique le ton de sa Lettre au président du Comité régional de l'armée, de la flotte et des ouvriers de Finlande , le jeune I.T. Smilga .

Et nous, que faisons-nous ? Nous nous contentons d'adopter des résolutions! Nous perdons du temps, nous fixons des « délais » (le 20 octobre le Congrès des soviets – n'est-il pas ridicule de temporiser ainsi ? N'est-il pas ridicule de compter là-dessus ?). Les bolcheviks ne travaillent pas méthodiquement à préparer leurs forces armées pour renverser Kérensky.23

Il exhortait Smilga à agir :

Maintenant, en ce qui concerne votre rôle. Il semble que la seule chose que nous puissions pleinement avoir en mains et qui joue un rôle militaire sérieux, ce sont les troupes finlandaises et la flotte de la Baltique. Je pense que vous devez mettre à profit votre haute situation … [pour] consacrer toute votre attention à la préparation militaire des troupes finlandaises + la flotte en vue du renversement prochain de Kérensky. Créer un comité secret avec les militaires les plus sûrs, discuter avec eux tous les aspects de la situation, réunir (et vérifier par vous-même) les informations les plus précises et la disposition des troupes devant Pétrograd et à Pétrograd, sur le transfert des troupes de Finlande à Pétrograd, sur le mouvement de la flotte, etc...
Nous ne pouvons en aucun cas permettre le retrait des troupes de Finlande, voilà qui est clair. Mieux vaut consentir à tout, à l'insurrection, à la prise du pouvoir, pour le transmettre au congrès des soviets. Je lis aujourd'hui dans les journaux que dans deux semaines le danger d'une descente sera déjà nul. Cela signifie que vous avez très peu de temps pour vous préparer.24
A mon avis, pour bien préparer les esprits, il faut lancer tout de suite le mot d'ordre : le pouvoir doit passer immédiatement au Soviet de Pétrograd qui le remettra au Congrès des soviets. Pourquoi, en effet, supporter encore trois semaines de guerre et de « préparatifs à une affaire Kornilov » de la part de Kérensky ?25

Smilga appartenait à l'aile d'extrême gauche du parti, qui en juillet avait été encline à mener la lutte jusqu'au bout. Lénine entra dans une sorte de conspiration avec lui.

La crise est mûre

Deux jours après sa lettre à Smilga, Lénine écrivit un document, porteur du titre ci-dessus, qui était une espèce de déclaration de guerre au Comité central. Pour en améliorer l'efficacité, il l'envoya non seulement au Comité central, mais aussi aux membres du Comité de Pétrograd, au Comité de Moscou, et aux soviets de la capitale.

Que faire ? Il faut aussprechen was ist, « dire ce qui est », reconnaître la vérité, à savoir qu'il existe chez nous, au Comité central et dans les milieux dirigeants du parti, un courant ou une opinion en faveur de l'attente du Congrès des soviets et hostile à la prise immédiate du pouvoir. Il faut vaincre ce courant ou cette opinion.
Autrement, les bolcheviks se déshonoreraient à jamais et seraient réduits à zéro en tant que parti.
Car laisser échapper l'occasion présente et « attendre » le Congrès des soviets serait une idiotie complète ou une trahison complète... car c'est laisser s'écouler des semaines ; or, à l'heure actuelle, les semaines et même les jours décident de tout. C'est renoncer lâchement à la prise du pouvoir, car le 1er et le 2 novembre elle sera impossible (pour des raisons à la fois politiques et techniques : on réunira les Cosaques pour le jour sottement « fixé »* de l'insurrection).(Note : * « Convoquer » le Congrès des soviets au 20 octobre pour décider « la prise du pouvoir », n'est-ce pas tout comme « fixer » sottement la date de l'insurrection ? On peut prendre le pouvoir aujourd'hui, mais du 20 au 29 octobre, on ne vous le laissera pas prendre.)
« Attendre » le Congrès des soviets est une idiotie, car le Congrès NE DONNERA RIEN, ne peut rien donner!26

Il propose ensuite un plan de campagne militaire pour prendre le pouvoir.

La victoire de l'insurrection est assurée maintenant aux bolcheviks : nous pouvons (si nous n' « attendons » pas le Congrès des soviets) frapper à l'improviste à partir de trois points : de Pétrograd, de Moscou, de la flotte de la Baltique... nous avons la possibilité technique de prendre le pouvoir à Moscou (qui pourrait même commencer afin de frapper l'ennemi d'un coup imprévu).27

Pour accroître la pression qu'il exerçait, Lénine alla au-delà de la simple critique des dirigeants du parti. En signe de protestation, il démissionna du Comité central, expliquant pourquoi :

Le Comité central ayant laissé même sans réponse mes instances là-dessus depuis le début de la Conférence démocratique, et comme l'organe central biffe dans mes articles les indications que je donne sur les erreurs criantes des bolcheviks, telles que la décision déshonorante de participer au Préparlement, que l'attribution d'un siège aux mencheviks au présidium du Soviet, etc., force n'est de voir là une allusion « délicate » au refus du Comité central de débattre même la question, une allusion délicate au bâillonnement et à l'invitation à me retirer.
Je dois présenter ma demande de démission du Comité central, ce que je fais, en me réservant de faire de la propagande dans les rangs du parti et au congrès du parti.28

Les procès-verbaux n'indiquent pas ce qui s'est passé ensuite. En tout état de cause, Lénine ne quitta pas le Comité central.

Quelques jours plus tard, le 1er octobre, il écrivit une nouvelle lettre au Comité central, aux comités de Moscou et de Pétrograd, et aux membres bolcheviks des soviets de Pétrograd et de Moscou.

Temporiser est un crime. Attendre le Congrès des soviets, c'est faire preuve d'un formalisme puéril et déshonorant ; c'est trahir la révolution.

Le Soviet de Moscou devait prendre le pouvoir entre ses mains.

A Moscou, la victoire est assurée, il n'y a personne pour se battre. A Pétrograd, on peut attendre. Le gouvernement ne peut rien faire, il n'y a pas de salut pour lui, il capitulera.29

Quelques jours plus tard, Lénine publiait ses Thèses pour le rapport à la conférence du 8 octobre de l'organisation de Pétersbourg, ainsi que pour la résolution et le mandat à donner aux délégués du parti . Le document était rédigé sur un ton de critique furieuse contre la direction.

… dans les instances les plus élevées du parti, on constate des hésitations, une sorte de « crainte » devant la lutte pour le pouvoir, une propension à substituer à cette lutte des résolutions, des protestations et des congrès...
Rattacher d'une manière rigide cette tâche au Congrès des soviets, la subordonner à ce congrès, c'est jouer à l'insurrection, en fixant sa date à l'avance, en permettant au gouvernement de préparer ses troupes, en égarant les masses par l'illusion que grâce à une « résolution » du Congrès des soviets on peut trancher la question, alors qu'en réalité seul le prolétariat insurgé peut la trancher.
… le Soviet des députés ouvriers et soldats ne peut être qu'un organisme insurrectionnel, qu'un organe du pouvoir révolutionnaire. Sinon les soviets ne sont que de vains hochets qui conduisent infailliblement à l'apathie, à l'indifférence, au découragement des masses légitimement écœurées par la répétition perpétuelle de résolutions et de protestations.30

Le 2 octobre, il écrivait à la Conférence de la ville de Pétrograd, répétant son plan pour une insurrection armée, de prendre Moscou comme base de départ :

Nous devons nous adresser aux camarades de Moscou, les convaincre de prendre le pouvoir à Moscou, déclarer le gouvernement Kérensky déposé et proclamer le Soviet des députés ouvriers à Moscou Gouvernement provisoire de Russie, afin de proposer sur-le-champ la paix et de sauver la Russie du complot. Que les camarades de Moscou mettent la question de l'insurrection à l'ordre du jour.31

Quand on lit cette correspondance, on ne peut manquer d'être impressionné par l'insistance et le sens de l'urgence avec lesquels Lénine martelait un seul et même thème : les bolcheviks doivent s'emparer du pouvoir d'Etat.

Avis d'un observateur

Quelle exaspération a dû ressentir Lénine d'être éloigné du terrain de la lutte, d'être obligé de mener une vie clandestine, de s'exprimer le plus souvent après que les décisions aient déjà été prises à Pétrograd. Dans un article intitulé Conseil d'un absent , écrit le 8 octobre, il s'adressait aux camarades se rassemblant pour le Congrès des Soviets de la région du Nord, et développait l'idée de Marx selon laquelle « l'insurrection armée, comme la guerre, est un art ».

Voici les règles principales de cet art que Marx a exposées :
  1. Ne jamais jouer avec l'insurrection, et lorsqu'on la commence, être bien pénétré de l'idée qu'il faut la mener jusqu'au bout.
  2. Rassembler à tout prix une grande supériorité de forces à l'endroit décisif, au moment décisif, faute de quoi l'ennemi, possédant une meilleure préparation et une meilleure organisation, anéantira les insurgés.
  3. Une fois l'insurrection commencée, il faut agir avec la plus grande décision et passer coûte que coûte à l'attaque. « La défensive est la mort de l'insurrection armée. »
  4. Il faut s'efforcer de prendre l'ennemi par surprise, saisir le moment où ses troupes sont encore dispersées.
  5. Il faut remporter chaque jour ne fût-ce que de petits succès (on peut dire à chaque heure, s'il s'agit d'une ville), et maintenir à tout prix la « supériorité morale ».
Marx résumait le bilan des leçons de toutes les révolutions, en ce qui concerne l'insurrection armée, par les paroles « du plus grand maître de la tactique révolutionnaire de l'histoire, Danton : de l'audace, encore de l'audace et toujours de l'audace ».32

Lénine poursuivait en élaborant un plan militaire de prise du pouvoir. Ce qu'il fallait, c'était

[une] offensive simultanée, aussi soudaine et aussi rapide que possible sur Pétrograd, et à la fois de l'extérieur, de l'intérieur, des quartiers ouvriers, de Finlande, de Reval, de Cronstadt, offensive de toute la flotte...
Combiner nos trois forces principales : la flotte, les ouvriers et les unités de l'armée afin de nous emparer et de conserver coûte que coûte : a) le téléphone, b) le télégraphe, c) les gares, d) les ponts, en premier lieu.
Choisir les éléments les plus résolus ( nos « troupes de choc » et la jeunesse ouvrière, ainsi que les meilleurs matelots) et les répartir en petits détachements pour qu'ils s'emparent de tous les points essentiels et pour qu'ils participent partout, à toutes les opérations importantes, par exemple : encercler Pétrograd et l'isoler, s'en emparer par une attaque concertée de la flotte, des ouvriers et des troupes – tâche qui exige de l'art et une triple audace ; constituer des détachements des meilleurs ouvriers qui, armés de fusils et de bombes, attaqueront et cerneront les « centres » de l'ennemi (écoles militaires, télégraphe, téléphone, etc.)...

Il finissait sa lettre par ces mots : « Le succès de la révolution russe et de la révolution mondiale dépend de deux ou trois jours de lutte. »33

Un des membres du Comité du district de Vyborg, Svechnikov, se souvenait :

Et Illitch dans sa retraite écrivait et écrivait infatigablement, et Nadejda Konstantinovna (Kroupskaïa ) nous lisait très souvent ces manuscrits au Comité... Les paroles enflammées du chef ajoutaient à notre force... Je me rappelle comme si c'était d'hier Nadejda Konstantinovna penchée, dans une des salles de la direction du district où travaillaient les dactylos, comparant soigneusement la reproduction avec l'original et, tout à côté d'elle, « l'Oncle » et « Eugénie » demandant à avoir une copie.

« L'Oncle » et « Eugénie » étaient les noms de guerre des deux dirigeants du district. « Il n'y a pas longtemps – raconte un militant du district, Naoumov – nous avons reçu d'Illitch une lettre à transmettre au Comité central... Nous avons lu la lettre et nous avons fait « Oh! » Il se trouve que Lénine pose depuis longtemps devant le Comité central la question de l'insurrection. Nous avons protesté, nous avons commencé à faire pression sur le centre. »34

Il fallait à Lénine une confiance immense dans le prolétariat et dans le parti, en même temps qu'une sérieuse méfiance envers le Comité central, pour qu'il passe ainsi par dessus la tête de ce dernier, sur sa propre responsabilité personnelle, de la clandestinité, et commence à faire de l'agitation en faveur d'une insurrection armée. Mais se dérober à ses responsabilités et aux défis n'était pas dans sa nature.

Malgré tout, le Congrès des Soviets du Nord, même s'il était dominé par les bolcheviks, ne suivit pas sa proposition. Il fut convoqué pour le 11 octobre, siégea pendant trois jours et se dispersa, s'étant limité à passer les résolutions révolutionnaires générales habituelles.

Enfin le Comité central commence à agir

Le 10 octobre, la plus célèbre réunion du Comité central eut lieu, et Lénine y posa simplement la question de l'insurrection armée – et gagna. Soukhanov a écrit,

Oh, les nouvelles plaisanteries de la facétieuse muse de l'histoire ! Cette session suprême et décisive s'est tenue dans mon propre logement, toujours à la Karpovka (numéro 32, appartement 31). Mais tout cela à mon insu.

La femme du menchevik Soukhanov était membre du Parti bolchevik.

Comme avant, je passais très souvent la nuit çà et là près de la rédaction ou de Smolny, c'est-à-dire à environ huit kilomètres de la Karpovka. Mais cette fois-ci, des mesures spéciales furent prises pour que je passe la nuit hors de chez moi ; ma femme connaissait exactement mes intentions et me donna un conseil amical et désintéressé – de ne pas me fatiguer avec un long trajet après le travail. En tout état de cause, l'importante réunion était totalement protégée contre mon irruption.35

Onze des vingt et un membres du Comité central étaient présents (plus un membre candidat). Lénine y vint portant perruque et lunettes, la barbe rasée. C'était la première réunion du Comité central à laquelle il assistait depuis qu'il était entré dans la clandestinité. La session dura dix heures, jusque vers trois heures du matin. Elle commença par un rapport d'organisation de Sverdlov , qui préparait le terrain à la résolution de Lénine :

Les représentants qui viennent d'arriver des armées du front Nord disent qu'il se passe quelque chose d'étrange sur ce front en rapport avec le retrait de troupes de l'intérieur.
Des informations en provenance de Minsk indiquent qu'un nouveau complot du type de celui de Kornilov semble y être en préparation. Du fait du caractère de la garnison, Minsk est entourée d'unités de Cosaques. Des conversations suspectes sont en cours entre le quartier général et le commandement suprême. Des agitateurs antibolcheviks sont à l'œuvre parmi les Ossètes et certaines autres unités de troupes. Sur le front, néanmoins, l'opinion est favorable aux bolcheviks, ils les suivront contre Kérensky.36

Lénine prit immédiatement l'offensive :

Depuis le début de septembre, on observe une sorte d'indifférence à l'égard de l'insurrection. Mais si nous soutenons sérieusement le mot d'ordre de prise du pouvoir par les soviets, cela n'est pas tolérable. C'est pourquoi toute l'attention aurait dû être portée depuis longtemps à l'aspect technique de l'affaire. Maintenant, il semble qu'un temps considérable ait été perdu.
Néanmoins, la question est urgente et le moment décisif est proche. La situation internationale est telle que nous devons prendre l'initiative.
Ce qui est en cours pour abandonner du terrain jusqu'à la Narva et pour livrer Pétrograd nous contraint de manière encore plus impérative à passer à l'action de façon décisive.
La situation politique pousse également de façon impressionnante dans ce sens.
Du 3 au 5 juillet, une action positive de notre part aurait échoué parce que la majorité n'était pas derrière nous. Depuis, nous avons progressé par sauts et par bonds.
L'absentéisme et l'indifférence parmi les masses peuvent être expliqués par le fait que les masses en ont assez des mots et des résolutions. La majorité est désormais derrière nous. Politiquement, la situation est complètement mûre pour un transfert du pouvoir.
Le mouvement agraire va dans le même sens, et il est clair qu'il faudrait des forces héroïques pour étouffer ce mouvement. Le mot d'ordre de tout le transfert des terres est devenu le slogan général des paysans. La situation politique est ainsi toute prête. Il faut parler du côté technique. Tout se ramène à cela. Or, nous, après les partisans de la défense nationale, nous sommes enclins à considérer la préparation systématique d'une insurrection comme une sorte de péché politique.
Cela n'a pas de sens d'attendre l'Assemblée constituante, qui à l'évidence ne sera pas de notre côté, parce que cela nous compliquerait la tâche. Le congrès régional et la proposition de Minsk doivent être utilisés comme point de départ d'une action décisive.37

Puis il déposa une résolution :

Reconnaissant... qu'un soulèvement armé est inévitable et que le moment en est venu, le CC suggère que toutes les organisations du parti soient guidées par cela et approchent la discussion et la solution de toutes les questions pratiques à partir de ce point de vue (le Congrès des Soviets de la région Nord, le retrait des troupes de Peter, l'action de nos gens à Moscou et à Minsk, etc.).38

Il y eut dix voix pour (neuf membres du CC et un candidat) et deux contre (Zinoviev et Kaménev).


Le désaccord de Zinoviev et Kaménev

Immédiatement après la réunion, Zinoviev et Kaménev firent une déclaration, qu'ils distribuèrent parmi les membres du Comité de Pétrograd, du Comité de Moscou et du Comité régional finlandais, argumentant contre la décision du Comité central.

Nous sommes profondément convaincus que proclamer maintenant une insurrection armée met en péril non seulement le sort de notre parti mais aussi celui des révolutions russe et internationale...
Les chances de notre parti au sein de l'Assemblée constituante sont excellentes... Avec une bonne tactique nous pouvons obtenir un tiers des sièges à l'Assemblée constituante, ou même plus...
L'Assemblée constituante ne peut par elle-même, bien sûr, modifier le rapport réel entre les forces sociales. Mais elle empêchera ce rapport d'être déguisé comme il l'est à présent. Il ne peut être question d'éliminer les soviets, qui ont pris racine dans la vie que nous vivons. Déjà les soviets exercent la réalité du pouvoir dans un certain nombre d'endroits.
L'Assemblée constituante, elle aussi, ne peut que s'appuyer sur les soviets dans son travail révolutionnaire. L'Assemblée constituante plus les soviets – c'est vers ce type mixte d'institution étatique que nous nous dirigeons...
Nous n'avons pas oublié et nous ne devons pas oublier qu'entre nous et la bourgeoisie se tient un troisième camp énorme, celui de la petite bourgeoisie. Ce camp s'est rangé à nos côtés aux jours de la révolte de Kornilov et il nous a apporté la victoire... Il ne fait aucun doute qu'aujourd'hui ce camp est bien plus proche de la bourgeoisie que de nous... Et il suffit d'une maladresse, d'une initiative inconsidérée faisant dépendre tout le sort de la révolution d'une insurrection immédiate, pour que le parti prolétarien pousse la petite bourgeoisie entre les bras de Milioukov pour une longue période.
On dit : (1) La majorité du peuple de Russie est déjà de notre côté et (2) la majorité du prolétariat international est avec nous. Hélas! Ni l'un ni l'autre ne sont vrais, et là est toute la question.
En Russie, nous avons la majorité des ouvriers et une section considérable des soldats de notre côté. Mais tout le reste est douteux. Nous sommes tous convaincus, par exemple, que si les choses vont aujourd'hui jusqu'aux élections à l'Assemblée constituante, les paysans voteront de façon majoritaire pour les SR.
Et pour la seconde assertion – selon laquelle la majorité du prolétariat international nous soutient. Malheureusement, ce n'est pas le cas... Si nous risquons tout maintenant et sommes battus, nous porterons aussi un coup cruel à la révolution prolétarienne mondiale, qui se développe avec une extrême lenteur même si elle avance quand même. Mais, dans la mesure où le choix dépend de nous, nous devons nous limiter aujourd'hui à une position défensive... Dans l'Assemblée constituante, nous serons tellement forts comme parti d'opposition que, avec le suffrage universel dans le pays, nos adversaires seront forcés à céder devant nous à chaque pas, ou nous formerons un bloc dirigeant avec les SR de gauche, les paysans sans-parti, et d'autres qui auront fondamentalement à appliquer notre programme...
Nous n'avons pas le droit, devant l'histoire, devant le prolétariat international, devant la révolution russe et la classe ouvrière russe, de jouer tout l'avenir sur la carte d'une insurrection armée immédiate... en ce moment la chose la plus dangereuse serait de sous-estimer les forces de l'ennemi et de surestimer les nôtres. La force de l'opposition est plus grande qu'elle ne paraît. Pétrograd est la clé, et à Pétrograd les ennemis du parti prolétarien ont amassé des forces considérables : 5.000 junkers magnifiquement armés, organisés, déterminés (du fait de leur situation de classe) et sachant se battre, puis les officiers d'état-major, les troupes de choc, les Cosaques, une section importante de la garnison, et une grande quantité d'artillerie déployée en éventail autour de Pétrograd. Et nos adversaires, avec l'aide du Tsik (Comité exécutif des soviets), essaieront certainement d'amener des troupes du front.

Les ouvriers et les soldats n'étaient pas d'humeur combative.

Même ceux qui sont partisans de l'action disent que l'humeur des masses d'ouvriers et de soldats est loin de rappeler, par exemple, le sentiment qui dominait avant le 3 juillet. Si une mobilisation militante existait dans les masses profondes des pauvres de la ville en faveur de manifestations de rues, elles garantiraient qu'une fois l'action entamée, elles tireraient derrière elles ces très importantes organisations (les syndicats des chemins de fer, des postes et du télégraphe, etc.) dans lesquelles l'influence de notre parti est faible. Mais comme ce sentiment n'existe même pas dans les usines et dans les casernes, compter sur lui serait nous leurrer nous-mêmes...
Dans ces conditions, ce serait une erreur historique grave que de poser la question du transfert du pouvoir entre les mains du parti prolétarien en disant : maintenant ou jamais!
Non ! Le parti du prolétariat grandira et son programme sera clarifié de plus en plus largement parmi les masses.39

L'attaque brusquée de Lénine

La colère de Lénine ne connaissait pas de bornes. Voilà que deux de ses plus proches camarades s'avéraient être les principaux adversaires de l'insurrection. Le 17 octobre, il écrivait une longue et incisive Lettre aux camarades  :

… comme un parti révolutionnaire n'a pas le droit de tolérer d'hésitations sur une question aussi sérieuse, comme ces deux camarades qui abandonnent les principes peuvent créer un certain trouble, il est nécessaire d'analyser leurs arguments, de mettre à nu leurs hésitations, de montrer combien elle sont déshonorantes.40

Zinoviev et Kaménev avaient dit : « Nous ne sommes pas assez forts pour prendre le pouvoir, et la bourgeoisie n'est pas assez forte pour faire échouer l'Assemblée constituante. » Lénine rétorqua vigoureusement :

[Cet argument] ne gagne rien en force et en persuasion du fait que l'on exprime son désarroi et sa peur de la bourgeoisie en faisant preuve de pessimisme à l'égard des ouvriers et d'optimisme à l'égard de la bourgeoisie. Si les élèves-officiers et les Cosaques disent qu'ils se battront jusqu'à la dernière goutte de leur sang contre les bolcheviks, on peut les croire ; mais si, dans des centaines de réunions, les ouvriers et les soldats expriment leur pleine confiance aux bolcheviks et affirment qu'ils sont prêts à faire un rempart de leur poitrine pour donner le pouvoir aux soviets, il est « sage » de ne pas oublier que voter est une chose et se battre une autre chose !

Lénine se tourne vers l'argument de Zinoviev et Kaménev selon lequel « les soviets doivent être un revolver appuyé sur la tempe du gouvernement pour exiger de lui qu'il convoque l'Assemblée constituante et renonce aux aventures Kornilov... »

Voilà où on en est arrivé avec un de nos deux pessimistes!
… On a très justement répondu à notre pessimiste : « un revolver sans balle ? » …
Mais s'il s'agit d'un revolver « chargé », c'est alors la préparation technique de l'insurrection, car la balle il faut se la procurer, il faut charger le revolver ; et une seule balle, c'est peu.41

Zinoviev et Kaménev avaient écrit : « Nous nous renforçons chaque jour, nous pouvons entrer à l'Assemblée constituante comme une puissante opposition, pourquoi tout risquer sur une carte... ». Lénine répondit :

Argument d'un philistin qui « a lu » que l'Assemblée constituante va être convoquée et qui se repose en toute confiance sur les voies constitutionnelles les plus légales, les plus loyales.
Il est seulement dommage que ni la question de la famine, ni la question de la reddition de Pétrograd ne puissent être résolues par l'attente de l'Assemblée constituante. Les naïfs ou les gens sans boussole, ou les paniquards oublient ce « détail ».
La famine n'attend pas. Le soulèvement paysan n'a pas attendu. La guerre n'attend pas. Les amiraux en fuite n'ont pas attendu.
Parce que nous, bolcheviks, proclamerions notre confiance dans la convocation de l'Assemblée constituante, la faim consentira-t-elle à attendre ? Les amiraux en fuite consentiront-ils à attendre ? Les Maklakov et les Rodzianko consentiront-ils à mettre fin aux lock-out, au sabotage du transport du blé, à la collusion avec les impérialismes anglais et allemand ?
C'est ce qui semble en effet ressortir des paroles des champions des « illusions constitutionnelles » et du crétinisme parlementaire. La réalité vivante disparaît, et il ne reste que le papier concernant la convocation de l'Assemblée constituante, il ne reste que les élections.42

Il cite à nouveau Zinoviev et Kaménev : « Si les korniloviens recommençaient, alors nous leur montrerions à qui ils ont affaire! Mais commencer nous-mêmes, à quoi bon risquer,... »

L'histoire ne se répète pas, mais si nous lui tournons le dos, si, contemplant la première aventure Kornilov, nous répétons : « Ah! Si les korniloviens commençaient » ; si nous agissons ainsi, quelle magnifique stratégie révolutionnaire! Comme elle ressemble au « petit bonheur la chance »! Espérons que les korniloviens recommenceront mal à propos! N'est-il pas vrai que c'est un « argument » puissant ? Que c'est une base sérieuse pour une politique prolétarienne ?
Et si les korniloviens de la deuxième vague avaient appris quelque chose ? S'ils avaient la patience d'attendre les émeutes de la faim, la rupture du front, la reddition de Pétrograd, sans commencer jusqu'à ce moment ? Qu'arriverait-il alors ?
On nous propose de fonder la tactique du parti prolétarien sur la répétition éventuelle d'une de leurs anciennes fautes par les korniloviens!
… La voilà bien la tactique « marxiste »! Attendez, affamés, Kérensky a promis de convoquer l'Assemblée constituante!43

« Les masses, comme on l'annonce de partout, ne sont pas d'humeur à descendre dans la rue. Parmi les indices qui justifient le pessimisme se trouve aussi la diffusion très fortement accrue de la presse ultra-réactionnaire, de la presse des Cent-Noirs... », proclamaient Zinoviev et Kaménev. Lénine parlait autrement de la mentalité des masses :

Ensuite – et c'est là l'essentiel en l'occurrence – en parlant de l'état d'esprit des masses, les gens veules oublient d'ajouter
que « tous » dépeignent cet état d'esprit comme un esprit de réflexion, d'expectative ;
que « tous » sont d'accord pour reconnaître que, à l'appel des soviets et pour la défense des soviets, les ouvriers se lèveront comme un seul homme ;
que « tous » sont d'accord pour reconnaître le fort mécontentement des ouvriers devant l'indécision des directions centrales quant à la « lutte finale », qui apparaît clairement comme inéluctable ;
que « tous » définissent l'état d'esprit des plus larges masses comme proche de la démoralisation et apportent comme preuve l'accroissement de l'anarchisme sur ce terrain précisément ;
que « tous » reconnaissent également que parmi les ouvriers conscients il existe une répugnance certaine à descendre dans la rue pour la seule manifestation, seulement pour une lutte partielle, car on sent dans l'air l'approche non pas d'une lutte partielle mais d'une lutte générale, car la stérilité de grèves, de manifestations et d'actions partielles se fait pleinement sentir et comprendre.
Et ainsi de suite.
… [Zinoviev et Kaménev] oublient naturellement « à propos » que la fermeté de la ligne du parti, sa résolution inflexible sont aussi un facteur de cet état d'esprit, surtout dans les moments les plus critiques de la révolution. Il est parfois très « opportun » d'oublier que, par leurs hésitations et par leur tendance à brûler aujourd'hui ce qu'ils adoraient hier, les dirigeants responsables font naître les hésitations les plus déplacées dans l'état d'esprit de certaines couches de la masse.44
… la position de ceux qui, parlant de l'état d'esprit des masses, rejettent sur les masses leur propre veulerie, est désespérée. Les masses se divisent en éléments qui attendent consciemment et en éléments prêts à tomber inconsciemment dans le désespoir ; mais les masses opprimées et affamées ne sont pas veules.45
Ce qu'il faut [pour une insurrection], c'est la volonté consciente, ferme, inébranlable de la part des éléments conscients de se battre jusqu'au bout, d'une part. Et d'autre part, il faut le désespoir réfléchi des larges masses qui sentent qu'il est impossible de rien sauver maintenant par des demi-mesures, que n'importe quelle « pression » resterait sans effet, que les affamés « balaieront tout, fracasseront tout même anarchiquement », si les bolcheviks ne savent pas les diriger dans la lutte décisive.46

Zinoviev et Kaménev avaient dit : « … Le parti marxiste ne saurait, d'autre part, ramener la question de l'insurrection à un complot militaire. » Lénine les accusa de tenter d'identifier l'insurrection avec le blanquisme.

Un complot militaire relève du blanquisme si ce n'est pas le parti d'une classe déterminée qui l'organise, si ceux qui l'organisent n'ont pas fait état de la situation politique en général et de la situation internationale en particulier ; si les faits objectifs n'ont pas prouvé la sympathie de la majorité du peuple pour ce parti, si la marche des événements de la révolution n'a pas réfuté pratiquement les illusions conciliatrices de la petite bourgeoisie ; si la majorité n'a pas été conquise dans les organismes de lutte révolutionnaire à qui sont reconnus les « pleins pouvoirs » ou qui ont fait leurs preuves autrement, tels les « soviets » ; si, dans l'armée (en admettant que les événements se passent en temps de guerre), n'a pas mûri un état d'esprit hostile au gouvernement qui prolonge une guerre injuste contre la volonté du peuple ; si les mots d'ordre de l'insurrection (tels que « tout le pouvoir aux soviets », « la terre aux paysans », « proposition immédiate de paix démocratique à tous les peuples en guerre en même temps qu'annulation immédiate des traités secrets et de la diplomatie secrète », etc.) n'ont pas acquis la plus large diffusion et la plus large popularité, si les ouvriers avancés ne sont pas convaincus de la situation désespérée des masses et de l'appui de la campagne, appui qui s'est manifesté par un sérieux mouvement paysan, ou par un soulèvement contre les propriétaires fonciers et contre le gouvernement qui les défend, si la situation économique du pays inspire de sérieux espoirs en vue d'une solution favorable de la crise par des voies pacifiques et parlementaires.
En voilà assez, peut-être ?47

Les événements devaient malheureusement prouver que Lénine avait raison quand il écrivait à propos de Zinoviev et Kaménev : « les sceptiques sont toujours prêts à « douter », et rien ne peut leur donner un démenti que l'expérience. »48

La direction de Pétrograd hésite

Le 15 octobre, il y eut une réunion du Comité de Pétrograd avec des dirigeants actifs du Parti bolchevik. Toute la discussion fut marquée par des flottements et du manque de clarté.

Nevsky  : En tant que représentant de l'Organisation militaire, je dois attirer votre attention sur un certain nombre de difficultés que nous avons. L'Organisation militaire a tout d'un coup commencé à dériver à droite.
Nous devons distinguer deux questions : celle des (1) principes fondamentaux, et celle de (2) leur réalisation pratique. Par rapport à la résolution du Comité central [du 10 octobre], l'Organisation militaire a fait observer que cette résolution a laissé sans considération un certain nombre de conditions, notamment que les paysans pauvres prennent également part à la révolution. Le village, loin de se détourner, vient de commencer à venir vers nous. Nous recevons des informations en provenance de nombreux endroits selon lesquelles les bolcheviks sont en train de devenir populaires. Le facteur décisif de la révolution est, bien sûr, la classe ouvrière... Mais ce n'est pas une raison pour négliger l'esprit des masses paysannes ; si nous le faisons, nous ne remporterons pas la victoire. Dans toute une série de gubernias... les paysans disent qu'en cas d'insurrection ils ne nous donneront pas de pain. Absolument rien n'a été fait pour agiter le village. Un soulèvement armé du prolétariat ici à Pétersbourg est une chose faisable. Toute la garnison sortira à l'appel du Soviet... Mais nous ne pouvons pas limiter l'insurrection à Pétersbourg. Comment réagiront Moscou et les provinces ? Le Comité central peut-il nous donner l'assurance que la Russie dans son ensemble nous soutiendra ? Nous nous rendons tous compte que le moment est mûr. Mais sommes-nous prêts ? Avons-nous la majorité qui garantira la liberté ? D'après le rapport, il est tout-à-fait clair que nous ne sommes pas prêts, et la question se pose ainsi : si nous nous lançons, nous allons nous trouver isolés du reste de la Russie. Nous n'avons aucun élément concernant la situation des chemins de fer. Et êtes-vous sûrs que la 5ème Armée ne sera pas envoyée contre nous ?...
Ni l'Organisation militaire ni le Comité central n'ont cette assurance... L'Organisation militaire y ira de toute manière, mais je ne peux pas dire ce que cela va accomplir... La résolution du Comité central qui soulève la question [de l'insurrection] avec une telle urgence devrait avoir considéré l'autre question de l'état de préparation des masses. Le Comité de Pétrograd doit attirer l'attention du Comité central sur la nécessité de préparer les provinces...
Kharitonov : … La session conjointe du Comité de Pétrograd, du Comité de district, et du district de Moscou ont fait savoir qu'il y avait un manque d'enthousiasme général. A Krasnoïé Sélo, où nous avons une grosse organisation d'environ 5.000 membres, on ne peut compter que sur 500 pour venir ici [à Pétrograd] ; le reste demeurera à Krasnoïé Sélo sans rien décider. Krasnoïé Sélo passe par une phase de dépression. L'ivrognerie règne, même parmi nos camarades. D'un point de vue militaire, les matelots ne valent pas grand-chose. Beaucoup d'entre eux ont été renvoyés au front parce qu'ils ne savaient pas manier les armes. Et en ce qui concerne les employés de la poste et du télégraphe, nous avons dans notre organisation 140 à 150 membres – Les opérateurs du télégraphe sont essentiellement des cadets et n'ont que très peu de sympathie pour nous. Au moment décisif, il peut y avoir une force suffisante pour occuper le télégraphe et d'autres positions importantes.
Sloutskaïa [représentante du district de Vassilevsky Ostrov] : En ce qui concerne la situation militaire dans notre district, je peux dire qu'une instruction militaire est donnée dans les fabriques et les établissements industriels. Il n'y a pas un grand désir de prendre part à l'insurrection.
Latsis (district de Vyborg) : On peut observer parmi les masses une sérieuse concentration de l'intérêt sur les événements. En plus des comités de district, une nouvelle organisation centrale s'est développée par en bas... Les masses nous soutiendront.
Kalinine (sous-district de Lesnovsky) : nous avons décidé d'examiner les conditions ; jusque là les choses sont plutôt mal organisées. Nous avons décidé de rentrer en contact avec les unités de l'armée. Nous recevons des télégrammes de Finlande et du front qui protestent contre le soulèvement des bolcheviks. D'autre part, par dessus la tête de l'organisation de l'armée, des délégués arrivent du front, et leurs revendications indiquent clairement un état d'esprit militant. Cela prouve que les comités de l'armée ne sont pas avec nous, et qu'ils n'expriment pas les souhaits des masses. Nous avons une Garde rouge ; 84 fusils seulement.
Naoumov (district de Vyborg) ; Il y a un mécontentement marqué parmi les masses... et un sentiment d'indignation retenue par rapport à l'évacuation [de Pétrograd] et le fait de donner leur compte aux travailleurs.
Menjinskaïa (représentante du premier district de la ville) : En ce qui concerne les armes, les conditions sont très mauvaises. Dans le comité, il n'y a que 6 fusils, dans une usine 100, dans une autre 20. Il est difficile d'estimer l'état d'esprit des ouvriers.
Pakhémov (second district de la ville) : l'état d'esprit est meilleur que du 3 au 5 juillet. La Garde rouge est mal organisée. Nous avons 50 fusils et 3.000 cartouches. De 60 à 80 personnes reçoivent une instruction [militaire].
Ravitch (district de Moscou) : dans les usines il y a un sentiment turbulent. Les masses ne se soulèveront qu'à l'appel du Soviet, mais très peu répondront à l'appel de notre parti. Les organes créés pendant les journées de Kornilov sont encore intacts...
Guessen (district de Narva) : En général, il n'y a pas de désir de se soulever. Là où notre influence est forte, l'esprit est gai et enthousiaste. Parmi les masses arriérées il y a une indifférence à la politique. Mais notre parti n'a pas perdu son autorité... Nous avons plusieurs centaines de fusils, mais il n'y a pas de point de concentration et nos forces militaires sont dispersées...
Vinokourov (district de la Néva) : l'état d'esprit est en notre faveur. Les masses sont alertes. Nous n'avons pas de Garde rouge.
Un camarade de l'usine Oboukhov : Auparavant l'usine Oboukhov était pour les défensistes. Mais maintenant il y a une mouvement en notre faveur. Le public de nos meetings est de 5 à 7.000 personnes... Nous avons 2.000 personnes dans la Garde rouge, 500 fusils, une mitrailleuse et une voiture blindée. Nous avons organisé un comité révolutionnaire. L'usine répondra sans aucun doute à l'appel du Soviet de Pétrograd.
Pervoukhine (district d'Okhtensky) : il n'y a pas de désir de soulèvement chez les ouvriers. Dans les usines, les Cent-Noirs relèvent la tête.
Prokhorov (district de Pétersbourg) : Là où notre influence est forte l'attitude est vigilante – sinon les masses sont apathiques... En général il y a dans le district une désorganisation complète. Même si le Soviet lançait un appel au soulèvement, certaines usines (par exemple les nôtres) ne suivraient pas.
Axelrod (district de Rojdestvensky) : Il y a une attitude de vigilance. Au cas d'une offensive de la contre-révolution, nous offrirons une résistance, mais à un appel à l'insurrection les ouvriers ne répondront pas. Il y a un découragement dû au licenciement des ouvriers en relation avec l'évacuation des usines. L'influence des anarchistes augmente considérablement.
District de Porokhovsky : Avant les événements de Kornilov les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires étaient dominants. Mais maintenant le sentiment est en notre faveur... Le comité de l'usine est fin prêt à diriger les masses s'il y avait un appel à l'insurrection...
District de Schlüsselbourg : Notre district est petit ; 200 membres en tout. Mais la majorité des masses marcheront avec nous. Une Garde rouge a été organisée, mais le recrutement n'est pas populaire. Les ouvriers ont pris sur eux la défense des usines. Les masses sortiront à l'appel du Soviet.
Section du chemin de fer : Le mécontentement du Gouvernement provisoire est manifeste... Notre propagande ne va pas au delà des limites de Pétersbourg. Nous avons maintenant des connexions avec Moscou... Nous avons envoyé 13 camarades dans les provinces pour établir des contacts avec les cheminots. Certains sont revenus avec des rapports selon lesquels les conditions politiques ne sont pas très bonnes...
Syndicats : il n'y a pas de signe d'esprit agressif dans les masses. S'il y avait une offensive de la contre-révolution, une résistance se produirait, mais les masses ne prendront pas l'offensive d'elles-mêmes. Les masses peuvent ré pondre à l'appel du Soviet.
Rakhia (district finlandais) : Les Finlandais ressentent que le plus tôt sera le mieux...
(Suit une discussion sur les principes généraux)
Kalinine : La résolution du Comité centrale est la meilleure qu'il ait jamais adoptée. La résolution appelle notre organisation à l'action politique directe. Nous sommes dans une situation d'insurrection armée mais notre base de départ est l'aspect pratique de la situation. Quand cette insurrection se produira, nous ne pouvons pas le dire – peut-être dans un an.49

Il est intéressant de noter que les têtes brûlées des Journées de Juillet – en particulier les dirigeants de l'Organisation militaire, comme Nevsky, étaient devenus très prudents. Sur les dix-neuf représentants de district à la réunion du Comité de Pétersbourg du 15 octobre, seulement huit pensaient que les masses étaient « d'humeur combative » et prêtes à agir immédiatement ; six voyaient l'état d'esprit dominant comme indéfini ; pendant que cinq faisaient explicitement état d'une absence totale du désir de « bouger ».

Quelques jours plus tard, Lénine rencontra les dirigeants de l'Organisation militaire pour discuter avec eux de la situation. Cette réunion est décrite dans les mémoires de Podvoisky  :

Antonov-Ovseenko déclara que, n'ayant pas de base pour juger la garnison de Pétrograd, il était sûr que la flotte serait là au premier appel, mais qu'il lui serait difficile d'arriver à temps à Pétrograd. Nevsky et Podvoïsky indiquèrent que l'humeur des troupes de la garnison était clairement en sympathie avec le soulèvement, mais que malgré tout un certain délai de dix à quinze jours était nécessaire pour présenter la question de manière directe et décisive à chaque unité militaire, et pour préparer techniquement l'insurrection, d'autant plus que les unités qui avaient manifesté au mois de juillet... avaient été en partie dispersées, en partie démoralisées, et ne participeraient que si elles étaient sûres que les autres unités bougeraient, alors que la disposition à l'insurrection des autres unités, qui avaient eu précédemment un comportement plutôt réactionnaire (...) devait être assurée. Podvoïsky fit également remarquer que Kérensky pouvait compter sur des corps francs spéciaux et d'autres unités réactionnaires venues du front qui étaient capables de nuire au succès du soulèvement.
Le camarade Nevsky indiqua qu'en ce qui concernait les matelots d'Helsingfors et d'ailleurs, il ne pouvait pas y avoir de doute, mais que le mouvement de la flotte vers Pétrograd rencontrerait des difficultés colossales, car le soulèvement provoquerait certainement une réaction des officiers, et donc leur arrestation, et qu'alors les marins qui les remplaceraient auraient du mal à naviguer les bâtiments à travers les barrages minés et à livrer bataille à Pétrograd.
En général, tous étaient d'accord sur l'idée de retarder l'insurrection de quelques semaines, convaincus qu'il était nécessaire de disposer de ce temps pour les préparations les plus énergiques du soulèvement à Pétrograd, dans les provinces, et au front...
Cela dit, aucune de ces conclusions ne convainquit ni n'ébranla le moins du monde Vladimir Illitch.50

Dix jours seulement avant l'insurrection, les dirigeants de l'Organisation militaire bolchevique en étaient toujours à tergiverser.

Le Comité central continue à atermoyer

Le 16 octobre, soit neuf jours avant l'insurrection, le Comité central montrait toujours des signes d'inquiétude, de perplexité et d'irrésolution. Les minutes de la réunion élargie du Comité central (comprenant, en plus du CC, la Commission exécutive du Comité de Pétersbourg, l'Organisation militaire, le Soviet de Pétrograd, les dirigeants bolcheviks des syndicats, le Comité de zone de Pétrograd, et les cheminots) sont véritablement étonnantes. Il est difficile de croire qu'avec une telle direction la révolution ait pu malgré tout remporter la victoire.

Le camarade Boky, du Comité de Pétrograd... donne les informations district par district :
Ile Vassilevsky – l'humeur n'est pas militante, des préparations militaires sont en cours.
District de Vyborg, pareil mais ils se préparent pour une insurrection ; un conseil militaire a été formé ; s'il y avait une action, les masses seraient en soutien. Ils considèrent que l'initiaative devrait venir par en haut.
1er district de ville – l'humeur est difficile à évaluer...
2ème [district de ville] – le moral est meilleur.
District de Moscou – le sentiment s'est orienté fortement en notre faveur. Tout le monde suivra la soviet.
District d'Okhten – les choses vont mal.
District de Pétersbourg – une humeur d'expectative.
District de Rojdestvensk – il y a un doute, là, sur le point de savoir s'ils vont se soulever...
District de Porokhov – l'état d'esprit s'est amélioré en notre faveur.
Schlüsselburg – en notre faveur.
Le camarade Krylenko, du Bureau militaire, annonce qu'ils diffèrent fortement dans leur appréciation du moral. Des observations personnelles de l'état d'esprit des régiments indiquent qu'il sont à nous à un homme près, mais des informations venues de camarades qui travaillent dans le district sont différentes ; ils disent qu'ils devront être pratiquement piqués par quelque chose pour se soulever, c'est-à-dire : le retrait des troupes. Le Bureau pense que le moral est en baisse. La plupart de ses membres pensent qu'il n'y a pas besoin de faire grand-chose dans la pratique pour intensifier les choses, mais la minorité pense qu'il est possible de prendre l'initiative nous-mêmes.
Le camarade Stépanov, de l'Organisation de zone : à Sestoretsk, Kolpino, les ouvriers s'arment, l'humeur est militante et ils se préparent au soulèvement. A Kolpino, un sentiment anarchiste est en cours de développement. L'atmosphère à Narva est grave à cause des licenciements. 3.000 personnes ont déjà été congédiées.
En ce qui concerne les garnisons, l'humeur est à la dépression mais l'influence bolchevique est très forte (2 régiments de mitrailleuses). Le travail dans le régiment de Novy Péterhof s'est détérioré et le régiment est désorganisé. A Krasnoé Sélo – le 176ème régiment est complètement bolchevik, le 172ème presque, mais en dehors de cela la cavalerie est là. Louga – une garnison de 30.000 hommes ; le soviet est défensiste. Un sentiment en faveur des bolcheviks et des élections sont prévues. A Gdov – le régiment est bolchevik.
Le camarade Boky ajoute que selon les informations dont il dispose, les choses ne vont pas si bien à Krasnoé Sélo. A Cronstadt, le moral a chuté et la garnison locale y est inutilisable au sens militant.
Le camarade Volodarsky, du Soviet de Pétrograd : l'impression générale est que personne n'est prêt à se précipiter dans les rues mais tout le monde viendra à l'appel du Soviet.
Le camarade Ravitch confirme cela et ajoute que certains ont indiqué : et aussi à l'appel du parti.

Schmidt, des syndicats, rapporte :

L'humeur est du genre dans lequel des manifestations actives ne sont pas à espérer, en particulier à cause de la peur des licenciements... Le camarade Chliapnikov ajoute que l'influence bolchevique prédomine dans le syndicat des métallos mais qu'un soulèvement bolchevik n'y est pas populaire ; des rumeurs dans ce sens peuvent même créer la panique... Le camarade Skrypnik, des comités d'usine... déclare qu'un désir de résultats pratiques a été noté partout ; les résolutions ne sont plus suffisantes. On ressent que les dirigeants ne reflètent pas pleinement l'état d'esprit des masses ; ils sont plus conservateurs ; une montée de l'influence de l'anarcho-syndicalisme a pu être notée, en particulier dans les districts de Moscou et de Narva.

Milioutine déclare que

personnellement, il croit que nous ne sommes pas prêts à porter le premier coup. Nous sommes incapables de déposer et d'arrêter les autorités dans l'avenir immédiat... Le camarade Chotman dit que l'humeur était bien plus pessimiste lors de la Conférence de ville et dans le Comité de Pétrograd et la Voenka [Organisation militaire bolchevique]. Il montre que nous sommes incapables de passer à l'action mais que nous devons nous préparer.
Le camarade Lénine contredit Milioutine et Chotman et démontre que ce n'est pas une affaire de forces armées, de combat contre les troupes, mais d'une lutte entre une partie de l'armée et une autre. Il ne voit aucun pessimisme dans ce qui a été dit ici. Il montre que la bourgeoisie n'a pas beaucoup de forces de son côté. Les faits montrent que nous avons l'avantage sur l'ennemi. Pourquoi n'est-il pas possible que le CC commence. Aucune raison n'émerge de tous les faits.

Puis un certain nombre de camarades font valoir que la résolution du 10 octobre devrait être prise comme une orientation générale plutôt qu'une directive pour l'action immédiate :

Le camarade Kalinine n'interprète pas la résolution comme signifiant un soulèvement pour demain mais comme sortant la question du domaine de la politique pour la porter dans celui de la stratégie et appelant à une action spécifique.

Sokolnikov dit :

Sur le sujet de la résolution, il n'y a absolument aucune raison de l'interpréter comme un ordre d'action.
S'il s'avère que les événement nous laissent un répit, alors bien sûr, nous en ferons usage. Il est possible que le congrès soit avancé. Si le congrès adopte tout le pouvoir aux soviets, il sera alors nécessaire de répondre à la question que faire, appel aux masses ou non...
Camarade Milioutine : La résolution n'a pas été écrite dans le sens qu'on lui donne ici ; on l'interprète comme signifiant que nous devrions nous orienter vers une insurrection... Nous avons bénéficié du fait qu'il n'y a pas eu d'insurrection les 3-5 [juillet], et s'il n'y en a pas maintenant, ce ne sera pas la fin de tout. La résolution doit servir à une consommation interne.
Camarade Volodarsky  : Si la résolution est un ordre, alors on lui a déjà désobéi. Si la question de l'insurrection est posée en termes d'immédiateté, nous devons dire carrément que nous n'avons rien à voir avec elle. J'ai fait des discours quotidiennement mais je dois dire que les masses ont réagi à notre appel avec stupéfaction ; cette semaine, un changement s'est produit... Une motion concrète : continuer à faire des préparations techniques et porter la question devant le congrès, mais ne pas considérer que le moment est déjà venu.

Une position bien plus dure fut adoptée par d'autres présents :

Camarade Diadia (Latsis ) : Il est lamentable que la résolution n'ait pas encore été mise en pratique... J'ai pris la parole pour amender l'appréciation qui a été donnée de l'humeur des masses. L'impatience avec laquelle les masses se saisissent des armes est une indication de ce qu'elles ressentent. Notre stratégie est étrange. Lorsqu'ils parlent des junkers, j'ai déjà dit qu'on peut faire une croix dessus.
Camarade Skrypnik : Si nous n'avons pas la force aujourd'hui, nous ne l'aurons pas davantage plus tard ; si nous ne prenons pas le pouvoir maintenant, alors ce sera encore pire... Aujourd'hui nous parlons trop alors que nous devrions agir. Les masses nous appellent et si nous ne leur donnons rien, elles considéreront cela comme un crime. Ce qu'il faut, c'est une préparation de l'insurrection et un appel aux masses.
Krylenko  : … l'humeur décrite ici est le résultat de nos erreurs. Il diverge avec V.I. [Lénine] sur le sujet de qui va commencer et comment. Il considère qu'il n'est pas nécessaire de trop entrer dans les détails techniques de l'insurrection et, d'autre part, considère aussi comme inapproprié de fixer une date précise. Mais la question du retrait des troupes est cruciale, le moment même de démarrer une lutte. On dira à la conférence de Tchérémissov qu'il est nécessaire que les troupes battent en retraite ; nous ne serons pas capables de répondre à cela mais nous devons répondre que même si c'est nécessaire, cela ne sera pas fait parce qu'il n'y a pas de confiance dans les généraux : ainsi, l'offensive contre nous est déjà un fait qui peut être utilisé. Il ne faut pas diminuer l'agitation et il n'y a aucune raison de se soucier de savoir qui va commencer puisqu'il y a déjà un commencement.

Staline , développant les paroles de Krylenko :

Le Soviet de Pétrograd a déjà pris position sur la voie de l'insurrection en refusant de sanctionner le retrait des troupes. La marine s'est déjà révoltée puisqu'elle s'est opposée à Kérensky. Le camarade Rakhia montre que les masses se préparent consciemment à un soulèvement. Si le prolétariat de Pétersbourg avait été armé, il serait déjà dans les rues en dépit de toutes les résolutions du CC. Il n'y a aucun signe de pessimisme. Il n'y a pas besoin d'attendre une offensive contre-révolutionnaire car elle existe déjà. Les masses attendent des mots d'ordre et des armes. Elles feront irruption dans les rues parce que la famine les guette. Apparemment, notre cri de ralliement est déjà retardataire parce qu'on doute de notre capacité à nous montrer à la hauteur de nos exhortations. Ce n'est pas le moment de reconsidérer mais, au contraire, de renforcer.

Trotsky n'était pas présent à la réunion ; Zinoviev et Kaménev se prononcèrent contre l'insurrection.

Lénine proposa la résolution suivante :

La réunion approuve sans réserves et soutient entièrement la résolution du CC, appelle toutes les organisations et tous les ouvriers et soldats à faire des préparations complètes et intenses à une insurrection armée et à soutenir le centre créé à cet effet par le Comité central, et exprime sa pleine confiance que le CC et le Soviet seront opportuns dans l'indication du moment favorable et des méthodes d'attaque appropriées.
La résolution du camarade Lénine est mise aux voix sur son principe. Pour 20, contre 2, abstentions 3.

Zinoviev, s'appuyant à l'évidence sur le fait que les bolcheviks des provinces étaient à la traîne par rapport à ceux de Pétrograd, déposa la résolution suivante :

Tout en allant de l'avant dans le travail de reconnaissance et de préparation, considérer que toutes manifestations en avance d'une conférence avec la section bolchevique du Congrès des soviets sont inadmissibles.

Cette motion molle et dilatoire reçut un soutien considérable – six pour, quinze contre et trois abstentions.51

Une bombe

Le 18 octobre, Kaménev, en association avec Zinoviev, publia un article dans un journal extérieur au parti, Novaïa Jizn , attaquant l'idée d'insurrection.

Non seulement le camarade Zinoviev et moi-même, mais aussi un certains nombre de camarades ayant une expérience de terrain considèrent qu'il serait inadmissible, et fatal pour le prolétariat et la révolution, que nous prenions l'initiative d'une insurrection armée au moment présent, dans le rapport actuel des forces sociales, indépendamment et seulement quelques jours avant un Congrès des Soviets... [L']insurrection, selon l'expression de Marx, est un art. Et c'est justement pourquoi nous sommes convaincus que c'est aujourd'hui notre devoir, dans les présentes circonstances, de nous exprimer contre toute tentative de mettre en œuvre une insurrection armée qui serait vouée à la défaite et apporterait dans son sillage les conséquences les plus désastreuses pour le parti, pour le prolétariat, pour la destinée de la révolution. Risquer tout cela sur un soulèvement dans les prochains jours serait un acte de désespoir. Et notre parti est trop fort, il a devant lui un avenir trop grand, pour prendre de telles mesures désespérées.52

Lénine était littéralement hors de lui. Le jour même, il écrivit une Lettre aux membres du parti bolchevik exigeant l'exclusion des deux comparses comme traîtres. Le jour suivant, il écrivit une nouvelle lettre , dans laquelle il développait :

Un parti qui se respecte ne peut pas tolérer dans son sein les briseurs de grève ni leur activité. Cela est évident. Et plus on réfléchit aux interventions de Zinoviev et de Kaménev dans la presse étrangère au parti, plus il apparaît incontestable que leur conduite est, dans toute l'acception du terme, une action de briseurs de grève.53
Après des mois de discussion, la direction du syndicat a décidé que la grève est inévitable, qu'elle est mûre ; elle en cache la date aux patrons. Après cela, deux membres de la direction vont trouver les militants de la base pour contester cette décision et se font battre. Alors, ces deux individus s'adressent à la presse au vu et au su des capitalistes et trahissent par un mensonge calomnieux la décision de la direction, sabotant ainsi la grève pour une bonne moitié ou la faisant différer jusqu'à un moment moins favorable, et avertissant l'ennemi.
Voilà, dans toute l'acception du terme, une action de briseurs de grève...
Il ne peut, il ne doit y avoir qu'une réponse : une décision immédiate du Comité central :
« Ayant reconnu que l'intervention de Zinoviev et de Kaménev dans la presse étrangère au parti est dans toute l'acception du terme une action de briseurs de grève, le Comité central les exclut tous les deux du parti. »
Il m'est pénible d'écrire ces paroles sur d'anciens camarades qui m'étaient proches, mais je considérerais l'hésitation comme un crime en l'occurrence, car un parti de révolutionnaires qui ne châtierait pas des briseurs de grève notoires serait perdu.54

Pour ajouter à la confusion, la rédaction du journal bolchevik officiel publia une déclaration critiquant « le ton sévère de l'article du camarade Lénine [qui] ne change rien au fait que, fondamentalement, nous restons unanimes ». Les rédacteurs en chef de l'époque étaient Staline et Sokolnikov. On peut lire dans les minutes du Comité central : « le camarade Sokolnikov signale qu'il n'a eu aucune part dans les déclaration éditoriales concernant la lettre de Kaménev, etc., et considère cette déclaration comme une erreur. »55

Il est donc clair que Staline seul était responsable de l'attitude ambigüe à l'égard du comportement de briseurs de grève de Zinoviev et Kaménev. Et cela, quatre jours avant l'insurrection !

Lorsque Kaménev offrit sa démission du Comité central le 20 octobre56 , Staline s'exprima contre son acceptation, au motif que « toute notre situation est contradictoire » ; en d'autres termes, il prenait sur lui de défendre la confusion et l'irrésolution. La démission de Kaménev fut acceptée par cinq voix contre trois. Par six voix, contre l'opposition de Staline, une décision fut prise interdisant à Kaménev et Zinoviev de mener une lutte contre la politique du Comité central. On lit dans les minutes : « Le camarade Staline annonce qu'il quitte la rédaction. » Pour ne pas compliquer une situation déjà difficile, le Comité central refusa d'accepter la démission de Staline. Il n'accepta pas non plus l'exigence de Lénine que Zinoviev et Kaménev soient exclus du parti.

Lénine dut continuer à éperonner la direction du parti jusqu'à la veille de l'insurrection ; il persistait à se pas se fier au courage politique du Comité central. Le 24 octobre – jour où commença l'insurrection – il écrivait :

J'écris ces lignes dans la soirée du 24, la situation est critique au dernier point. Il est clair comme le jour que maintenant retarder l'insurrection, c'est la mort...
L'histoire ne pardonnera pas l'ajournement aux révolutionnaires qui peuvent vaincre aujourd'hui (et qui vaincront aujourd'hui à coup sûr) ; ils risqueraient de perdre beaucoup demain, ils risqueraient de tout perdre...
La prise du pouvoir est la tâche de l'insurrection ; son but politique apparaîtra clairement après...
Le gouvernement hésite. Il faut l'achever à tout prix!
Attendre pour agir, c'est la mort.57

L'erreur sur l'aspect technique du soulèvement

En même temps que la décision stratégique de Lénine – la nécessité d'une insurrection armée pour prendre le pouvoir – fut confirmée comme absolument correcte, ses suggestions techniques, les détails des plans qu'il dressa, étaient défectueux.

Par exemple, la suggestion selon laquelle la révolution devait être commencée à Moscou. De la façon dont les choses tournèrent, même après le succès du soulèvement à Pétrograd, les bolcheviks de Moscou se trouvèrent confrontés à des difficultés extrêmes. L'insurrection de Moscou dura beaucoup plus longtemps et comporta de bien plus grands sacrifices. C'est un fait qu'après la victoire des bolcheviks à Pétrograd le 25 octobre, cela prit encore huit longues journées aux bolcheviks pour prendre le pouvoir à Moscou, à l'issue d'un combat sanglant...

Pour plusieurs raisons, avant octobre Moscou fut plus difficile à conquérir pour les bolcheviks que Pétrograd. Elle était plus isolée du front, elle n'avait pas les soldats et les marins rebelles de Pétrograd, elle souffrit beaucoup moins des difficultés de ravitaillement. Le prolétariat de Moscou était dispersé dans des usines plus petites, si on les compare aux géants industriels de Pétrograd.58 Le prolétariat de Moscou était bien moins conscient que celui de Pétrograd : près de 40 % des ouvriers moscovites avaient des lopins de terre à la campagne, et 22,8 % d'entre eux possédaient des fermes. (Les chiffres correspondants pour Pétrograd étaient 16,5 % et 7,8 %.)59 Pendant les années au cours desquelles le bolchevisme devint un parti ouvrier de masse, 1912-1914, Moscou était à la traîne derrière Pétersbourg. Pendant la guerre, comme nous l'avons noté plus haut60 , moins de 9 % des ouvriers engagés dans des grèves politiques étaient à Moscou, alors que 74 % étaient à Pétrograd.

Jusqu'en octobre 1917, les socialistes-révolutionnaires avaient une audience de masse parmi les ouvriers de Moscou, alors que leur influence sur les travailleurs de Pétrograd était pratiquement nulle. En plus, aussi bien le prolétariat que les troupes de Pétrograd avaient connu le baptême de la Révolution de Février, tandis qu'à Moscou ils n'avaient pas eu à combattre pour cette victoire. L'esprit révolutionnaire de la garnison de Pétrograd était attisé par la menace du transfert des régiments au front. La garnison de Moscou n'était pas soumise à cette pression.

Et finalement, la direction bolchevique de Pétrograd était supérieure à celle de Moscou. Les dirigeants les plus brillants du bolchevisme, Lénine, Trotsky, Lounatcharsky, étaient à Pétrograd. La direction de Moscou était divisée (comme celle de Pétrograd). Boukharine suivit la même ligne que Lénine et Trotsky, alors que Noguine et Rykov étaient irrésolus. Ce ne fut que le 25 octobre qu'un Comité militaire révolutionnaire fut établi à Moscou. Ainsi, le conseil technique de Lénine sur la conduite de l'insurrection n'était pas du tout pertinent.

Rejetant le plan pour un soulèvement d'abord à Moscou, Lénine proposa ensuite, comme nous l'avons vu, qu'il commence à Helsingfors et se développe en offensive à partir du Nord contre Pétrograd. Mais cela aussi était impraticable.

La méthode de Lénine était au fond bonne. L'approche de l'insurrection comme un art doit être constante et concrète. Mais ayant été caché et hors de contact avec les composantes pratiques de la situation, il ne pouvait la juger correctement. Il est également possible que l'accent qu'il mettait sur la décision stratégique – sa torsion du bâton accoutumée – lui rendait malaisée la compréhension des détails. Concentré sur le chaînon clé, sur le choix stratégique, et absent de la scène de la lutte, Lénine était presque condamné à faire de sérieuses erreurs de calcul tactiques.

Une erreur encore plus importante que la suggestion de faire partir le soulèvement de Moscou, ou d'arrêter le gouvernement pendant la conférence d'Etat, était son opinion selon laquelle le soulèvement devait être préparé et accompli au moyen des canaux du parti et au nom du parti, et ne devait être sanctionné par le Congrès des soviets qu'après que la victoire eût été remportée.

La légalité soviétique

Le principal adversaire de Lénine sur cette question était Trotsky, qui était tout aussi convaincu que lui de la nécessité de l'insurrection. L'histoire a montré que sur cette question Trotsky avait absolument raison.

Les rapports du Comité bolchevik de Pétrograd, de même que le Comité central, répétaient le refrain : les soldats et les ouvriers descendront s'ils sont appelés par les soviets, mais il est moins certain qu'ils le fassent à l'appel du parti. Le fait même que les dirigeants locaux du parti, ses organisateurs et ses agitateurs, en estimant l'état d'esprit des masses, faisaient toujours la distinction entre le soviet et le parti montre que la question de savoir quelle institution appellerait à l'insurrection était d'une grande importance. Trotsky a écrit :

Le parti mettait en mouvement le Soviet. Le Soviet mettait en mouvement les ouvriers ; les soldats, partiellement, les paysans. Ce que l'on gagnait dans la masse, on le perdait pour la vitesse. Si l'on se représente cet appareil de transmission comme un système de roues dentées – comparaison à laquelle, en une autre occasion et en une autre période, avait recouru Lénine – l'on peut dire qu'une tentative impatiente pour ajuster la roue du parti directement à la roue géante des masses, comportait le danger de briser les dents de la roue du parti et pourtant de ne pas mettre en mouvement des masses suffisantes.61

Tout le travail nécessaire pour la conquête du pouvoir – politique aussi bien que militaire et technique – avançait à vive allure sous les auspices des soviets. Trotsky fit une usage brillant de la situation de double pouvoir née de la Révolution de Février pour mettre en œuvre les préparations d'Octobre.

Immédiatement après sa formation, le Gouvernement provisoire avait fait la promesse de ne pas désarmer et de ne pas éloigner de Pétrograd les unités de l'armée qui avaient pris part à la Révolution de Février. Les grands soulèvements d'avril, juin et juillet, le putsch de Kornilov et sa liquidation avaient posé de façon répétée la même question de la subordination de la garnison de la capitale au Soviet de Pétrograd. Au début d'octobre, le gouvernement voyait la menace allemande comme une excellente excuse pour se débarrasser des éléments incontrôlables de la garnison.62 Le 5 octobre, Kérensky instruisit Polkovnikov, commandant du District militaire de Pétrograd, de préparer les troupes pour leur transfert au front.

Le 6 octobre, une rumeur de conspiration contre-révolutionnaire fut évoquée à la Section des soldats du Soviet de Pétrograd, selon laquelle le gouvernement préparait sa fuite de Pétrograd et avait l'intention d'abandonner le cœur de la révolution aux Allemands approchant. Trotsky prit une décision cruciale en profitant de la rumeur. Dans la déclaration bolchevique au Préparlement, il fit un tableau sinistre du danger mortel qui menaçait à présent la capitale : Kérensky allait transférer le gouvernement à Moscou, il allait évacuer les troupes de Pétrograd, la ville serait abandonnée à la soldatesque allemande pour écraser la révolution.63

La dénégation de Kérensky quant à son intention d'évacuer Pétrograd ne convainquit pas les masses. Comme le raconte John Reed  :

Dans les rapports d'un gouvernement faible et d'un peuple rebelle il vient un moment où chacun des actes des autorités exaspère les masses, et où tout refus d'agir suscite leur mépris...
La proposition d'abandonner Pétrograd souleva une tempête ; le déni public de Kérensky, selon lequel le gouvernement n'avait nulle intention semblable, fut accueilli par des rires moqueurs.64

Le 9 octobre, le Soviet de Pétrograd décida de créer un Comité militaire révolutionnaire destiné à guider les troupes dans leur résistance au complot contre-révolutionnaire du Gouvernement provisoire. Le 13 octobre, le comité fut constitué, avec Trotsky pour président. Il mit en place la direction immédiate de la garnison ainsi que celle de la Garde rouge. La tâche du comité était d'évaluer la taille de la garnison nécessaire à la défense de la capitale ; de garder le contact avec les troupes du front Nord, la flotte de la Baltique, la garnison finlandaise, etc. ; d'estimer la main d'œuvre et les stocks de munitions disponibles ; d'établir un plan de défense ; et de maintenir la discipline dans la population civile.

Le 21 octobre, le Soviet de Pétrograd provoqua une épreuve de force avec Polkovnikov.

Le 21 octobre [lisait-on dans les Izvestia], le Soviet de Pétrograd a reconnu le Comité militaire révolutionnaire comme l'organe dirigeant des troupes de la capitale.
Dans la nuit du 22 octobre, les membres du Comité militaire révolutionnaire se sont présentés au quartier général du district et ont exigé de pouvoir contrôler les ordres du quartier général avec voix exécutive.
Le colonel Polkovnikov, commandant des troupes, a opposé à cette demande un refus catégorique.
Le Soviet de Pétrograd a alors appelé à une réunion des représentants des régiments à l'Institut Smolny. De cette réunion, ont été envoyés à toutes les unités des télégrammes téléphonés [déclarant] que le quartier général avait refusé de reconnaître le Comité militaire révolutionnaire et, ce faisant, avait rompu [tous rapports] avec la garnison révolutionnaire et avec le Soviet de Pétrograd des députés ouvriers et soldats, et qu'il était devenu un instrument direct des forces contre-révolutionnaires.
« Soldats de Pétrograd – disait le télégramme – la protection de l'ordre révolutionnaire des agressions contre-révolutionnaires vous incombe, sous la direction du Comité militaire révolutionnaire. Tout ordre de la garnison qui ne serait pas signé par le Comité militaire révolutionnaire est nul. Tous les ordres du Soviet de Pétrograd pour aujourd'hui, le jour du Soviet de Pétrograd des députés ouvriers et soldats, resteront pleinement valides. C'est le devoir de tous les officiers de la garnison d'exercer vigilance, contrôle de soi et discipline. Vive la garnison révolutionnaire! »
Le commandant du district militaire a appelé à une réunion séparée, avec la participation de représentants du Comité central et du commissaire attaché au quartier général du district militaire.
Des représentants de la garnison de Pétrograd ont été appelés de l'Institut Smolny pour assister à cette même réunion. Une délégation, dirigée par le sous-lieutenant Dachkévitch, s'est présentée au quartier général du district. Dachkévitch a annoncé qu'il était mandaté par la garnison pour informer le quartier général du district qu'à partir de ce moment tous les ordres donnés par lui devaient être contresignés par le Comité militaire révolutionnaire du Soviet de Pétrograd. A cela, le sous-lieutenant Dachkévitch a ajouté qu'il n'était pas autorisé à faire d'autre déclaration, et la délégation s'est retirée.65

La plupart des régiments se placèrent sous le commandement du Comité militaire révolutionnaire ; les Cosaques restaient neutres.

Maintenant, tout ce qu'il fallait c'était pousser le gouvernement à un acte de provocation ouverte contre la révolution, pour qu'un voile défensif puisse recouvrir les activités du Comité militaire révolutionnaire.

Le gouvernement tomba facilement dans le piège : le 24 octobre, le colonel Polkovnikov envoya un escadron de soldats fermer l'imprimerie du Parti bolchevik. Le Comité militaire révolutionnaire réagit très vivement, dans une déclaration ainsi formulée :

Soldats! Travailleurs! Citoyens!
Pendant la nuit, les ennemis du peuple sont passés à l'offensive. Les korniloviens du quartier général essaient de faire venir des élèves-officiers et des bataillons de choc de la périphérie de la ville. Les cadets d'Oranienbaum et les troupes de choc de Tsarskoïé Sélo ont refusé de marcher. Une agression traîtresse est perpétrée contre le Soviet de Pétrograd des députés ouvriers et soldats. Les journaux Rabotchi Put et Soldat ont été saisis et leur imprimerie fermée. La campagne des comploteurs contre-révolutionnaires est dirigée contre le Congrès Panrusse des Soviets à la veille de son ouverture, contre l'Assemblée constituante, contre le peuple. Le Soviet de Pétrograd des députés ouvriers et soldats s'est dressé pour défendre la révolution. Le Comité militaire révolutionnaire dirige la résistance aux attaques des conjurés. Toute la garnison et tout le prolétariat de Pétrograd sont prêts à porter un coup dévastateur aux ennemis du peuple.
Le Comité militaire révolutionnaire décrète :
1. Tous les comités de régiment, de compagnie et d'équipage, de même que les commissaires du Soviet et toutes les organisation révolutionnaires doivent se réunir en session permanente et concentrer entre leurs mains toutes les informations sur les plans et les actes des comploteurs.
2. Pas un seul soldat ne doit être séparé de son unité sans la permission du comité.
3. Deux représentants de chaque unité et cinq de chaque soviet de district seront envoyés immédiatement à l'Institut Smolny.
    4. Rapportez immédiatement toute action des comploteurs à l'Institut Smolny.
    5. Tous les membres du Soviet de Pétrograd et tous les délégués du Congrès Panrusse des Soviets sont convoqués immédiatement à l'Institut Smolny pour une session spéciale.
    La contre-révolution a relevé sa tête criminelle.
    Tous les gains et espérances des soldats, ouvriers et paysans sont menacés d'un grand danger. Mais les forces de la révolution sont infiniment plus fortes que celles de ses ennemis.
    La cause du peuple est entre des mains fermes. Les conjurés seront brisés. Ni hésitation ni doute. Fermeté, ténacité, persévérance, décision. Vive la révolution!66

    Rouvrir l'imprimerie bolchevique fermée par ordre du colonel Polkovnikov fut d'une aisance déconcertante. Trotsky raconte :

    Un ouvrier et une ouvrière de l'imprimerie bolchevique accourent tout essoufflés à Smolny et trouvent là Podvoïsky et Trotsky : si le comité leur donne un effectif de garde contre les junkers, les ouvriers feront paraître le journal. La manière de répondre, pour commencer, à l'offensive gouvernementale est trouvée. On rédige un ordre au régiment lituanien : expédier immédiatement une compagnie pour la protection de l'imprimerie ouvrière. Les émissaires de l'imprimerie insistent pour que l'on mette également en action le 6ème bataillon de sapeurs : ce sont de tout proches voisins et des amis fidèles. Le téléphonogramme est immédiatement transmis aux deux adresses. Les Lituaniens et les sapeurs se mettent en mouvement sans retard. Les scellés apposés sur le local sont arrachés, les matrices sont refondues, le travail bat son plein. Avec un retard de quelques heures, le journal interdit par le gouvernement paraît sous la protection des troupes du Comité, lequel fait lui-même l'objet d'un mandat d'arrestation. C'est déjà l'insurrection. C'est ainsi qu'elle se développe.67

    Dans l'ensemble, la « légalité » découlant de l'implication du soviet joua un rôle très important dans la réussite du soulèvement. Comme Trotsky le disait des années plus tard :

    Depuis que nous, Soviet de Pétrograd, nous avions annulé l'ordre de Kerensky concernant l'envoi des deux tiers de la garnison au front, nous étions effectivement en état d'insurrection armée. ... l'issue de l'insurrection du 25 octobre était déjà prédéterminée aux trois quarts au moins au moment où nous nous opposâmes à l'éloignement de la garnison de Pétrograd, créâmes le Comité militaire révolutionnaire (16 octobre), nommâmes nos commissaires à toutes les unités et institutions militaires et, par là même, isolâmes complètement, non seulement l'état-major de la circonscription militaire de Pétrograd, mais aussi le gouvernement. En somme, nous avions là une insurrection armée (quoique sans effusion de sang) des régiments de Pétrograd contre le Gouvernement provisoire, sous la direction du Comité militaire révolutionnaire et sous le mot d'ordre de la préparation à la défense du 2° Congrès des soviets qui devait résoudre la question du pouvoir.68

    En conséquence de la manière dont le Comité militaire révolutionnaire planifia l'insurrection, il fut relativement facile de synchroniser la prise du pouvoir avec l'ouverture du Second Congrès des soviets le 26 octobre. Le fait que le jour de l'insurrection, le 25 octobre, la résistance du gouvernement se réduisit à la défense du Palais d'hiver démontre à quel point la direction par Trotsky de la préparation et de la mise en œuvre de l'insurrection finale avait été efficace. Soukhanov a décrit ainsi l'insurrection :

Aucune résistance ne se manifesta. A partir de deux heures du matin, les gares, les ponts, les installations d'éclairage, les télégraphes et l'agence télégraphique furent progressivement occupés par de petites forces amenées des casernes. Les petits groupes de cadets ne pouvaient pas résister et n'y pensaient même pas. En général, les opérations militaires dans les centres politiquement importants de la ville ressemblaient plutôt à une relève de la garde. La défense plus faible constituée par les cadets, se retirait ; et une force de défense renforcée, de gardes, prenait sa place. (...)
Les opérations décisives qui avaient commencé étaient totalement dénuées d'effusion de sang – aucune perte ne fut signalée... La ville était absolument calme. Tant le centre que les faubourgs étaient plongés dans un profond sommeil, ne soupçonnant pas ce qui se passait dans la tranquillité de la froide nuit d'automne. (...)
Les opérations, se développant progressivement, furent menées avec une telle aisance qu'il n'y eut pas besoin de forces importantes. Des 200.000 hommes de la garnison, à peine un dixième fut mis en action. Vraisemblablement beaucoup moins. Etant donnée la présence des ouvriers et des matelots, seuls des chasseurs sortirent des casernes.69

    Soukhanov pouvait avec pertinence parler du « coup d'octobre joué comme d'après une partition. »70

« Par rapport aux schémas révolutionnaires classiques — écrivit un historien —, Octobre présente, en effet, un caractère insolite. Il n'y eut pas alors à Pétrograd de cortèges de rues, de grandioses manifestations, de charges de police ; pas même de véritables effervescence populaire et à peine quelques victimes. »71

Victor Serge , dans son émouvante narration de la révolution, écrit :

Cette révolution s'accomplissait de la bonne manière prolétarienne : avec organisation. C'est pourquoi elle vainquit – à Pétrograd – si facilement et si complètement...
L'élément rationnel, concerté, la parfaite organisation de l'insurrection conçue comme une opération militaire à conduire selon les règles de l'art de la guerre, nous y apparaît avec relief : et le contraste avec les mouvements spontanés ou mal organisés si nombreux dans l'histoire du prolétariat en est saisissant.72

Nous avons déjà mentionné que Trotsky était d'accord avec Lénine sur l'urgence de l'insurrection. Mais il divergeait sur la méthode, en particulier sur l'idée que le parti devait mettre en œuvre l'insurrection en son propre nom, et sur sa propre responsabilité. L'histoire a prononcé un verdict sans équivoque sur ce désaccord.

Le schéma de Trotsky comportait un certain retard dans la mise en œuvre du plan d'action. Lénine avait peur d'un retard semblable. Son attention était concentrée sur les opposants déclarés de l'insurrection dans la direction du parti – Zinoviev , Kaménev , Noguine et Rykov . Il craignait que tout retard eut pour conséquence des concessions aux irrésolus, une perte de temps en hésitations.

Trotsky fut l'organisateur suprême de l'insurrection d'octobre. Pour ne citer que quelques témoins, Staline , dans un article intitulé Le rôle des dirigeants les plus éminents du parti, écrit le 6 novembre 1918, disait ceci :

Tout le travail pratique de l'organisation de l'insurrection était mené sous la direction effective du président du Soviet de Petrograd, le camarade Trotsky. Nous pouvons dire avec certitude que le passage rapide de la garnison aux côtés du Soviet et l'exécution audacieuse du travail du Comité Militaire Révolutionnaire, le Parti les doit principalement et avant tout au camarade Trotsky.

Une note dans les Œuvres de Lénine indique :

Après que la majorité au Soviet de Pétrograd fut passée aux mains des bolcheviks [Trotsky] en fut élu président et c'est dans cette position qu'il organisa et dirigea l'insurrection du 25 octobre.73

On peut y ajouter la contribution de Soukhanov :

Trotsky lui-même, s'arrachant du travail à l'état-major révolutionnaire, courut de l'usine Oboukhovsky à la fabrique Troubotchny, de Poutilov aux chantiers de la Baltique, de l'école de cavalerie aux casernes ; il semblait parler partout à la fois. (...) Son influence, tant sur les masses que sur l'état-major, était écrasante. Il fut la personnalité centrale de ces journées et le héros principal de cette page remarquable de l'histoire.74

Lénine, le parti et la révolution

La conscience et la planification jouent nécessairement un rôle central dans la révolution prolétarienne. Le parti révolutionnaire est donc un instrument fondamental, indispensable de la révolution. Malgré tout, l'histoire nous pose sans ambages la question suivante : Comment se fait-il que le Parti bolchevik et sa direction, lors des deux tournants clé de l'année 1917 – au lendemain de la Révolution de Février et à la veille d'Octobre – aient été tellement à la traîne derrière les nécessités de la lutte qu'ils ont menacé de tout ruiner ?

Le Parti bolchevik avait de grands avantages. Il avait été formé par sa lutte opiniâtre contre le tsarisme. Ses cadres, sélectionnés, entraînés et trempés, étaient extrêmement solides et prêts au sacrifice personnel. Sa politique d'indépendance vis-à-vis des libéraux et de leurs comparses (des mencheviks aux socialistes-révolutionnaires) était basée sur des principes ; il avait assimilé l'expérience de 1905, y compris la participation active à l'organisation d'une insurrection armée ; sa politique était fondée sur des bases théoriques très fermes et larges, et sur une étude sérieuse de l'expérience internationale du mouvement ouvrier de 1848 à 1871 et après ; sa direction avait été sélectionnée et testée au cours des années d'une lutte âpre et héroïque.

Et pourtant, aussi bien en avril qu'en septembre-octobre, la direction du parti fut la proie d'une irrésolution extrême. Comme cela peut-il être expliqué ?

D'abord, tout parti, y compris le plus révolutionnaire, produit inévitablement son propre conservatisme organisationnel – sans routine il n'y a pas de stabilité. Bien sûr, dans un parti révolutionnaire, la discipline doit être combinée avec l'initiative et l'audace. Comme Lénine l'a si souvent répété : à chaque tournant le parti est confronté au danger de s'en tenir aux méthodes, aux mots d'ordre et aux actions d'hier, qui deviennent un obstacle à l'adoption des nouvelles désormais nécessaires. La routine et l'initiative sont concentrés dans la direction du parti.

En plus, même le plus révolutionnaires des partis est sujet à la pression des forces sociales adverses. Le principal soutien du statu quo social est la conviction de la classe dirigeante, de la petite bourgeoisie, qui transmet son influence, et des travailleurs que les classes opprimées sont par nature inférieures, impuissantes et ignorantes. Isoler le parti révolutionnaire de l'opinion publique bourgeoise, couper tous les liens avec la bourgeoisie et le milieu petit-bourgeois, protéger le parti de ces influences étrangères a été un but pour lequel Lénine a lutté toute sa vie. (C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il insistait sur le fait qu'aucun membre du parti ne pouvait travailler comme journaliste dans un organe de presse bourgeois)75 Mais aucun parti ne peut être complètement immunisé contre la pression de l'environnement petit-bourgeois.

Le tournant le plus brusque, celui dans lequel la pression de la négation bourgeoise du potentiel des opprimés s'exerce également avec le plus de force, est le moment où le parti révolutionnaire doit passer du travail de préparation, de propagande, d'agitation et d'organisation à la lutte immédiate pour le pouvoir d'Etat, à l'insurrection armée.

Un parti révolutionnaire se développe sur toute une période historique durant laquelle l'expérience convainc ses membres que dans l'ensemble la corrélation des forces de classe est telle qu'elle donne à la classe capitaliste le pouvoir sur la classe ouvrière. Alors que les travailleurs peuvent être plus forts sur des parties isolées du champ de bataille, en totalité ils sont plus faibles que leurs adversaires. Si ce n'était pas le cas, le règne du capitalisme aurait pris fin depuis longtemps. Tout parti révolutionnaire qui ne contrôlerait pas son impatience pendant des années à la lumière de ce fait se condamnerait à l'aventurisme et à sa propre destruction. Mais le moment vient – et c'est la signification de la révolution – où l'habitude de considérer l'ennemi comme étant le plus fort devient le principal obstacle sur la voie de la victoire. « A ce moment-là, la chose la plus nuisible de toutes serait de sous-estimer la force de l'adversaire et de surestimer la nôtre », écrivaient Zinoviev et Kaménev le 11 octobre.

Un autre obstacle peut empêcher d'orienter le parti clairement vers l'insurrection : l'état d'esprit du prolétariat à la veille du soulèvement armé. Les masses peuvent être dans l'expectative, apathiques, peu disposées à une action spontanée. En Russie, les expériences d'avril, juin, juillet et l'épisode Kornilov ont amené les masses à conclure que des actions isolées et non coordonnées étaient inutiles. Entre l'humeur exubérante des premiers jours et la confiance issue de la lutte bien menée, sans répit, des masses dirigées par un leadership clairement révolutionnaire, il y eut une pause, une accalmie.

Lénine joua un rôle crucial, tant en avril qu'en septembre-octobre, dans le réarmement des bolcheviks, tâche pour laquelle il était le plus qualifié.

Son génie était d'abord enraciné dans sa confiance absolue dans le magnifique potentiel du prolétariat. Il s'identifiait passionnément avec les haines et les espoirs des opprimés.

Ensuite, le marxisme de Lénine n'était ni fataliste, ni mécaniste, ni volontariste. Sa base était le matérialisme dialectique et le principe selon lequel les masses n'aperçoivent leurs propres capacités que dans l'action. Alors qu'une estimation sobre des forces de classe en présence est nécessaire, le parti révolutionnaire lui-même est l'un des facteurs clé dans une situation incertaine, spécialement dans une époque de révolution. L'audace du parti donne confiance aux travailleurs, alors que l'irrésolution peut les amener à la passivité et à la dépression.

Troisièmement, Lénine avait une excellente intuition. Dans les périodes de grands changements, le nombre des facteurs inconnus, non seulement dans le camp adverse, mais dans le nôtre, est si important qu'une analyse sobre ne peut suffire à elle seule. Une capacité sans égale à détecter l'humeur des masses était le don le plus important de Lénine.

Enfin, les années héroïques, et surtout l'expérience de 1905, avaient formé et trempé Lénine pour la bataille de 1917. En 1905, il élabora et développa les règles d'action du parti et de la classe dans une insurrection armée. Il clarifia le rapport entre un mouvement de masse et une insurrection armée planifiée, l'équilibre nécessaire entre la direction politique et le plan technique.76

Et là, en 1917, il était prêt pour le défi. De la même manière que Marx et Engels, dans les années de morne « normalité », ne cessaient de se référer à 1848 comme le point à partir duquel déterminer la forme future du mouvement ouvrier révolutionnaire, Lénine, dans les années postérieures à 1905, se retournait constamment sur cette date. La lutte révolutionnaire de masse de cette période était le point de départ de sa formulation et de sa re-formulation de la stratégie et de la tactique du bolchevisme. Comme je l'ai écrit ailleurs,

La révolution a mis en évidence de façon aigüe le rapport du parti d’avant-garde à la classe, mais aussi celui du dirigeant vis-à-vis du parti. En 1905, le rôle dirigeant de Lénine sur sa propre fraction était dans l’ensemble incontestable. Mais cela exigeait de sa part un effort continu de pensée et d’organisation – il devait, en quelque sorte, réaffirmer son rôle et reconquérir son parti chaque jour. A partir des faits de 1905... on pourrait écrire des chapitres instructifs sur le comportement de la direction léniniste en l’absence de Lénine. Si l’année 1905 a trempé les bolcheviks, elle a encore plus trempé Lénine. Ses idées, son programme et sa tactique subirent pendant ces journées le test le plus sévère.77

En 1917, Lénine est parvenu à réarmer le parti et à l'élever au niveau des tâches de l'heure, parce qu'il disposait d'un immense capital sur lequel s'appuyer. Il avait un solide soutien dans les rangs du parti, préparé par toute l'histoire du bolchevisme. Lénine était le fondateur du parti et son dirigeant pendant les longues et dures années de lutte. Le creuset d'Octobre devait fournir le test suprême de sa stratégie et du calibre de sa direction du parti et de la classe.

Le caractère de Lénine – sa confiance dans le pouvoir de la classe ouvrière, sa pensée directe et sa parole simple – est résumé par les premiers mots qu'il adressa au Congrès des soviets le lendemain du soulèvement victorieux : « Nous allons maintenant passer à la construction de l'ordre socialiste. »78

Notes

1 Voir infra le rapport de Nevsky au nom de l'Organisation Militaire à la réunion du Comité de Pétersbourg du 15 octobre, Kudelli, pp.310-12 ; ou le rapport de Krylenko au Comité central du 16 octobre, Протоколы Центрального комитета РСДРП(б). Август 1917 - февраль 1918, p.98.

2 V.I. Nevsky, « В Октябре: беглые заметки памяти », Каторга и ссылка, nos.11-12 (96-97), 1932, p.36.

3 Lénine, « Les bolchéviks doivent prendre en mains le pouvoir  », Œuvres, vol.26, p.10.

4 Ibid., pp.11-12.

5 Lénine, « Le marxisme et l'insurrection  », Œuvres, vol.26, p.15.

6 Ibid., pp.13-14.

7 Ibid., p.18-19.

8 Il nous faut croire Staline sur parole lorsqu'il dit qu'après la révolution Lénine lui-même admettait que le plan de prise du pouvoir sus-mentionné n'était pas approprié. (I.V. Staline, « Речь на собрании в Московском комитете РКП(б) по поводу 50-летия со дня рождения В.И. Ленина  », Cочинения, vol.4, Moscou 1947, pp.317-18).

9 N. Bukharin, « Из речи тов. Бухарина на вечере воспоминаний в 1921 г. », Пролетарская революция, n°.10, 1922.

10 Протоколы Центрального комитета РСДРП(б). Август 1917 - февраль 1918, p. 58.

11 Протоколы Центрального комитета РСДРП(б). Август 1917 - февраль 1918, p. 58.

12 Lénine, « Les champions de la fraude et les erreurs des bolchéviks  », Œuvres, vol.26, pp.41-43.

13 Протоколы Центрального комитета РСДРП(б). Август 1917 - февраль 1918, p. 67.

14 Lénine, Œuvres, vol.26, p.48.

16 Lénine, Œuvres, vol.26, p.48.

17 Lénine, Œuvres, vol.26, p.50.

18 Lénine, Œuvres, vol.26, p.51.

19 Lénine, Œuvres, vol.26, p.51.

20 Протоколы Центрального комитета РСДРП(б). Август 1917 - февраль 1918, p. 78.

21 Browder et Kerensky, vol.3, p.1729.

22 Soukhanov, op. cit .

23 Lénine, Œuvres, vol.26, p.63.

24 Lénine, Œuvres, vol.26, pp.64-65.

25 Lénine, Œuvres, vol.26, p.64-66.

26 Lénine, Œuvres, vol.26, pp.76-77.

27 Lénine, Œuvres, vol.26, pp.77-78.

28 Lénine, Œuvres, vol.26, pp.78-79.

29 Lénine, Œuvres, vol.26, p.139.

30 Lénine, Œuvres, vol.26, pp.141-142.

31 Lénine, Œuvres, vol.26, p.145.

32 Lénine, Œuvres, vol.26, p.183. Les mots que cite Lénine proviennent de Révolution et contre-révolution en Allemagne , qui fut publié par articles dans le New York Daily Tribune en 1851 et 1852. L'ouvrage, qui portait la signature de Marx, avait été en fait écrit par Engels.

33 Lénine, Œuvres, vol.26, pp.183-184.

35 Soukhanov, op. cit .

36 Протоколы Центрального комитета РСДРП(б). Август 1917 - февраль 1918, p. 86.

37 Ibid., pp. 86-87.

38 Ibid., p. 88.

39 Ibid., pp. 90-95.

40 Lénine, Œuvres, vol.26, p.199.

41 Lénine, Œuvres, vol.26, pp.201,203.

42 Lénine, Œuvres, vol.26, pp.205-206.

43 Lénine, Œuvres, vol.26, p.206-207.

44 Lénine, Œuvres, vol.26, pp.212,213.

45 Lénine, Œuvres, vol.26, p.216.

46 Lénine, Œuvres, vol.26, p.214.

47 Lénine, Œuvres, vol.26, pp.216-217.

48 Lénine, Œuvres, vol.26, p.210-211.

49 Kudelli, pp.310-16 ; J. Bunyan and H.H. Fisher, The Bolshevik Revolution, 1917-1918 : Documents and Materials, Stanford 1924, pp.69-74.

50 N.I. Podvoisky, Красная гвардия в октябрьские дни , Moscou-Leningrad 1927, pp.16-17.

51 Протоколы Центрального комитета РСДРП(б). Август 1917 - февраль 1918, pp.95-109.

52 Ibid., pp. 121-122.

53 Lénine, Œuvres, vol.26, p.226.

54 Lénine, Œuvres, vol.26, pp.230-231.

55 Протоколы Центрального комитета РСДРП(б). Август 1917 - февраль 1918, p. 112.

56 Ibid.

57 Lénine, « Lettre aux membres du Comité central  », Œuvres, vol.26, pp.240-241.

58 G.S. Ignatev, Октябрь 1917 года в Москве, Moscou 1964, p.4.

59 P.V. Volobouïev, Пролетариат и буржуазия России в 1917 году, Moscou 1964, pp.25-26.

60 Ibid., p. 28.

62 Woytinsky, pp.366-68.

63 Browder et Kerensky, vol.3, pp.1728-30.

65 Browder et Kerensky, vol.3, p.1770.

66 Robert Vincent Daniels, The Russian Revolution, Prentice-Hall, 1972, pp.121-22.

68 Trotsky, Leçons d'Octobre (1924).

69 Soukhanov, op. cit.

70 Soukhanov, op. cit.

71 M. Liebman, La Révolution russe; origines, étapes et signification de la victoire bolchevique, Gérard, 1967, p. 334. Les seules victimes, dans tout Pétrograd, tombèrent pendant la prise du Palais d'hiver ; tous les cinq faisaient partie des insurgés.

72 V. Serge, L'an un de la révolution russe, éditions de Delphes, Paris 1965, pp.81-82.

73 Lénine, Сочинения, 1ère édition, vol.14, p.482.

74 Soukhanov, op. cit.

75 Tony Cliff, Construire le parti .

76 Tony Cliff, Construire le parti .

77 Tony Cliff, Construire le parti .

78 Reed, Ten days that shook the world , pp.104-05.

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