1949

Paru dans Socialisme ou Barbarie n° 2 (mai 1949).

Téléchargement fichier zip (compressé) : cliquer sur le format de contenu désiré


Les rapports de production en Russie

C. Castoriadis


I. Production, répartition et propriété

B) Production et propriété

Dans la littérature " marxiste ", concernant la Russie, on rencontre une double confusion : sur le plan général, les formes de la propriété sont identifiées aux rapports de pro­duction ; sur le plan particulier, la propriété étatique ou " nationalisée " est considérée comme conférant automatique­ment un caractère " socialiste " à la production. Il est nécessaire d'analyser brièvement ces deux aspects de la question.

a

Déjà chez Marx la distinction évidente entre les " formes de la propriété " et les rapports de production est clairement établie. Voilà comment celui-ci s'exprimait à ce sujet dans sa préface célèbre à la Critique de l'économie politique : " Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volont... L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique... A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rap­ports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors... Il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel - qu'on peut constater d'une manière scientifiquement rigoureuse - des conditions d;, production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques... [15] "

La leçon de ce texte est claire. Les rapports de production sont des rapports sociaux concrets, des rapports d'homme à homme et de classe à classe, tels qu'ils se réalisent dans la production et la reproduction constante, quotidienne de la vie matérielle. Tel est le rapport entre maître et esclave, entre seigneur et serf. Tel est aussi le rapport entre patron et ouvrier, tel qu'il se façonne au cours de la production capitaliste, dont la forme empirique immédiate est l'échange de la force de travail de l'ouvrier contre le salaire donné par le capitaliste, basé sur la présupposition de la possession du capital (aussi bien sous la forme matérielle que sous la forme argent) par le patron et celle de la force de travail par l'ouvrier. A ce rapport de production, le droit donne dans une société " civilisée " une expression abstraite, une forme juridique. Dans notre exemple concernant la société capitaliste cette forme juridique est d'une part, pour les présuppositions du rapport productif, la propriété des moyens de production et de l'argent accordée au capitaliste et la libre disposition de sa force de travail accordée à l'ouvrier (c'est-à-dire l'abolition de l'esclavage et du servage), d'autre part, pour le rapport en question lui-même le contrat de location de travail. Propriété du capital, libre disposition de sa propre force de travail par l'ouvrier et contrat de location de travail sont la forme juridique des rapports économiques du capita­lisme.

Cette expression juridique couvre non seulement les rapports de production au sens strict de ce terme mais l'ensemble de l'activité économique. Production, répartition, échange, dispo­sition des conditions de la production, appropriation du pro­duit et même consommation se trouvent placés sous la forme de la propriété et du droit contractuel bourgeois. Nous avons donc, d'une part, la réalité économique, les rapports de pro­duction, la répartition, l'échange, etc., et d'autre part la forme juridique qui exprime abstraitement cette réalité. La production est à la propriété comme l'économie est au droit, comme la base réelle à la superstructure, comme la réalité est à l'idéo­logie. Les formes de la propriété appartiennent à la super­structure juridique, comme le dit Marx dans le texte cité plus haut, aux " formes idéologiques ".

b

Mais quelle est exactement la fonction de cette expression juridique ? Peut-on supposer que nous avons là un miroir fidèle des réalités économiques ? Seul un vulgaire libéral, comme dirait Lénine - et comme il l'a dit réellement dans un cas fort analogue [16] - ou un mécaniste sans espoir pour­rait admettre cette identité. Il nous est impossible d'entrer ici dans l'analyse des rapports entre la base économique et la superstructure juridique, politique, idéologique en général d'une société. Mais en ce qui concerne le droit lui-même, quelques explications sont indispensables. Marx et Engels avaient plei­nement conscience de la distorsion que subit la réalité éco­nomique par son expression juridique. Dans son appréciation de Proudhon, Marx insistait sur le fait que la réponse à la question : " Qu'est-ce que la propriété ? " est impossible sans une analyse de l'ensemble des rapports économiques réels de la société bourgeoise [17]. Voilà, d'autre part, comment Engels s'exprimait à ce sujet : " Dans un Etat moderne, non seule­ment, il faut que le droit corresponde à la situation économique générale, et soit son expression, mais qu'il soit aussi une expression systématique, qui ne se frappe pas elle-même au visage du fait de ses contradictions internes. Et le prix de la réussite, c'est que la fidélité du reflet des rapports économiques s'évanouit de plus en plus " [18].

Mais la raison que donne Engels pour expliquer le désaccord de plus en plus criant entre la réalité économique et les formes juridiques, pour valable qu'elle soit, n'est ni la seule, ni la plus importante. Le fond de la question est à chercher dans ce que l'on peut appeler la double fonction du droit et de toute superstructure. Le droit, comme toute forme idéologique dans une société d'exploitation, joue à la fois le rôle de forme adé­quate de la réalité et de forme mystifiée de celle-ci. Forme adé­quate de la réalité pour la classe dominante, dont il exprime les intérêts historiques et sociaux, il n'est qu'un instrument de mystification pour le reste de la société. Il est important de remarquer que l'épanouissement de ces deux fonctions du droit est le fruit de tout un développement historique. On peut dire que, primitivement, la fonction essentielle du droit est d'exprimer la réalité économique, ce qui se fait dans les pre­mières sociétés civilisées avec une franchise brutale. Les Romains ne se gênent pas pour déclarer par la bouche de leurs juristes que leurs esclaves sont pour eux des " choses " et non pas des personnes. Mais plus le développement de l'économie et de la civilisation fait entrer l'ensemble de la société dans la vie sociale active, plus la fonction essentielle du droit devient non pas de refléter, mais précisément de masquer la réalité économique et sociale. Rappelons-nous l'hypo­crisie des constitutions bourgeoises, comparée à la sincérité de Louis XIV proclamant : " L'Etat, c'est moi. " Rappelons-nous également la forme ouverte qu'a le surtravail dans l'économie féodale, où le temps de travail que le serf consacre à lui-­même et celui qu'il donne au seigneur sont matériellement distincts, et la forme voilée du surtravail dans la production capitaliste. L'histoire contemporaine offre tous les jours des exemples non seulement de la réalité, mais de l'efficacité de ce camouflage : mais ce sont surtout le stalinisme et le nazisme qui sont passés maîtres dans l'art de la mystification des masses aussi bien pour les slogans propagandistes que par les formules juridiques [19].

Le cas où l'on peut le plus facilement déceler cette double fonction du droit est le domaine du droit politique, spécia­lement du droit constitutionnel. On sait que toutes les consti­tutions bourgeoises modernes sont basées sur la " souveraineté du peuple ", l' " égalité civique ", etc. Marx aussi bien que Lénine ont trop souvent et trop complètement montré ce que cela signifie pour que l'on ait à y revenir ici [20].

Cependant, un point que les " marxistes " actuels oublient trop facilement c'est que l'analyse de l'économie capitaliste par Marx se base sur un dévoilement analogue du caractère mys­tificateur du droit civil bourgeois. Marx n'aurait jamais pu atteindre la matière économique du capitalisme s'il n'avait pas percé les formes du code bourgeois. Ni le " capital ", ni le " prolétaire " n'ont de signification ou d'existence pour le juriste bourgeois ; il n'y a pas un seul individu dans la société capitaliste dont on puisse juridiquement dire qu'il ne possède que sa force de travail, et Marx ne fait pas simplement de l'ironie lorsqu'il remarque qu'en donnant à l'ouvrier simplement le prix de sa force de travail et en s'appropriant l'ensemble du produit du travail, dont la valeur excède de loin la valeur de la force de travail elle-même, le capitaliste donne à l'ouvrier ce qui lui est dû et ne le vole pas d'un centime [21]. Il est certain que pour celui qui se bornerait à considérer les formes de la propriété bourgeoise, l'exploitation dans la société capitaliste resterait inconnue.

c

On peut ramener toutes ces constatations à l'idée énoncée déjà plus haut, selon laquelle le droit est l'expression abstraite de la réalité sociale. Il en est l'expression - ce qui signifie que, même sous les formes les plus mystificatrices, il garde un lien avec la réalité, au moins dans le sens qu'il doit rendre possible le fonctionnement social dans les intérêts de la classe dominante. Mais, en tant qu'expression abstraite il est inéluc­tablement une expression fausse, car sur le plan social toute abstraction qui n'est pas connue en tant qu'abstraction est une mystification [22].

Le marxisme a été, à juste titre, considéré comme le démo­lisseur des abstractions dans le domaine des sciences sociales. Dans ce sens sa critique des mystifications juridiques et écono­miques a toujours été particulièrement violente. Il n'en devient que plus étonnant que la tendance représentée par Trotski ait défendu, de longues années durant, une forme particulièrement poussée de juridisme abstrait dans l'analyse de l'économie russe. Ce recul des modèles d'analyse économique concrète offerte par Marx vers un formalisme fasciné par la " propriété étatique " a objectivement aidé le travail mystificateur de la bureaucratie stalinienne et ne fait qu'exprimer sur le plan théorique la crise réelle dont le mouvement révolutionnaire n'est pas encore sorti.

d

Il nous faut maintenant concrétiser ces pensées dans le cas de l'étatisation totale de la production.

Marx disait déjà que de même qu'on ne juge pas un homme d'après ce qu'il pense de lui-même, de même on ne juge pas une société d'après ce qu'elle dit d'elle-même dans sa consti­tution et ses lois. Mais on peut pousser cette comparaison encore plus loin. De même que, une fois que l'on connaît un homme, l'idée qu'il a de lui-même est un élément essentiel de sa psychologie qu'il faut analyser et lier au reste pour avancer dans la connaissance que l'on a de lui, de même, une fois que l'on a analysé l'état réel d'une société, l'image que cette société se donne d'elle-même dans son droit, etc., devient un élément important pour une connaissance plus poussée. Dans un langage plus précis, si nous avons dit que le droit est à la fois une forme adéquate et une forme mystifiée de la réalité écono­mique, il nous faudra l'examiner dans le cas russe dans ces deux fonctions, et voir comment la propriété étatique univer­selle sert à la fois de masque des rapports de production réels et de cadre commode pour le fonctionnement de ces rapports. Cette analyse sera reprise plusieurs fois plus loin, et à vrai dire ce n'est que l'ensemble de cet ouvrage qui donne une réponse à cette question. Mais quelques jalons essentiels doivent être posés dès maintenant.

Jusqu'à 1930, personne, dans le mouvement marxiste, n'avait jamais considéré que la propriété étatique formait en tant que telle une base pour des rapports de production socialistes ou même tendant à devenir tels. Personne n'avait jamais pensé que la " nationalisation " des moyens de production était équi­valente à l'abolition de l'exploitation. Au contraire, l'accent avait été toujours mis sur le fait que " ni la transformation en sociétés par actions ni la transformation en propriété d'Etat ne supprime la qualité de capital des forces productives... L'Etat moderne, quelle qu'en soit la forme, est une machine essentiel­lement capitaliste : l'Etat des capitalistes, le capitaliste collectif en idée " [23]. On peut compter par douzaines les textes où Lénine explique que le capitalisme des monopoles s'est déjà transformé pendant la guerre de 1914-1918 en capitalisme d'Etat [24]. Si l'on peut reprocher quelque chose à ces formula­tions de Lénine, ce serait plutôt leur surestimation de la rapidité du processus de concentration des moyens de production entre les mains de l'Etat. Pour Trotski, en 1936, le capitalisme d'Etat était une tendance idéale qui ne pouvait jamais se réaliser dans la société capitaliste [25]. Pour Lénine, en 1916, c'était déjà la réalité capitaliste de son époque [26]. Lénine se trompait certai­nement en ce qui concerne son époque, mais ces citations suf­fisent à mettre fin aux stupides racontars des épigones de Trotski selon lesquels la possibilité d'une étatisation de la production en dehors du socialisme est une hérésie du point de vue marxiste. De toute façon, cette hérésie fut canonisée par le Premier Congrès de l'Internationale Communiste, qui proclamait dans son Manifeste : " L'étatisation de la vie économique... est un fait accompli. Revenir, non point à la libre concurrence, mais seulement à la domination des trusts, syndicats et autres pieuvres capitalistes est désormais impossible. La question est uniquement de savoir quel sera désormais celui qui prendra la production étatisée : l'État impérialiste ou l'Etat du prolétariat victorieux " [27].

Mais ce qui jette une lumière définitive sur la question ce sont les comparaisons qu'établissait Lénine, de 1917 à 1921, entre l'Allemagne, pays du capitalisme d'Etat selon lui, et la Russie soviétique, qui avait étatisé les principaux moyens de produc­tion. Voilà une citation caractéristique :

" Pour élucider la question encore plus, prenons l'exemple le plus concret de capitalisme d'Etat. Tout le monde sait quel est cet exemple. C'est l'Allemagne. Nous avons ici " le dernier mot " de la technique moderne à grande échelle et d'organisation planifiée capitaliste subordonnées à l'impérialisme junker bourgeois. Enlevez les mots soulignés et à la place de l'Etat militariste, de l'Etat junker bourgeois impérialiste mettez un Etat d'un type social différent : un Etat soviétique, c'est-à-dire prolétarien, et vous aurez la somme totale des conditions néces­saires pour le socialisme...
" En même temps le socialisme est inconcevable si le prolé­tariat ne dirige pas l'Etat. Ceci aussi est de l'A B C. Et l'histoire a eu un tel développement original qu'elle a produit en 1918 les deux moitiés du socialisme existant côte à côte comme deux poussins futurs dans l'unique coquille de l'impérialisme inter­national. En 1918 l'Allemagne et la Russie étaient l'incarnation de la réalisation matérielle la plus frappante des conditions économiques, productives, sociales, pour le socialisme d'une part, et des conditions politiques d'autre part. " (Lénine, Selected Works. vol. VII, p. 365.)

Cette même comparaison le lecteur français peut la trouver dans La Catastrophe imminente et les moyens de la conjurer (édition de " La Vérité ", 1946, p. 2 et suiv.).

Il devient évident à la lecture de ces textes, sur lesquels la tendance trotskiste garde un curieux silence, que pour Lénine :

Non seulement la " forme de la propriété étatique ", mais l'étatisation au sens le plus profond de ce terme, c'est-à-dire l'unification complète de l'économie et sa gestion par un cadre unique (" planification ") ne résolvaient nullement la question du contenu de classe de cette économie, ni par conséquent de l'abolition de l'exploitation. Pour Lénine non seulement l'étati­sation en tant que telle n'est pas forcément " socialiste "  mais l'étatisation non socialiste représente la forme la plus lourde et la plus achevée de l'exploitation dans l'intérêt de la classe dominante.

Ce qui confère un contenu socialiste à la propriété éta­tique (ou nationalisée), d'après Lénine, c'est le caractère du pouvoir politique. L'étatisation plus le pouvoir des soviets, pour Lénine, donnait la base du socialisme. L'étatisation sans ce pouvoir était la forme la plus achevée de la domination capitaliste.

Une explication sur ce dernier point est nécessaire. La conception de Lénine faisant dépendre le caractère de la pro­priété étatisée du caractère du pouvoir politique est vraie mais doit aujourd'hui, après l'expérience de la révolution russe, être considérée comme partielle et insuffisante. Le caractère du pouvoir politique est un indice infaillible du véritable contenu de la propriété " nationalisée ", mais il n'en est pas le vrai fondement. Ce qui confère un caractère socialiste ou non à la pro­priété " nationalisée " est la structure des rapports de produc­tion. C'est de ceux-ci que découle, après la révolution, le carac­tère du pouvoir politique lui-même, qui n'est pas le seul, ni même le dernier facteur déterminant. Ce n'est que si la révo­lution amène une transformation radicale des rapports de pro­duction dans l'usine (c'est-à-dire si elle peut réaliser la gestion ouvrière) qu'elle pourra à la fois conférer un contenu socialiste à la propriété nationalisée et créer une base économique objectiveet subjective pour un pouvoir prolétarien. Le pouvoir sovié­tique, en tant que pouvoir de la classe ouvrière, ne se nourrit pas de lui-même; de lui-même il tend plutôt à dégénérer, comme tout pouvoir étatique. Il ne peut se nourrir et se consolider dans un sens socialiste qu'à partir de la modification fondamen­tale des rapports de production, c'est-à-dire de l'accession de la masse des producteurs à la direction de l'économie. C'est pré­cisément ce qui n'a pas eu lieu en Russie [28]. Le pouvoir des soviets fut progressivement atrophié, parce que sa racine, la gestion ouvrière de la production, n'existait pas. L'Etat sovié­tique a ainsi rapidement perdu son caractère prolétarien. L'éco­nomie et l'Etat tombant ainsi sous la domination absolue de la bureaucratie, la propriété étatique devenait simplement la forme la plus commode du pouvoir universel de celle-ci.

Cela dit, retenons simplement le fait que jusqu'à 1930, les marxistes étaient unanimes à considérer que la nationalisation de la production ne signifiait rien par elle-même, et qu'elle recevait son véritable contenu du caractère du pouvoir politique. A cette époque, seuls les staliniens avaient une position diffé­rente. C'était Trotski qui se chargeait de leur répondre, en écrivant : " ... Le caractère socialiste de l'industrie est déter­miné et assuré dans une mesure décisive par le rôle du parti, la cohésion interne volontaire de l'avant-garde prolétarienne, et la discipline consciente des administrateurs, fonctionnaires syn­dicaux, membres des cellules d'usine, etc. Si nous admettons que ce tissu est en train de s'affaiblir, de se désintégrer et de se déchirer, alors il devient absolument évident que dans une brève période il ne restera plus rien du caractère socialiste de l'indus­trie étatique, des transports, etc. [29] "

Ceci fut écrit en juillet 1928. Quelques mois plus tard. Trotski écrivait encore : " Le noyau prolétarien du parti, aidé par la classe ouvrière, est-il capable de triompher de l'autocratie de l'appareil du parti qui est en train de fusionner avec l'appa­reil de l'Etat ? Celui qui répond d'avance qu'il en est incapable, parle non seulement de nécessité d'un nouveau parti sur des nouveaux fondements, mais aussi de la nécessité d'une deuxième et nouvelle révolution prolétarienne [30]. " Comme on sait, à cette époque Trotski excluait non seulement l'idée d'une révo­lution en Russie - croyant qu'une simple " réforme p du régime suffirait pour écarter la bureaucratie du pouvoir - mais était résolument contre l'idée d'un nouveau parti et se fixait comme objectif le redressement du P.C. russe [31].

Enfin, encore en 1931, Trotski donnait les traits politiques du pouvoir comme déterminant le caractère ouvrier de l'Etat russe : " La reconnaissance de l'Etat soviétique actuel comme un Etat ouvrier ne signifie pas seulement que 1a bourgeoisie ne peut pas prendre le pouvoir autrement que par la voie d'une insurrec­tion armée, mais aussi que le prolétariat de l'U.R.S.S. n'a pas perdu la possibilité de se soumettre la bureaucratie, de régé­nérer le parti et de modifier le régime de la dictature - sans une nouvelle révolution, par les méthodes et la voie de la réforme [32]. "

Nous avons multiplié ces citations au risque d'ennuyer le lecteur parce qu'elles révèlent une chose soigneusement cachée par les épigones de Trotski : pour celui-ci, jusqu'à 1931, le caractère de l'économie russe devait être défini d'après le carac­tère de l'Etat ; la question russe se ramenait à la question du caractère du pouvoir politique [33]. Pour Trotski, à cette époque, c'était le caractère prolétarien du pouvoir politique qui donnait un caractère socialiste à l'industrie étatisée ; ce caractère pro­létarien du pouvoir politique, malgré la dégénérescence bureau­cratique, était pour lui garanti par le fait que le prolétariat pouvait encore ressaisir le pouvoir et expulser la bureaucratie par une simple réforme, sans révolution violente. Ce critère, nous l'avons dit, est insuffisant - ou plutôt dérivé et secondaire. Cependant il faut retenir le fait que Trotski ne lie nullement à cette époque la question du caractère du régime à la " pro­priété étatique " [34].

Ce ne fut que trois années plus tard [35] que Trotski opéra une brusque volte-face, proclamant à la fois : 1° que toute réforme en Russie est désormais impossible, que seule une nouvelle révolution pourra chasser la bureaucratie et instaurer le pouvoir des masses et qu'il faut construire un nouveau parti révolutionnaire, mais aussi 2° que le régime russe continue à garder son caractère prolétarien, garanti par la propriété nationalisée des moyens de production. Ce fut cette position, qui, consignée à travers d'innombrables contradictions dans La Révolution trahie, fut désormais le dogme intangible de la ten­dance trotskiste.

L'absurdité sans espoir de cette position éclate lorsqu'on réfléchit un moment sur le terme même de " nationalisation ". " Nationalisation " et " propriété nationalisée " sont des expres­sions antimarxistes et antiscientifiques. Nationaliser signifie donner à la nation. Mais qu'est-ce que la " nation " ? La " nation " est une abstraction ; en réalité la nation est déchirée par les antagonismes de classes. Donner à la nation, signifie, en réalité, donner à la classe dominante de cette nation. Expli­quer par conséquent que la propriété en Russie a un caractère " socialiste " ou prolétarien, parce qu'elle est nationalisée, est tout simplement un cercle vicieux, une pétition de principe : la propriété nationalisée ne peut avoir un contenu socialiste que si la classe dominante est le prolétariat. Les trotskistes répon­dent à cela qu'il est a priori certain que le prolétariat est classe dominante en Russie, puisque la propriété est nationalisée. C'est lamentable, mais c'est ainsi. Ils répondent aussi que le prolé­tariat est fatalement classe dominante en Russie, puisque les capitalistes privés ne le sont pas, et puisqu'il ne peut pas y avoir d'autre classe, sauf le prolétariat et les capitalistes, dans l'époque actuelle. Marx, semble-t-il, a dit quelque chose dans ce goût. Il est mort en 1883 et repose au cimetière de Highgate, à Londres.

Nous avons vu que la forme de propriété étatique ne déter­mine pas les rapports de production, mais est déterminée par ceux-ci, et qu'elle peut très bien exprimer des rapports d'exploi­tation. Il nous resterait maintenant à voir pourquoi cette forme apparaît dans tel moment précis de l'histoire et dans telles conditions concrètes. Autrement dit, après avoir vu en quoi la forme de la propriété étatique est une forme mystifiée de la réalité économique, il nous faut examiner pourquoi elle en est aussi une forme adéquate. Nous traiterons ce problème ailleurs, lorsque nous tâcherons de définir les rapports de l'économie russe avec le développement du capitalisme mondial. Il nous suffit pour le moment de dire que cette forme de propriété, aussi bien que la " planification " de classe qu'elle rend possible, ne sont que les expressions suprêmes et ultimes du processus fondamental du capitalisme moderne, qui est la concentration des forces productives, processus qu'elles réa­lisent sous deux aspects : concentration de la propriété for­melle, concentration de la gestion effective de la production.

e

On a vu que l'étatisation n'est nullement incompatible avec une domination de classe sur le prolétariat et avec une exploitation, qu'elle en est même la forme la plus achevée. On peut comprendre également - on le verra dans le détail par la suite - que la " planification " russe a également la même fonction : elle exprime sous une forme coordonnée les intérêts de la bureaucratie. Cela se manifeste aussi bien sur le plan de l'accumulation que sur celui de la consommation, qui sont d'ailleurs en dépendance réciproque absolue. Le développement concret de l'économie russe sous la domination bureaucratique ne diffère en rien, quant à son orientation générale, de celui d'un pays capitaliste : au lieu que ce soit le mécanisme aveugle de la valeur, c'est le mécanisme du plan bureaucratique qui assigne telle partie des forces productives à la production des moyens de production et telle autre à la production des biens de consommation. Ce qui conduit l'action de la bureaucratie dans ce domaine n'est évidemment pas " l'intérêt général " de l'économie - notion qui n'a aucun contenu concret et précis - mais ses propres intérêts ; ceci se traduit par le fait que l'industrie lourde est orientée essentiellement en fonction des besoins militaires - et cela dans les conditions actuelles et surtout pour un pays relativement arriéré, signifie la néces­sité de développer l'ensemble de secteurs productifs ; que les industries de moyens de consommation sont orientées d'après les besoins de la consommation des bureaucrates ; et que dans l'accomplissement de ces objectifs, les travailleurs doivent ren­dre le maximum et coûter le minimum. On voit donc qu'étati­sation et planification en Russie ne font que servir les intérêts de classe de la bureaucratie et l'exploitation du prolétariat, et que les objectifs essentiels et le moyen fondamental (l'exploita­tion des travailleurs) sont identiques avec ceux des économies capitalistes. En quoi donc cette économie peut-elle être qualifiée de " progressive " ?

Pour Trotski, la réponse essentielle consiste à invoquer l'accroissement de la production russe. La production russe a quadruplé et quintuplé dans quelques années, et cette aug­mentation, dit Trotski, aurait été impossible si le capitalisme privé était maintenu dans le pays. Mais si le caractère progres­sif de la bureaucratie découle du fait que celle-ci développe les forces productives, alors se pose le dilemme suivant :

Pour Trotski le deuxième terme de cette alternative est à rejeter catégoriquement. Non seulement il considère comme certain que la bureaucratie n'a aucun avenir historique, mais il affirme que dans le cas où un échec prolongé de la révolution permettrait à la bureaucratie de s'installer durablement au pouvoir à l'échelle mondiale, ce " serait là un régime de déclin, signifiant une éclipse de la civilisation " [36].

Quant à nous, nous partageons complètement le contenu essentiel de cette conception. Il reste donc le premier terme de l'alternative : le développement des forces productives en Russie sous l'impulsion de la bureaucratie est un phénomène de courte durée, d'étendue limitée et en définitive sans portée historique. C'est d'ailleurs la position claire de Trotski, qui ne se borne pas à cela, mais indique d'une manière sommaire, il est vrai, quelques-uns des facteurs qui font déjà de la bureau­cratie " le pire frein au développement des forces produc­tives "  [37].

Mais dans ce cas il est évident que toute tentative de qua­lifier comme " progressive " l'économie russe perd automati­quement sa base. Que la bureaucratie ait augmenté entre 1928 et 1940 la production russe de quatre ou cinq fois, cependant que l'impérialisme japonais ne faisait que la doubler pendant la même période, ou que les U.S.A. la doublaient entre 1939 et 1944; qu'elle ait accompli en vingt ans ce que la bourgeoisie d'autres pays a accompli en quarante ou soixante, devient à partir de ce moment un phénomène extrêmement important, certes, méritant une analyse et une explication particulières, mais en fin de compte ne différant pas qualitativement du développement des forces productives qu'a assuré l'exploita­tion capitaliste pendant des siècles et qu'elle continue à assurer même pendant sa phase décadente.


Notes

[15] K. Marx, Contribution à la critique de l'économie politique, p. 4. (Souligné par nous.)

[16] La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky.

[17] Misère de la philosophie, p. 185 et suiv.

[18] Engels, Lettre à C. Schmidt, du 27 oct. 1890, in K. Marx, F. Engels, Etudes philosophiques, Paris, Ed. Sociales, 1961, p. 158. (Souligné par nous.)

[19] Déjà Trotski remarquait que le régime hitlérien n'avait rien changé formellement à la constitution de Weimar et que "juridiquement" Hitler pouvait être renversé à tout moment par un vote du Reichstag. La Révolution trahie, p. 271.

[20] L'Etat et la Révolution, La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, etc.

[21] Le Capital, L. L, S. 2, ch. VI, p. 175.

[22] Cf. K. Marx, Critique du programme de Gotha, Ed. Sociales, 1950, pp. 24-25.

[23] F. Engels, Anti-Dühring, p. 318.

[24] Lénine, Coll. Works, vol. XX-1, n. 302.

[25] La Révolution trahie, p. 248-250

[26] Lénine, ib., p. 88. V. aussi vol. XX-1, pp. 182, 316. [V. aussi Œuvres choisies, T. 2, p. 831 ; T. 3, pp. 815 et 805].

[27] Thèses, Manifestes et Résolutions adoptées par les I°, II°, III° et IV° Congrès de l'Internationale Communiste, Pans, 1934, p. 31.

[28] Voir l'article " Socialisme ou Barbarie ", dans le n° 1 de cette revue, pp. 34-37.

[29] L. Trotski, The Third International after Lenin, p. 300.

[30] L. Trotski, Lettre à Borodai, publiée dans New International. 1943, p. 124 reproduit depuis in Max Shachtman, The Bureaucratic Revolution. The Rise of the Stalinist State, New York, The Donald Press, 1962, pp. 96­103.

[31] Voir la lettre citée de Trotski et tous ses textes de cette époque.

[32] The problems of the development of the U.S.S.R., p. 36.

[33] Ce fut Max Shachtman qui montra le premier que Trotski n'avança sa théorie sur le caractère " socialiste n de la propriété nationalisée qu'après 1932 (v. New International, l. c.). Il faut remarquer que Shacht­man qualifie à tort la conception que jusqu'alors Trotski avait défendu de " première théorie de Trotski " : cette conception n'était que la conception universelle dans le mouvement marxiste, comme nous l'avons montré, et nullement une théorie de Trotski. Mais ceci Shachtman ne peut pas le dire, car il lui faudrait dans ce cas s'expliquer sur les ques­tions du capitalisme d'Etat.

[34] Rappelons que la plus grande part de l'industrie russe était natio­nalisée depuis 1918, de même que le sol, le sous-sol, les transports, les banques, etc.

[35] Le début de ce tournant est formulé dans Etat ouvrier, Thermidor et Bonapartisme.

[36] In Defense of Marxism, p. 9.

[37] In Defense of Marxism, p. 6. (Voir La Révolution trahie, passim.)


Début Arrière Sommaire Début de page Suite Fin