1965

 

Jacques Droz

L’Internationale Ouvrière de 1864 à 1920

V. Le rôle de l’Internationale de 1870-1871 dans la guerre et dans la Commune.

1965

LE ROLE DE L’INTERNATIONALE DANS LA GUERRE DE ET DANS LA COMMUNE

Ce qu’il faut retenir, c’est que ce n’est ni la guerre de 1870-1871 entre la France et la Prusse, ni le mouvement de la Commune, qui vont provoquer le schisme et la dissolution finale de l’Internationale, mais ce sont les divisions internes qui progressivement l’ont affaiblie.

La guerre de 1870, déclarée par Napoléon III à la Prusse le 19 juillet, a provoqué immédiatement des réactions extrêmement vives dans les milieux de l’Internationale. Du côté français, quelques jours avant la déclaration de guerre, une adresse avait été envoyée par la fédération parisienne au peuple allemand : " Frères d’Allemagne, au nom de la paix, n’écoutez pas les voix stipendiées ou serviles qui cherchent à vous tromper sur le véritable esprit de la France. Restez sourds à des provocations insensées, car la guerre nous serait une guerre fratricide. Restez calmes, comme peut le faire sans compromettre sa dignité un grand peuple fort et courageux. Nos divisions n’amèneraient des deux côtés du Rhin que le triomphe complet des despotismes ". Et le 6 août, une quinzaine de jours après la déclaration de guerre, nouvelle adresse envoyée aux membres de l’Internationale en Allemagne : " En présence de la guerre fratricide qui vient d’être déclarée pour satisfaire l’ambition de notre ennemi commun, de cette guerre horrible dans laquelle sont sacrifiés des milliers de nos frères, en présence de la misère, des larmes et de la famine menaçante, nous protestons, au nom de la fraternité des peuples, contre les armements et contre la guerre, et nous invitons tous les amis du travail et de la paix à assurer ainsi la liberté du monde. Vive les peuples ! A bas les tyrans ! "

Pour ce qui est de l’Allemagne, les réactions ont été également extrêmement vives dans les milieux de l’Internationale. Dès le 17 juillet 1870, une conférence s’était tenue dans la ville de Chemnitz en Saxe, où un certain nombre de leaders socialistes s’étaient déclarés hostiles à la guerre : " Au nom de la démocratie allemande, et spécialement des ouvriers du parti social-démocrate, nous déclarons la guerre actuelle exclusivement dynastique ". Et la déclaration reprenait pour terminer la formule de l’Internationale : " Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! " Cependant cette guerre qui allait éclater entre la Prusse et la France, a provoqué parmi les sociaux-démocrates allemands deux attitudes différentes. Marx et Engels ont fait voter, le 23 juillet 1870, par le conseil général de l’Internationale une déclaration disant que du côté allemand il s’agissait d’une guerre défensive, que l’agresseur était l’empereur des français, que les allemands par conséquent était en droit de porter les armes pour repousser les armées impériales. Au fond, si l’on veut étudier quelle est à ce moment-là la pensée profonde des deux leaders de l’Internationale, on s’aperçoit que Marx et Engels sont d’accord pour souhaiter une victoire allemande, et la correspondance qu’ils publient à ce moment le prouve. Marx écrit à Engels le 20 juillet 1870, c'est-à-dire quelques jours avant cette déclaration : " Ces français ont besoin d’une raclée. Que les Prussiens soient vainqueurs, la centralisation accrue de l’Etat allemand servira la centralisation de la classe ouvrière allemande. En outre, la prépondérance allemande déplacerait de France en Allemagne le centre de gravité du mouvement ouvrier de l’Europe occidentale. Et il suffit de comparer le mouvement dans les deux pays depuis 1866 pour voir que la classe ouvrière allemande, tant du point de vue de la théorie que de celui de l’organisation, est supérieure à la classe ouvrière française. " Et il ajoute : " La suprématie de la classe ouvrière allemande sur la française, sera aussi celle de nos conceptions sur celles de Proudhon. " Marx envisage donc la victoire militaire et politique de l’Allemagne comme une victoire de ses conceptions sur celles du socialisme français. Il faut bien comprendre que le point de vue de Marx est dominé par le fait qu’en 1870 il attend davantage de la classe ouvrière allemande que de la française. Et l’unification de l’Allemagne était devenue la condition d’existence en même temps que le gage d’un puissant mouvement prolétarien au coeur même de l’Europe. Engels d’ailleurs partage le même sentiment, puisqu’il écrira quelques jours plus tard, le 15 août, à Marx : " L’Allemagne a été conduite par Badinguet dans une guerre pour son existence. Si l’Allemagne devait se courber devant Badinguet, le bonapartisme serait consolidé pour de nombreuses années, et l’Allemagne pour plusieurs années, pour plusieurs générations même, serait kaput. Alors il ne saurait être question d’un mouvement ouvrier indépendant. " Et il ajoutait : " Il serait absurde de faire de l’anti-bismarckisme notre seul principe directeur. Bismarck en ce moment, comme en 1866, travaille pour nous à sa façon. " On voit que le point de vue d’Engels rejoint celui de Marx : l’intérêt de la classe ouvrière réside dans une victoire allemande.

Le point de vue que l’Allemagne se fait d’une guerre défensive est partagé également par le parti social-démocrate qui s’est constitué à Eisenach en 1869. Le comité de Brunswick qui est le siège du parti social-démocrate , adopte dès le 16 juillet le même point de vue que Marx et Engels, à savoir que l’Allemagne mène une guerre défensive. C’est la thèse qui est développé par le journal officiel du parti, le Volksstaat (L’Etat populaire).

Cependant ce point de vue n’est pas celui qui est adopté par les leaders du même parti, à savoir par Bebel et Liebknecht. Bebel et Liebnecht, depuis trois ans députés au Reichstag de la Confédération de l’Allemagne du Nord, se sont abstenus de voter les crédits militaires quand ceux-ci ont été demandés par le gouvernement prussien, le 19 juillet. Bebel et Liebknecht ont déclaré qu’en tant que socialistes républicains et membres de l’Internationale, ils ne pouvaient pas voter les crédits militaires parce que cela aurait constitué une marque de confiance à l’égard du gouvernement de Prusse qui, depuis 1866, préparait contre la France une guerre offensive. Ils ne votaient pas en revanche contre les crédits militaires, parce que, déclaraient-ils, ce serait donner une approbation à la politique criminelle de Napoléon III. Dans ces conditions, ils s’abstenaient. On voit que, par rapport à Marx et Engels, et par rapport à la direction du parti social-démocrate, Bebel et Liebknecht prenaient une position en flèche, différente de celle du Conseil Général de Londres.

Cependant la défaite très rapide de l’armée impériale française a ressoudé entièrement le parti d’Eisenach qui avait été divisé. En effet, la proclamation à Paris de la République, le 4 septembre 1871, au lendemain de Sedan, efface les dissensions qui ont pu apparaître au sein des socialistes allemands. Il est évident que tous les socialistes, dès lors et à l’unanimité, manifestent leur réprobation devant la poursuite d’une guerre contre la France républicaine. Le 5 septembre en effet le comité de Brunswick (le comité qui dirige le parti social-démocrate), après avoir pris l’avis du Conseil Général de l’Internationale à Londres, inspiré d’ailleurs directement par Karl Marx, reconnaît la République française et s’élève d’une façon formelle contre le projet éventuel d’une annexion de l’Alsace et de la Lorraine par l’Allemagne, que laissaient déjà entendre les sphères politiques et gouvernementales de Berlin. " La guerre, disait le Manifeste de Brunswick, si elle se prolongeait, rapprocherait un jour la France et la Russie, et tournerait ces deux pays contre l’Allemagne. Il faut que l’on accorde au gouvernement français une paix immédiate et honorable. Il est absolument nécessaire que le parti socialiste organise en tous lieux, en accord avec notre manifeste, des démonstrations populaires aussi importantes que possible contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine et pour une paix honorable avec la République française. " Et d’ailleurs Marx faisait rédiger par l’Internationale à Londres, le 9 septembre 1870, donc quelques jours après, un Manifeste où il reprenait la même idée, dénonçant déjà dans ce texte l’impérialisme de la bourgeoisie allemande dont il annonçait les ambitions. Comme le 11 septembre la fédération parisienne de l’Internationale s’était adressée de nouveau aux socialistes allemands, le Volksstaat, organe de la sociale-démocratie allemande, publiait la déclaration de la fédération parisienne et ajoutait : " Jusqu’au 4 septembre la guerre était pour l’Allemagne une guerre de défense. Mais cette guerre est terminée. Si la guerre est continuée, ce sera une guerre de conquête, une guerre de la monarchie contre la république, une guerre de la contre-révolution contre la révolution, une guerre que la démocratie allemande doit combattre tout autant que la république française. "

Tirant la conclusion de cette attitude unanime qu’avaient adoptée les socialistes allemands d’accord avec l’Internationale, Bebel et Liebknecht, cette fois suivis par l’ensemble des députés socialistes au Reichstag, ont refusé, le 4 novembre, de voter les crédits nécessaires à la continuation de la guerre. Cette fois-ci ils ne se sont pas abstenus, ils ont refusé les crédits. Cette attitude devait provoquer en Allemagne une très profonde émotion. Elle eut pour conséquence l’arrestation de Bebel et de Liebknecht, ainsi que celle du directeur du journal Volksstaat, Heppner. Ces trois personnalités devaient être jugées deux ans plus tard, en 1872, par la cour de Leipzig, Bebel et Liebknecht, qui avaient été comme députés au Reichstag mis en liberté provisoire, avaient aggravé leur cas en prenant position, d’une façon solennelle et à deux reprises, le 24 avril et le 25 mai 1871, pour la Commune parisienne : " Messieurs, disaient Liebknecht au Reichstag, lors de la séance du 25 mai, si épouvantables que soient à vos yeux les effets de la Commune, soyez certains que le prolétariat européen et tous ceux qui ont encore le sentiment de la liberté et de l’indépendance au fond du coeur, regardent vers Paris. Si Paris devait succomber, je me porte garant que le combat dont Paris est l’avant-poste sera mené dans l’Europe toute entière, et qu’avant quelques décades l’appel au combat du prolétariat parisien : " Guerre aux palais, guerre aux chaumières, mort aux oisifs ", sera devenu le cri de guerre du prolétariat européen. "

 

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