1976

La marche à la révolution et son développement seront faits d'alternances, de flux et de reflux, qui s'étendront vraisemblablement sur une longue période. Il y aura des situations confuses. des formes confuses. (...) C'est la conséquence de la contradiction entre la maturité des conditions objectives, et le retard accentué à la solution de la crise de l'humanité qui "se réduit à celle de la direction révolutionnaire". Résoudre cette contradiction est la tâche des organisations qui se réclament de la IV° Internationale, de ses origines, de son programme.


A propos des « 25 thèses sur "La révolution mondiale" » d'E. Mandel

Stéphane Just


La lutte de classes au début des années 1960

Reprenons la partie qui conclut la Thèse 7 citée plus haut. Le début des années 1960 a plutôt été marqué par un certain reflux du prolétariat en Europe, consécutif à l'écrasement de la révolution hongroise des conseils et à la venue au pouvoir du général de Gaulle en France. De Gaulle a tenté de domestiquer le prolétariat français, d'intégrer les syndicats à l'État. Son objectif final était de constituer l'État corporatiste, donc de détruire les organisations ouvrières.

En Allemagne, en Angleterre, ailleurs en Europe, la réussite de cette politique était escomptée. Elle aurait permis à la bourgeoisie de ces pays d'Europe d'engager la même bataille contre le prolétariat de leur pays. Les projets n'ont pas manqué. L'impérialisme américain, au début des années 1960, a fomenté en Amérique latine, en Afrique, en Indonésie, maints coups d'État qui aboutirent parfois à de terribles purges sanglantes, comme en Indonésie. Accroissant sans cesse son intervention contre‑révolutionnaire au Vietnam. Il y a déployé une partie de sa puissance militaire. Les 500 000 hommes qu'il a envoyés au Vietnam étaient l'avant‑garde d'une éventuelle guerre contre‑révolutionnaire contre la Chine, dont celle du Vietnam aurait été le prélude. L'encerclement économique, politique, militaire de la Chine s'est poursuivi, et la bureaucratie du Kremlin a apporté son plein concours à l'impérialisme US : rupture de l'aide économique, dénonciation du « bellicisme » de la Chine, appui à l'Inde pendant la guerre entre elle et la Chine, cliquetis d'armes aux frontières chinoises. Pendant quelques années, le cours de la lutte des classes mondiale a semblé incertain. Pourtant, les rapports entre les classes n'allaient pas en un seul sens.

Le prolétariat, les masses opprimées, appuyés sur l'acquis, combattaient. En Amérique latine, la révolu­tion cubaine portait les premiers coups puissants à l'impérialisme américain, sur le continent américain. En décembre 1960 et janvier 1961, c'était la grève générale belge. Elle posait la question du pouvoir. En mars‑avril 1963, les mineurs français imposaient aux dirigeants une grève générale de cinq semaines, et infligeaient à de Gaulle une première et dure défaite politique en ne répondant pas à son ordre de réqui­sition; il avait voulu l'épreuve de force, pour porter un coup écrasant au prolétariat français, il la perdait. En 1964, de puissants mouvements grévistes se déroulaient art Allemagne de l'Ouest. En Grèce, une situation révolutionnaire se nouait. En Espagne, la classe ouvrière reprenait le combat. Bientôt la bourgeoisie devait avoir recours à la social‑démocratie pour gouverner en Allemagne, et en Angleterre le Labour Party reprenait le pouvoir. Le peuple vietnamien résistait héroïquement ‑ montrant une résolution et un esprit de sacrifice que seule peut donner une guerre révolutionnaire ‑ à l'invasion et au déchaînement de la force militaire de l'impérialisme US. La classe ouvrière américaine n'acceptait pas de faire les frais d'une guerre qui lui était étrangère.

Il semblait qu'en URSS et en Europe de l'Est l'écrasement de la révolution hongroise avait rétabli sur des bases solides « l'ordre » bureaucratique. Ce n'était qu’une apparence. Les contradictions économiques croissantes, la chute de Krouchtchev témoignaient de la crise profonde et insoluble de la bureaucratie du Kremlin et des bureaucraties satellites, dont l'origine est la résistance des masses, celle‑ci fût‑elle passive. En Chine, la bureaucratie se déchirait, l'aile de Mao en appelait à une mobilisation contrôlée, limitée, déformée, des masses. La révolution politique se profilait derrière la « révolution culturelle », risquait de la déborder et de submerger la bureaucratie chinoise, aile maoïste comprise.

Le dernier paragraphe de la Thèse 7 est un étrange mélange. On y lit : la « croissance des forces productives, impliquant un accroissement du nombre, du niveau culturel et des qualifications du prolétariat ». N'est‑ce pas une vue empruntée aux « sociologues » petits‑bourgeois et bourgeois ?

Le nombre de salariés s'est accru; cela ne coïncide pas nécessairement avec l'accroissement du nombre des travailleurs productifs, ni de leur qualification. L'énorme croissance du prolétariat en URSS, en Europe de l'Est, en Chine, le développement imposant du niveau culturel renforcent en nombre et en culture le prolétariat mondial. Quant aux prolétariats des pays capitalistes, ce sont les positions sociales et politiques qu'ils occupent qui accroissent leur poids. Le renforcement, la puissance inégalée jusqu'alors du prolétariat mondial ne doivent rien à une sorte de régénérescence qui découlerait d'une nouvelle jeunesse du capitalisme, laquelle lui aurait permis de développer à nouveau les forces productives.

Le camarade Ernest Mandel parle d'« un approfondissement de la crise des rapports de production capitalistes ». Si ce n'est pas une simple clause de style, il faut convenir que l'approfondissement de la crise des rapports de production capitalistes est la conséquence de son parasitisme, de son pourrissement, ce qui ne s'accorde pas avec la proposition de la « croissance des forces productives ».

D'autres formules comme celle‑ci sont utilisées par le camarade Ernest Mandel : « une prise de conscience accrue de la part du prolétariat de cette crise avec des tentatives instinctives ou semi‑conscientes d'introduire la saisie des moyens de production dans le développement des luttes ».

Bien, mais toute lutte de classe du prolétariat, dès lors qu'elle prend un caractère révolutionnaire, ne pose‑t‑elle pas la question du pouvoir politique, du gouvernement, de l'État, de leur nature sociale ?

Le Programme de transition n'exprime‑t‑il pas consciemment ce mouvement inconscient, intuitif, semi‑conscient du prolétariat ? N'est‑ce pas là l'expression la plus élevée de la nécessité de la « saisie des moyens de production » ?Encore une fois, l'expropriation du capital dépend de la saisie du pouvoir politique par le prolétariat. Le programme de fondation de la IV° Internationale, « l'agonie du capitalisme et les tâches de la IV° Internationale », spécifie que toutes les revendications et initiatives des masses convergent vers un même point : la prise du pouvoir politique. Le camarade Ernest Mandel omet de faire référence à ce point, à la question du pouvoir. A quelle aune mesure‑t‑il la « conscience de classe du prolétariat » ?

Ainsi, au cours des années 1960,

« réapparut ( ... ) une nouvelle génération de révolutionnaires prolétariens. ( ... ) L'émergence de cette avant‑garde est le résultat combiné de processus sociaux fondamentaux dans les pays impérialistes... des efforts subjectifs consécutifs aux révolutions cubaine et vietnamienne et de l'intensification de la crise internationale du stalinisme. »

Nous savons que les nouvelles générations jouent toujours un rôle déterminant au moment où se prépare une période révolutionnaire. Le Programme de transition le dit expressément :

« Quand s'use un programme ou une organisation, s'use aussi la génération qui les a portés sur ses épaules. La rénovation du mouvement se fait par la généralisation de toute responsabilité pour le passé. La IV° Internationale prête une attention exceptionnelle à la jeune génération du prolétariat. Par toute sa politique, elle s'efforce d'inspirer à la jeunesse confiance dans ses propres forces et dans son avenir. Seuls, l'enthousiasme frais et l'esprit offensif de la jeunesse peuvent assurer les premiers succès de la lutte; seuls ces succès feront revenir sur la voie de la révolution les meilleurs éléments de la vieille génération. Il en fut toujours ainsi, il en sera toujours ainsi. »

Cette avant‑garde ne se dégagerait‑elle pas en raison de développements antérieurs de la lutte des classes qui, depuis 1953, a mis conjointement à l'ordre du jour les révolutions sociale et politique ? N'est‑elle pas une réflexion sur le plan politique de la réponse que le prolétariat s'efforce de donner, plus ou moins inconsciemment, semi‑inconsciemment, à la crise conjointe de l'impérialisme et de la bureaucratie du Kremlin ? Ainsi, cette « avant‑garde » prendrait sa place dans la lutte des classes et pourrait vraiment être une avant‑garde jouant ce rôle, dans le processus de la révolution mondiale. Les formules évasives : « processus sociaux fondamentaux dans les pays impérialistes », « crise internationale du stalinisme », dont on ne définit pas les fondements, ni en quoi elle consiste ne permettent pas de conclure. Par contre, de celle qui fait référence à la « croissance des forces productives, impliquant un accroissement du nombre, du niveau culturel et des qualifications du prolétariat » des pays capitalistes, par l'absence de référence à ce point, à la question du pouvoir politique, on pourrait induire qu'il s'agit d'autre chose.


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