1976

La marche à la révolution et son développement seront faits d'alternances, de flux et de reflux, qui s'étendront vraisemblablement sur une longue période. Il y aura des situations confuses. des formes confuses. (...) C'est la conséquence de la contradiction entre la maturité des conditions objectives, et le retard accentué à la solution de la crise de l'humanité qui "se réduit à celle de la direction révolutionnaire". Résoudre cette contradiction est la tâche des organisations qui se réclament de la IV° Internationale, de ses origines, de son programme.


A propos des « 25 thèses sur "La révolution mondiale" » d'E. Mandel

Stéphane Just


L'Europe : une unité organique contradictoire

Une autre difficulté surgit des thèses du camarade Ernest Mandel : sa vision particulière de l'actualité et de l'unité de la révolution européenne. Selon lui, la révolution est à l'ordre du jour « dans la péninsule ibérique, en Italie, en Espagne ». En somme, il s'agirait non de la révolution européenne mais de la révolution dans les pays latins d'Europe. Il y a longtemps que Marx a expliqué que le contenu de la révolution prolétarienne est international, mais que sa forme est nationale. Léon Trotsky écrivait :

« La définition stalinienne de l'originalité nationale comme simple « supplément » au type général se trouve en contradiction éclatante, mais non fortuite, avec la façon de comprendre (ou plutôt de ne pas comprendre) la loi du développement inégal du capitalisme. Comme on le sait, Staline l'avait proclamée loi fondamentale, primordiale, universelle. A l'aide de cette loi qu'il a transformée en abstraction, Sta­line essaie de résoudre tous les mystères de l'exis­tence. Mais, chose étonnante, il ne perçoit pas que l'originalité nationale représente le produit final et le plus général de l'inégalité du développement historique. » (Préface française à la Révolution permanente).

Il ne fait aucun doute que la maturation des conditions économiques, sociales et politiques qui, en se nouant, aboutissent à la crise révolutionnaire, à l’ouverture de la révolution, diffèrent de pays à pays en Europe. Un examen rapide confirme que la crise révolutionnaire affleure en Espagne, en Italie, en France, tandis que la révolution prolétarienne a commencé au Portugal le 25 avril 1974. Le coup d'État militaire visait à modifier le régime vermoulu hérité de Salazar. Le mouvement des masses l'a balayé et disloqué l'État bourgeois. Sur cette liste, il faudrait vraisemblablement ajouter la Grèce où existe une situation pré‑révolutionnaire. En Angleterre, en Allemagne fédérale, en Scandinavie, pour ne citer que les pays où le mode de production capitaliste survit, la crise révolutionnaire semble plus éloignée. Parmi les pays où les conditions d'une crise révolutionnaire sont les plus mûres, il convient encore de distinguer d'importantes différences. En Espagne et en France, la crise révolutionnaire est vraisemblablement proche. L'effondrement ou le renversement du système politique en place est inévitable. Aussi bien le franquisme que la Ve République sont des régimes politiques moribonds. L'exemple du Portugal est significatif : les masses ont utilisé la brèche que le coup d'État a ouverte ; elles ont démantelé l'État bourgeois ; la révolution commençait. Pas plus le franquisme que le bonapartisme bâtard en France ne sont amendables. Ces régimes politiques ont modelé l'État bourgeois, et ils se confondent jusqu'à un certain point avec lui. Ils sont totalement inadaptés désormais aux rapports entre les classes et à l'intérieur de la bourgeoisie. Les masses sont en mouvement. L'issue proche, c'est la crise révolutionnaire.

En Italie, la crise économique est beaucoup plus avancée qu'elle ne l'est en France, mais le régime politique est une forme de parlementarisme qui donne plus de souplesse aux rapports entre les classes et à l'intérieur de la bourgeoisie. C'est ainsi que le PCI peut soutenir ouvertement le gouvernement Andreotti. L'explosion révolutionnaire en est retardée d'autant.

Mais l'analyse des potentialités, des originalités nationales n'a de sens, n'est possible, que si on les intègre à un ensemble plus vaste dont elles sont les parties organiques. Les nations européennes sont les parties organiques de l'ensemble organique ‑déchiré de contradictions ‑ que l'histoire a engendré, élaboré : l'Europe, Des millénaires d'histoire de l'humanité, de développement de la civilisation ont fait de l'Europe une unité particulière, elle‑même partie d'un ensemble plus vaste, le monde, mais distincte. L'Europe, c'est non seulement une détermination géographique, mais un ensemble de rapports économiques, politiques, culturels. La gestation de l'Europe n'est pas encore arrivée à son terme, mais tous les organes en existent déjà. Le capital est incapable d'« accoucher » d'une Europe unifiée, débarrassée de ses contradictions, de ses malfaçons, de ses déformations. La réalisation de cette tâche incombe à la révolution prolétarienne. C'est pourquoi on peut et on doit distinguer la révolution européenne, comme partie de la révolution mondiale, mais particulière, de même qu'en Europe chaque révolution a sa propre identité et sa propre spécificité.

La longue décadence des puissances impérialistes européennes est liée à l'impuissance du régime capitaliste à résoudre les contradictions européennes, à dépasser l'étroitesse des frontières nationales, sur ce continent. Les liens tissés au cours de la croissance du mode de production capitaliste avec l'ensemble du monde ont rendu, à échéance, plus cruciale la question de l'unification de l'Europe. Par deux fois, l'impérialisme le plus puissant du continent européen a tenté au moyen de la guerre de réaliser sous sa botte l'unification de l'Europe. C'était la condition du renforcement et de la croissance de ses positions mondiales. Deux fois il a échoué. De toute façon, la victoire de l'impérialisme allemand aurait signifié l'oppression et non l'unification de l'Europe.

L'impérialisme anglais a impulsé en Europe et dans le monde le développement du capitalisme. Longtemps, il a été le plus puissant des impérialismes. Au cours de la Première Guerre mondiale, aux côtés de l'impérialisme français et avec le concours de l'impérialisme US, il a empêché que l'impérialisme allemand domine l'Europe ; au cours de la Seconde Guerre mondiale, ce fut aux côtés et finalement à la suite de l'impérialisme US et grâce à l'action militaire décisive de l'URSS. L'impérialisme anglais et l'impérialisme français dominaient l'Europe en la divisant et en jouant sur ces divisions. Leur base trop étroite en Europe ne leur permettait pas de l'unifier. Il s'en est suivi leur irrémédiable dégringolade qui a commencé à la fin du siècle dernier.


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