1908

Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013

Karl Kautsky

Karl Kautsky

Les origines du christianisme

IVème partie. Les débuts du christianisme.
3. Chrétiens juifs et chrétiens païens

a. L'agitation auprès des païens

1908

La première association communiste messianique se forma à Jérusalem. Il n'y a pas la moindre raison de mettre en doute cette indication livrée par les Actes des Apôtres. Mais d'autres villes comptant un prolétariat juif ne tardèrent pas à voir naître de leur côté des communautés. Un trafic intense reliait Jérusalem et les autres parties de l'empire, notamment sa moitié orientale, à commencer par les centaines de milliers, peut-être les millions de pèlerins qui s'y rendaient tous les ans. Et de nombreux mendiants démunis de tout, sans famille ni foyer, circulaient constamment d'une localité à l'autre, à l'image de ce qui se fait encore aujourd'hui dans l'Europe orientale, ne quittant un endroit que lorsque les ressources de la charité y sont épuisées. C'est à cet état que correspondent les instructions données par Jésus à ses apôtres :

« Ne portez ni bourse, ni sac, ni souliers, et ne saluez personne en chemin. Dans quelque maison que vous entriez, dites d'abord: Que la paix soit sur cette maison! Et s'il se trouve là un enfant de la paix, votre paix reposera sur lui; sinon, elle reviendra à vous. Demeurez dans cette maison-là, mangeant et buvant ce qu'on vous donnera; car l'ouvrier mérite son salaire (!). Ne passez pas de maison en maison. Dans quelque ville que vous entriez, et où l'on vous recevra, mangez ce qui vous sera présenté, guérissez les malades qui s'y trouveront, et dites-leur: Le royaume de Dieu est venu chez vous.Mais dans toute ville où vous entrerez et où vous ne serez pas accueillis, parcourez leurs ruelles en disant : “Même la poussière de votre ville, collée à nos pieds, nous l’enlevons pour vous la laisser. Toutefois, sachez-le : le royaume de Dieu a été chez vous.” Je vous le déclare : au dernier jour, Sodome sera mieux traitée que cette ville. » (Luc 10, 4 à 13).

La conclusion que l'évangéliste met dans la bouche de Jésus exprime typiquement la soif de vengeance du mendiant voyant déçus ses espoirs qu'on lui fasse l'aumône. Ce qu'il roule dans sa tête, c'est le spectacle d'un incendie ravageant toute la ville. Mais c'est le Messie qui y pourvoira pour lui.

Tous les agitateurs indigents et itinérants de la nouvelle organisation étaient considérés comme des apôtres, pas seulement les douze dont la tradition a transmis les noms et qui auraient été établis par Jésus comme propagateurs de sa parole. La « Didachè » déjà évoquée (la Doctrine des douze apôtres) parle encore au milieu du deuxième siècle d'apôtres agissant dans les communes.

Ce sont ces « mendiants et conspirateurs », se croyant pleins du Saint-Esprit, qui apportèrent les principes de la nouvelle organisation prolétarienne, « la joyeuse nouvelle », l'évangile 134 , d'abord de Jérusalem dans les communes juives du voisinage, puis bien au-delà, jusqu'à Rome. Mais dès que l'évangile quitta le sol de la Palestine, il arriva dans un milieu social complètement différent qui lui imprima un tout autre caractère.

A côté des membres de la communauté juive, les apôtres trouvaient, en relations très étroites avec eux, les compagnons de route du judaïsme, les païens « craignant Dieu » (σεβόμενοι) qui révéraient le dieu juif, fréquentaient les synagogues, mais ne pouvaient se résoudre à adopter tous les usages juifs. Dans le meilleur des cas, ils acceptaient la cérémonie du bain par immersion, le baptême ; mais ils refusaient la circoncision et ne voulaient rien savoir des règles alimentaires, du repos du sabbat et autres manifestations extérieures qui les auraient coupés de leur entourage « païen ».

Le contenu social de l'évangile a certainement été bien accueilli dans les milieux prolétariens de ces « païens craignant Dieu ». Par leur entremise, il fut transmis dans d'autres milieux de prolétaires non juifs, où se trouvait un terrain favorable pour la doctrine du Messie crucifié, dans la mesure où elle ouvrait la perspective d'un bouleversement social et mettait sur pied des organisations de secours immédiat. En revanche, ces milieux trouvaient incompréhensible tout ce qui était spécifiquement juif, cela pouvant aller jusqu'à la répugnance et au sarcasme.

Plus la nouvelle doctrine se répandait dans les communautés juives extérieures à la Palestine, plus il devenait évident qu'elle gagnerait infiniment en force propagandiste si elle renonçait à ses spécificités juives, si elle cessait d'être nationale pour devenir exclusivement sociale.

On dit que celui qui s'en rendit compte le premier et agit énergiquement en ce sens fut Saul, un Juif qui, selon la tradition, n'était pas originaire de Palestine, mais venait de la communauté juive d'une ville grecque, Tarse en Cilicie. Caractère passionné, il s'était d'abord lancé de toute son énergie dans la défense du pharisianisme, avait combattu en tant que pharisien la communauté chrétienne apparentée au zélotisme, jusqu'au moment où, paraît-il, une vision l'avait brusquement fait virer de bord et où il avait basculé dans l'extrême opposé. Il rejoignit la communauté chrétienne, mais y intervint immédiatement pour bousculer les conceptions qui y avaient cours en exigeant de propager la nouvelle doctrine chez les « gentils » et de renoncer à vouloir les convertir au judaïsme.

Il est significatif qu'il ait remplacé son nom hébreu de Saul par le nom latin de Paul. Les changements de nom de ce genre étaient courants chez les Juifs qui aspiraient à percer dans les milieux extérieurs au judaïsme. Si un Manassé se faisait appeler Ménélas, pourquoi un Saul n'aurait-il pas pris le nom de Paul ?

Il n'est plus guère possible de distinguer avec certitude ce qui, dans l'histoire de Paul, a un fondement historique. Comme en tout ce qui a trait aux événements personnels, le Nouveau Testament est ici aussi une source peu sûre, pleine de contradictions et de récits de miracles impossibles. Mais l'histoire personnelle de Paul est de toute façon d'importance secondaire. Ce qui est décisif, c'est l'opposition objective qu'il incarne avec l'ancienne façon qu'avait la communauté chrétienne de voir les choses. Cette opposition avait sa racine dans la nature même de l'enjeu, il était inévitable qu'elle se fasse jour, et quelles que soient les acrobaties auxquelles se livrent les Actes des Apôtres à propos de différents incidents, ils nous donnent clairement à voir que s'est réellement déroulée une lutte entre les deux tendances de la communauté. Les Actes des Apôtres ont eux-mêmes été écrits au cours de cette lutte à l'appui de l'orientation défendue par Paul, mais en même temps pour camoufler l'opposition entre les deux tendances.

La nouvelle orientation s'est probablement encore exprimée avec retenue dans les premiers temps, en demandant seulement un peu de tolérance sur certains points pour lesquels était attendue quelque indulgence de la part de la communauté-mère.

C'est du moins ce qui ressort du récit qu'en font les Actes des Apôtres, qui certes peignent en rose et parlent de paix là où en réalité se déroulait une lutte acharnée. 135

On y lit par exemple le récit suivant sur la période où Paul faisait de l'agitation en Syrie :

« Des gens, venus de Judée (en Syrie), enseignaient les frères en disant : « si vous n’acceptez pas la circoncision selon la coutume de Moïse, vous ne pouvez pas être sauvés. » Cela provoqua un affrontement ainsi qu’une vive discussion engagée par Paul et Barnabé contre ces gens-là. Alors on décida que Paul et Barnabé, avec quelques autres frères, monteraient à Jérusalem auprès des Apôtres et des Anciens pour discuter de cette question. La communauté facilita leur voyage. Ils traversèrent la Phénicie et la Samarie en racontant la conversion des païens, ce qui remplissait de joie tous les frères. À leur arrivée à Jérusalem, ils furent accueillis par l’Église, les Apôtres et les Anciens, et ils rapportèrent les grandes choses que Dieu avait faites avec eux. Mais quelques membres de la secte des pharisiens qui étaient devenus croyants intervinrent pour dire qu’il fallait circoncire les païens et leur ordonner d’observer la loi de Moïse. » (Actes des Apôtres 15, 1 à 5).

Alors, les apôtres et les anciens, en quelque sorte le comité directeur du parti, se réunissent, Pierre et Jacques tiennent des propos conciliants, et finalement il est décidé d'envoyer en Syrie Judas Barsabas et Silas, qui faisaient aussi parti de la direction, avec la mission d'annoncer aux frères :

« L’Esprit Saint et nous-mêmes avons décidé de ne pas faire peser sur vous d’autres obligations que celles-ci, qui s’imposent : vous abstenir des viandes offertes en sacrifice aux idoles, du sang des viandes non saignées et des unions illégitimes.» La direction renonçait à la circoncision des prosélytes païens. Mais il ne fallait pas, disaient-ils, négliger l'organisation de l'entraide : « Ils nous ont seulement demandé de nous souvenir des pauvres, ce que j’ai pris grand soin de faire », écrit Paul dans sa lettre aux Galates où il rapporte les faits (2, 10).

Les chrétiens juifs comme les chrétiens païens tenaient les uns et les autres beaucoup à l'entraide. Ce n'était pas un sujet de discorde entre eux. Pour cette raison, c'est un point qui n'est guère abordé dans leurs écrits, presque exclusivement consacrés à la polémique. De ce qu'il est rarement évoqué, il serait erroné de conclure qu'il ne jouait aucun rôle dans le christianisme primitif. Simplement, il ne jouait aucun rôle dans les querelles internes.

Celles-ci continuaient en dépit de toutes les tentatives de médiation.

Dans la lettre de Paul aux Galates qu'on vient de citer, reproche est fait aux défenseurs de la circoncision de se laisser guider par des considérations opportunistes :

« Ceux qui veulent faire bonne figure dans le monde, veulent vous contraindre à la circoncision ; ils le font seulement afin de ne pas être persécutés pour la croix du Messie » (6, 12).

Après le congrès de Jérusalem évoqué plus haut, les Actes des Apôtres font entreprendre à Paul une tournée d'agitation en Grèce qui s'adresse de nouveau aux païens. Revenu à Jérusalem, il fait à ses camarades un rapport sur les succès de son agitation.

« L’ayant écouté, ils glorifièrent Dieu et dirent à Paul : « Tu vois, frère, combien de dizaines de milliers de croyants sont parmi les Juifs, et ils sont tous des partisans fervents de la Loi. Or, ils ont entendu ce que l’on colporte à ton sujet : que, par ton enseignement, tu détournes de Moïse les Juifs vivant dans les pays païens, en leur disant de ne pas circoncire leurs enfants et de ne pas observer les coutumes. » (Actes, 21, 20 sq.)

On lui demande de se justifier de cette accusation et de prouver qu'il est toujours un Juif pieux. Il s'y montre disposé, mais en est empêché par une révolte des Juifs contre lui, qui voudraient le tuer comme traître à la nation. Les autorités romaines le protègent en quelque sorte en le mettant en détention et finissent par l'envoyer à Rome, où, à la différence de Jérusalem, il peut poursuivre son agitation sans entraves :  « Il y annonçait le royaume de Dieu et il enseignait ce qui concerne le Seigneur Jésus Christ à la face du monde et sans obstacle. » (Actes 28, 31.)

 

Notes de K. Kautsky

134 De : εὐ, eu, bon, heureux et ἀγγέλλω, annoncer

135 Cf. Bruno Bauer, Les Actes des Apôtres, un équilibrisme entre le paulinisme et le judaïsme à l'intérieur de l'Eglise chrétienne, 1850.

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