1908

Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013

Karl Kautsky

Karl Kautsky

Les origines du christianisme

IVème partie. Les débuts du christianisme.
3. Chrétiens juifs et chrétiens païens

b. L'opposition entre Juifs et chrétiens

1908

Le cours naturel des choses fit que, bien entendu, les chrétiens païens augmentant en nombre, ils défendaient leur point de vue avec d'autant plus d'énergie. Le conflit ne pouvait que s'envenimer.

Plus il durait, plus les frictions se multipliaient, et plus l'hostilité grandissait entre les deux tendances. Et cette situation était encore aggravée par l'exacerbation des heurts entre le peuple juif et les peuples au milieu desquels ils vivaient, au cours des décennies précédant immédiatement la destruction de Jérusalem. Les éléments prolétariens du judaïsme en particulier, notamment ceux de Jérusalem, étaient animés d'une haine de plus en plus fanatique contre les autres peuples et notamment les Romains. Les Romains, c'étaient les pires des oppresseurs et des exploiteurs, les pires des ennemis. Et les Hellènes étaient leurs alliés. Tout ce qui faisait la différence entre eux et les Juifs était mis en valeur, et avec toujours plus de vigueur. Dans ces conditions, tous ceux qui misaient avant tout sur la propagande auprès des Juifs, étaient obligés, quand ce n'aurait été que par souci d'efficacité, de mettre plus fortement l'accent sur les spécificités juives, sur la fidélité à toutes les prescriptions du judaïsme, ce à quoi à priori les disposait l'influence de leur entourage.

Mais parallèlement à la montée en flèche de la haine fanatique des Juifs contre les nations de leurs oppresseurs, augmentaient chez celles-ci l'aversion et le mépris des masses pour le judaïsme. Une conséquence en fut que les chrétiens païens et leurs agitateurs ne réclamaient pas seulement d'être dispensés pour leur propre compte des prescriptions juives, mais se mirent à les critiquer de plus en plus vivement. L'opposition entre chrétiens païens et chrétiens juifs tourna chez les premiers de plus en plus à une opposition au judaïsme lui-même. Mais en même temps, la croyance au Messie, la croyance au Messie crucifié, était bien trop attachée par toutes ses fibres au judaïsme pour que les chrétiens païens aient pu le renier sans plus d'ambages. Ils reprenaient au judaïsme toutes les prophéties messianiques et tout ce qu'il pouvait y avoir qui soutînt l'attente du Messie, mais en même temps faisaient de plus en plus montre d'hostilité envers le même judaïsme. C'était une nouvelle contradiction venant s'ajouter à toutes celles que nous avons déjà relevées dans le christianisme.

Nous avons déjà vu quelle importance les évangiles attachent à la filiation de Jésus avec David, comment ils échafaudent les hypothèses les plus tordues pour faire naître le Galiléen à Bethléem. Ils citent avec obstination des passages des livres saints des Juifs pour prouver la mission messianique de Jésus. Ils présentent Jésus protestant qu'il n'a nullement l'intention de suspendre la loi juive :

« Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir. Car en vérité, je vous le dis : avant que le ciel et la terre disparaissent, pas un seul iota, pas un seul trait ne disparaîtra de la Loi jusqu’à ce que tout se réalise. » (Mathieu 5, 17. cf. Luc 16, 16).

Jésus ordonne à ses disciples : « Ne prenez pas le chemin qui mène vers les païens et n’entrez dans aucune ville des Samaritains, allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël. » (Mathieu 10, 6)

Ici, toute propagande en-dehors du judaïsme est carrément interdite. Chez Mathieu, Jésus tient des propos similaires, bien qu'adoucis, en s'adressant à une Phénicienne (chez Marc, c'est une Grecque, syro-phénicienne de naissance). Elle lui lance :

« Prends pitié de moi, Seigneur, fils de David ! Ma fille est tourmentée par un démon. Mais il ne lui répondit pas un mot. Et comme ses disciples s’approchaient, ils lui demandèrent : Fais ce qu'elle demande, car elle nous poursuit de ses cris ! Mais lui répondit : Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. Mais elle vint se prosterner devant lui en disant : Seigneur, viens à mon secours ! Et lui répondit : Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux chiens. Elle reprit : Oui, Seigneur ; mais justement, les chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leur maître. Jésus répondit : Femme, grande est ta foi, que tout se passe pour toi comme tu le veux ! Et, à l’heure même, sa fille fut guérie. » (Mathieu 15, 21 sq. cf. Marc 7, 27 sq.)

Jésus ne refuse donc pas de discuter. Mais au premier abord, il se montre très mal disposé envers la Grecque, simplement parce qu'elle n'est pas juive, bien qu'elle l'implore en l'appelant, au sens de la croyance juive au Messie, fils de David.

Enfin, c'est une pensée très juive qui guide Jésus quand il promet à ses apôtres que dans l’État à venir, ils seront assis sur douze trônes pour juger les douze tribus d'Israël. Seul un Juif, et plus exactement un Juif de Judée, pouvait trouver quelque attrait à cette perspective. Pour la propagande chez les païens, elle ne servait à rien.

On trouve certes dans les évangiles des traces marquantes de la croyance juive, mais sans transition viennent ensuite des pages où s'exprime avec violence l'aversion des rédacteurs et des correcteurs pour ce qui est juif. Jésus ne cesse de polémiquer contre tout ce qui était cher au cœur des Juifs pieux, les jeûnes, les règles alimentaires, le repos du sabbat. Il place les païens au-dessus des Juifs :

« Aussi, je vous le dis : Le royaume de Dieu vous sera enlevé pour être donné à une nation qui lui fera produire ses fruits. » (Mathieu 21, 42).

Il va même jusqu'à maudire carrément les Juifs :

« Alors Jésus se mit à vilipender les villes où avaient eu lieu la plupart de ses miracles, parce qu’elles n'avaient pas fait pénitence : Malheur à toi, Corazine ! Malheur à toi, Bethsaïde ! Car, si les miracles qui ont eu lieu chez vous avaient eu lieu à Tyr et à Sidon, ces villes, autrefois, se seraient enveloppées d'un sac et couvertes de cendre pour faire pénitence. Mais, je vous le déclare : au jour du jugement, Tyr et Sidon seront traitées moins sévèrement que vous. Et toi, Capharnaüm, n'as-tu pas été élevée jusqu’au ciel ? Toi, tu seras jetée jusqu’en enfer ! Car, si les miracles qui ont eu lieu chez toi avaient eu lieu à Sodome, cette ville serait encore là aujourd’hui. Mais je vous le déclare : au jour du jugement, le pays de Sodome sera traité moins sévèrement que toi. » (Mathieu 11, 20 sq.)

Là, c'est la haine des Juifs qui s'exprime. Ce n'est plus, au sein du judaïsme, une secte qui polémique contre une autre. C'est la nation juive en tant que telle qui est stigmatisée comme moralement inférieure, qui est dénoncée comme particulièrement malfaisante et butée.

Cela apparaît aussi dans les prophéties concernant la destruction de Jérusalem qui sont mises dans la bouche de Jésus, mais qui ont bien sûr été fabriquées seulement après l'événement.

La guerre juive, qui surprit tellement les adversaires de la nation juive en donnant à voir sa vigueur et le danger qu'elle représentait pour eux, cette éruption furieuse du plus violent désespoir, exacerba au dernier degré l'antagonisme entre le judaïsme et le paganisme, et eut à peu près les mêmes conséquences que celles qu'eurent au dix-neuvième siècle les journées de juin 48 et la Commune de Paris sur la haine de classe entre prolétariat et bourgeoisie. L'abîme séparant le christianisme juif et le christianisme païen en fut creusé encore davantage, et en outre le premier en perdit de plus en plus son assise. La ruine de Jérusalem priva de base le mouvement autonome de classe du prolétariat juif. Tout mouvement de ce type a pour condition d'existence l'indépendance nationale. Après la destruction de Jérusalem, il n'y avait plus de Juifs qu'à l'étranger, au milieu d'ennemis qui les haïssaient et les persécutaient tous, pauvres comme riches, de la même manière, et contre lesquels ils devaient tous être solidaires entre eux. La générosité des possédants envers leurs compatriotes dans la misère s'éleva pour cette raison à un niveau très élevé, la solidarité nationale l'emportait bien souvent sur l'antagonisme de classe. Cela fit perdre peu à peu au christianisme juif sa force propagandiste. Le christianisme devint dès lors et de plus en plus un christianisme exclusivement païen, de parti enchâssé dans le judaïsme, il devint un parti extra-judaïque, voir un parti opposé au judaïsme. Mentalité chrétienne et mentalité anti-juive devinrent de plus en plus des concepts synonymes.

Mais la ruine de l’État juif sapait aussi la raison d'être de l'espérance messianique nationale juive. Elle se survécut encore quelques dizaines d'années en déclenchant des convulsions d'agonie, mais l'anéantissement de la capitale juive avait porté un coup mortel à son rôle d'élément déterminant de l'évolution politique et sociale.

Cela ne touchait cependant pas le messianisme des chrétiens païens, qui s'était détaché de la nationalité juive et n'était pas atteint par le sort qui la frappait. La vitalité de l'idée messianique ne subsistait plus que dans la figure du Messie crucifié, dans la figure du Messie non-juif, traduit en grec, la figure du Christ.

Bien plus, les chrétiens réussirent à carrément transformer l'événement effroyable qui signifiait la faillite de l'espérance messianique juive en un triomphe de leur Christ. Jérusalem apparaissait désormais comme l'ennemie du Christ, sa destruction comme la vengeance du Christ sur le judaïsme, comme la terrible preuve de sa force victorieuse.

Voici ce que dit Luc de l'entrée de Jésus à Jérusalem :

« Lorsque Jésus fut près de Jérusalem, voyant la ville, il pleura sur elle, en disant : si seulement toi aussi, tu avais reconnu en ce jour ce qui est bon pour que tu connaisses la paix ! Mais maintenant cela est resté caché à tes yeux. Car il viendra pour toi des jours où tes ennemis creuseront des fossés autour de toi, t’encercleront et te presseront de tous côtés. Ils t’anéantiront, toi et tes enfants qui sont chez toi, et ils ne laisseront pas pierre sur pierre, parce que tu n’as pas reconnu le moment où Dieu te visitait. » (Luc 19, 41 sq.)

Et tout de suite après, Jésus déclare de nouveau que les jours de la destruction de Jérusalem, qui apporteront l'anéantissement même aux femmes enceintes et aux femmes qui allaitent, seront des « jours de vengeance » (ἐκδικήσεως). (Luc 21, 22)

Les massacres de septembre de la révolution française, qui ne visaient pas, eux, à se venger sur des nourrissons, mais à se défendre d'un ennemi cruel, paraissent bien cléments en comparaison du tribunal du bon pasteur.

Mais la destruction de Jérusalem eut encore d'autres conséquences pour la pensée chrétienne. Nous avons déjà indiqué comment le christianisme, qui jusqu'alors, avait été adepte de la violence, se mit désormais à devenir pacifique. Ce n'est que chez les Juifs qu'il y avait encore eu une démocratie vigoureuse au début de l'ère impériale. Les autres nations de l'empire étaient déjà mises hors de combat et la lâcheté y régnait, chez les prolétaires comme chez les autres. La destruction de Jérusalem mit à terre le dernier havre d'énergie populaire de l'empire. Aucune rébellion ne pouvait plus envisager de gagner. Et le christianisme devenait de plus en plus un christianisme des seuls païens. Il devint soumis, voire servile.

Or les maîtres du monde étaient les Romains. C'était auprès d'eux qu'il convenait de se faire bien voir. Alors que les premiers chrétiens avaient été des patriotes juifs et des ennemis de toute domination étrangère et de toute exploitation, les chrétiens païens joignirent à la haine des Juifs la vénération de ce qui était romain et des autorités impériales. Cela se retrouve dans les évangiles. On connaît le récit qui parle des provocateurs que les « docteurs et les grands-prêtres » envoyèrent auprès de Jésus pour lui faire prononcer des paroles de haute trahison :

« Ils se mirent alors à épier ses faits et gestes et envoyèrent des mouchards (ἐγκαϑέτους) qui devaient jouer le rôle d’hommes justes (autrement dit de compagnons de Jésus) pour prendre sa parole en défaut, afin de le livrer à l’autorité et au pouvoir du gouverneur. Ceux-ci l’interrogèrent en disant : Maître, nous savons que ce que tu dis et ce que tu enseignes est vrai, tu es impartial et tu enseignes le chemin de Dieu selon la vérité. Nous est-il permis, oui ou non, de payer l’impôt à l’empereur ? Mais Jésus, percevant leur fourberie, leur dit : Montrez-moi un denier. De qui porte-t-il l’effigie et le nom gravé ? – De l'empereur, répondirent-ils. Et lui leur dit : Alors donnez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » (Luc 20, 20 sq.)

Voilà Jésus développant une bien curieuse théorie de la monnaie et de l'impôt : la monnaie appartient à celui dont elle porte l'effigie et le nom. Donc, on ne fait que rendre son argent à l'empereur quand on paie l'impôt.

Le même esprit souffle dans les écrits des pionniers de la propagande des chrétiens païens. C'est ainsi qu'on lit dans la lettre de Paul aux Romains (13, 1) :

« Que chacun soit soumis aux autorités supérieures, car il n’y a pas d’autorité qui n’émane de Dieu. Là où elle existe, elle vient de Dieu. Se dresser contre les autorités, c'est se rebeller contre l’ordre des choses établi par Dieu, les factieux seront voués à la damnation. … Ce n’est pas pour rien que l’autorité détient le glaive, elle est l'auxiliaire de Dieu : elle venge et elle juge celui qui fait le mal. C’est pourquoi il est impératif de se soumettre, pas seulement par crainte du châtiment, mais aussi pour obéir à sa conscience. Voilà la raison pour laquelle vous devez payer l'impôt, car ce sont des ministres de Dieu qui sont employés pour les percevoir. Donnez à chacun ce qui lui est dû : à celui-ci l’impôt, à un autre la taxe, à celui-ci le respect, à un autre l’honneur. »

A quelle distance sommes-nous déjà du Jésus qui invitait ses disciples à acheter des épées, et prêchait la haine des riches et des puissants. A quelle distance du christianisme qui, dans l'Apocalypse de Jean, maudissait furieusement Rome et les rois qui lui étaient alliés : « Babylone la Grande (Rome) ! La voilà devenue tanière de démons, antre de tous les esprits impurs, repaire de tous les oiseaux impurs et répugnants ! Car toutes les nations ont bu du vin déchaîné de sa prostitution ; les rois de la terre se sont prostitués avec elle, et les marchands de la terre se sont enrichis de son luxe insolent. … Alors, ils pleureront et se lamenteront sur elle, les rois de la terre qui se sont prostitués avec elle et qui ont partagé son luxe » etc. (18, 2 sq.)

La tonalité fondamentale des Actes des Apôtres, c'est l'accent mis sur l'hostilité du judaïsme envers l'enseignement du Messie crucifié et la mise en valeur d'un prétendu accueil favorable que lui font les Romains. Ce que le christianisme, ou bien souhaitait, ou bien s'imaginait, après la chute de Jérusalem, est présenté comme un fait objectif. A Jérusalem, si l'on en croit les Actes des Apôtres, la propagande chrétienne ne cesse d'être opprimée par les Juifs, les Juifs persécutent et lapident les chrétiens tant qu'ils peuvent, alors que les autorités romaines les protègent. Nous avons vu qu'on rapporte que Paul aurait été sévèrement menacé à Jérusalem, alors qu'il aurait eu toute liberté de parler à Rome. Rome terre de liberté, Jérusalem ville d'oppression et de violence !

La haine des Juifs et les flatteries en direction des Romains s'expriment de la façon la plus frappante dans le récit de la Passion, l'histoire des sévices infligés au Christ et de sa mort. On peut voir nettement dans ce texte comment le contenu initial a été changé en son contraire sous l'influence des nouvelles tendances.

Étant donné que la Passion constitue la partie la plus importante de l'exposé historique des évangiles, la seule où l'on puisse véritablement parler d'écriture historique, et qu'elle met nettement en lumière la façon qu'avait le christianisme primitif d'écrire l'histoire, nous allons encore y revenir en détail.

 

Archives K. Kautsky Archives Internet des marxistes
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin