1908

Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013

Karl Kautsky

Karl Kautsky

Les origines du christianisme

IVème partie. Les débuts du christianisme.
1. La communauté chrétienne primitive

a. Une communauté de prolétaires

1908

Nous avons vu que le zélotisme purement nationaliste-démocratique ne satisfaisait pas tous les éléments prolétariens de Jérusalem. Mais il n'était pas non plus du goût de tout le monde de fuir la grande ville pour aller s'installer à la campagne comme le faisaient les Esséniens. En cela, cette époque n'était pas différente de la nôtre, l'exode rural se pratiquait aisément, mais pas du tout le mouvement en sens inverse, de la ville à la campagne. Le prolétaire habitué à la vie d'une grande ville était perdu à la campagne. Un riche pouvait certes voir dans sa villa de campagne un lieu qui le changeait agréablement de l'agitation urbaine, mais pour le prolétaire, le retour à la campagne signifiait se mettre à des travaux agricoles pénibles auxquels il n'entendait rien et qui dépassaient ses forces.

La masse des prolétaires préférait donc, à Jérusalem comme dans les autres grands centres, rester à la ville. Ce que l'essénisme leur proposait ne répondait pas à leurs besoins, surtout pas pour ceux d'entre eux qui étaient de purs lumpenprolétaires et s'étaient accoutumés à une vie de parasites sociaux.

A côté des zélotes et des esséniens se constitua donc, de ce fait, une troisième tendance prolétarienne qui unissait les deux précédentes et prit forme dans la communauté messianique.

Il est admis de tous que la communauté chrétienne était à l'origine composée presque exclusivement d'éléments prolétariens, qu'elle était une organisation prolétarienne. Et cela resta vrai encore longtemps après les tout premiers temps.

Dans sa première épître aux Corinthiens, Paul souligne que ni la culture, ni la propriété ne sont représentées dans la communauté :

« Mes frères, regardez les métiers que vous exercez, parmi vous, il n’y a pas beaucoup de sages selon la chair, ni de gens puissants ou de haute naissance. Au contraire, ce qui passe pour être dépourvu de jugement aux yeux le monde, voilà ce que Dieu a choisi, pour couvrir de confusion les sages ; ce qu’il y a de faible aux yeux du monde, voilà ce que Dieu a choisi, pour couvrir de confusion ce qui est fort ; et ce que le monde tient pour issu d'une origine obscure et est méprisé, voilà ce que Dieu a choisi. » 115

On trouve une bonne description du caractère prolétarien de la communauté chrétienne primitive dans l'ouvrage déjà plusieurs fois cité de Friedländer sur « L'histoire des mœurs romaines » :

« Si nombreuses qu'aient été les causes qui agissaient en faveur de la propagation de l’Évangile, il n'a manifestement trouvé, dans les couches supérieures de la société, et jusqu'au milieu ou la fin du deuxième siècle, que quelques partisans isolés. Ce n'était pas seulement la culture philosophique, ainsi que celle intimement liée à la croyance aux dieux qui constituaient le plus gros obstacle, c'était que la confession chrétienne débouchait sur les conflits les plus redoutables avec l'ordre existant ; et enfin, dans les milieux qui avaient honneurs, puissance et richesses, se détacher des intérêts de ce bas-monde n'était pas chose aisée. Les pauvres et les gens de basse condition, dit Laetantius, adhérent plus facilement à la foi que les riches ; il aura sans aucun doute bien souvent existé chez ces derniers une hostilité certaine aux tendances socialistes du christianisme. Dans les couches inférieures de la société, en revanche, et favorisé par la dispersion des Juifs, le christianisme s'est assurément propagé à un rythme très rapide, notamment à Rome même ; en 64, le nombre des chrétiens y était déjà très important. »

Mais cette expansion restait limitée à certaines localités.

« D'après les documents dont nous disposons, - mais le hasard seul a fait qu'ils nous soient parvenus – il est établi que jusqu'en l'an 98, il y avait des communautés chrétiennes dans environ 42 localités, en 180, dans environ 74 ; en 325, dans plus de 550.

« Dans l'empire romain, non seulement les chrétiens étaient encore au troisième siècle une petite minorité, mais cette minorité se recrutait, au moins jusqu'aux premières années de ce siècle, exclusivement dans les plus basses couches de la société. Les païens se moquaient d'eux en disant qu'ils n'arrivaient à convertir que les esprits les plus simples et les esclaves, les femmes et les enfants, que c'étaient des gens incultes, grossiers et rustauds, que leurs communautés étaient composées principalement de gens de basse condition, d'artisans et de vieilles femmes. Les chrétiens ne le niaient pas. Ce n'est pas au lycée et à l'académie, dit Jérôme, mais dans le bas peuple (de vili plebecula) que s'est rassemblée la communauté du Christ. Des témoignages explicites d'écrivains chrétiens confirment que, même jusqu'au milieu du troisième siècle, la nouvelle croyance ne comptait que quelques adeptes isolés dans les classes supérieures. Eusèbe de Césarée dit que la tranquillité dont jouit l’Église sous Commode (180 à 192) avait puissamment contribué à son développement, 'de telle sorte que plusieurs personnages éminents par leur fortune et leur naissance s'étaient même convertis au Salut avec toute leur maisonnée et leur lignée'. Sous Alexandre Sévère (222 à 235), Origène dit qu'on voit aussi présentement des riches et un certain de nombre de dignitaires ainsi que des femmes de grande fortune et bien nées accueillir les messagers chrétiens du Verbe : des succès, donc, dont le christianisme n'avait auparavant pas l'occasion de se vanter. … A partir de l'époque de Commode, la propagation du christianisme dans les classes élevées est donc expressément attestée, et de multiples manières, alors qu'il manque totalement de témoignages de ce type pour la période précédente. … Les seules personnes de la haute société de l'époque antérieure à Commode dont on a admis avec un haut degré de probabilité la conversion au christianisme, sont le consul Flavius Clemens, exécuté en 95, et son épouse – ou sa sœur – Flavia Domitille, exilée dans l'île de Pontia. » 116

Si nous sommes si mal renseignés sur les débuts du christianisme, c'est essentiellement en raison de son caractère prolétarien. Ses premiers partisans étaient peut-être des orateurs hors pair, mais ils ne savaient manier ni la lecture, ni l'écriture. C'étaient des savoir-faire dont la masse du peuple était encore plus éloignée que ce n'est le cas de nos jours. Pendant toute une série de générations, la doctrine chrétienne et l'histoire de la communauté restèrent limitées à des retransmissions orales, retransmissions opérées par des gens enfiévrés et incroyablement crédules, retransmissions d'événements auxquels n'avait participé qu'un tout petit cercle, dans la mesure où ils s'étaient réellement produits, et qui donc ne pouvaient être vérifiés par la masse de la population, et notamment par ses éléments critiques et dépourvus de parti pris. C'est seulement quand le christianisme eut gagné des personnes plus cultivées et d'un rang social plus élevé que commença la mise au point écrite de ses traditions, mais là encore, le but n'était pas d'en écrire l'histoire, mais de poursuivre des objectifs polémiques, de défendre certaines conceptions et certaines exigences.

Il faut avoir beaucoup de courage ou de parti pris, mais aussi être complètement ignorant des critères de fiabilité historique pour entreprendre de tracer avec assurance le parcours, voire même de reproduire les propos, de certaines personnalités, en se basant sur des documents littéraires produits dans ces conditions et qui fourmillent d'événements totalement impossibles et de contradictions éclatantes. Nous avons déjà montré au début qu'il est impossible de rien dire avec certitude concernant le prétendu fondateur de la communauté chrétienne. Nous pouvons maintenant ajouter, après ce que nous venons d'exposer, qu'il n'est pas non plus indispensable d'en rien savoir d'assuré. Toutes les idées qu'on a l'habitude d'associer au christianisme, que ce soit pour en faire l'éloge ou pour les condamner, nous avons découvert qu'elles étaient le produit, soit, pour partie, de l'évolution du monde romano-hellénique, soit de l'évolution du monde juif. Il n'y a pas une seule idée chrétienne qui imposerait de faire l'hypothèse d'un prophète grandiose ou d'un surhomme, aucune dont la présence ne soit déjà attestée avant Jésus dans la littérature « païenne » ou juive.

Mais autant il importe peu pour notre compréhension historique d'être renseignés ou non sur la personne de Jésus et celle de ses disciples, autant il est important de savoir précisément quel était le caractère de la communauté chrétienne primitive elle-même.

Et heureusement, cela est tout à fait possible. Les paroles et les actes des personnes révérées par les chrétiens comme leurs pionniers et leurs maîtres peuvent bien avoir été embellis par l'imagination ou inventés de toutes pièces, en tout cas, les premiers écrivains chrétiens baignaient dans l'esprit dont étaient imprégnées les communautés chrétiennes dans lesquelles et pour lesquelles ils déployaient leur activité. Ils retranscrivaient des traditions venues de périodes précédentes, qu'ils pouvaient certes modifier dans le détail, mais dont le caractère fondamental était suffisamment assuré pour que toute tentative d'altération manifeste eût soulevé une opposition résolue. Ils pouvaient chercher à atténuer l'esprit qui dominait les débuts de la communauté chrétienne ou à en donner une autre interprétation, mais il leur était impossible de l'escamoter. On peut encore retrouver les traces de tentatives de ce genre, et elles prennent de plus en plus d'audace au fur et à mesure que la communauté chrétienne perd son caractère prolétarien des origines et accueille des personnalités cultivées, fortunées et renommées. Mais ce sont précisément ces tentatives qui permettent de voir avec netteté ce qu'était le caractère des origines.

Ce que nous apprenons en utilisant cette méthode se voit confirmé par l'histoire de sectes chrétiennes ultérieures, dont les débuts sont connus et dont l'évolution ultérieure reflète exactement ce que nous savons par ailleurs de la trajectoire de la communauté chrétienne à partir du deuxième siècle. Nous sommes donc en droit de faire l'hypothèse que cette évolution est dictée par une loi, et que les débuts des sectes plus récentes, et que nous connaissons, nous permettent de reconstituer par analogie les débuts, que nous ne connaissons pas, du christianisme. Un tel raisonnement ne constitue naturellement pas, en lui-même, une preuve définitive, mais il peut parfaitement venir en appui à une conception que l'on aura élaborée par d'autres cheminements.

D'un côté comme de l'autre, que ce soit l'analogie avec les sectes plus récentes ou les restes conservés de traditions très anciennes de la vie des chrétiens primitifs, nous voyons à l’œuvre des tendances que le caractère prolétarien de la communauté rendrait à priori hautement probables.

 

Notes de K. Kautsky

115 Première épitre aux Corinthiens, 1, 26 sq.

116 Histoire des mœurs romaines, II., p. 540 à 543.

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