1908

Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013

Karl Kautsky

Karl Kautsky

Les origines du christianisme

IIIème partie. Le judaïsme.
2. Le judaïsme à compter de l'exil

i. Les esséniens

1908

Il convient toutefois que reconnaître qu'au milieu de toute cette désolation et de ces bains de sang qui caractérisent l'histoire de la Judée à l'époque du Christ, émerge un tableau qui évoque la douceur d'une paisible idylle. Il s'agit de l'ordre des Esséniens - ou Esséiens – qui, selon Flavius Josèphe, s'est constitué vers l'an 150 avant J-C et a duré jusqu'à la destruction de Jérusalem. 110 Il disparaît ensuite de l'histoire.

Comme le zélotisme, il était manifestement d'origine prolétarienne, mais de caractère fondamentalement différent. Les zélotes ne se distinguaient pas par un idéal social qui leur fût propre. Ce qui les séparait des pharisiens, ce n'était pas le but, mais les moyens à mettre en œuvre, l'intransigeance et la violence avec lesquelles ils essayaient d'y parvenir. Une fois le but atteint, Jérusalem se substituant à Rome pour gouverner le monde, toutes les richesses accaparées par les Romains revenant à la communauté juive, aucune classe ne serait plus d'aucune manière dans le besoin. Le nationalisme semblait donc rendre le socialisme superflu, même pour les prolétaires. Le caractère prolétarien ne se manifestait chez les zélotes que dans l'énergie et le fanatisme de leur patriotisme.

Mais il y avait des prolétaires qui n'avaient pas envie d'attendre le moment où le Messie fonderait la nouvelle Jérusalem maîtresse du monde. Un certain nombre d'entre eux cherchaient une amélioration immédiate de leur situation, et comme la politique ne semblait pas pouvoir y remédier rapidement, ils entreprirent de s'organiser économiquement.

C'est une hypothèse vraisemblable pour expliquer le phénomène de l'essénisme. La tradition ne nous a rien retransmis à ce sujet.

Mais ce qui est assuré, c'est la nature de l'essénisme, à savoir un communisme explicite. Étant 4000 à l'époque de Flavius Josèphe, ils habitaient ensemble dans des maisons communautaires situées dans divers villages et villes rurales de Judée.

« Ils y habitent ensemble », dit Philon, « organisés en corporations, amicales, confréries de table (κατα εταιρίας και συσσίτια ποιούμενοι), et occupés régulièrement à des travaux pour la communauté.

« Aucun d'entre eux ne veut rien posséder à lui, ni maison, ni esclave, ni terrain, ni troupeaux, ni rien de ce qui, d'une manière ou d'une autre, procure de la richesse. En mettant au contraire tout en commun, ils en tirent tous ensemble le bénéfice.

« L'argent qu'ils gagnent en exerçant divers métiers est reversé à un gérant qu'ils ont élu. Celui-ci l'utilise pour acheter ce qui est nécessaire, et fournit une nourriture copieuse et tout ce dont on a besoin pour vivre. »

On peut en déduire que chacun produisait pour soi ou travaillait pour un salaire.

Voici la description que Flavius Josèphe fait de leur mode de vie :

« Ensuite (après la prière du matin), ils sont libérés par leurs responsables, et chacun va à son travail, celui qu'il a appris, et quand ils ont bien travaillé jusqu'à la cinquième heure (depuis le lever du soleil, donc jusqu'à 11 heures), ils se rassemblent à un endroit donné, se ceignent de toiles de lin et se lavent le corps à l'eau froide. Après ces ablutions, ils se rendent à leur salle de restauration, qui n'est ouverte qu'à ceux qui font partie de leur secte. Ils arrivent donc aussi propres et purs que s'ils venaient dans un temple. Après qu'ils se sont assis en silence, le boulanger arrive et sert à chacun son pain, et le cuisinier pose de même devant chacun le plat servi dans un bol, et alors arrive le prêtre, qui bénit le repas. Et il est interdit d'avaler quoi que ce soit avant d'avoir prié. Le déjeuner une fois pris, ils disent de la même manière la prière d'action de grâces et louent donc Dieu au début et à la fin du repas comme celui qui dispense toute nourriture. Ensuite, ils se défont de nouveau de leurs habits qui sont comme un vêtement sacré, et retournent à leur travail jusqu'au soir. Le dîner se passe comme le déjeuner, et s'il y a des invités (qui sont de toute façon des membres de la communauté qui viennent de l'extérieur, puisque les étrangers n'étaient pas admis dans la salle. K.), ils les font asseoir à table avec eux. Pas de cris, pas d'agitation qui profanent la maison, et quand ils parlent, ils ne parlent pas tous à la fois, chacun parle à son tour, de sorte que pour les gens qui sont dehors, le calme qui y règne apparaît comme un mystère imposant le respect. La cause de leur placidité est leur modération en tout, ils ne mangent et ne boivent que ce qui est nécessaire à l'entretien de la vie.

« En général, ils ne font aucun travail sans que leurs responsables ne les en aient chargés, mais ils sont autorisés à pratiquer la pitié et la solidarité selon leur bon vouloir. Chacun peut aider ceux qui ont besoin de secours et le méritent, également apporter de la nourriture aux pauvres, aussi souvent que la situation l'exige. Mais ils n'ont pas le droit de rien envoyer à leurs amis et aux membres de leur famille sans en avoir informé préalablement leur responsable ou leur gestionnaire. »

Le communisme était, chez eux, poussé aux extrêmes. Il s'étendait jusqu'aux vêtements. Philon dit :

« Non seulement ils mettent la nourriture en commun, mais aussi les vêtements. Ils ont effet des manteaux épais pour l'hiver et des tuniques légères pour l'été, si bien que tous peuvent les utiliser à leur convenance. Car ce que l'un d'entre eux possède appartient à tout le monde, et ce que tous possèdent en commun est la propriété de chacun. »

Ils rejetaient l'esclavage. Ils étaient occupés essentiellement dans les travaux des champs, mais avaient aussi des métiers artisanaux. Seules étaient proscrites la fabrication de marchandises de luxe et celle de matériel de guerre. De même le commerce.

La base de tout ce système communiste était la communauté de consommation, pas la production sociale. Il en est certes question, mais tout aussi bien de travaux qui rapportent individuellement de l'argent, que ce soit un salaire ou le produit de la vente de marchandises. Ce sont des travaux qui se font à l'extérieur de l'organisme communautaire. En revanche, la communauté d'habitation et des repas vaut pour tous les membres de l'association. C'est cela qui les lie avant tout. C'est le communisme du foyer commun. Il implique le renoncement au foyer séparé, à la famille séparée, donc au mariage individuel.

Et effectivement, dans toutes les organisations qui ont comme principe le communisme des objets de consommation, du foyer commun, nous constatons que le couple est source de difficultés et qu'elles cherchent à le dépasser. Il n'y a alors que deux voies praticables – celles situées aux deux extrémités des relations sexuées, et qui paraissent totalement exclusives l'une de l'autre, la plus grande chasteté et la plus grande « débauche ». Et pourtant, ces deux modalités sont l'une comme l'autre des conséquences logiques de ce type d'organisations communistes. Depuis les esséniens jusqu'aux colonies communistes sectaires des Etats-Unis en passant par toutes les sectes communistes chrétiennes, on peut observer que toutes sont défavorables au mariage, mais peuvent pencher aussi bien du côté de l'appartenance commune des femmes que du côté d'un strict célibat.

Il serait inimaginable que ce soient de simples considérations idéologiques qui aient conduit à ce communisme et à sa superstructure intellectuelle. Il n'est pas difficile de l'expliquer par les conditions économiques qui lui ont donné naissance.

La majorité des esséniens rejetait tout contact physique avec une femme.

« Ils méprisent le mariage, mais ils adoptent les enfants des autres quand ils sont encore jeunes et susceptibles de recevoir une éducation, ils les traitent comme leurs propres enfants et leur enseignent leurs mœurs et leurs usages. Non pas qu'ils veuillent supprimer ou interdire le mariage et la reproduction entre êtres humains. Mais ils disent qu'il faut toujours se garder de la lubricité des femmes, étant donné qu'aucune ne peut se satisfaire d'un seul homme. »

C'est ce que dit Flavius Josèphe dans le 8ème chapitre de 2ème livre de son Histoire de la Guerre des Juifs, auquel nous avons emprunté les citations précédentes concernant les esséniens. Dans le 18ème livre de ses Antiquités Juives, 1er chapitre, il revient sur ce sujet :

« Ils ne prennent pas de femmes et n'ont pas d'esclaves. Pour eux, c'est une injustice en ce qui concerne le deuxième point, quant au premier, ce serait une source de discorde. »

Dans les deux passages, il n'évoque comme raison de cette hostilité au mariage que des considérations pratiques, pas une aspiration ascétique. Flavius Josèphe connaissait les esséniens pour les avoir pratiqués. Il avait successivement fréquenté les sadducéens, les esséniens et les pharisiens, et était finalement resté chez ces derniers.

Il est donc le mieux placé pour nous dire les raisons avancées par les esséniens pour justifier leur hostilité aux femmes. Ce qui ne veut pas dire que ces considérations en sont le fondement en dernier ressort. Il faut toujours faire la distinction entre les arguments que quelqu'un avance pour justifier ce qu'il fait et les motifs psychologiques qui en sont la cause réelle. Il n'y a que très peu de gens qui aient une claire conscience de ces motifs. Mais nos historiens aiment à prendre les arguments que la tradition leur transmet pour les motifs réels des actes et des situations historiques. Ils rejettent la recherche des motifs réels en l'accusant d'être une « construction » arbitraire, autrement dit, ils exigent que notre savoir historique ne dépasse jamais le point de vue qu'il avait acquis à l'époque d'où proviennent nos sources. L'imposante quantité de données factuelles qui s'est accumulée depuis lors et nous permet de séparer ce qui est essentiel et typique dans les phénomènes historiques les plus divers, de ce qui est secondaire et contingent, et de découvrir les motifs réels qui ont animé les gens à l'arrière-plan de ce qu'ils ont cru être les leurs – tout cela ne devrait pas exister pour nous !

Pour qui connaît l'histoire du communisme, il est évident que ce n'est pas la nature féminine, mais celle du foyer communiste, qui suscitait l'aversion des esséniens pour le mariage. Là où beaucoup d'individus des deux sexes vivaient ensemble dans un foyer commun, la tentation de l'adultère et des querelles conjugales nées de la jalousie était trop forte. Si l'on voulait préserver ce type de communauté, il fallait renoncer, soit à la cohabitation des hommes et des femmes, soit au couple monogame.

La première option ne fut pas celle choisie par tous les esséniens. Voici un passage du huitième chapitre du deuxième livre de Flavius Josèphe sur la guerre juive :

« Il existe encore une autre variété d'esséniens, qui s'accordent avec les précédents pour tout ce qui concerne le mode de vie, les mœurs et les règles, et ne différent d'eux que pour la question du mariage. Ils disent en effet que ceux qui s'abstiennent de l'union charnelle priveraient la vie de sa fonction la plus importante (μέρος), la reproduction de l'espèce ne manquerait pas de décliner et le genre humain de disparaître, si tout le monde pensait comme eux. Eux ont coutume de mettre à l'essai (δοκιμάξοντες) leurs épouses pendant trois ans. Si, après trois purifications, elles ont montré qu'elles étaient aptes à mettre des enfants au monde, ils les épousent. Dès que l'une d'entre elles est enceinte, l'homme ne couche plus avec elle. Par là, ils entendent signifier qu'ils consentent à se marier, non pour les plaisirs charnels, mais seulement pour élever et éduquer des enfants. »

Le passage n'est pas très clair. Mais il dit en tout cas que ces mariages étaient très différents des mariages ordinaires. La « mise à l'essai » des femmes ne paraît cependant pouvoir être imaginée que dans le cadre d'une sorte d'appartenance commune des femmes.

Dans la superstructure idéologique qui s'élevait sur ces soubassements sociaux, une idée mérite d'être particulièrement relevée, celle que la volonté n'est pas libre, une assertion propre aux esséniens, et opposée aux sadducéens, qui enseignaient, eux, le libre-arbitre, et aux pharisiens, qui occupaient une position médiane.

« Si les pharisiens disent que c'est le destin qui régit tout ce qui arrive, ils n'infirment pas pour autant la libre volonté des hommes, ils disent au contraire qu'il a plu à Dieu de combiner pour ainsi dire la volonté du destin et celle des hommes qui veulent faire le bien ou le mal. » 111

« Les esséniens, par contre, attribuent tout au destin. Ils pensent qu'il ne peut rien arriver aux hommes qui ne soit déterminé par le destin. Les sadducéens ne veulent pas entendre parler du destin. Ils disent qu'il n'existe pas et qu'il ne détermine pas les destinées humaines. Ils attribuent tout au libre-arbitre, de sorte que le bien qui échoue à quelqu'un n'est dû qu'à lui, et qu'en retour il doit rendre sa propre folie responsable de ce qui lui arrive de malencontreux. » 112

Ces différences de conception ont l'air de provenir de la pensée pure. Mais nous savons déjà que chacune de ces deux tendances est représentative d'une classe différente. Et si nous examinons le cours de l'histoire, nous trouverons que, très souvent, les classes dominantes tendent à admettre le libre-arbitre, et plus souvent encore, que les classes opprimées penchent pour l'idée de l'absence de libre volonté.

Et c'est aisément compréhensible. Les classes dominantes se sentent libres de faire ou de ne pas faire, selon leur choix.Cela ne provient pas seulement de la puissance de leur position, mais aussi du nombre réduit de ceux qui en font partie. Il n'y a de lois que là où il y a des grands nombres, là où les déviations par rapport à la normale s'annulent réciproquement. Plus le nombre des individus observés est réduit, plus ce qui est personnel, accidentel, l'emporte sur ce qui est général et typique. Par exemple sur la personne d'un monarque, il semble ne plus y avoir rien du tout de cela.

Les dominants en viennent ainsi facilement à se croire au-dessus des influences de la société qui, tant qu'elles ne sont pas reconnues pour ce qu'elles sont, apparaissent aux yeux des hommes comme une puissance mystérieuse, comme un destin, comme le fatum. Mais les classes dominantes se sentent aussi poussées à attribuer ce libre-arbitre à tous, pas seulement à elles-mêmes, mais aussi aux dominés. La misère de l'exploité leur apparaît comme étant de sa faute, le moindre délit dont il se rend coupable comme un méfait scandaleux provenant d'un plaisir personnel à faire le mal et exigeant un châtiment sévère.

L'hypothèse du libre-arbitre est une commodité pour les classes dominantes, qui peuvent ainsi remplir leurs fonctions judiciaires et répressives à l'encontre des classes opprimées avec l'indignation et le sentiment de supériorité morale nécessaires pour y puiser un surcroît d'énergie à les assurer.

La masse des pauvres et des opprimés, en revanche, ne fait pas un pas sans sentir qu'ils sont esclaves des rapports existants, esclaves d'un destin dont les décrets leur paraissent incompréhensibles, mais qui, de toute façon, est plus puissant qu'eux. Ils éprouvent physiquement la dérision inhérente aux exhortations des nantis qui proclament que chacun est l'artisan de son propre bonheur. Ils s'efforcent vainement de se soustraire à la condition qui les écrase, ils sentent en permanence son poids qui leur pèse sur les épaules. Et leur multitude leur montre que ce n'est pas seulement le sort de quelques isolés, mais que tous, ils portent la même chaîne. Ils voient très précisément que ce n'est pas seulement leur activité et son résultat, que ce sont aussi leur sensibilité et leurs pensées, donc leurs volontés qui sont tributaires de leur condition.

Il peut paraître étrange que les pharisiens, en conformité certes, avec leur position sociale intermédiaire, aient admis la coexistence du libre-arbitre et de la nécessité. Mais presque deux mille ans après eux, c'est bien ce qu'a fait aussi le grand philosophe Kant.

Nous n'avons pas besoin ici de nous pencher sur les autres éléments de la superstructure idéologique chapeautant l'organisation sociale des esséniens, bien que ce soient eux qui intéressent généralement le plus les historiens. Cela, parce qu'ils leur donnent l'occasion de se livrer à de très savants commentaires sur la filiation de l'essénisme, que ce soit le parsisme, le bouddhisme, le pythagorisme ou autres -ismes.

Cela ne résout pas la question des vraies racines de l'essénisme. Les institutions sociales ne naissent au sein d'un peuple que des besoins réels de celui-ci, pas par simple imitation de modèles extérieurs. On peut certes apprendre de l'étranger ou du passé, mais on n'en prend que ce dont on a besoin, ce qui satisfait une nécessité. Le droit romain, par exemple, ne fut adopté en Allemagne depuis la Renaissance que parce qu'il s'ajustait parfaitement aux besoins de classes montantes et fortes, de l'absolutisme et du monde des marchands. On ne va pas inventer un nouvel outil quand on en a un parfait et tout prêt à portée de main. Mais le fait qu'un outil vienne de l'étranger ne répond pas à la question de savoir pourquoi on a recours à lui, et cela ne peut être expliqué que par les besoins réels présents dans le peuple.

Du reste, toutes les influences que le parsisme, le bouddhisme et le pythagorisme peuvent avoir exercées sur l'essénisme sont de nature douteuse. Nulle part, on ne trouve de document attestant une influence directe d'un de ces éléments sur les esséniens. Les similitudes entre eux peuvent très bien venir de ce qu'ils se sont tous formés dans des conditions assez proches qui ont amené les uns et les autres aux mêmes tentatives de solution.

On pourrait à la rigueur penser à un lien entre les pythagoriciens et les esséniens. Flavius Josèphe dit du reste (Antiquités XV, 10, 4) que le mode de vie des esséniens ressemblait beaucoup à celui des pythagoriciens. Mais on pourrait poser la question : est-ce que ce sont les esséniens qui ont appris des pythagoriciens ou bien est-ce l'inverse ? Certes, l'affirmation de Flavius Josèphe selon laquelle Pythagore aurait fait siennes des conceptions juives en les faisant passer pour siennes, est une forfanterie reposant probablement sur un faux et destinée à magnifier le judaïsme. Nous ne savons en fait pratiquement rien sur Pythagore. Il se passa bien du temps après sa mort avant que commencent à se multiplier des récits le concernant, et ils prolifèrent d'autant plus, deviennent d'autant plus précis, mais aussi plus invraisemblables qu'on s'éloigne de l'époque où il a vécu. Nous avons déjà au début indiqué que le destin de Pythagore a été le même que celui de Jésus. Il devint une figure idéale à laquelle on attribuait tout ce qu'on attendait et exigeait d'un modèle en matière de moralité, mais aussi un faiseur de miracles et un prophète qui accomplissait les choses les plus étonnantes à l'appui de sa mission divine. C'est justement parce qu'on ne savait rien de précis sur lui qu'on pouvait lui attribuer les exploits et les paroles que l'on souhaitait voir et entendre.

La communauté qu'on dit introduite par Pythagore et qui ressemblait beaucoup à la communauté essénienne, avec mise en commun des biens, est probablement d'origine plus récente, peut-être même contemporaine.

Ce pythagorisme est sans doute né à Alexandrie. Les contacts avec le judaïsme sont très vraisemblables, le transfert de conceptions pythagoriciennes en Palestine tout à fait possible. Mais l'inverse l'était tout autant. Enfin, une autre possibilité, tout aussi grande, serait que tous deux aient puisé à la même source : les pratiques en cours en Égypte. L'évolution sociale y était très avancée et avait conduit relativement tôt à des institutions monacales.

Bien avant que ce fût le cas dans d'autres pays de l'empire romain, la vieille culture de l’Égypte, son déclin amorcé déjà depuis longtemps avaient produit une aversion pour les plaisirs des sens et la propriété privée, une aspiration à fuir le monde, et nulle part elle n'était plus facile à réaliser qu'ici, où le désert bordait les centres de la civilisation. Ailleurs, fuir la grande ville, c'était se heurter à la campagne à la propriété privée, et même à la variété la plus oppressive de propriété, celle de la terre. Ou alors il fallait se retirer dans des contrées sauvages, à des lieues et des lieues de la civilisation, que seul un travail acharné pouvait rendre habitables, un travail pour lequel le citadin de la grande ville était le moins armé.

Comme dans tous les déserts, il n'y avait pas de propriété privée dans le désert égyptien. Et en même temps, on pouvait facilement y vivre, le climat n'imposait pas de grandes dépenses en bâtiments, en vêtements, en chauffage pour se prémunir des intempéries. Et il était si proche de la ville que l'ermite pouvait à tout moment avoir ce dont il avait besoin pour vivre, que ce soit par l'intermédiaire d'amis qui le lui apportaient, ou qu'il aille le chercher lui-même en marchant quelques heures seulement.

Pour toutes ces raisons, l’Égypte a commencé très tôt à produire un phénomène d'ermitage monacal. C'est à Alexandrie que naquit le néo-pythagorisme, au quatrième siècle de notre ère, c'est d'Alexandrie que se répandit le système des monastères chrétiens. Mais le judaïsme alexandrin a lui aussi créé un ordre monacal particulier, celui des Thérapeutes.

On a dit trafiqué l'écrit de Philon intitulé « Sur la vie contemplative », mais ce soupçon-là est infondé.

Ils renoncent, dit-il, comme le sage, à leurs possessions, qu'ils partagent entre leur famille et leurs amis, quittent leurs frères, leurs enfants, leurs femmes, leurs parents, leurs amis, la ville de leurs pères, et trouvent leur vraie patrie dans l'association avec leurs pareils. Ces confréries se trouvent en beaucoup d'endroits d’Égypte, et notamment près d'Alexandrie. Là, chacun vit dans une simple cellule, proche de celles des autres, où il passe son temps en pieuses contemplations. Leur nourriture est très frugale, du pain, du sel, et de l'eau. Au sabbat, hommes et femmes se retrouvent dans une salle de cérémonie commune, mais où les sexes sont séparés par une cloison, pour y entendre de pieuses conférences et y chanter des cantiques. Ils rejettent les plaisirs de la chair, le vin et l'esclavage. Mais rien n'est dit sur un éventuel travail. Ils vivaient sans doute des aumônes de leurs amis et protecteurs.

Il est tout à fait possible que des Juifs alexandrins aient importé les conceptions des thérapeutes en Palestine et aient ainsi influencé les esséniens. Et pourtant, il y a une différence fondamentale qui les sépare. Les uns vivent du travail des autres dans une oisiveté contemplative, les esséniens travaillent assidûment et gagnent suffisamment pour non seulement en vivre, mais encore donner aussi de leur superflu à des nécessiteux. Les uns et les autres rejettent la propriété privée. Mais les thérapeutes ne savent que faire des biens de ce monde. Ils trouvent le travail aussi odieux que les plaisirs des sens, ils renoncent aux moyens de production comme aux moyens de consommation et répartissent pour cette raison leurs propriétés entre leur famille et leurs amis. Les esséniens travaillent, ils ont donc besoin de moyens de production ; ils ne partagent donc pas leurs biens entre leurs amis, mais les mettent en commun pour un usage collectif.

Comme ils travaillent, il faut qu'ils restent capables de travailler, et doivent donc se nourrir solidement. Une ascèse rigoureuse est impossible quand on travaille.

La différence entre les thérapeutes et, encore davantage, les néo-pythagoriciens qui, la plupart du temps, ne faisaient que discourir sur l'ascèse, la fuite hors du monde et le renoncement à la propriété, d'un côté, et, de l'autre, les esséniens, est le point marquant de l'opposition entre le judaïsme de la Palestine et le reste du monde civilisé dans l'empire romain à l'époque des débuts du christianisme. L'essénisme recèle cette même énergie que nous avons vue chez les zélotes et qui élève le judaïsme de cette époque tellement au-dessus de la déprime généralisée des autres peuples, qui fuyaient les plaisirs et la tentation parce qu'ils redoutaient d'avoir à se battre. Même les tendances communistes prenaient chez eux une couleur de lâcheté et d'ascèse.

Ce qui rendit possible l'essénisme était la force de caractère du judaïsme. Mais pas seulement elle. D'autres facteurs encore firent que c'est du judaïsme que surgit ce phénomène.

Au dernier siècle avant J-C, on constate de façon générale qu'avec la pauvreté de masse croissent aussi les efforts entrepris par les prolétaires et leurs amis pour remédier à la misère par des mesures d'organisation. Les repas pris en commun, la dernière survivance du communisme primitif, vont constituer le point de départ du nouveau.

Le besoin de solidarité et d’entraide était particulièrement fort chez les Juifs. Les compatriotes se serrent toujours plus les coudes à l'étranger que dans leur pays, et personne ne sentait plus arraché au sol natal, n'avait plus constamment la sensation d'être abandonné dans un environnement étranger, que les Juifs hors de Judée. Les Juifs étaient, pour cela, toujours prêts à se soutenir mutuellement, à un point tel que ce trait frappait les esprits autant que leur propension à se fermer à tout ce qui n'était pas juif. Tacite souligne, d'un même mouvement, et la haine qu'ils portent à tous les autres qu'eux, et la générosité toujours en éveil qu'ils cultivent entre eux. 113

Apparemment, ils tenaient beaucoup à leurs associations et aux repas pris en commun. On ne s'expliquerait pas, autrement, pourquoi César, qui interdit toutes les associations qui ne justifiaient pas d'une tradition ancestrale, autorisa justement celles-là.

« Alors qu'il faisait autrement dépendre d'une autorisation du sénat la fondation de corporations indépendantes dotées d'un patrimoine propre, il permit sans autre procédure la formation, dans l'empire, de coopératives juives organisant des repas collectifs et possédant des biens propres. Etant donné le désir, largement répandu à cette époque précisément, de se retrouver dans les confréries qui suscitaient tant les craintes de l’État et étaient persécutées pour cette raison, cette autorisation délivrée aux associations religieuses juives eut pour conséquence qu'une foule de païens demandèrent leur admission dans la communauté juive, qui les accueillit sans difficultés. » 114

Une association de ce type n'était forcément pas loin de prendre un caractère purement communiste. Mais dans une grande ville, cela ne pouvait guère aller très au-delà de repas collectifs organisés sur la base de ressources communes. Et il y avait peu de choses qui y poussaient. Dans le sud, les vêtements ne jouaient pas un grand rôle chez les prolétaires de cette époque ; ils relevaient plus de l'apparat que de la protection contre les rigueurs météorologiques. Pour dormir, les prolétaires de la grande ville se mettaient en quête d'un coin ou d'un autre. Leurs gagne-pain les dispersaient dans toutes les directions, que ce soit pour mendier ou pour voler, pour colporter ou pour porter des charges ou pour quelque autre activité.

Le repas pris en commun, auquel chacun contribuait et auquel chacun prenait part, qu'il ait été ou non en mesure d'apporter quelque chose, c'était cela qui constituait le lien le plus important qui soudait la communauté, et qui était le moyen le plus important d'assurer l'individu contre les vicissitudes de la vie si vite fatales à celui qui n'a rien.

A la campagne, c'était très différent. Maisonnée et travail y sont réunis. Des repas collectifs supposent un logement commun et une organisation économique commune. Les grandes entreprises agricoles n'avaient rien de rare à l'époque ; ce stade de l'évolution connaît les grandes familles, les communautés domestiques, soit fonctionnant avec des esclaves, soit avec un fonctionnement communiste.

Or, la Palestine était la seule région où le judaïsme avait encore une paysannerie, et celle-ci, comme nous l'avons vu, était en relation constante et étroite avec la grande ville, avec Jérusalem, et son prolétariat. Dans ces conditions, les tendances communistes qui travaillaient le prolétariat juif plus que tout autre prolétariat de cette époque, pénétraient aisément dans les campagnes en prenant les formes caractéristiques de l'essénisme.

La base économique de l'organisation essénienne était l'économie paysanne. « Ils se consacrent entièrement à l'agriculture », dit Flavius Josèphe avec quelque exagération. (Antiquités, XVIII, 1, 5

Mais une organisation de ce type à la campagne ne pouvait se maintenir qu'aussi longtemps qu'elle était tolérée par l’État. Une coopérative de production, notamment à la campagne, ne peut exister comme société secrète.

L'essénisme était pour cette raison lié à l'existence de la liberté juive. La fin de la liberté ne pouvait que signifier sa fin à lui. Il n'y avait pas de place pour lui, comme ligue clandestine, dans une grande ville en-dehors d'une Palestine libre.

Cependant, la grande ville de Jérusalem devait développer une forme d'organisation qui se révéla plus que toute autre capable de s'adapter aux besoins du prolétariat urbain de l'empire tout entier, et en fin de compte plus à même d'intégrer les besoins de l'empire lui-même.

Ce fut elle qui, partant du judaïsme, gagna l'ensemble de l'empire et absorba tous les éléments des nouvelles manières de sentir et de penser que faisaient naître la mutation et la décomposition sociale de cette époque.

C'est cette organisation qu'il nous reste à examiner. C'était la communauté chrétienne.

 

Notes de K. Kautsky

110 Flavius Josèphe écrit « Esséniens », Philon « Esséiens ». Le mot est une transcription en grec du syrien hase (hébreu hasid) = pieux. Le pluriel est, soit hasen, soit hasuia.

111 Flavius Josèphe, Antiquités XVIII, 1, 3.

112 Antiquités, XIII 5,9.

113 Histoires V, 5.

114 O. Holtzmann, La fin de l’État juif et les débuts du christianisme, 1888, p. 460.

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