1908

Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013

Karl Kautsky

Karl Kautsky

Les origines du christianisme

IVème partie. Les débuts du christianisme.
1. La communauté chrétienne primitive

f. La destruction de la famille

1908

Quand le communisme n'est pas un communisme de la production, mais un communisme de la consommation, quand il tend à transformer la communauté en une nouvelle famille, l'existence des liens familiaux traditionnels devient une gêne. Nous l'avons déjà constaté chez les esséniens. Le phénomène se reproduit dans les christianisme. Celui-ci donne à son hostilité à la famille une expression souvent très agressive.

Prenons pas exemple l'évangile attribué à Marc (3, 31 sq.) :

« Alors arrivèrent sa mère (celle de Jésus) et ses frères, ils étaient dehors et le firent appeler, mais une foule était assise en rond autour de lui. Et on lui dit : Vois, ta mère et tes frères sont dehors et te cherchent. Il leur répondit : Que me fait ma mère, que me font mes frères ? Et il fit du regard le tour de ceux qui étaient assis autour de lui, et il dit : Voyez, voici ma mère, voici mes frères. Celui qui fait la volonté de Dieu, celui-là est pour moi frère, sœur, mère. »

Sur ce chapitre, Luc s'exprime aussi avec une particulière brutalité. Voici ce qu'il raconte (9, 59 sq.) :

« Jésus dit à un autre : Suis-moi. Alors, celui-ci dit : Seigneur, permets-moi d'abord d'aller enterrer mon père. Mais lui, lui répondit : Laisse les morts enterrer leurs morts, mais toi, va proclamer le royaume de Dieu. Un autre encore dit : Je veux te suivre, Seigneur. Mais laisse-moi d'abord prendre congé des gens de ma maison. Alors Jésus dit : Quiconque a pris en main la charrue puis regarde en arrière n'est pas fait pour le royaume de Dieu. »

Si ici la plus grande brutalité est exigée vis-à-vis de la famille, dans le passage suivant de l'évangile de Luc, c'est de haine de la famille qu'il faut parler (14, 26) :

« Si quelqu'un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. »

Là encore, Mathieu se comporte en révisionniste opportuniste. Voici comment il reformule la phrase ci-dessus (10, 37) :

« Quiconque aime son père et sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi ; et quiconque préfère son fils ou sa fille, n'est pas digne de moi ! »

La haine de la famille est déjà considérablement atténuée.

La haine de la famille est étroitement liée au refus du mariage, un refus que le christianisme des origines exigeait tout comme l'essénisme. Et il lui ressemble aussi en ce qu'il semble avoir développé les deux formes de l'état hors mariage : la première, le célibat, le renoncement à toute relation conjugale, et la deuxième, les relations sexuelles sans règle contraignante qu'on appelle aussi « communauté des femmes ».

Il y a un passage remarquable dans « La Cité du Soleil » de Campanella. Un critique y affirme :

« Le Romain saint Clément dit que si l'on se conforme aux institutions apostoliques, les épouses doivent elles aussi être mises en commun, et il fait l'éloge de Platon et de Socrate pour avoir dit qu'il devait en être ainsi. Mais les commentaires entendent par là le devoir d'obéissance à tous, pas seulement que leur couche est partagée par tous. Et Tertullien confirme le commentaire et dit que les premiers chrétiens avaient tout en commun, sauf les femmes, mais qu'elles l'auraient été également en ce qui concerne le devoir d'obéissance. »

Cette communauté « d'obéissance » rappelle fortement la félicité des pauvres « en esprit ».

Un passage de la « Doctrine des douze apôtres », un des plus anciens textes du christianisme, et qui permet de voir comment il était organisé au deuxième siècle, laisse entrevoir un mode particulier de relations entre les sexes. On y lit (XI, 11) :

« Tout prophète éprouvé, véridique, agissant en vue du mystère terrestre de l’Église, mais n'enseignant pas aux autres à faire tout ce qu'il fait lui-même, ne sera pas jugé parmi vous, car c'est à Dieu qu'il appartient de le juger; les anciens prophètes (chrétiens) ont également fait des choses semblables. »

Harnack commente ces propos obscurs en disant que le « mystère terrestre de l’Église » est le mariage. Le but serait, selon lui, de désamorcer la méfiance des communautés vis-à-vis de prophètes qui auraient d'étranges pratiques conjugales. Harnack émet l'hypothèse qu'il s'agirait de gens qui vivraient en eunuques dans le mariage ou pour qui leurs femmes seraient comme des sœurs. Est-ce qu'une abstinence de ce type aurait pu vraiment choquer ? Il est difficile de l'admettre. Ce serait tout autre chose si ces prophètes s'étaient certes abstenus de prêcher des relations sexuelles hors mariage, mais les avaient pratiquées « à l'exemple des anciens prophètes », donc des premiers prédicateurs du christianisme.

Harnack lui-même cite, à titre « d'illustration pertinente du comportement concernant le mystère terrestre de l’Église » le passage suivant de l'épître sur la virginité faussement attribuée à Clément (I, 10) :

« Bien des dévergondés vivent avec des vierges sous prétexte de piété et se mettent ainsi en danger, ou bien ils vagabondent seuls avec elles sur des chemins et dans des contrées désertes, sur des routes pleines de périls et de scandales, de pièges et de traquenards. … D'autres encore mangent et boivent avec elles, allongés à table, avec des vierges et des femmes sanctifiées (sacratis), en se laissant aller à une débauche de nourriture et à beaucoup de turpitudes ; ce genre de choses ne devait pas se produire entre croyants et surtout pas chez ceux qui ont choisi l'état virginal. »

Dans la première épître de Paul aux Corinthiens, les apôtres, qui ont fait vœu de célibat, s'estiment en droit de parcourir librement le monde en compagnie de compagnes chrétiennes. Paul s'écrie :

« Ne suis-je pas libre ? … N'ai-je pas le droit d'emmener avec moi une compagne (αδελφήν) qui me tienne lieu de femme (γυναικα) 126 , comme l'ont fait eux-même les autres apôtres et les frères du Seigneur et Kephas (Pierre) ? » 127

Immédiatement avant, pourtant, Paul déconseille le mariage.

Cette errance de l'apôtre en compagnie d'une jeune femme joue un grand rôle dans les « Actes de Saint-Paul », un roman dont, selon Tertullien, un prêtre (presbyter) d'Asie Mineure du deuxième siècle avoua avoir tout inventé. Pourtant, ces Actes « ont longtemps été un livre d'instruction morale populaire » 128 , le signe que les faits qui y sont relatés ne paraissaient à beaucoup de pieux chrétiens nullement choquants, mais bien plutôt très édifiants. Les pages les plus marquantes en sont celles sur « la jolie légende de Thékla … qui nous livre un excellent tableau de l'état d'esprit de la chrétienté du deuxième siècle ». 129

Cette légende raconte comment Thékla, fiancée à un jeune homme de la bonne société d'Ikarium, entendit Paul parler et fut aussitôt prise d'enthousiasme. A cette occasion, nous avons une description de l'aspect physique de Paul : petite taille, chauve, les jambes torses, les genoux proéminents, de grands yeux, des sourcils qui se rejoignent, un nez oblong, plein de charme, ressemblant tantôt à un homme, tantôt à un ange. Nous n'apprenons malheureusement pas lequel de ces traits lui donne l'aspect d'un ange.

Bref, le pouvoir envoûtant de ses paroles produit une profonde impression sur Thékla, et elle se sépare de son fiancé. Celui-ci porte plainte contre Paul auprès du gouverneur en l'accusant de manipuler les femmes et les vierges pour qu'elles se détournent du mariage, Paul est jeté en prison., mais Thékla réussit à y pénétrer et est trouvée près de lui dans son cachot. Le gouverneur condamne alors Paul à être expulsé de la ville, et Thékla au bûcher. Elle est sauvée par un miracle, le bûcher en flammes est éteint par une pluie d'orage qui s'abat aussi sur les spectateurs et les disperse.

Thékla est libre et va rejoindre Paul qu'elle retrouve sur la route. Il la prend par la main et se dirige avec elle vers Antioche. Ils rencontrent là un homme de condition élevée qui s'éprend aussitôt de Thékla et veut la prendre à Paul en échange d'une généreuse indemnité. Paul répond qu'elle ne lui appartient pas et qu'il ne la connaît pas, une réponse bien pusillanime dans la bouche d'un confesseur de la foi plein de superbe. Thékla met d'autant plus d'énergie à se défendre des assauts de l'aristocrate débauché qui veut s'emparer d'elle par la force. En guise de châtiment, elle est jetée aux bêtes sauvages dans le cirque, mais celles-ci ne lui font rien, si bien qu'elle redevient libre. Elle revêt alors des habits masculins, se coupe les cheveux et reprend la route à la suite de Paul qui lui donne pour mission d'enseigner la parole de Dieu, et lui donne probablement aussi le droit de baptiser, à en juger d'après une remarque de Tertullien.

La version originale du récit contenait manifestement bien des éléments qui étaient choquants pour l’Église de la période suivante. « Mais comme on trouvait par ailleurs dans ce texte bien des choses plaisantes et propres à l'édification des fidèles, l’Église s'en tira en le remaniant, en éliminant ce qui était le plus critique sans pour autant en gommer le caractère originel. » (Pfleiderer, op. cit., p. 179). Mais en dépit de tout ce qui a ainsi été perdu, les indications qui se sont conservées suffisent à attester l'existence de rapports très spéciaux entre les sexes, très déviants par rapports aux règles traditionnelles, et qui choquaient au point que les apôtres étaient contraints de les défendre énergiquement. Un type de rapports que l’Église des temps qui suivirent, tenue de rendre des comptes, s'efforça de camoufler autant qu'elle le pouvait.

Si on met de côté les ascètes fanatiques, il est clair que le célibat pousse aux relations extra-conjugales, il n'est pas nécessaire de développer plus amplement ce point.

L'idée, entretenue par les chrétiens, que le mariage disparaîtrait dans la société future dont la résurrection devait constituer le point de départ, est attestée par le passage suivant, où Jésus est amené à aborder la délicate question de savoir à qui appartiendrait une femme qui aurait eu sept époux consécutifs :

« Et Jésus leur répondit: Les enfants de ce siècle (αιωνος) prennent des femmes et des maris; mais ceux qui seront trouvés dignes d'avoir part au siècle à venir et à la résurrection des morts ne prendront ni femmes ni maris. Car ils ne pourront plus mourir, parce qu'ils seront semblables aux anges, et qu'ils seront fils de Dieu, étant fils de la résurrection ». (Luc 20, 34 à 36).

Il ne faut pas en déduire que dans l’État futur attendu par les premiers chrétiens les hommes seraient de purs esprits sans appétits charnels. Comme nous le verrons, il est expressément souligné qu'ils auront un corps et qu'ils auront leur lot de plaisirs physiques. De toute façon, Jésus dit bien ici que dans l’État futur, tous les mariages existants seront dissous, de telle sorte que la question de savoir lequel des sept maris sera le bon, est sans objet.

Il ne faut pas cependant prendre pour une preuve d'hostilité au mariage le fait que l'évêque romain Callistus (217 – 222) autorise les vierges et les veuves de rang sénatorial à avoir des relations sexuelles non-conjugales même avec des esclaves. Cette concession n'était pas le produit d'un communisme hostile au mariage poussé à l'extrême, mais bien plutôt celui d'un révisionnisme opportuniste qui, pour gagner des partisans riches et puissants, était prêt à lâcher exceptionnellement du lest en leur faveur.

Mais en opposition à ce révisionnisme, des tendances communistes ne cessèrent de ressurgir dans l’Église chrétienne, et elles s'accompagnaient très fréquemment d'un rejet du mariage, que ce soit sous la forme du célibat ou celle de ce qu'on appelle la communauté des femmes, par exemple à de multiples reprises chez les manichéens ou les gnostiques.

Parmi ceux-ci, les plus énergiques furent les carpocratiens.

« La justice divine, enseignait Epiphane (fils de Carpocrate), a tout donné à ses créatures, pour qu'elles en soient les maîtres et en jouissent à égalité. Ce sont seulement les lois humaines qui ont introduit dans le monde le mien et le tien, et ce faisant, le vol et l'adultère et tous les autres péchés ; comme le dit l'apôtre : « C'est par la loi que j'ai connu le péché.  » (Romains 3, 20 ; 7, 7). Dieu ayant, disait-il, gravé dans la nature des hommes une pulsion sexuelle intense pour pourvoir à la perpétuation de l'espèce, l'interdiction de la convoitise physique est ridicule, et doublement ridicule est l'interdiction de désirer la femme de son prochain, qui reviendrait à faire de ce qui est en commun une possession particulière. Selon ce gnostique, la monogamie contrevient donc à la communauté des femmes exigée par la justice divine, au même titre que la propriété privée contrevient à la communauté des biens. … Clément conclut sa description de ces gnostiques libertins (les carpocratiens comme les nicolaïtes, une branche dérivée des simoniens) en remarquant que tous ces hérétiques peuvent être regroupés en deux tendances : ou bien ils enseignent l'indifférentisme moral, ou bien une abstinence hypocrite et exaltée. » 130

C'étaient effectivement les deux alternatives du communisme ménager conséquent. Nous avons déjà fait remarquer que ces deux extrêmes se touchent, qu'ils ont, bien que leur mode de pensée soit radicalement incompatible, la même racine économique.

La dissolution ou au moins le desserrement des liens familiaux traditionnels ne pouvait qu'aller de pair avec un changement dans la situation des femmes. A partir du moment où elles cessaient d'être étroitement attachées au cercle familial, où elles s'en dégageaient, elles s'ouvraient à d'autres idées, à des idées ancrées à l'extérieur de la famille. En fonction de leur tempérament, de leurs dispositions naturelles et de leur situation sociale, elles pouvaient, en se libérant des liens familiaux, abandonner toute pensée éthique, tout respect pour les commandements de la société, toute discipline et toute pudeur. C'était la plupart de temps le cas des dames de la haute société dans la Rome impériale, que l'énormité de leur richesse et l'absence voulue d'enfants dispensaient de tout travail ménager.

Inversement, chez les femmes du prolétariat, l'abolition de la famille par le communisme ménager avait pour effet une intensification significative de leur sens moral, qui, sortant du cercle étroit de la famille, se donnait pour objet désormais celui, beaucoup plus vaste, de la communauté chrétienne ; leur dévouement n'étant plus circonscrit à la satisfaction des besoins quotidiens du mari et des enfants, elles se vouaient à la libération du genre humain de toute misère.

Les débuts de la communauté chrétienne connaissent effectivement non seulement des prophètes, mais des prophétesses. Dans les Actes des Apôtres, il est dit par exemple de « l'évangéliste » Philippe « qu'il avait quatre filles non mariées qui prophétisaient  » (21, 9).

L'histoire de Thékla à qui Paul aurait donné pour mission d'enseigner et même probablement de baptiser, indique également que les annonciatrices de la parole divine n'étaient pas rares dans la communauté chrétienne.

Dans la première épître aux Corinthiens (11ème chapitre), Paul reconnaît expressément aux femmes le droit de se manifester comme prophétesses. Il leur demande seulement de se voiler – pour ne pas provoquer la lubricité des anges. Il est écrit à vrai dire dans le 14ème chapitre :

« Dans les réunions, les femmes doivent se taire ; il ne leur revient pas de parler, mais d'être soumises. Si elles veulent s'informer, elles n'ont qu'à interroger leurs époux à la maison ; il est indigne qu'une femme parle en réunion » (34, 35).

Mais selon des philologues modernes, ce passage serait un faux ultérieur. De même, toute la première épître de Paul à Timothée (comme la deuxième et celle à Titus) sont des faux datant du deuxième siècle. Les femmes y sont déjà énergiquement renvoyées dans les étroites limites de la famille. Il y est dit : « La femme sera sauvée en enfantant » (2, 15).

Ce n'était nullement la façon de voir de la communauté chrétienne des premiers temps. Leurs conceptions du mariage, de la famille, de la place des femmes, correspondent pleinement à ce qui découlait logiquement des formes de communisme alors possibles, et sont de leur côté une preuve supplémentaire de ce que celui-ci était dominant dans la pensée du christianisme primitif.

 

Notes de K. Kautsky

126 Luther traduit « emmener une sœur qui me tienne lieu de femme », Weizsäcker « emmener comme épouse ». Γυνή désigne la femme comme être sexué, la femelle chez les animaux, aussi la concubine, enfin l'épouse. Il est impossible qu'il s'agisse ici d'une épouse légale, puisque l'apôtre défend sa « liberté ».

127 1. Corinthiens 9, 1, 5.

128 Pfleiderer, Christianisme primitif, II, p. 171.

129 Pfleiderer, op. cit., p. 172.

130 Pfleiderer, Christianisme Primitif, II, p. 113, 114.

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