1908

Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013

Karl Kautsky

Karl Kautsky

Les origines du christianisme

IIIème partie. Le judaïsme.
2. Le judaïsme à compter de l'exil

d. La haine des juifs

1908

Si importants qu'aient été les succès de la propagande juive, celle-ci ne produisait manifestement pas les mêmes effets sur toutes les classes sociales. Il y en avait un certain nombre qui ne pouvaient qu'être rebutées. Surtout et d'abord la propriété foncière, sédentaire et bornée par son horizon local, et qui n'avait que répulsion pour l'agitation et l'internationalité du marchand. Les profits du marchand se faisaient du reste en partie à ses frais, celui-ci faisant tout pour comprimer le plus possible le prix des produits qu'il achetait au propriétaire terrien, mais faisant monter celui des marchandises que qu'il lui vendait. La grande propriété foncière s'est toujours très bien accommodée du capital usuraire ; nous avons vu que l'usure lui a donné très tôt un grand poids. Mais en règle générale, il n'avait qu'hostilité pour le commerce.

Les industriels travaillant pour l'exportation avaient eux aussi une animosité du même genre pour le commerce, rappelant le rapport qu'ont aujourd'hui les travailleurs à domicile avec les revendeurs.

Cette hostilité au commerce se tournait principalement contre les Juifs, eux qui étaient si fortement attachés à leur nationalité et respectaient avec d'autant plus d'opiniâtreté leurs usages nationaux traditionnels qu'ils se distinguaient moins du monde environnant par la langue, et qui étaient maintenant soudés par une religion qui les faisait paraître si surprenants à la masse de la population. Si ces particularités, comme tout ce qui paraît étranger, ne faisaient d'ordinaire que susciter les railleries de la foule, elles se heurtaient à de l'hostilité à partir du moment où elles étaient le fait d'une couche sociale qui, comme tous les marchands, vivait de l'exploitation, accumulait richesses et privilèges et se tenait internationalement les coudes contre le reste de la population, tandis que celle-ci s'appauvrissait à vue d’œil et se voyait privée de toute espèce de droits.

Nous pouvons mesurer chez Tacite l'effet que produisait le judaïsme sur les autres nations. Voici ce qu'il rapporte :

« Moïse introduisit de nouveaux usages religieux, qui sont à l'envers de ceux des autres mortels. Tout ce qui est sacré chez nous, est impie (profanum) chez lui. Et tout ce qui y est permis, serait chez nous haïssable. » Il cite le refus de manger du porc, la fréquence des jeûnes, le sabbat.

« Ils défendent ces usages, quels qu'en soient les motifs, par leur antiquité. D'autres institutions répugnantes et abominables doivent leur existence à leur perversité : ce moyen leur permettait d'obtenir que les plus dévoyés renient la religion de leurs pères et leur prodiguent contributions et offrandes : c'est ce qui a fait la richesse des Juifs ; et aussi le fait qu'entre eux, ils cultivent la plus stricte honnêteté et une solidarité toujours prête à être activée, mais nourrissent vis-à-vis du reste du monde une hostilité haineuse. Ils s'isolent des autres pour prendre leurs repas, ne couchent pas avec les femmes d'autres religions, mais entre eux, rien n'est interdit. Ils ont introduit la circoncision pour se distinguer des autres. Ceux qui se convertissent à leur religion acceptent aussi de se faire circoncire, et on leur inculque rien de moins que le mépris des dieux, le renoncement à la patrie, le dédain pour les parents, les enfants et les frères. En même temps, ils veillent à augmenter leur nombre, et pour eux, c'est un crime de supprimer un nouveau-né. Ils pensent que les âmes de ceux qui sont morts au combat ou ont été suppliciés en raison de leur religion, sont immortelles : de là viennent leur zèle à procréer et leur mépris de la mort. »

Tacite commente ensuite leur rejet de tout culte des idoles et conclut :  « Les mœurs des Juifs sont absurdes et ignobles (Judaeorum mos absurdus sordidusque). » 94

Les auteurs de satires aimaient brocarder les Juifs ; il y avait en permanence un public amateur de blagues juives.

Dans sa quatorzième satire, Juvénal montre l'effet que l'exemple des parents produit sur les enfants. Un père qui incline vers le judaïsme donne le mauvais exemple :

« Tu vas trouver des gens auxquels le destin a donné un père qui respecte le sabbat. Ces gens-là n'adorent que les nuages et la divinité céleste. Ils croient que la chair du porc n'est pas différente de la chair humaine, vu que leur père ne mange pas de porc. Ils ne tardent pas à se débarrasser de leur prépuce et méprisent les lois romaines. En revanche, ils apprennent, suivent et vénèrent le droit juif, tout ce qui vient de Moïse et de son rôle mystérieux. Quand quelqu'un cherche son chemin, ils ne l'indiquent qu'à ceux qui partagent leur croyance, quand quelqu'un à soif, ils ne conduisent à la source que les circoncis (verpos). Voilà comme c'est quand on a eu un père pour qui le septième jour était un jour de repos (ignavus) au cours duquel il s'abstenait de tout signe de vie. » 95

Plus le malaise social augmentait, plus augmentait l'hostilité contre les Juifs.

A cette époque déjà, c'était le moyen le plus immédiat et le moins risqué d'exprimer sa colère contre la décadence de l’État et de la société. Il aurait été aventureux de s'attaquer aux aristocrates et aux latifundiaires, aux usuriers et aux généraux, pour ne pas parler des despotes siégeant sur leurs trônes. Les Juifs, par contre, en dépit de leurs privilèges, n'étaient guère protégés par les pouvoirs publics.

Dans les premiers temps de l'époque impériale, alors que les paysans étaient déjà terriblement paupérisés, que dans les grandes villes s'agglomérait un lumpenprolétariat de masse qui cherchait des occasions de pillage, il se produisait de temps à autre des pogroms en règle.

Mommsen nous donne un tableau très évocateur d'une de ces chasses à l'homme juif qui s'est déroulée sous le règne de Caius Caligula (37 à 41 après J-C), donc à peu près dans la période où l'on situe la mort du Christ :

« Un petit-fils d'Hérode 1er et de la belle Mariamme, appelé Hérode Agrippa en hommage au protecteur et ami de son grand-père, sans doute le plus insignifiant et le plus dépravé de tous les fils de princes vivant à Rome – et ils étaient nombreux -, et néanmoins, à moins que ce soit pour, cette raison précisément, favori et ami de jeunesse du nouvel empereur, jusque là connu uniquement pour ses dévergondages et ses dettes, avait reçu en cadeau de son protecteur, auquel il avait réussi à être le premier à annoncer la mort de Tibère, une des petites principautés juives vacantes et en prime le titre de roi. Allant en l'an 38 rejoindre son nouveau royaume, il passa par Alexandrie où, débiteur en cavale, il avait essayé quelques mois auparavant d'emprunter auprès de banquiers juifs. Lorsqu'il parut publiquement, revêtu de la tenue royale et accompagné d'une suite somptueusement parée, dans cette grande ville friande de railleries et de scandales, la population non-juive, et rien moins que bien disposée à l'égard des Juifs, organisa une parodie, mais ne s'en tint pas là. Il se produisit une furieuse chasse aux Juifs. Les maisons juives isolées furent mises à sac et incendiées, les bateaux juifs amarrés au port pillés, les Juifs trouvés dans les quartiers non-juifs maltraités et assommés. Mais la violence ne pouvait rien contre les quartiers exclusivement juifs. Alors, les meneurs eurent l'idée de transformer, dans la mesure où elles n'avaient pas été démolies, toutes les synagogues, qui étaient leur cible principale, en temples dédiés au nouveau souverain et d'y dresser des statues de l'empereur. Dans la synagogue principale, l'empereur était ainsi représenté conduisant un char à quatre chevaux. Tout le monde savait, et les Juifs et le gouverneur, que l'empereur Caius se prenait très sérieusement, dans la mesure où le lui permettait son esprit dérangé, pour un véritable dieu incarné. Avilius Flaccus, le gouverneur, homme de valeur et excellent administrateur sous le règne de Tibère, mais maintenant paralysé par la disgrâce dans laquelle il était tombé auprès du nouvel empereur, et s'attendant à tout instant à être rappelé et mis en accusation, ne dédaigna pas de profiter de l'occasion pour travailler à sa réhabilitation. Il ne se contenta pas d'ordonner de ne gêner en rien l'édification des statues dans les synagogues, mais prêta aussi son concours à la chasse aux Juifs. Il décréta l'abolition du sabbat. Il proclama dans ses édits que ces étrangers que l'on tolérait s'étaient sans autorisation rendus maîtres de la meilleure partie de la ville ; ils furent parqués dans un seul des cinq quartiers, et toutes les autres maisons juives furent livrées à la populace, tandis que leurs habitants expulsés n'avaient plus que la plage où se réfugier et où ils restaient sans abri. On n'écouta aucune protestation ; trente huit membres du conseil des Anciens qui, à cette époque, administrait la population juive en lieu et place de l'ethnarque, furent publiquement passés par les verges au cirque. Quatre cents maison étaient en ruines ; tout commerce et toute activité était suspendue ; les usines étaient arrêtées. Le dernier recours était l'empereur. Les deux députations alexandrines parurent devant lui, celle des Juifs conduite par Philon, un homme que nous avons déjà rencontré, savant adepte du néo-judaïsme, plus affable qu'audacieux, mais qui, dans ces circonstances tragiques, intervint courageusement en faveur des siens, et celle de leurs ennemis, emmenée par Apion, lui aussi savant et écrivain alexandrin, le « tambourin de l'univers », comme l'appelait l'empereur Tibère, plein d'emphase et encore plus de mensonges, d'une omniscience des plus effrontées et de foi absolue en lui-même, connaissant, sinon les hommes, du moins leur bassesse, un champion adulé de la parole et de la démagogie, prompt à la répartie, astucieux, sans vergogne et absolument loyal. Le résultat des pourparlers était connu d'avance ; l'empereur reçut les parties en inspectant ses jardins, mais au lieu de prêter l'oreille à leurs requêtes, il leur posa des questions moqueuses que les ennemis des Juifs, contrevenant à l'étiquette, accueillirent par des éclats de rire, et comme il était de bonne humeur, il se contenta de regretter que ces braves gens par ailleurs si gentils aient la malchance de ne pouvoir comprendre sa nature divine, sur laquelle il n'avait donc aucun doute. Il donna donc raison à Apion, et partout où les ennemis des Juifs en avaient la fantaisie, les synagogues se transformèrent en temples de Caius. » 96

Comment ne pas penser, quand on lit ce texte, à ce qui se passe actuellement en Russie ? Et la ressemblance ne vaut pas seulement pour les chasses aux Juifs. Il n'est pas possible d'évoquer aujourd'hui Caius, ce monstre désaxé occupant le trône impérial, sans penser aux Excellences qui protègent les pogroms en Russie. Cette engeance n'a même pas de titre à l'originalité.

A Rome même, le pouvoir militaire était trop fort, et les empereurs trop méfiants envers tout mouvement populaire pour que se produisent des scènes analogues. Mais dès que le pouvoir impérial fut affermi et que les Césars n'eurent plus besoin des Juifs, ils s'attaquèrent à eux. Vu leur défiance envers toute espèce d'association, même la plus inoffensive, ils ne pouvaient avoir que la plus profonde antipathie pour cette organisation religieuse internationale.

Tibère déjà avait commençé à persécuter les Juifs. Flavius Josèphe en décrit la cause dans les termes suivants : « A Rome séjournait un Juif, un individu tout ce qu'il y a de plus impie, qui avait été accusé de beaucoup de délits dans sa patrie et s'était enfui par peur du châtiment. Il se faisait passer pour un docteur de la loi mosaïque, se ligua avec trois complices et persuada une dame de la haute société, une dénommée Fulvia qui avait adopté la foi juive et l'avait pris comme directeur de conscience, d'envoyer un présent d'or et de pourpre pour le Temple de Jérusalem. Après qu'il leur eut été confié, ils l'utilisèrent pour eux-mêmes, ce qui avait été leur but initial. Saturninus, le mari de Fulvia, porta, à sa demande, l'affaire devant son ami l'empereur Tibère, et celui-ci ordonna aussitôt de bannir de Rome tous les Juifs. Quatre mille d'entre eux furent enrôlés dans l'armée et envoyés en Sardaigne. » 97

Ce récit nous éclaire sur le penchant de certaines dames distinguées de la cour romaine pour le judaïsme. Si d'aventure il était vrai que l'incident ait fourni un prétexte pour prendre des mesures aussi rudes contre toute la population juive de Rome, les mobiles fondamentaux en sont certainement à chercher ailleurs. Il aurait suffi de punir les coupables s'il n'y avait pas eu une hostilité générale contre le judaïsme. Caius Caligula, comme nous venons de le voir, ne la partageait pas moins. Sous le règne de Claude (41 à 54 après J-C), les Juifs furent à nouveau chassés de Rome parce que, suivant Suétone (Claude, chap. 25), ils fomentaient des troubles sous la conduite d'un certain Chrestos. Ce Chrestos n'était pas un Juif de naissance, mais un Grec converti au judaïsme. Ici aussi, les documents témoignant de la haine des Juifs se rejoignent avec ceux qui attestent la vigueur propagandiste du judaïsme.

 

Notes de K. Kautsky

94 Histoires, V, 5.

95 Satires, XIV, 96 à 105.

96 Histoire Romaine V, p. 515 à 518.

97 Antiquités, XVIII, 3, 5.

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