1908

Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013

Karl Kautsky

Karl Kautsky

Les origines du christianisme

IIIème partie. Le judaïsme.
2. Le judaïsme à compter de l'exil

c. La propagande juive

1908

Avant l'exil, la population israélite avait augmenté normalement. Pas plus que celle des autres peuples. Mais ensuite, sa croissance prit des dimensions incroyables. Ainsi s'accomplissait la promesse de Yahvé qui aurait été faite à Abraham :

« Je te bénis et ferai que ta descendance soit aussi nombreuse que les étoiles au ciel et le sable sur les rives de la mer, et tes descendants posséderont les portes des villes ennemies, et par tes descendants, tous les peuples de la terre seront bénis. » 89

Cette promesse fut fabriquée, comme à peu près toutes les prophéties bibliques, seulement lorsque la situation prédite était déjà réalisée – de la même façon que les prédictions énoncées par divers héros bénis de Dieu dans les drames historiques modernes. Les perspectives que Yahvé ouvrait déjà à Abraham, ne pouvaient avoir été consignées par écrit qu'après l'exil, car c'est alors seulement que cette phrase avait un sens. Mais maintenant, elle était tout à fait à propos. Le judaïsme prenait effectivement une extension surprenante, au point de pouvoir essaimer dans toutes les villes importantes du monde méditerranéen, « d'occuper les portes des villes ennemies », de dynamiser partout leur commerce, et d'apporter « bénédiction et prospérité à tous les peuples de la terre ».

Voici ce qu'écrivait à propos des Juifs le géographe Strabon, qui vivait à peu près à l'époque de la naissance du Christ :  « Ce peuple est arrivé dans toutes les villes, et on aurait du mal à trouver un endroit du monde habité qui n'aurait pas accueilli cette nation et ne serait pas financièrement dominé par elle. »

Cette rapide croissance de la population juive est sans doute due en partie à la grande fécondité des Juifs. Mais cela n'est pas non plus un trait caractéristique de leur race – dans ce cas-là, elle aurait depuis longtemps attiré l'attention – mais de la classe qu'ils représentaient désormais surtout, celle des marchands.

Non seulement chaque formation sociale, mais encore, à l'intérieur d'une société donnée, chaque classe, a sa propre loi de population. Le prolétariat salarié moderne, par exemple, se multiplie rapidement, en raison du fait que les prolétaires, hommes et femmes au même titre, deviennent vite économiquement autonomes et peuvent penser pouvoir de bonne heure placer leurs propres enfants. En plus, le prolétaire n'a pas d'héritage à partager qui pourrait l'inciter à restreindre le nombre de ses enfants.

Chez les agriculteurs sédentaires, la loi est variable. Là où ils trouvent une terre libre, comme c'est partout le cas quand ils occupent un pays qui était jusqu'alors habité par des chasseurs ou des bergers, ils se multiplient à une vitesse extraordinaire, car leurs conditions d'existence sont bien plus favorables à l'élevage des enfants que celles, disons, de chasseurs nomades chez qui les sources d'alimentation sont toujours incertaines, et chez qui, le seul lait disponible étant le lait maternel, la mère est contrainte d'allaiter ses enfants pendant plusieurs années. Le cultivateur produit de la nourriture régulièrement et en abondance, et le bétail qu'il élève fournit aussi du lait en quantité, plus que les animaux des bergers nomades, qui consacrent beaucoup d'énergie à la recherche de nourriture.

Mais la surface utilisable pour les cultures a ses limites, et la propriété privée peut la restreindre encore plus qu'elle ne l'est naturellement. Et les techniques agricoles n'évoluent la plupart de temps que fort lentement. C'est pourquoi, pour un peuple de cultivateurs, il vient toujours tôt ou tard un moment où il ne trouve plus de nouveaux sols où fonder de nouveaux établissements et de nouvelles familles. Cela pousse le paysan, quand sa progéniture excédentaire ne trouve pas à s'écouler dans un autre métier - à entrer par exemple dans l'armée, ou à intégrer une industrie urbaine, - à limiter artificiellement le nombre de ses descendants. Les paysans qui sont dans cette situation deviennent l'idéal des Malthusiens.

Mais la simple propriété privée du sol peut aussi elle-même agir dans le même sens, même si tout le sol cultivable n'est pas encore exploité. Posséder la terre donne du pouvoir : plus on en possède, plus on dispose de pouvoirs et de richesses dans la société. Le propriétaire foncier aspire désormais à agrandir sa propriété, et comme la surface du sol est une donnée non extensible, la propriété ne peut être agrandie qu'en réunissant celles qui existent déjà. Le droit régissant l'héritage peut favoriser ces regroupements ou les freiner. Il peut les favoriser dans les alliances matrimoniales, quand les deux partenaires héritent de propriétés foncières qu'ils réunissent ; il peut les freiner quand une propriété doit être partagée entre plusieurs héritiers. C'est pourquoi il vient un moment où, dans la grande propriété terrienne comme dans la propriété paysanne, ou bien on restreint le plus possible sa descendance pour maintenir les dimensions de ce qu'on possède, ou bien on déshérite les descendants sauf un. Quand c'est le partage de l'héritage entre les enfants qui reste la règle, la propriété privée du sol amène tôt ou tard à la limitation de la descendance des propriétaires fonciers, et dans certaines circonstances même, à sa diminution constante. Ceci est une des raisons qui expliquent le dépeuplement de l'empire romain, qui reposait pour l'essentiel sur l'agriculture.

La fécondité des familles juives contrastait vivement avec ce tableau. C'est que les Juifs avaient cessé d'être un peuple où prédominait l'agriculture. Dans leur grande majorité, ils étaient marchands, capitalistes. Or, le capital, à la différence du sol, est susceptible de croissance. Si le commerce prospère, il peut croître plus vite que la descendance des marchands. Celle-ci peut se multiplier et chacun néanmoins s'enrichir. Or les siècles entre le retour d'exil et les débuts de l'ère impériale connurent un gigantesque essor du commerce. L'exploitation des travailleurs de l'agriculture – esclaves, métayers, paysans – s'intensifiait à toute allure, et simultanément, les territoires où se pratiquait cette exploitation s'étendaient. L'exploitation des mines augmentait aussi tant que se maintenait l'approvisionnement en esclaves. Cela mena, comme nous l'avons vu, au déclin de l'agriculture, au dépeuplement du plat pays, et finalement au tarissement des sources de la force militaire, par voie de conséquence, au ralentissement du ravitaillement en esclaves, lequel nécessitait des guerres permanentes et des succès militaires, et donc aussi au recul de l'exploitation minière. Mais il se passa beaucoup de temps avant que ces conséquences se fissent sentir. Entre-temps, tandis que la situation de la population se dégradait, l'accumulation de richesses dans un petit nombre de mains, le luxe des riches, augmentaient. Le commerce était alors en grande partie commerce de luxe. Les moyens de circulation étaient encore peu développés, on n'en était qu'au début des transports de masse et bon marché. Le commerce du blé entre l’Égypte et l'Italie avait encore quelque importance, mais en général, c'étaient les objets de luxe qui fournissaient le contenu principal du commerce. Si le commerce moderne travaille avant tout pour la production et la consommation des grandes masses, le commerce d'autrefois était au service des excès et de la gabegie d'une petite minorité d'exploiteurs. S'il dépend aujourd'hui de la croissance de la consommation de masse, il était autrefois lié à celle de l'exploitation et du gaspillage. Jamais il ne trouva autant de conditions favorables que dans la période qui va de la fondation de l'empire perse à l'époque des premiers Césars. La modification des routes commerciales avait eu beau asséner un coup dur à la Palestine, elle profita énormément au commerce en général, de l'Euphrate et du Nil jusqu'au Danube et au Rhin, de l'Inde jusqu'à la Bretagne. Certes, les nations qui avaient leur base économique dans l'agriculture, dépérissaient et se dépeuplaient, mais une nation de marchands ne pouvait que prospérer et n'avait aucune raison de freiner le moins du monde la croissance naturelle de sa population.

Pourtant, si élevé que soit le niveau de fécondité que nous pouvons attribuer au judaïsme, il ne saurait suffire à lui seul à expliquer la rapidité de son extension. Il fut grandement renforcé et complété par sa vigueur propagandiste.

Qu'une nation s'agrandisse grâce à sa propagande religieuse, est un phénomène aussi insolite que la situation historique du judaïsme elle-même.

Comme les autres peuples, les Israélites, à l'origine, étaient liés par les liens du sang. La royauté substitua à l'organisation gentilice le groupement territorial, l’État et ses subdivisions. La déportation et l'exil supprimèrent ce lien. Le retour à Jérusalem le rétablit seulement pour une fraction réduite de la nation. La majorité, dont le nombre allait sans cesse croissant, vivait en-dehors de l’État national juif, à l'étranger, et non pas temporairement, comme les marchands d'autres nations, mais définitivement. Une conséquence, c'est que se perdit un autre lien national, la communauté de la langue. Les Juifs vivant à l'étranger étaient bien obligés de parler la langue du pays, et au bout d'un certain nombre de générations, les plus jeunes finissaient par ne plus parler que celle-ci, et oubliaient celle du pays d'origine. Le grec, notamment, se répandit largement parmi eux. Dès le troisième siècle avant notre ère, les écritures saintes des Juifs furent traduites en grec, sans doute parce que les Juifs d'Alexandrie n'étaient plus que quelques-uns à comprendre l'hébreu. Peut-être aussi pour faire de la propagande parmi les Grecs. Le grec devint la langue de la littérature juive récente. Mais aussi la langue du peuple juif, jusqu'en Italie. « Les différentes communautés juives de Rome avaient des sépultures en partie communes, et on en connaît aujourd'hui cinq. Les inscriptions sont principalement en grec, à dire vrai, parfois jargonnantes au point d'êtres incompréhensibles ; il y en a aussi en latin, mais pas du tout en hébreu. » 90 Même en Palestine, les Juifs ne parvinrent pas à préserver l'hébreu. Ils adoptèrent la langue de la population qui les entourait, l'araméen.

Plusieurs siècles avant la destruction de Jérusalem par les Romains, l'hébreu avait déjà cessé d'être une langue vivante. Il ne servait plus de moyen de communication entre les individus, mais seulement de voie d'accès aux écritures saintes du passé – lesquelles écritures, à vrai dire, ne remontaient qu'illusoirement à des siècles et des millénaires, puisqu'en fait, elles venaient d'être recomposées à partir de fragments archaïques et d'affabulations récentes.

Cette religion prétendument révélée aux ancêtres d'Israël, et en fait fabriquée pendant et après l'exil, devint, à côté des échanges commerciaux, le lien le plus solide du judaïsme, la seule spécificité qui le distinguait des autres nations.

Mais le dieu de cette religion n'était plus comme autrefois un dieu national parmi d'autres, il était le Dieu unique du monde entier, un Dieu pour toute l'humanité dont les commandements valaient pour tous les êtres humains. La seule chose qui faisait la différence entre les Juifs et les autres, était que c'était eux qui l'avaient reconnu, alors que, dans leur aveuglement, les autres ne savaient rien de lui. La connaissance de ce dieu, voilà ce qui caractérisait maintenant le judaïsme : le reconnaître et se soumettre à ses commandements, c'était entrer dans le cercle des élus de Dieu, c'était être Juif.

Le monothéisme incluait donc la possibilité logique d'élargir le cercle du judaïsme en le propageant. Cette possibilité serait pourtant peut-être restée sans conséquences si elle n'avait coïncidé avec l'élan qui le poussait à gagner en extension. Petit, le peuple juif avait subi les plus profondes humiliations. Mais il n'avait pas péri. Il avait survécu aux pires des calamités, il avait repris fermement pied dans le monde et commençait à acquérir puissance et richesse dans les contrées les plus diverses. Il en puisait la fière conviction d'être réellement le peuple élu, réellement appelé à dominer un jour les autres peuples. Mais il avait beau mettre toute sa confiance dans son dieu et dans le Messie que celui-ci devait lui envoyer, il ne pouvait éviter de se dire que sa cause était sans espoir tant qu'il restait un petit peuple minuscule perdu au milieu de million de païens, dont il percevait de plus en plus la supériorité numérique au fur et à mesure que s'élargissait le rayon de ses relations commerciales. Plus il aspirait à s'élever et à se renforcer, plus il était amené à s'efforcer d'augmenter le nombre de ses compatriotes et de gagner des partisans dans les peuples étrangers. C'est ainsi que le judaïsme développa dans les siècles précédant la destruction de Jérusalem un vigoureux élan pour élargir la sphère qu'il occupait.

Pour les habitants de l’État juif, la mesure qui était le plus à portée de main était la conversion forcée. Soumettre un peuple n'avait rien d'extraordinaire. Là où les Juifs y parvinrent, ils tentèrent désormais d'imposer aussi leur religion aux vaincus. C'est ce qu'ils firent à l'époque des Macchabées et de leurs successeurs, de 165 à 63 avant J-C environ, quand le déclin de l'empire syrien laissa quelque temps au peuple juif une certaine marge de manœuvre dont il profita, non seulement pour se défaire du joug syrien, mais aussi pour agrandir son territoire. C'est alors que fut conquise la Galilée, qui n'avait pas été juive jusqu'alors, comme l'a démontre Schürer. 91 L'Idumée et la Jordanie orientale furent soumises, et le royaume juif prit même pied sur la côte maritime, à Joppé. Il n'y avait rien d'extraordinaire à cette politique de conquêtes. Mais ce qui est exceptionnel, c'est qu'elle se mua en politique d'extension religieuse. Les habitants des territoires conquis durent reconnaître le dieu qui était vénéré dans le Temple de Jérusalem comme leur dieu, furent astreints au pèlerinage de Jérusalem pour y faire leurs dévotions, contraints de payer le denier du Temple et de se démarquer des autres peuples par la circoncision et le respect des singulières normes rituelles du judaïsme.

Cette méthode était rigoureusement inédite dans le monde antique, où le conquérant laissait en règle générale aux vaincus une totale liberté de religion et de mœurs et se contentait d'exiger l'impôt du sang comme celui sur les biens.

Mais cette possibilité de diffusion du judaïsme ne dura qu'un moment, tant que la puissance syrienne fut trop faible et celle des Romains trop lointaine pour mettre un frein à la progression militaire du royaume de Judée. La pénétration des Juifs en Palestine était déjà stoppée quand Pompée occupa Jérusalem (63 avant J-C). Le protectorat romain bloqua cette expansion de la communauté religieuse juive par la force des armes.

A partir de là, les Juifs mirent d'autant plus activement en œuvre l'autre méthode d'expansion, celle de la propagande pacifique. Cela aussi était à l'époque un phénomène sans équivalent. Le judaïsme mit la même ardeur prosélytique que celle qui allait plus tard être celle du christianisme, et engrangea ce faisant des succès notables. Il était tout à fait compréhensible, mais certes passablement illogique, que les chrétiens blâment ce zèle chez les Juifs, alors qu'ils le déployaient eux-mêmes avec tant de fougue pour leur propre compte :

L'évangile fait dire à Jésus : « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites qui parcourez les mers et les terres pour faire un prosélyte ; et s'il le devient, vous faites de lui un fils de la géhenne, deux fois plus que vous. » (Mathieu, 23, 15)

C'était la concurrence qui tenait ce langage chrétien.

L'intérêt matériel, déjà, ne pouvait manquer d'amener au judaïsme bien des partisans issus du monde « païen ». Un nombre non négligeable pouvait fort bien être tenté de devenir adhérent d'une société commerciale aussi ramifiée et aussi prospère. Un Juif, où qu'il débarquât, était sûr de trouver l'appui et le soutien énergiques de ses coreligionnaires.

Mais d'autres motivations donnaient à la propagande pour le judaïsme son efficacité. Nous avons vu comment un climat favorable à un monothéisme éthique se développe à partir d'une certaine extension de la vie urbaine. Mais le monothéisme philosophique était en opposition à la religion traditionnelle, ou du moins se situait en-dehors de son domaine. Il exigeait une pensée autonome. Or l'évolution sociale qui poussait à l'adoption du monothéisme, menait en même temps à la décadence de l’État de la société, à une perte de repères croissante chez les individus, à un besoin de plus en plus pressant d'une ferme autorité ; dans le domaines des idées, donc elle favorisait, non la philosophie, qui demande à chacun de s'appuyer sur ses propres capacités, mais la religion, qui se présente à lui comme le produit achevé et solide d'une autorité surhumaine.

Seuls, deux peuples, parmi tous ceux de l'univers civilisé de l'Antiquité, en étaient venus, en raison de circonstances particulières, au monothéisme : les Perses et les Juifs. Les deux religions progressèrent de façon importante chez les peuples du monde hellénique, et ensuite de l'empire romain. Mais le judaïsme, en raison du marasme de sa situation nationale, était incité à faire preuve d'un plus grand prosélytisme, et à Alexandrie, il entra intimement en contact avec la philosophie grecque.

Aux consciences et aux âmes du monde antique finissant, qui désespéraient de leurs dieux traditionnels sans avoir la force de se forger une vision à elles, sans dieu ou avec un dieu unique, le judaïsme était donc le mieux placé pour proposer ce à quoi elles aspiraient, d'autant plus qu'il combinait la croyance en une force éthique originelle et celle en la venue du sauveur que tout le monde alors appelait de ses vœux.

De toutes les nombreuses religions qui coexistaient dans l'empire romain, la religion juive était celle qui s'ajustait le mieux à la pensée et aux besoins de cette époque ; elle ne surpassait certes pas la philosophie, mais assurément les religions « païennes ». Il n'est pas étonnant que les Juifs aient fièrement senti leur supériorité et que le nombre de leurs partisans soit monté en flèche. L'Alexandrin juif Philon dit : « Le judaïsme conquiert et exhorte à la vertu tout ce que le monde compte d'êtres humains, les Barbares, les Hellènes, les continentaux et les insulaires, les nations de l'orient et de l'occident, les Européens, les Asiatiques, les peuples de toute la terre. » Il s'attendait ç ce que le judaïsme devienne la religion du monde entier. Cela se passait à l'époque du Christ. 92

Nous avons déjà indiqué comment, en 139 avant J-C déjà, à Rome, des Juifs avaient été expulsés pour avoir fait des prosélytes italiens. On rapporte qu'à Antioche, la majorité de la communauté juive de la ville était faite de Juifs convertis, et non de Juifs de naissance. Il en était très probablement de même dans bien d'autres endroits. A elles seules, ces données démontrent le ridicule des tentatives faites pour expliquer les caractéristiques du judaïsme par une prétendue race.

Même des rois adoptèrent le judaïsme : Izatès, roi de la province d'Adiabène en Assyrie fut amené au judaïsme par quelques femmes prosélytes, sa mère Hélène s'était elle aussi convertie. Son zèle le poussa jusqu'à se faire circoncire, malgré les avis contraires de son maître juif qui craignait que cela ne mette en danger sa position. Ses frères se convertirent également. Cela se passait à l'époque de Tibère et de Claude.

Des Juives de grande beauté ont amené encore d'autres rois au judaïsme.

C'est ainsi qu'Aziz, roi d'Émèse, se convertit pour épouser Drusilla, la sœur d'Agrippa II. Plus tard, celle-ci paya de façon plutôt sordide cet hommage en quittant son époux couronné pour un procurateur romain du nom de Félix. Sa sœur Bérénice ne fit pas mieux, elle pour les beaux yeux de qui le roi Polémon s'était fait circoncire. Le dévergondage de son épouse, non seulement le détourna d'elle, mais lui fit passer le goût de sa religion. Madame Bérénice n'eut pas de mal à se consoler. Elle était habituée à passer d'un homme à l'autre. Elle avait d'abord épousé un dénommé Marcus, puis, après la mort de celui-ci, son oncle Hérode. Lorsque lui aussi vint à mourir, elle vécut avec son frère Agrippa jusqu'à son mariage avec Polémon. Mais finalement elle accéda à la dignité de maîtresse de l'empereur Titus.

Si cette dame, ce faisant, trahit son peuple, inversement, de nombreuses autres se jetèrent dans le judaïsme, qui les fascinait. Parmi elles, l'épouse de Néron, Poppée (Poppaea Sabina), dont on raconte qu'elle était devenue une Juive ardente. Cela, à vrai dire, n'améliora pas le niveau moral de sa conduite.

Flavius Josèphe raconte que les habitants de Damas avaient, au début du soulèvement juif sous Néron, formé le projet d'exterminer les Juifs qui habitaient la ville. « Ils ne craignaient que leurs femmes, car elles étaient presque toutes proches de la religion juive. C'est pourquoi ils gardèrent le secret devant elles. Le complot réussit. Ils massacrèrent dix mille Juifs en une heure de temps. » 93

L'adhésion au judaïsme pouvait se faire sous des formes très variées. Les plus ardents des nouveaux convertis l'adoptaient dans son intégralité. Leur admission était subordonnée à trois procédures : d'abord la circoncision, ensuite venait une immersion destinée à purifier de la nature pécheresse du paganisme, enfin un sacrifice. Pour les femmes, la première n'avait bien sûr pas lieu d'être.

Mais tous les convertis ne pouvaient se résoudre à se soumettre à l'ensemble des prescriptions du judaïsme. Nous avons vu en effet les contradictions dont il était porteur, de quelle façon il combinait un monothéisme suprêmement éclairé et international avec un monothéisme tribal tout ce qu'il y a de plus borné, une éthique pure avec une fidélité angoissée à des usages traditionnels, en sorte qu'à côté d'idées qui apparaissaient extrêmement modernes et grandioses, il véhiculait aussi des conceptions qui ne pouvaient que surprendre, et même rebuter notamment un Hellène ou un Romain, et qui compliquaient infiniment les relations que les membres de la communauté juive pouvaient entretenir avec d'autres que les Juifs. Au nombre de celles-ci, par exemple, les lois concernant les aliments, la circoncision et la stricte observance du sabbat qui prenait souvent les formes les plus démentes.

Nous voyons chez Juvénal que la batterie de cuisine aujourd'hui célébrée comme une invention toute récente pour l'équipement ménager, était déjà connue des Juifs de l'Antiquité. La veille du sabbat, ils mettaient leur nourriture dans des corbeilles remplies de foin pour les y tenir au chaud. On dit qu'aucune maisonnée juive ne manquait d'avoir une corbeille de ce type. Cela donne déjà une indication sur la gêne causée par la stricte observance du sabbat. Et elle était ici et là poussée si loin qu'elle produisait des effets funestes pour les Juifs eux-mêmes. Les Juifs pieux qui, à la guerre, étaient attaqués le jour du sabbat, ne se défendaient pas, et ils ne fuyaient pas non plus, ils se laissaient tranquillement massacrer pour ne surtout pas transgresser le commandement divin.

Il n'y avait pas beaucoup de monde susceptible d'un tel fanatisme et d'une telle foi en Dieu. Mais même une mise en œuvre plus modérée de la loi juive n'était pas du goût de tout le monde. Et de ce fait, à côté de ceux qui adhéraient à la communauté et se soumettaient à toutes les conséquences de la loi juive, il y en avait beaucoup qui, certes, participaient aux offices religieux et fréquentaient les synagogues, mais refusaient les prescriptions juives. En-dehors de la Palestine, il y en avait, même parmi les Juifs, un nombre non négligeable qui n'y attachaient pas une importance exagérée. On se contentait bien souvent d'adorer le vrai dieu et de croire à la venue du Messie, on se passait de la circoncision et on s'en tenait à ce que le nouvel ami de la communauté se purifie par l'immersion, le baptême.

Ces compagnons « pieux » (sebomenoi) étaient sans doute en majorité parmi les païens qui se tournaient vers le judaïsme. Ils ont probablement constitué au début le plus important bassin de recrutement de la communauté chrétienne dès que celle-ci eut franchi les frontières de Jérusalem.

 

Notes de K. Kautsky

89 1. Moïse 22, 17, 18.

90 Friedländer, Histoire des mœurs romaines, II, 519.

91 Histoire du peuple juif, II, p. 5.

92 cf. le livre de Tobit 14, 6, 7.

93 La guerre des Juifs, II, 20, 2.

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