1908

Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013

Karl Kautsky

Karl Kautsky

Les origines du christianisme

IIIème partie. Le judaïsme.
2. Le judaïsme à compter de l'exil

g. Les pharisiens

1908

A propos des luttes menées par les Macchabées, nous venons de citer les dévots, les Asidéens. Quelques dizaines d'années plus tard, sous la conduite de Jean Hyrkan (135 à 104 avant J-C), les représentants de la même tendance apparaissent sous le nom de pharisiens, la tendance adverse prenant alors celui de sadducéens.

On ignore d'où ces derniers tirent leur nom. Peut-être du prêtre Sadoq, d'où viendrait la lignée des Sadokides, nom que portait la corporation sacerdotale. Les pharisiens (Perushim), autrement dit, les « séparés », s'appelaient eux-mêmes « compagnons » (chaberim) ou bien frères d'alliance.

Flavius Josèphe indique une fois qu'ils auraient été six mille, ce qui, pour un pays aussi petit, représente une organisation politique conséquente. Voici ce qu'il dit d'eux à l'époque d'Hérode (37 à 4 avant J-C) :

« Or, il y avait à ce moment-là parmi les Juifs des gens qui étaient fiers d'observer strictement la loi de leurs pères et qui croyaient que Dieu les aimait particulièrement. Les femmes, surtout, les soutenaient. On appelait ces gens des pharisiens. Ils étaient très puissants et étaient les premiers à pouvoir s'opposer au roi, mais ils étaient prudents et avisés et attendaient une occasion pour déclencher une insurrection. Lorsque tout le peuple juif fit le serment de se soumettre à l'empereur (Auguste) et d'obéir au roi (Hérode), ces hommes s'y refusèrent, et ils étaient plus de six mille. » 102

Le tyran cruel qu'était Hérode, lui qui d'habitude était prompt à condamner à mort, n'osa pourtant pas punir sévèrement ce refus de prêter serment d'allégeance. Ce qui indique à quel niveau il mesurait l'influence des pharisiens sur le peuple.

Les pharisiens devinrent les maîtres spirituels des masses. Chez eux, c'étaient les « docteurs », les lettrés qui dominaient, les rabbins, ceux qui dans le Nouveau Testament sont toujours évoqués en même temps qu'eux (rabbi = Monsieur).

La classe des intellectuels était, à l'origine, chez les Juifs comme partout en orient, la caste des prêtres. Mais celle-ci connut en Judée la même évolution que n'importe quelle aristocratie. Plus elle s'enrichissait, plus elle négligeait les fonctions qui lui avaient valu sa position privilégiée. Tout juste si elle célébrait encore les cérémonies les plus visibles auxquelles elle était astreinte. Elle délaissait de plus en plus l'activité scientifique, littéraire, législative, judiciaire, et de ce fait, ces tâches revenaient petit à petit presque en totalité aux éléments cultivés du peuple.

Justice et législation prenaient une importance particulière. Les États de l'orient antique ne connaissent pas les assemblées législatives. Tout le droit est censé être droit coutumier, droit ancestral. Certes, l'évolution sociale se poursuit, introduit de nouveaux rapports et de nouveaux problèmes qui nécessitent de nouvelles normes juridiques. Mais dans la conscience populaire, le sentiment que le droit reste éternellement le même, qu'il émane de Dieu, est si enraciné que le nouveau droit est d'autant mieux accepté qu'il prend la forme du droit coutumier, du droit traditionnel qui a existé de tout temps et ne semble nouveau que parce qu'il était tombé dans l'oubli.

Le moyen le plus simple pour les classes dominantes de créer un nouveau droit sous les espèces d'un droit ancien, consiste à falsifier des documents.

Les prêtres de Juda ont fait abondamment usage de cette pratique, nous l'avons vu. C'était assez facile quand, face à la masse du peuple, il n'y avait qu'une seule classe dominante connaissant et gardant les traditions religieuses, lesquelles, en orient, embrassaient toutes les connaissances supérieures. Mais là où en revanche le clergé ancien voyait surgir à ses côtés une nouvelle classe éduquée, l'une comme l'autre avaient du coup beaucoup plus de mal à faire passer une innovation pour un produit créé, par exemple, par Moïse ou par quelque autre autorité des temps antiques. La classe concurrente surveillait de près les faussaires.

Dans les deux derniers siècles qui précédèrent la destruction de Jérusalem par les Romains, tout l'effort des rabbins a tendu à mettre en cause le canon des écritures saintes tel qu'il était fixé par les prêtres et à l'enrichir de productions littéraires censées venir des temps anciens et être revêtues du même prestige que les autres. Ils n'y parvinrent pas.

Dans son écrit contre Apion (I, 7 et 8), Flavius Josèphe soumet à examen la confiance qu'on peut accorder aux écrits juifs : « Car ce n'est pas tout un chacun qui a le droit d'écrire ce qui lui plaît, cela est le privilège des prophètes, eux qui ont consigné les choses du passé sous l'inspiration de Dieu et donné des événements de leur époque une relation digne de confiance.C'est pourquoi nous n'avons pas des milliers d'écrits qui se contredisent et se combattent, mais seulement vingt-deux livres où est enregistré ce qui s'est passé depuis le début du monde et dont on pense à bon droit qu'ils sont divins » ; à savoir les cinq livres de Moïse, les treize livres des prophètes qui décrivent l'époque située entre la mort de Moïse et Artaxerxès, et les quatre livres de psaumes et de proverbes.

« D'Artaxerxès jusqu'à nos jours, tout est certes raconté, mais ce n'est pas autant digne de foi. … Le profond respect que nous avons pour nos écritures se mesure au fait que personne, sur une aussi longue période, ne s'est effrontément permis d'y rien ajouter ni retrancher ni modifier. »

C'était sûrement le cas à l'époque de Flavius Josèphe. Plus il devenait difficile de modifier la loi en vigueur fixée dans la littérature citée ici, plus les innovateurs étaient poussés à l'adapter aux nouveaux besoins en ayant recours à l'interprétation. Les saintes écritures juives s'y prêtaient d'autant mieux qu'elles ne sortaient pas toutes du même moule, mais étaient les sédiments littéraires déposés par les époques et les situations les plus variées. Elles comprenaient aussi bien des légendes remontant à l'époque bédouine primitive que la sagesse raffinée issue de la grande ville de Babylone, tout cela rassemblé dans une rédaction post-babylonienne et sacerdotale, une rédaction souvent extrêmement maladroite et inepte qui laissait intactes les plus grossières contradictions. Avec une « loi » de ce genre, on pouvait tout prouver, si on disposait des ressources nécessaires d'astuce et de mémoire pour apprendre par cœur et avoir toujours sous la main tous les passages de la loi. Et c'est à cela que se résumait la sagesse rabbinique. Elle ne se donnait pas pour tâche d'explorer la vie, mais d'inculquer aux élèves la connaissance précise des saintes écritures et de perfectionner le plus possible leur vivacité d'esprit et leur ingéniosité dans l'interprétation. Bien sûr, inconsciemment, ils demeuraient influencés par la vie qui se déployait autour d'eux, mais plus la sagesse d'école rabbinique se développait, plus elle cessait d'être un moyen de comprendre la vie et de la maîtriser ; d'un côté, elle devenait l'art, dans n'importe quelle situation, de mystifier le monde entier et jusqu'au Seigneur-Dieu lui-même par des arguties juridiques et des ratiocinations créant la surprise, et de l'autre, celui de trouver du réconfort et une source d'édification dans une citation pieuse. Elle n'a rien apporté à la connaissance du monde. Elle sombra de plus en plus dans une ignorance abyssale de la réalité. Et cela apparut en toute lumière lors des combats qui se terminèrent par la destruction de Jérusalem.

Les sadducéens, qui étaient avertis des choses du monde, connaissaient très exactement les rapports de forces de leur époque. Ils savaient qu'il était impossible de se débarrasser des Romains. Les pharisiens, par contre, aspiraient d'autant plus à secouer le joug de l'occupation par la force que celui-ci pesait de plus en plus lourdement sur la Judée et poussait le peuple au désespoir. L'insurrection macchabéenne avait brillamment montré comment un peuple devait et pouvait défendre sa liberté contre un tyran.

L'attente messianique qui avait constitué un puissant appui pour ce soulèvement et était sortie elle-même renforcée par son succès, s'affermissait au même rythme que l'aspiration à se délivrer des Romains. Les Romains, à vrai dire, étaient des adversaires plus redoutables que l'empire syrien vermoulu, et la confiance des peuples dans leur propre action autonome avait diminué dans tout le monde antique depuis l'époque des Macchabées. Ce qu'on appelait guerres civiles n'étaient que les luttes menées par des chefs d'armées pour la domination mondiale. De ce fait, le Messie n'était plus désormais conçu sous la figure du peuple juif se libérant lui-même, mais sous celle d'un héros du champ de bataille, doté de pouvoirs miraculeux, que Dieu enverrait pour sauver et délivrer des tourments et de la détresse le peuple martyrisé des élus et des saints.

Sans un chef miraculeux de cette espèce, les pharisiens les plus exaltés n'imaginaient pas eux non plus pouvoir en finir avec les oppresseurs. Mais ils ne se contentaient pas de mettre en lui leurs espoirs. Ils faisaient fièrement le décompte de leurs partisans dans l'empire, dont le nombre ne cessait de croître, en particulier chez les peuples voisins ; ils calculaient leur force à Alexandrie, à Babylone, à Damas, à Antioche. Est-ce que ceux-ci ne viendraient pas secourir la patrie opprimée, si elle se soulevait ? Et si une ville toute seule comme l'était Rome avait réussi à se rendre maître du monde, pourquoi la grande et fière Jérusalem y échouerait-elle ?

La base de l'Apocalypse de Jean est un écrit agitatoire juif à la manière du livre de Daniel. Il fut probablement rédigé à l'époque où Vespasien, puis Titus assiégeaient Jérusalem. Il annonce un duel entre Rome et Jérusalem. Voici Rome, « la femme qui est assise sur sept collines », « Babylone (c'est-à-dire Rome), la grande, la mère des dépravés et des abominations », avec laquelle « les rois de la terre se sont livrés à la débauche », et dont l'opulence « a enrichi les marchands de la terre entière » (17 et 18). Cette ville tombera, elle sera jugée, « les marchands de la terre entière pleureront et porteront son deuil parce plus personne n'achètera leurs marchandises », et à sa place viendra la sainte ville de Jérusalem, « et les nations marcheront à sa lumière et les rois de la terre lui apporteront leur gloire » (21, 24).

En effet, pour des esprits naïfs qui ne connaissaient rien à la puissance romaine, Jérusalem pouvait apparaître comme une rivale dangereuse pour la maîtresse du monde assise au bord du Tibre.

Flavius Josèphe rapporte qu'une fois les prêtres entreprirent de compter le nombre des gens qu'on pouvait trouver à Jérusalem pour la fête de Pâques. « Les prêtres comptèrent 256 000 agneaux de Pâques. Pour un agneau, il y avait au moins dix convives à une table. Parfois, la table en réunissait vingt. Si donc on compte dix personnes pour un agneau, on aboutit au chiffre d'environ 2 700 000 personnes », sans compter les impurs et les infidèles qui n'étaient pas admis à la fête de Pâques. 103

Bien que Flavius Josèphe se réfère ici à un recensement, ses indications semblent quand même difficiles à croire, même si on admet que parmi ces deux millions et demi de gens, il y avait de nombreux campagnards des environs qui ne cherchaient ni vivres ni logement à Jérusalem. Transporter des quantités importantes de vivres sur de grandes distances ne pouvait alors se faire que par bateau. Les grandes villes de cette époque étaient toutes situées en bordure de rivières navigables ou sur les bords de mer. La mer était loin, le Jourdain aussi, et celui-ci n'est pas navigable. Des foules aussi considérables n'auraient même pas pu trouver d'eau potable en suffisance à Jérusalem. La ville, en effet, dépendait en partie de l'eau de pluie, qui était recueillie dans des citernes.

Et il est de même tout à fait impossible de croire ce que Flavius Josèphe rapporte dans le même chapitre, à savoir que pendant le siège qui précéda la destruction de Jérusalem, 1 100 000 Juifs auraient péri.

Le chiffre indiqué par Tacite est très inférieur. 104 Les assiégés de tout âge et des deux sexes auraient été, selon lui, 600 000. Comme il y en avait beaucoup qui étaient enfermés dans la ville mais n'y habitaient pas d'ordinaire, on peut supposer que la population habituelle de Jérusalem dans les dernières décennies qui ont précédé la destruction se montait peut-être à la moitié de ce chiffre. Même si c'était seulement un tiers, cela représente pour cette époque un peuplement important. Mais les chiffres avancés par Flavius Josèphe montrent comment l'imagination du peuple juif grossissait encore ce nombre.

Cependant, quelles que fussent la taille et la force de Jérusalem, elle n'avait aucune chance de l'emporter sans une aide extérieure. Et les Juifs tablaient là-dessus. Mais ils avaient oublié que la population juive en-dehors de la Palestine était exclusivement urbaine, et même résidait uniquement dans des grandes villes, et qu'en outre elle était partout une minorité. Or, à cette époque encore plus que dans les époques ultérieures, seuls, les paysans étaient capables de soutenir une guerre longue. Les masses des grandes villes, les boutiquiers, les artisans à domicile, les lumpenprolétaires ne pouvaient former une armée capable de tenir tête en rase campagne à des troupes entraînées. Certes, pendant le dernier grand soulèvement de Jérusalem, il se produisit des émeutes en-dehors de la Palestine, mais nulle part, elles ne réussirent à atteindre un niveau où elles auraient signifié une aide pour Jérusalem.

S'il n'y avait pas de Messie accomplissant des miracles, aucun soulèvement juif n'avait de chance d'aboutir. Plus la situation devenait lourde de rébellion, plus on s'adonnait dans les milieux pharisiens à l'attente du Messie. Les sadducéens, eux, étaient très sceptiques. De même qu'ils nourrissaient beaucoup de doutes sur la doctrine de la résurrection qui était étroitement liée à l'attente du Messie.

A l'instar de toute la mythologie, les idées que les Israélites se faisaient de ce qui arrivait après la mort n'avaient à l'origine rien qui les distinguât des autres peuples du même niveau de civilisation. Le fait que des défunts apparaissent dans les rêves faisait supposer que le mort continuait à mener une existence personnelle, mais une existence désincarnée, fantomatique. Et sans doute l'ensevelissement des morts dans une fosse profonde aura-t-il suggéré que cette existence fantomatique était liée à un lieu souterrain plein de ténèbres. La joie de vivre, les plaisirs de l'existence, enfin, ne pouvaient se représenter la fin de la vie que comme la fin de toute joie et de tout plaisir et ne pouvaient imaginer que l'existence spectrale d'un mort soit autre chose qu'une suite de jours mornes et sinistres.

Ces conceptions étaient à l'origine présentes aussi bien chez les Israélites que par exemple chez les Grecs anciens. Au Hadès grec correspondait le Cheol israélite, un lieu profondément enfoui sous terre et où règnent les plus noires ténèbres, un lieu si bien gardé que les morts qui y sont descendus ne peuvent plus jamais en ressortir. Si chez Homère, l'ombre d'Achille se lamente qu'un journalier vivant est mieux loti qu'un prince décédé, le prédicateur Salomon déclare aussi (dans un écrit datant de l'époque macchabéenne) : « Un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort », et il poursuit : « Les morts sont ignorants de tout et ne bénéficient d'aucune récompense, car leur mémoire tombe dans l'oubli. Leurs amours, leurs haines et leurs aspirations se sont dissoutes depuis longtemps, et ils n'ont plus jamais part à rien de ce qui se passe sous le soleil. »

Les morts ne sont donc récompensés d'aucune manière. Qu'ils aient été impies ou justes, c'est le même sort qui les frappe dans le monde souterrain. Il n'y a de joie et de plaisir que dans la vie.

« Allons, mange ton pain dans l'allégresse et bois ton vin le cœur joyeux ; car Dieu depuis toujours a trouvé que cela est bon. Qu'en toute saison, tes vêtements soient blancs, et que ta tête ne soit jamais privée d'huile. Jouis de la vie avec la femme que tu aimes, tous les jours du néant de ta vie qu'il t'a donnés sous le soleil, tous tes jours qui ne sont que vanité ; car cela est la part que tu as à la vie et c'est pour la peine que tu te donnes sous le soleil. Tout ce que ta main est capable de faire avec ta force, fais-le, car il n'y a ni faire ni calcul ni connaissance ni sagesse dans le monde souterrain où tu iras. » (Le prédicateur, 9, 4 à 10).

C'est une joie de vivre complètement « hellénique » qui parle là, mais aussi une idée de la mort totalement « païenne ». C'étaient les anciennes conceptions juives, celles sur lesquelles veillaient les sadducéens. Mais déjà, à la même époque, commençaient à se former des conceptions totalement opposées.

La joie de vivre correspondait au sentiment populaire dans une époque de paysannerie solide et florissante. Après sa décadence, il restait encore l'aristocratie, qui voyait dans la vie, dans la réalité encore des sources de joie, qui la poussait même jusqu'à l'hédonisme, mais les classes inférieures, elles, en avaient perdu le sens au fur et à mesure que leur existence devenait une suite de tourments. Mais elles n'en étaient pas encore arrivées au point de désespérer de toute possibilité d'améliorer la réalité. Plus leur existence devenait déplorable, plus ils s'accrochaient avec ferveur à l'espoir de la révolution, qui leur apporterait une vie meilleure et donc ferait renaître la joie de vivre. Le Messie, c'était la révolution. Il est vrai qu'elle était de plus en plus obligée de miser sur des forces surhumaines, sur des prodiges, au fur et à mesure que le poids des réalités faisait pencher la balance au détriment des masses exploitées et maltraitées.

Au même rythme que celui où augmentaient la croyance au merveilleux et la confiance dans l'action miraculeuse du Messie à venir, augmentait aussi la somme des souffrances et des sacrifices imposés par la lutte contre l'oppression, et le nombre des martyrs morts au combat se multipliait. Pouvait-on accepter que leurs espoirs, leur fidélité, aient été vains, pouvait-on accepter qu'ils soient exclus de la vie magnifique que la victoire du Messie allait apporter à ses élus, eux qui avaient été ses pionniers les plus dévoués et les plus courageux ? Est-ce qu'on pouvait imaginer que ceux qui, pour la cause des saints et des élus, avaient renoncé à tous les plaisirs de la vie, et à la vie elle-même, restent sans récompense en retour ? Était-il concevable qu'ils mènent dans le chéol une existence lugubre de fantômes pendant que leurs camarades victorieux de Jérusalem dominaient l'univers et avaient part à tous les plaisirs du monde ?

Si l'on prêtait au Messie le pouvoir de venir à bout de Rome, pourquoi n'aurait-il pas été en mesure de vaincre la mort ? Réveiller les morts ne passait pas alors pour quelque chose d'impossible.

On en vint donc à penser que les pionniers du judaïsme tombés au combat ressusciteraient après la victoire et se relèveraient de leurs tombeaux pour entamer une nouvelle vie de joie et de plaisirs. Il ne s'agissait pas là d'immortalité de l'âme, mais d'une réanimation des corps, auxquels étaient réservées des jouissances tout ce qu'il y a de plus réelles dans la Jérusalem triomphante. Dans ces attentes, le vin, consommé en abondance, jouait un rôle important. Sans oublier les joies de l'amour. Flavius Josèphe parle d'un eunuque gagné par les pharisiens parce qu'ils lui avaient promis que le Messie à venir lui rendrait la force de s'adonner au coït et d'engendrer des enfants. 105

A partir du moment où l'on accordait au Messie le pouvoir de récompenser ainsi ses fidèles, il n'y avait qu'un pas à faire pour lui attribuer également le pouvoir correspondant, celui de punir. Et effectivement, pour les partisans, s'il était insupportable que les martyrs ne soient pas payés de leur sacrifice, il l'était tout autant de penser que leurs persécuteurs, une fois morts dans leur lit, échapperaient à leur vengeance, menant dans le monde souterrain la même existence dépourvue de sensations que les ombres des justes. Et donc leurs corps à eux aussi seraient ramenés à la vie par le Messie et condamnés à des châtiments horribles.

A l'origine, il ne s'agissait aucunement de la résurrection de tous les morts. Elle signifiait le chapitre final de la lutte pour l'indépendance et la domination universelle de Jérusalem et ne devait concerner que ceux qui avaient combattu d'un côté ou de l'autre. On lit en effet dans le livre de Daniel le passage suivant sur le jour de la victoire du judaïsme :

« Et beaucoup parmi ceux qui dorment dans la poussière de la terre se réveilleront, les uns pour connaître la vie éternelle, les autres pour être livrés à l'opprobre et au dégoût éternel » (12, 2).

Ce qu'on appelle l'Apocalypse de Jean appartient, comme nous l'avons déjà noté, au même courant d'idées. Dans la version chrétienne qui nous a été transmise, elle connaît deux résurrections. La première ne concerne absolument pas tous les êtres humains, mais seulement les martyrs, ici bien sûr les martyrs chrétiens, qui sont rappelés pour vivre mille ans sur cette terre : « Les âmes de ceux qui ont été immolés parce qu'ils ont témoigné pour Jésus et proclamé la parole de Dieu et qui n'avaient pas adoré la bête ni son image et n'avaient pas été marqués du sceau au front et à la main, ils sont revenus à la vie et ont régné avec le Messie pendant mille ans. Les autres morts ne revinrent pas à la vie avant que se soient écoulés ces mille années » (20, 4, 5).

La croyance en la résurrection était une doctrine de combat. Née du fanatisme d'une longue lutte furieuse contre un ennemi supérieur, et ne pouvant s'expliquer que par ces circonstances, elle pouvait sans doute continuer à l'alimenter et à le revigorer.

Mais dans le monde qui n'était pas juif, elle rencontrait un besoin d'immortalité totalement étranger aux nécessités de la lutte, et bien plutôt né d'une lassitude résignée. C'est à ce besoin que les conceptions philosophiques du platonisme et du pythagorisme sur l'immortalité de l'âme devaient leur large diffusion. Mais la vision pharisienne de la résurrection était beaucoup plus vivante et parlait beaucoup mieux aux masses de cette époque, qui croyaient aux miracles et n'étaient pas entraînées à la pensée abstraite. Elle accueillaient volontiers cette espérance, qu'elles transposaient, de la situation juive, dans leur situation à elles, bien différente.

L'efficacité de la propagande judaïque est due pour une bonne part à cette croyance, et cela jusqu'à la destruction de Jérusalem. Ce désastre faucha la majorité de ceux qui avaient attendu de pied ferme la venue prochaine du Messie, et ébranla la croyance des autres Juifs que l'événement était proche. L'attente messianique cessa d'innerver la politique pratique du judaïsme ; elle se mua en un vœu pieux, une espérance mélancolique. Mais cela fit perdre à la croyance des pharisiens en la résurrection ses racines dans la pensée juive. Elle ne subsista plus, en même temps que la croyance au Messie, que dans la communauté chrétienne, qui, ainsi, reprit au pharisianisme une partie de ce qu'il avait de plus réussi comme vecteur de propagande.

Mais, plus encore que dans la démocratie bourgeoise, si l'on peut parler ainsi, cette communauté puisa le gros de ses forces chez les éléments prolétariens de la société juive.

Notes de K. Kautsky

102 Antiquités XVII, 2, 4.

103 La Guerre des Juifs VI, 9, 3.

104 Histoires V, 13.

105 Antiquités XVII, 2, 4.

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