1908

Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013

Karl Kautsky

Karl Kautsky

Les origines du christianisme

IIIème partie. Le judaïsme.
2. Le judaïsme à compter de l'exil

f. Les sadducéens

1908

Dans le 8ème chapitre du deuxième livre de son Histoire de la Guerre des Juifs, Flavius Josèphe rapporte qu'il existe trois courants d'idées chez les Juifs ; les pharisiens, les sadducéens, et les esséniens. Voici ce qu'il dit des deux premiers :

« En ce qui concerne les deux autres sectes, on estime que ce sont les pharisiens qui défendent l'interprétation la plus stricte de la loi. Ils ont été les premiers à constituer une secte. Ils croient que tout est déterminé par le destin et par Dieu. Selon eux, s'il dépend des hommes de faire ou non le bien, il y a néanmoins aussi l'influence du destin. Ils croient que l'âme est immortelle et que les âmes des gens de bien se réincarnent, mais que celles des méchants sont soumises à des tourments éternels.

« L'autre secte, ce sont les sadducéens. Eux nient toute intervention d'un quelconque destin, et disent que Dieu n'est responsable en rien du bien ou du mal que fait chacun ; cela dépend, disent-ils, uniquement des hommes, qui sont libres de faire l'un et de renoncer à l'autre. Ils nient aussi que les âmes soient immortelles et qu'il y ait une récompense ou un châtiment après la mort.

« Les pharisiens sont secourables et aspirent à vivre en harmonie avec la masse du peuple. Les Sadducéens, en revanche, sont cruels même entre eux, et durs aussi bien avec leurs compatriotes qu'avec les étrangers. »

Ces deux sectes apparaissent dans ce texte comme les représentants de conceptions religieuses différentes. Mais bien que l'histoire juive ait été jusqu'ici presque exclusivement écrite par des théologiens pour lesquels la religion est tout et les oppositions de classes ne sont rien, même eux ont découvert que l'opposition entre sadducéens et pharisiens était fondamentalement, non une opposition religieuse, mais une opposition de classes, une opposition comparable à celle entre la noblesse et le Tiers État avant la révolution française.

Les sadducéens étaient les représentants de l'aristocratie sacerdotale, qui avait accaparé le pouvoir dans l’État juif et l'exerça d'abord sous la tutelle perse, et ensuite sous celle des successeurs d'Alexandre le Grand. Elle était le maître absolu du Temple. Par là, elle gouvernait Jérusalem, elle dirigeait tout le judaïsme. Elle recueillait tous les impôts qui allaient au Temple. Et il y en avait beaucoup. Jusqu'à l'exil, à vrai dire, les revenus des prêtres étaient restés modestes et irréguliers. Mais depuis, ils avaient énormément augmenté. Nous avons déjà mentionné la redevance de la double drachme (ou du demi-sicle, environ 1,60 marks) que tous les ans tous les Juifs mâles âgés de plus de deux ans, qu'ils fussent riches ou pauvres, devaient acquitter pour le Temple. Également les offrandes. Combien d'argent cela représentait-il ? Citons seulement quelques exemples : Mithridate confisqua un jour dans l'île de Kos 800 talents qui étaient destinés au Temple. 98

Dans une plaidoirie en défense de Flaccus, qui avait été deux ans auparavant gouverneur de la province d'Asie, et datant de 59 avant J-C, Cicéron dit : « Comme la coutume est que, tous les ans, l'argent des Juifs soit exporté d'Italie et de toutes les provinces vers Jérusalem, Flaccus décréta qu'aucune somme ne devrait être exportée (vers Jérusalem) de la province d'Asie (l'Asie Mineure occidentale). » Cicéron continue en racontant comment Flaccus confisqua dans différentes localités d'Asie Mineure des sommes collectées pour le Temple. Dans la seule Apaméa, elles se montaient à cent livres d'or.

Venaient s'ajouter les sacrifices. Auparavant, les donateurs consommaient eux-mêmes la victime au cours d'un festin, le prêtre avait seulement le droit d'y participer. Depuis l'exil, la part revenant aux donateurs diminue de plus en plus, celle des prêtres augmente. L'offrande faite pour un banquet et que le bienfaiteur consomme en joyeuse société pour réjouir non seulement Dieu, mais aussi sa propre personne, se mue en un impôt en nature que Dieu prélève pour lui seul, autrement dit pour ses prêtres.

Et le montant de ces impôts ne cessait d'augmenter. Non seulement les animaux sacrifiés et les autres offrandes en vivres revenaient de plus en plus désormais en totalité aux prêtres, il venait en outre s'y ajouter le prélèvement du dixième de tous les fruits et celui de chaque animal premier-né. Le premier-né des animaux « purs », des bovins, des brebis, des chèvres, autrement dit de ceux qui étaient mangés, devait être livré in natura dans la maison de Dieu. Pour les animaux « impurs », il convenait de déposer une somme d'argent. De même pour le premier-né mâle dans une famille. Celui-ci coûtait 5 sicles.

Dans le livre de Néhémie 10, 33 sq., on trouve un aperçu intéressant sur les revenus que le clergé juif soutirait au peuple, - et qui furent encore augmentés plus tard, par exemple en passant d'un tiers de sicle à un demi-sicle :

« Ensuite nous (les Juifs) avons décidé comme obligation légale s'imposant à nous que nous nous imposerions annuellement le tiers d'un sicle pour le service du temple de notre Dieu. … Et nous tirâmes au sort, prêtres, lévites et peuple, au sujet de l'offrande du bois, afin qu'on l'apportât à la maison de notre Dieu, chacune de nos familles à son tour, à des époques déterminées, d'année en année, pour qu'on le brûle sur l'autel de Yahvé, notre Dieu, comme il est écrit dans la loi. Nous prîmes l'engagement d'apporter chaque année à la maison de Yahvé les prémices de nos champs et les prémices de tous les fruits de tous les arbres; d'amener à la maison de notre Dieu, aux prêtres qui font le service dans la maison de notre Dieu, les premiers-nés de nos fils et de notre bétail, comme il est écrit dans la loi, et les premiers-nés de nos bœufs et de nos brebis. De même, que nous apporterions aux prêtres, dans les cellules de la maison de notre Dieu, les prémices de notre pâte, et de nos offrandes, ainsi que des fruits de tous les arbres, du vin nouveau et de l'huile; et que nous livrerions la dîme de notre sol aux lévites. Car eux, les lévites lèveront la dîme dans toutes les villes voisines de nos cultures.Le prêtre, fils d'Aaron, sera avec les lévites quand les lévites lèveront la dîme, et les lévites apporteront la dîme de la dîme à la maison de notre Dieu, dans les chambres de la maison du trésor. Car les enfants d'Israël et les fils de Lévi apporteront dans les chambres l'offrande du blé, du vin nouveau et de l'huile; là sont les vases du sanctuaire, et se tiennent les prêtres qui font le service, les portiers et les chantres. Ainsi nous ne négligerons pas la maison de notre Dieu. »

On le voit, ce temple n'était pas comparable à une église. Il comprenait d'immenses magasins dans lesquels étaient entreposées de gigantesques réserves de produits naturels, mais aussi d'or et d'argent. Il était en conséquence solidement fortifié et bien gardé. Comme les temples païens, il avait la réputation d'être un lieu particulièrement sûr pour l'argent et les richesses. Comme eux, il était de même et pour cette raison utilisé par les particuliers pour y déposer leurs trésors. Et Yahvé n'aura probablement pas rempli pour rien cet office de banque de dépôts.

Ce qui est sûr, c'est que la richesse de la corporation sacerdotale a connu à Jérusalem une croissance gigantesque.

Marcus Crassus, le complice de César, que nous avons déjà rencontré, ne laissa pas passer cette possibilité quand il entreprit son raid contre les Parthes. Sur son trajet et en passant, il mit la main également sur les trésors du Temple juif.

«Quand Crassus décida de partir en campagne contre les Parthes, il passa par la Judée et s'empara de tout l'argent (χρήματα) que Pompée avait laissé dans le Temple, deux mille talents, ainsi que de la totalité de l'or (non monétisé), ce qui faisait en tout huit mille talents. Enfin, il vola un lingot d'or pesant trois cents mines ; or une mine pèse chez nous deux livres et demie. » 99

Cela fait en tout environ 50 millions de marks. Et pourtant, le Temple ne tarda pas à se remplir d'or à nouveau.

Le corps des prêtres se recrutait par lignage, il formait une aristocratie de naissance, et la charge était héréditaire. D'après Flavius Josèphe, qui se réfère à Hécatée (contre Apion, I, 22), il y avait « 1500 prêtres qui perçoivent la dîme et gèrent la communauté ».

Mais peu à peu, ce groupe lui-même se divisa en haute et basse aristocratie. Quelques familles parvinrent à accaparer durablement l'intégralité du pouvoir gouvernemental, et à accroître leur fortune par ce moyen, ce qui par ricochet augmentait leur influence. Ils formaient une élite fortement soudée, et les grands-prêtres étaient en permanence issus de ses rangs. Des mercenaires consolidaient leur pouvoir et les défendaient contre les autres prêtres, qu'ils s'entendaient à maintenir dans une position inférieure.

Voici ce que Flavius Josèphe raconte : 

« A cette époque, le roi Agrippa donna la charge de grand-prêtre à Ishmael, fils de Phabi. Mais les grands-prêtres entrèrent en conflit avec les prêtres et les chefs du peuple à Jérusalem. Chacun d'entre eux recruta une bande constituée des gens les plus audacieux et les plus agités et se mit à leur tête. Il y avait de temps à autre des altercations verbales, ils s'insultaient et se bombardaient de pierres. Personne ne s'interposait, tout se passait avec tant de violence qu'on aurait dit qu'il n'y avait plus de pouvoirs publics dans la ville. Les grands-prêtres poussèrent même la hardiesse jusqu'à envoyer des sbires dans les granges pour y mettre la main sur les dîmes revenant aux prêtres, si bien même qu'un certain nombre de prêtres privés de tout moururent de faim. » 100

On en arriva à ces extrémités, il faut le dire, seulement quand l'Etat juif était déjà sur une pente fatale.

Mais dès le début, l'aristocratie sacerdotale s'éleva au-dessus de la masse populaire et développa des conceptions et des inclinations contraires à celles du peuple, surtout de celles de la population juive de Palestine. Cela se manifestait de façon particulièrement éclatante dans le domaine de la politique étrangère.

Nous avons vu qu'en raison de sa situation géographique, la Palestine était constamment, soit soumise, soit menacée d'être soumise, à une domination étrangère. Il n'y avait que deux possibilités : se battre contre, ou en atténuer les effets : la diplomatie, ou le soulèvement armé.

Tant que dura l'empire perse, aucune de des deux méthodes ne pouvait avoir de perspective de gagner. Mais la situation changea, quand Alexandre le Grand l'eut détruit. Le nouvel État qu'il lui substitua, se disloqua après sa mort, et de nouveau, entre le nouvel empire syrio-babylonien et l'empire égyptien, reprit l'ancienne dispute pour la domination sur Israël. La différence, c'était qu'ils étaient maintenant gouvernés par des dynasties grecques, l'un par les Séleucides, l'autre par les Ptoléméens, et qu'ils étaient tous deux de plus en plus pénétrés d'esprit grec.

Remporter une victoire militaire sur l'une de ces deux puissances, apparaissait hors de portée. En revanche, une diplomatie avisée pouvait espérer gagner en se mettant du côté du plus fort, et en y obtenant une position privilégiée comme partie intégrante de l'empire. Mais pour cela, il fallait mettre de côté la haine des étrangers, ne plus refuser la culture hellénique, bien supérieure, ni ses instruments de pouvoir. Il convenait bien plutôt d'assimiler cette culture.

C'est dans cette direction que l'aristocratie de Jérusalem était poussée par sa connaissance poussée de la situation internationale, une connaissance que sa position sociale et ses fonctions politiques lui donnaient, à la différence de la masse de la population ; et sa richesse aussi l'incitait à aller dans ce sens. La Palestine n'avait pas été un terreau pour les arts plastiques et l'art de jouir de la vie, alors que le peuple grec les avaient développés à un niveau qui n'avait alors d'équivalent nulle part ailleurs, et n'en aurait longtemps nulle part avant que beaucoup, beaucoup de siècles se soient écoulés. Pour les classes dominantes de tous les peuples, même pour celles qui régnaient sur la Rome triomphante, la Grèce était la référence quand il s'agissait de savoir briller et profiter de la vie. Le modèle grec devint dans l'Antiquité celui de tous les exploiteurs, comme le modèle français devait le devenir en Europe au dix-huitième siècle.

Plus s'intensifiait l'exploitation du peuple juif par son aristocratie, plus celle-ci accumulait de richesses, et plus elle était avide de culture hellénique.

C'est ainsi que le premier livre des Macchabées se lamente sur l'époque d'Antiochos Epiphane (175 à 164 avant J-C) :

« A cette époque, on vit se manifester des gredins en Israël ; ils persuadèrent beaucoup de gens en disant : Fraternisons avec les peuples qui nous entourent ! Car depuis que nous nous sommes séparés d'eux, bien des maux nous ont frappés ! Les discours de ce genre plaisaient, et quelques-uns dans le peuple se déclarèrent prêts à aller voir le roi ; et lui leur donna pleins pouvoirs pour introduire les coutumes des païens. C'est ainsi qu'ils édifièrent un gymnase (autrement dit une école de combat dans laquelle on luttait entièrement nu) à Jérusalem en imitant les usages des païens, réparèrent leur prépuce, renièrent ainsi la sainte Alliance, préférèrent se lier aux païens et se vendre pour faire le mal. »

Ces scélérats qui se faisaient fabriquer des prépuces artificiels, poussaient l’infamie jusqu'à renier leurs noms juifs et les remplacer par des noms grecs. Un grand-prêtre du nom de Jésus se fit appeler Jason, un autre s'appelant Éliakim changea pour Alkimos, un Manassé devint Ménélas.

Les masses du peuple de Juda avaient du mal à supporter cette prédilection pour l'esprit hellénique, donc étranger. A plusieurs reprises, nous avons souligné combien l'industrie et les arts étaient sous-développés en Palestine. La pénétration de l'influence hellénique signifiait que des produits étrangers refoulaient ceux du pays. Or, les Hellènes arrivaient toujours en oppresseurs et exploiteurs, même si maintenant, ils prenaient la figure d'un roi syrien ou égyptien. La Judée, déjà saignée par sa propre aristocratie, supportait d'autant moins les tributs dont elle devait s'acquitter auprès des monarques étrangers et de leurs fonctionnaires. Les aristocrates s'entendaient aussi parfois à utiliser la situation pour faire leur pelote en se faisant nommer délégués et percepteurs pour le compte des seigneurs étrangers. Et en plus, ils étaient habiles à s'enrichir eux-mêmes en pratiquant l'usure auprès de ceux qui étaient écrasés par l'impôt. Pour le peuple, par contre, la domination étrangère n'était qu'un fardeau à porter.

Déjà sous la domination perse, s'étaient produits des phénomènes similaires. Les propos tenus par le Juif Néhémie qui avait été nommé gouverneur de Judée par le roi Artaxerxès (445 avant J-C) en donnent une illustration parlante. Voici comment il décrit sa propre activité :

« Une grande clameur s'éleva des gens ordinaires et de leurs femmes contre leurs frères juifs. Certains disaient : Nous sommes contraints de donner en gage nos fils et nos filles ; qu'on nous fasse parvenir du blé pour que nous ayons à manger et restions en vie ! Et d'autres disaient : Nous sommes contraints de donner en gage nos champs et nos vignes et nos maisons ; les prix augmentent, qu'on nous fasse parvenir du blé ! D'autres encore disaient : Pour payer l'impôt royal, nous avons emprunté de l'argent en hypothéquant nos champs et nos vignes. Et maintenant, alors que notre vie a en fin de compte autant de valeur que celle de nos frères, que nos enfants valent leurs enfants, nous sommes obligés de vendre comme esclaves nos fils et nos filles ; quelques-unes de nos filles le sont déjà devenues. Et nous ne pouvons rien faire contre cela, puisque nos champs et nos vignes appartiennent à d'autres.

Je me mis en colère en entendant ces plaintes et ces paroles. Et je délibérai en moi-même ; et aussitôt j'adressai des reproches aux nobles et aux dirigeants et leur dis : vous pratiquez l'usure entre vous ? Et j'organisai une grande assemblée contre eux et leur dis: aussi souvent que nous l'avons pu, nous avons racheté nos frères juifs vendus aux païens. Et vous, vous voulez même vendre vos frères pour qu'ils nous soient vendus à nous ? Alors, ils restèrent silencieux et ne surent que répondre. Et je dis : ce n'est pas bien que vous agissiez ainsi ! Est-ce que vous ne devriez pas plutôt craindre notre dieu, quand ce ne serait que pour honnir les païens, nos ennemis ? Moi aussi, de même que mes frères et mes gens, nous leur avons prêté de l'argent et du blé ; et nous, nous allons renoncer à cette créance ! Rendez-leur donc dès aujourd'hui leurs champs, leurs vignes, leurs oliveraies et leurs maisons, et remettez-leur les dettes en argent et en blé, en moût et en huile sur ce que vous leur avez prêté. Alors, ils dirent : nous allons les rendre et ne rien exiger d'eux ; nous allons faire selon tes vœux. Alors, je convoquai les prêtres et leur fis prêter serment de procéder ainsi. Et je vidai le fond de mon cœur et dis : que Dieu jette hors de sa maison et de ses propriétés le premier qui ne tient pas sa promesse, et qu'il soit jeté dehors et vidé de tout ce qu'il a. Et toute l'assemblée dit : Amen ! Et loua Yahvé. Et le peuple procéda ainsi.

« Du reste, du jour où il me mandata pour être leur gouverneur en Judée – de la vingtième à la trente-deuxième année du roi Arthafasta, donc pendant douze ans -, avec mes frères, je n'ai pas accepté ce qui en principe doit être versé au gouverneur, alors que les gouverneurs précédents qui étaient avant moi, avaient été un fardeau pour le peuple et avaient reçu tous les jours quarante sicles pour le pain et le vin ; et en plus, leurs gens avaient joué aux seigneurs vis-à-vis du peuple. Mais moi, je n'ai pas fait comme ça, par crainte de Dieu. Et j'ai aussi mis la main à la pâte quand on a construit cette muraille (l'enceinte de Jérusalem) sans que nous ayons acheté de terrain, et tous mes gens étaient là sur le chantier. Et les Juifs, aussi bien les responsables, au nombre de cent cinquante, que ceux qui venaient des pays païens qui nous entourent, mangeaient à ma table ; et les repas préparés chaque jour – un taureau, six brebis sélectionnées et de la volaille – étaient préparés à mes frais, et en outre, tous les dix jours, était apportée une grande quantité de vin de toutes sortes. Et avec tout cela, je n'ai pas demandé la rétribution à laquelle a droit un gouverneur, car les corvées pesaient lourdement sur ce peuple. En faveur de moi, garde en mémoire, ô mon Dieu, tout ce que j'ai fait pour ce peuple ! »

Ce genre d’auto-congratulation n'était pas rare dans les documents de l'Antiquité, notamment en orient. Ce serait aller vite en besogne que d'en conclure que le fonctionnaire concerné aurait réellement fait pour le peuple tout ce qu'il le prétend. Mais les discours de ce type montrent clairement une chose : la manière dont généralement les gouverneurs et les nobles saignaient et opprimaient le peuple. Néhémie ne se serait pas vanté de la sorte si cela n'avait pas représenté une exception. Personne ne va fanfaronner qu'il n'a pas dérobé de cuillers en argent, si ce n'est dans une société où les vols de ce genre sont monnaie courante.

Sous le règne des rois syriens et égyptiens, les impôts de la Palestine étaient affermés. Généralement, c'était le grand-prêtre qui était le fermier général. Mais il pouvait surgir des concurrents parmi ses pairs, et dans ce cas, il y avait du grabuge entre les Excellences du corps sacerdotal lui-même.

Les masses populaires de Judée avaient donc bien plus de raisons de s'insurger contre la domination étrangère, que l'aristocratie, qui en tirait bénéfice. Leur fureur contre les étrangers était encore accrue par leur ignorance des rapports de forces. La masse des Juifs palestiniens n'avait aucune idée de la supériorité des adversaires. Toutes ces raisons faisaient qu'ils ne se souciaient pas de diplomatie et rêvaient de secouer par la force le joug étranger. Mais seulement celui-là. Pas le joug de l'aristocratie. Sans doute ce dernier pesait-il lui aussi lourdement sur le peuple, mais ce même peuple ne tirait-il pas, à Jérusalem et ses environs, tous ses moyens d'existence du Temple, de l'importance de son culte et de ses prêtres ? De ce fait, toute la rancœur née de la misère ne pouvait que se concentrer sur les oppresseurs étrangers. La démocratie tournait au chauvinisme.

Et un heureux concours de circonstances fit qu'une fois, le soulèvement de ce tout petit peuple contre ses puissants maîtres fut couronné de succès. Cela se passa, comme nous l'avons déjà noté, à l'époque où l'empire des Séleucides était profondément ébranlé par des guerres intestines et, était, tout comme celui des Ptoléméens, en pleine décomposition, où tous les deux s'affrontaient violemment, et où déjà se préparait leur soumission aux nouveaux maîtres de l'orient comme de l'occident, les Romains.

Comme tout régime déliquescent, il accentuait encore la pression, et celle-ci engendrait la résistance. Le patriotisme juif prenait un caractère de plus en plus rebelle, et il trouva son foyer et ses dirigeants dans l'organisation des Asidéens.

C'est sans doute aussi dans ce cercle que se trouve l'origine du livre de Daniel, qui fut composé à cette époque (entre 167 et 164 avant J-C). C'était une brochure d'agitation qui prédisait aux opprimés qu'Israël allait bientôt s'insurger et se libérer. Israël serait son propre sauveur, son propre Messie. C'est ainsi que fut amorcée la série des textes d'agitation messianiques annonçant la fin de la domination étrangère et la victoire du judaïsme, sa rédemption et sa domination sur les peuples de la terre. Le Messie y est encore le peuple lui-même. Le Messie, c'est « le peuple des saints du Très-Haut ». A ce peuple « seront donnés le règne, la domination et la grandeur des royaumes qui sont sous les cieux ; son royaume sera éternel, et toutes les puissances le serviront et lui seront assujetties. » 101

Peu de temps après, cette prophétie messianique parut recevoir une éclatante confirmation. La guérilla contre les oppresseurs prenait de plus en plus d'ampleur, et des chefs de bandes issus de la maison des Hasmonéens eurent la chance de réussir à vaincre les troupes syriennes en bataille rangée et finalement à conquérir Jérusalem occupée par les Syriens. La Judée était libre, elle repoussa même ses frontières. Après la mort de Judas Maccabée au combat (160 avant J-C), son frère Simon fit ce qu'ont fait, avant lui et après lui, bien des généraux de la démocratie ayant réussi, dans une guerre victorieuse, à conquérir la liberté pour leur peuple : il l'escamota et se coiffa de la couronne. Ou plutôt, il permit à son peuple de le couronner. Une grande assemblée réunissant les prêtres et le peuple décida qu'il serait grand-prêtre, chef des armées et prince souverain (Archiereus, Strategos et Ethnarches) (141 avant J-C). C'est ainsi que Simon fonda la dynastie hasmonéenne.

Il sentit bien quelle était la fragilité de l'indépendance fraîchement conquise, car il se hâta de chercher des appuis extérieurs. En 139, nous trouvons une délégation envoyée à Rome avec la mission de demander aux Romains de garantir leur territoire. C'était la délégation dont nous avons déjà parlé et dont certains membres furent expulsés pour prosélytisme. Toujours est-il que la délégation atteignit son objectif.

Simon ne se doutait pas que peu de temps après, les nouveaux amis d'Israël se muraient en ennemis de la plus dangereuse espèce et, qu'au bout du compte, ils mettraient fin pour toujours à l’État juif. Tant que firent rage les guerres civiles opposant les chefs de clans romains, le sort de la Judée passa par des hauts et des bas. Pompée conquit Jérusalem en 63 avant J-C, fit de nombreux prisonniers de guerre qu'il envoya comme esclaves à Rome, réduisit le territoire à la Judée, la Galilée, Peraea, et imposa une redevance aux Juifs. Crassus pilla le Temple en 54. Après sa défaite, les Juifs se soulevèrent contre les Romains en Galilée et furent écrasés, beaucoup de prisonniers vendus comme esclaves. César, ensuite, traita mieux les Juifs et s'en fit des amis. Les guerres civiles qui suivirent sa mort ravagèrent aussi la Judée et lui imposèrent de lourds fardeaux. Après la victoire d'Auguste, celui-ci, comme César, se montra bien intentionné pour les Juifs, mais la Judée resta soumise aux Romains, était occupée par des troupes romaines, fut placée sous la surveillance et finalement l'administration directe de fonctionnaires romains, et nous avons vu comment ce beau monde dévastait et saignait les provinces. La haine contre les Romains devenait de plus en plus vive, notamment dans la masse de la population. Les rois de pacotille et les aristocrates sacerdotaux qui gouvernaient, cherchaient à entrer dans les bonnes grâces des nouveaux maîtres romains, exactement comme ils l'avaient fait avec les Grecs avant l'insurrection des Macchabées, quelle que fût la haine qu'un certain nombre d'entre eux nourrissaient dans le fond de leur cœur. Mais leur parti, les sadducéens, était de plus en plus dépassé par le parti démocratique des patriotes, les pharisiens.

Flavius Josèphe note dans ses «Antiquités » que déjà vers 100 avant J-C, « les riches étaient du côté des sadducéens, mais que la masse du peuple en tenait pour les pharisiens » (XIII, 10, 6).

Sur l'époque d'Hérode (l'époque du Christ), il écrit :

« La secte des sadducéens a peu de partisans, mais c'est la classe élevée du pays. Pourtant, les affaires de l’État ne sont pas conduites selon leur opinion. Dès qu'ils accèdent à des charges publiques, ils sont obligés, bon gré mal gré, d'agir en suivant les conceptions des pharisiens, sinon le commun ne les tolérerait pas. » (Antiquités XVIII, 1, 4).

Les pharisiens devenaient de plus en plus les guides spirituels du peuple juif, en lieu et place de son aristocratie sacerdotale.

 

Notes de K. Kautsky

98 Flavius Josèphe, Antiquités, XIV, 7. 1 talent = 4700 marks.

99 Flavius Josèphe, Antiquités, XIV, 7.

100 Ibid. XX, 8, 9, cf. aussi 9, 2.

101 Daniel 7, 27.

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