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Écrit au plus tard le I° février (4 mars) 1915. Paru le 29 mars 1915 dans le n° 40 du « Social-Démocrate. Conforme ou texte du journal. Source : Œuvres complètes, T. XXI. |
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Lénine
La conférence des sections à l'étranger du P.O.S.D.R.
1915
La conférence des sections à l'étranger du P.O.S.D.R, qui s’est tenue en Suisse, a récemment terminé ses travaux. Outre la discussion des problèmes propres à l'émigration, que nous tâcherons d'évoquer au moins rapidement dans les numéros suivants de l'Organe central, la conférence a élaboré des résolutions sur la question de la guerre, qui est d'une brûlante actualité. Nous publions ces résolutions sans tarder, en espérant qu'elles seront utiles à tous les social-démocrates désireux de chercher sérieusement l'issue vers l’action féconde pour sortir de ce fatras d'opinions qui se réduisent, au fond, à admettre l'internationalisme en paroles et à viser en fait, d’une manière ou d'une autre, une conciliation à tout prix avec le social-chauvinisme. Ajoutons que, sur la question du mot d'ordre des « États-Unis d'Europe » , les débats ont. pris un caractère étroitement politique, et qu'il a été décidé d'ajourner ce problème jusqu'à l’examen dans la presse de son aspect économique.
S'en tenant à la ligne tracée par le manifeste du Comité central, publié dans le n°33, la conférence adopte, en vue d'une propagande plus méthodique, les thèses suivantes :
La guerre actuelle a un caractère impérialiste. Elle a été engendrée par les conditions de l'époque où le capitalisme a atteint le stade suprême de son développement : ce n'est plus seulement l'exportation des marchandises qui est essentielle, mais aussi l'exportation des capitaux, la cartellisation de la production et l'internationalisation de la vie économique ont pris une extension considérable, la politique coloniale a conduit au partage de la presque totalité du globe, les forces productives du capitalisme mondial débordent le cadre étroit des frontières nationales, les conditions objectives de la réalisation du socialisme sont parvenues à une maturité complète.
La guerre actuelle est essentiellement une lutte entre l'Angleterre, la France et l'Allemagne pour le partage des colonies et le pillage des pays concurrents, et une tentative du tsarisme et des classes dirigeantes de Russie de s'emparer de la Perse, de la Mongolie, de la Turquie d'Asie, de Constantinople, de la Galicie, etc. L'élément national de la guerre austro-serbe a une importance tout à fait secondaire et ne modifie pas le caractère général impérialiste de la guerre.
L'histoire économique et diplomatique des dernières décennies montre que les deux groupes de nations belligérantes ont méthodiquement préparé une guerre précisément de ce genre. Quant à savoir quel groupe a déclenché le premier les hostilités ou déclaré la guerre le premier, cela n’a aucune importance lorsqu'il s'agit de déterminer la tactique des socialistes. Les phrases sur la défense de la patrie, la résistance à l'invasion ennemie, la guerre défensive, etc., ne servent, de part et d'autre, qu'à duper le peuple.
Les guerres réellement nationales qui ont eu lieu, notamment dans la période de 1789-1871, étaient l'expression de mouvements nationaux de masse, d'une lutte contre l'absolutisme et le système féodal, pour l'abolition de l’oppression nationale et la création d’États sur une base nationale, condition préalable du développement capitaliste.
L'idéologie nationale engendrée par cette époque a laissé des traces profondes dans la masse de la petite bourgeoisie et dans une partie du prolétariat. C'est ce dont profitent actuellement, à une époque toute différente, celle de l'impérialisme, les sophistes de la bourgeoisie et les traîtres au socialisme qui rampent à leur suite, afin de diviser les ouvriers et de les détourner de leurs tâches de classe et de la lutte révolutionnaire contre la bourgeoisie.
Les paroles du Manifeste communiste : « Les ouvriers n'ont pas de patrie » , sont aujourd'hui plus justes que jamais. Seule la lutte internationale du prolétariat contre la bourgeoisie peut sauvegarder ses conquêtes et ouvrir aux masses opprimées la voie d'un avenir meilleur.
« La transformation de la guerre impérialiste actuelle en guerre civile est le seul mot d'ordre prolétarien juste, enseigné par l'expérience de la Commune, indiqué par la résolution de Bâle (1912) et découlant des conditions de la guerre impérialiste entre pays bourgeois hautement évolués (Voir Lénine : la guerre et la social-démocratie russe).
La guerre civile à laquelle la social-démocratie révolutionnaire appelle dans la période actuelle est la lutte armée du prolétariat contre la bourgeoisie pour l'expropriation de la classe des capitalistes dans les pays avancés, pour la révolution démocratique en Russie (république démocratique, journée de travail de 8 heures, confiscation des terres des grands propriétaires fonciers), pour la république dans les monarchies arriérées en général, etc.
Les calamités dont souffrent cruellement les masses du fait de la guerre ne peuvent manquer d'engendrer un état d’esprit et des mouvements révolutionnaires que le mot d'ordre de la guerre civile est appelé à généraliser et à orienter.
À l'heure actuelle, l'organisation de la classe ouvrière est gravement démantelée. Mais la crise révolutionnaire n'en mûrit pas moins. Après la guerre, les classes dominantes de tous les pays s'efforceront davantage encore de ramener de plusieurs dizaines d'années en arrière le mouvement de libération du prolétariat. La tâche de la social-démocratie révolutionnaire, dans le cas d'un rythme rapide de développement révolutionnaire, tout comme dans celui d'une crise prolongée, sera de ne pas renoncer au travail quotidien de longue haleine, de ne négliger aucune des méthodes antérieures de la lutte de classe. Sa tâche sera d'orienter la lutte parlementaire aussi bien qu'économique contre l'opportunisme, dans l'esprit de la lutte révolutionnaire des masses.
En tant que premiers pas vers la transformation de la guerre impérialiste actuelle en guerre civile, il faut :
La faillite de la II° Internationale, c'est la faillite de l'opportunisme socialiste. Celui-ci est le produit de l'époque « pacifique » du développement du mouvement ouvrier. Au cours de cette époque la classe ouvrière a assimilé des moyens de lutte importants, comme l'utilisation. du parlementarisme et de toutes les possibilités légales, la création d'organisations économiques et politiques de masse, ainsi que d'une presse ouvrière largement diffusée, etc. Par ailleurs, cette période a engendré la tendance à nier la lutte des classes et à prôner la paix sociale, à nier la révolution sociale, à nier le principe des organisations illégales, à admettre le patriotisme bourgeois, etc. Certaines couches de la classe ouvrière (la bureaucratie au sein du mouvement ouvrier et l'aristocratie ouvrière qui bénéficiaient d'une parcelle des revenus provenant de l'exploitation des colonies et de la situation privilégiée de leur « patrie » sur le marché mondial), ainsi que les compagnons de route petits-bourgeois au sein des partis socialistes, ont constitué le principal appui social de ces tendances et se sont faits les véhicules de l'influence bourgeoise sur le prolétariat.
La funeste influence de l'opportunisme s'est manifestée très nettement dans la politique suivie au cours de la guerre par la majorité des partis social-démocrates officiels de la II° Internationale. Le vote des crédits, la participation aux ministères, la politique de l'« union sacrée » , la renonciation à l'organisation illégale à l'heure où la légalité est abrogée, tout cela constitue un sabotage des décisions les plus importantes de l'Internationale et une trahison ouverte du socialisme.
La crise provoquée par la guerre a mis à nu la véritable nature de l’opportunisme, qui s'est révélé le complice déclaré de la bourgeoisie contre le prolétariat. Ce qu'on appelle le « centre » social-démocrate, Kautsky en tête, a totalement sombré dans l'opportunisme, sous le couvert de phrases hypocrites particulièrement dangereuses et d'une falsification du marxisme, accommodé à la sauce impérialiste. L'expérience montre qu'en Allemagne, par exemple, ce n'est qu'en forçant résolument la main à la majorité des dirigeants du parti qu'il a été possible de défendre le point de vue socialiste. Ce serait une illusion nuisible que d'espérer la restauration d'une Internationale réellement socialiste sans une rupture complète, sur le plan de l’organisation, avec les opportunistes.
Le P.O.S.D.R. doit soutenir toutes les actions internationales et révolutionnaires de masse du prolétariat en s’efforçant de regrouper tous les éléments antichauvins de l’Internationale.
L'une des formes de mystification de la classe ouvrière est le pacifisme et la propagande abstraite de la paix. En régime capitaliste, et particulièrement à son stade impérialiste, les guerres sont inévitables. Mais, par ailleurs, les social-démocrates ne sauraient nier la valeur positive des guerres révolutionnaires, c'est-à-dire de guerres non impérialistes, telles que celles menées de 1789 à 1871 pour le renversement de l'oppression nationale et la création, à partir d’États féodaux morcelés, d’États capitalistes nationaux, ou encore de guerres éventuelles visant à sauvegarder les conquêtes d’un prolétariat victorieux dans sa lutte contre la bourgeoisie.
À l’heure actuelle, une propagande de paix qui n'est pas accompagnée d'un appel à l'action révolutionnaire des masses ne peut que semer des illusions, corrompre le prolétariat en lui inculquant la confiance dans l'esprit humanitaire de la bourgeoisie et en faire un jouet entre les mains de la diplomatie secrète des pays belligérants. Notamment, l’idée suivant laquelle on pourrait aboutir à une paix dite démocratique sans une série de révolutions est profondément erronée.
Dans chaque pays, la lutte contre son propre gouvernement engagé dans la guerre impérialiste ne doit pas s’arrêter devant l'éventualité d'une défaite par suite de l'agitation révolutionnaire. La défaite de l'armée gouvernementale affaiblit le gouvernement, favorise la libération des nationalités qu'il opprime et facilite la guerre civile contre les classes au pouvoir.
Appliquée à la Russie, celte thèse est particulièrement juste. Une victoire de la Russie entraînerait un renforcement de la réaction mondiale et de la réaction à l'intérieur du pays, et s'accompagnerait d’un asservissement complet des peuples dans les régions déjà conquises. C'est pourquoi la défaite de la Russie apparaît en tout état de cause comme un moindre mal.
Le chauvinisme, déchaîné par la guerre, a gagné aussi les intellectuels démocrates (populistes) et le parti socialiste-révolutionnaire. Le courant d'opposition dans la Mysl témoigne d'une instabilité totale ; il en est de même du noyau principal des liquidateurs (Nacha Zaria), soutenu par Plékhanov. Pratiquement, sont aussi partisans du chauvinisme le Comité d’organisation, depuis Larine et Martov qui l'appuient en sous-main, jusqu'à Axelrod qui défend le patriotisme dans son principe, et le Bund, au soin duquel prédomine le chauvinisme germanophile. Le bloc de Bruxelles (du 3 juillet 1914) s'est complètement dissous. Quant aux éléments groupés autour du Naché Slovo, ils oscillent entre une sympathie platonique pour l'internationalisme et un désir d'unité coûte que coûte avec Nacha Zaria et le Comité d’organisation. La fraction social-démocrate de Tchkhéidzé balance également : d'un côté, elle a exclu le plékhanoviste, c'est-à-dire le chauvin, Mankov; de l'autre, elle cherche à masquer à tout prix le chauvinisme de Plékhanov, de Nacha Zaria, d'Axelrod, du Bund, etc.
Le Parti ouvrier social-démocrate en Russie doit continuer à renforcer l'unité prolétarienne, forgée en 1912-1914 principalement par la Pravda, et à rétablir les organisations social-démocrates de la classe ouvrière en se démarquant résolument des social-chauvins sur le plan de l’organisation. Des accords temporaires ne sont admissibles qu'avec des social-démocrates partisans d'une rupture catégorique, sur le plan de l'organisation, avec le Comité d’organisation, Nacha Zaria et le Bund.
Notes
Texte surligné en jaune : en français dans le texte.
Texte surligné en vert : en allemand dans le texte.