1913

Un ouvrage qui est encore discuté aujourd'hui...


L'accumulation du capital

Rosa Luxemburg

I: Le problème de la reproduction


9: La difficulté du point de vue du procès de la circulation

L'analyse de Marx souffrait, entre autres, de ceci qu'il cherchait à résoudre le problème en se posant au point de vue faux de la recherche des « sources d'argent ». Mais il s'agit en réalité de demande véritable, d'utilisation de marchandises, et non d'argent pour les payer. En ce qui concerne l'argent en tant que moyen de circulation, nous devons ici supposer, dans l'étude du procès de la reproduction en général, que la société capitaliste a toujours à sa disposition la quantité d'argent nécessaire à sa circulation ou sait se créer les équivalents nécessaires. Ce qu'il faut expliquer, ce sont les grands actes d'échange sociaux, qui sont provoqués par des besoins économiques réels. Certes, il ne faut pas oublier que la plus-value capitaliste, pour pouvoir être accumulée, doit absolument revêtir la forme argent. Cependant, ce qu'il nous faut trouver, c'est la demande économique du surproduit, sans nous soucier davantage de l'origine de l'argent. Car, ainsi que Marx le dit lui-même à un autre endroit : « L'ar­gent d'un côté provoque alors de l'autre côté la reproduction agrandie, parce que celle-ci est déjà possible sans l'argent; car l'argent n'est point par lui-même élément de la véritable reproduction  [1]. »

Que la question de la « source d'argent » en vue de l'accumulation soit une façon tout à fait stérile de poser le problème de l'accumulation, c'est ce qui apparaît chez Marx lui-même dans un autre rapport.

Cette difficulté l'avait déjà retenu une fois dans le tome II du Capital, dans l'étude du procès de circulation. Déjà, à propos de la reproduction simple, il pose pour la circulation de la plus-value la question suivante : « Mais le capital marchandise doit être transformé en argent avant sa reconversion en capital productif et avant que soit dé­pen­sée la plus-value qu'il renferme. D'où vient l'argent nécessaire à cette transfor­mation ? Il me semble difficile, au premier abord, de résoudre cette question. Personne ne l'a d'ailleurs résolue jusqu'ici  [2]. »

Et il examine impitoyablement la question à fond : « Supposons que le capital circulant de 500 £ avancé sous forme de capital argent soit, avec n'importe quelle période de rotation, le capital circulant total de la société, c'est-à-dire de la classe capitaliste. Supposons en outre que la plus-value soit de 100 £ Comment toute la classe capitaliste peut-elle continuellement retirer 600 £ de la circulation où elle n'en jette que 500 ? »

Il s'agit ici, notons-le, de la reproduction simple, où toute la plus-value est em­ployée par la classe capitaliste à sa consommation personnelle. La question devrait par conséquent d'avance être posée de la façon suivante, plus précise : où les capita­listes, après avoir mis en circulation 500 livres sterling pour le capital constant et le capital variable, trouvent-ils leurs moyens de consommation pour le montant de la plus-value, à savoir 100 livres sterling ? Car il apparaît immédiatement que ces 500 livres sterling, qui, en tant que capital, servent constamment à l'achat de moyens de production et au paiement des salaires des ouvriers, ne peuvent servir en même temps à couvrir la consommation personnelle des capitalistes. D'où vient par conséquent la somme additionnelle de 100 livres sterling dont les capitalistes ont besoin pour réaliser leur propre plus-value ? Marx rejette immédiatement toutes les échappatoires plausibles pour tourner la difficulté.

« Par exemple : pour ce qui est du capital circulant constant, il est évident que tous les capitalistes ne l'avancent pas en même temps. Pendant que le capitaliste A vend sa marchandise et que son capital avancé reprend la forme argent, l'acheteur B voit au contraire son capital existant sous la forme argent se convertir en la forme de ses moyens de production précisément fournis par A. L'acte par lequel A rend la forme argent au capital marchandise qu'il vient de produire est également celui par lequel B rend à son capital la forme productive et le convertit de la forme argent en moyens de production et en force de travail; la même somme d'argent fonctionne dans le procès bilatéral comme dans tout achat simple M-A (marchandise-argent). D'autre part, lorsque A retransforme l'argent en moyens de production, il achète auprès de C et celui-ci se sert de cet argent pour payer B. Tout se trouverait donc expliqué, mais :
« Toutes les lois établies (liv. I, ch. III) en ce qui concerne la quantité de l'argent circulant dans la circulation des marchandises ne sont aucunement modifiées par le caractère capitaliste du procès de production.
« Lorsqu'on dit par conséquent que le capital social circulant à avancer sous forme d'argent est de 500 £ on tient compte déjà que telle est la somme simultanément avan­cée, mais que cette somme met en mouvement un capital productif supérieur à 500 £, parce qu'elle sert alternativement de fonds monétaire à des capitaux produc­tifs différents. Cette explication suppose donc l'existence de l'argent au lieu de l'expliquer.
« On pourrait dire encore : le capitaliste A produit des articles que le capitaliste B consomme individuellement, improductivement. L'argent de B monnaie donc le capi­tal marchandise de A, et la même somme d'argent sert à monnayer la plus-value de B et le capital constant circulant de A. Plus nettement encore que ci-dessus on suppose donc la question résolue : d'où B tire-t-il l'argent de son revenu ? Comment a-t-il même monnayé cette plus-value de son produit ?
« On pourrait encore dire ceci : la partie du capital variable circulant, que A avance constamment à ses ouvriers, lui revient continuellement de la circulation ; et il n'en retient toujours qu'une partie variable pour le paiement des salaires. Mais entre la dépense et la rentrée il s'écoule un certain temps pendant lequel l'argent avancé en salaires peut également servir à monnayer la plus-value. Mais nous savons déjà que plus ce temps est considérable, et plus doit être importante la masse de la provision d'argent que le capitaliste A doit toujours avoir sous la main. Ensuite l'ouvrier dépense l'argent, achète des marchandises. L'argent avancé sous forme de capital variable sert donc en partie à monnayer la plus-value. Sans approfondir la question, faisons remarquer ceci : la consommation de toute la classe capitaliste et des personnes improductives qui dépendent d'elle va de pair avec celle des ouvriers. Parallèlement à l'argent que les ouvriers jettent dans la circulation, les capitalistes doivent y en jeter également, pour dépenser leur plus-value comme revenu ; il faut donc qu'ils retirent de l'argent de la circulation. Cette explication ne diminuerait que la quantité d'argent nécessaire, mais n'expliquerait rien.
« On pourrait dire enfin : au premier engagement du capital fixe, on jette cons­tam­ment dans la circulation une grande quantité d'argent que celui qui l'a avancée ne retire de la circulation que peu à peu, par fractions, dans le cours des années. Cette somme ne peut-elle suffire à monnayer la plus-value ? On peut répondre : dans la somme de 500 £  (qui renferme le fonds de réserve nécessaire à la thésauri­sation), remploi de cette somme au titre de capital fixe a pu être envisagé déjà, si ce n'est par le premier possesseur, du moins par quelqu'un d'autre. En outre, quand il s'agit de la somme dépensée pour les produits servant de capital fixe, on a déjà supposé que l'on paie la plus-value contenue dans ces marchandises. Il s'agit précisément de savoir d'où vient cet argent  [3]. »

Il nous faut en outre accorder une attention particulière à ce dernier point. Car ici Marx refuse d'expliquer la réalisation de la plus-value même pour la reproduction simple par la thésaurisation pour le renouvellement périodique du capital fixe. Plus tard, lorsqu'il s'agit de la réalisation beaucoup plus difficile de la plus-value dans l'accumulation, il revient, comme nous l'avons vu, plusieurs fois, à titre d'essai, à cette même explication rejetée par lui comme « échappatoire plausible ».

Puis vient la solution, qui sonne d'une façon quelque peu inattendue :

« Nous avons déjà donné la réponse générale : pour la circulation d'une masse de marchandises de X x 1000 £, l'importance de la somme d'argent est indépendante du fait que la valeur de cette masse de marchandises contienne ou ne contienne pas de la plus-value et que cette masse soit de la production capitaliste ou non. Le problème n'existe donc pas. Dans des circonstances déterminées, par exemple la vitesse de circulation de l'argent étant donnée, il faut une certaine somme d'argent pour faire circuler la valeur marchandise de  X x 1000 £, indépendamment de la part plus ou moins grande qui, dans cette valeur, revient au producteur immédiat de ces marchandises. Le problème qui peut exister ici coïncide avec le problème général : d'où vient la somme d'argent nécessaire pour faire circuler les marchan­dises dans un pays  [4] ? »

La réponse est tout à fait juste. Car la question : d'où vient l'argent pour la circula­tion de la plus-value ? est comprise dans la question générale suivante : d'où vient l'argent qui sert à mettre en circulation une certaine quantité de marchandises dans le pays ? La division de la masse de valeur de ces marchandises en capital constant, capital variable et plus-value, n'existe pas du point de vue de la circulation de l'argent en tant que telle et n'a de ce point de vue aucun sens. Par conséquent, ce n'est que du point de vue de la circulation de l'argent, ou de la simple circulation des marchandises que « le problème n'existe pas ».Mais il existe du point de vue de la reproduction sociale, en général. Toutefois, il ne faut pas le formuler d'une façon si maladroite que la réponse nous rejette dans la simple circulation des marchan­dises, où le problème n'existe pas. La question ne doit donc pas être posée ainsi : d'où vient l'argent qui sert à réaliser la plus-value ? mais : où sont les consommateurs pour la plus-value ? Que l'argent doive se trouver dans les mains des consommateurs et jeté par eux dans la consommation, cela va de soi. Marx lui-même revient de nouveau au problème, bien qu'il ait déclaré, un instant auparavant, qu'il n'existait pas :

« Mais nous avons alors deux points de départ : le capitaliste et l'ouvrier. Toutes les autres personnes ou bien reçoivent l'argent de ces deux classes en échange de services rendus, ou bien sont propriétaires de la plus-value sous forme de rente, intérêt, etc. Peu importe ici que le capitaliste industriel garde toute la plus-value ou la partage avec d'autres personnes. Il s'agit de savoir comment il monnaie sa plus-value et non pas comment cet argent se répartit ensuite. Dans notre cas, le capitaliste figure donc comme unique propriétaire de la plus-value. Quant à l'ouvrier, il n'est que le point de départ secondaire, tandis que le capitaliste est le point de départ principal de l'argent jeté dans la circulation par l'ouvrier. L'argent, d'abord avancé comme capital variable, accomplit déjà sa deuxième circulation quand l'ouvrier le dépense pour payer ses moyens de subsistance.
« La classe capitaliste reste donc le seul point de départ de la circulation de l'argent. Quand elle a besoin de 400 £ pour payer les moyens de production et de 100 £ pour payer la force de travail, elle jette 500 £ dans la circulation. Mais le taux de la plus-value étant de 100 %, la plus-value contenue dans le produit est égale à 100 £. Comment peut-on retirer 600 £ de la circulation, où l'on n'en jette que 500 ? Le néant ne produit rien. La classe totale des capitalistes ne peut retirer de la circulation que ce qu'elle y a jeté  [5]. »

Marx rejette encore une échappatoire à laquelle on pourrait recourir pour expli­quer le problème, à savoir la rapidité dans la circulation de l'argent, qui permet de mettre en circulation une quantité de valeur plus considérable avec moins d'argent. Cette échappatoire ne mène naturellement à rien, car la rapidité de circulation de l'argent est déjà entrée en ligne de compte lorsqu'on suppose que tant et tant de livres sterling sont nécessaires pour la circulation de la masse de marchandises. Puis vient ensuite la solution du problème :

« En effet, quelque paradoxal que cela puisse sembler de prime abord, c'est la classe capitaliste elle-même qui jette dans la circulation l'argent servant à réaliser la plus-value contenue dans les marchandises. Mais elle ne l'y jette pas comme argent avancé au capital. Elle le dépense comme moyen d'achat pour sa consommation individuelle. Elle ne l'avance donc pas, bien qu'elle forme le point de départ de sa circulation  [6]. »

Cette solution claire et complète montre admirablement que le problème n'était pas de pure apparence. Elle ne repose pas non plus sur le fait que nous avons découvert une nouvelle « source d'argent », pour réaliser la plus-value, mais que nous avons trouvé les consommateurs de cette plus-value. Nous sommes encore ici, d'après la supposition de Marx, sur le terrain de la reproduction simple. Cela signifie que la classe capitaliste emploie toute sa plus-value à sa consommation personnelle. Étant donné que les capitalistes sont les consommateurs de la plus-value, il n'est pas paradoxal, mais au contraire tout naturel qu'ils doivent avoir en poche l'argent néces­saire pour s'approprier la forme naturelle de la plus-value, les objets de consomma­tion. L'acte de circulation de l'échange découle comme une nécessité du fait que les capitalistes individuels ne peuvent pas consommer directement leur plus-value indivi­duelle, leur surproduit individuel, comme le faisait le propriétaire d'esclaves de l'anti­quité. La forme naturelle, concrète, de cette plus-value exclut bien plutôt, en règle générale, une telle utilisation. Mais l'ensemble de la plus-value de tous les capitalistes se trouve - dans les conditions de la reproduction simple - exprimé dans le produit social en une quantité correspondante de moyens de consommation pour la classe capitaliste, de même qu'à la somme totale des capitaux variables correspond une quan­tité de valeur égale de moyens de consommation pour la classe ouvrière et qu'à la somme totale des capitaux constants correspond une quantité de valeur égale de moyens de production matériels.

Pour échanger la plus-value individuelle inconsommable contre la quantité corres­pondante de moyens de consommation, il faut un double acte de circulation des marchandises : la vente de la plus-value et l'achat de moyens de consommation tirés du surproduit social. Étant donné que ces deux actes se font exclusivement à l'inté­rieur de la classe capitaliste, entre différents capitalistes, l'intermédiaire de l'argent ne fait que passer d'une main des capitalistes dans l'autre et reste en fin de compte dans la poche des capitalistes. Étant donné que la reproduction simple n'apporte à l'échange que les mêmes quantités de valeur, la même somme d'argent sert chaque année à la circulation de la plus-value, et l'on pourrait tout au plus, si l'on voulait trop appro­fondir, poser la question suivante : d'où est venue dans les poches des capitalistes cette somme d'argent servant à acheter leurs moyens de consommation ? Mais cette question se résout dans cette question plus générale : d'où est venu, d'une façon géné­rale, le premier capital argent dans les mains des capitalistes, ce capital argent dont, outre les dépenses consacrées aux placements productifs, ils doivent toujours conser­ver une certaine partie en poche pour leur consommation personnelle ? Mais la question ainsi posée nous ramène au problème de l' « accumulation primitive », c'est-à-dire de la genèse historique du capital et sort du cadre de l'analyse tant du procès de la circulation que de celui de la reproduction.

Ainsi la question est claire et nette, savoir : tant que nous restons sur le terrain de la reproduction simple. Ici, le problème de la réalisation de la plus-value est résolu par les conditions mêmes, il est déjà en fait anticipé dans la notion de la reproduction simple. Celle-ci repose précisément sur le fait que toute plus-value est consommée par les capitalistes, ce qui signifie par conséquent qu'elle est aussi achetée par eux, c'est-à-dire qu'elle doit être achetée par les capitalistes les uns aux autres. « Nous avons supposé que la somme d'argent que le capitaliste, en attendant la première rentrée de son capital, jette dans la circulation pour payer sa consommation indivi­duelle est exactement égale à la plus-value qu'il a produite et qu'il veut monnayer. Par rapport au capitaliste isolé, cette supposition est évidemment arbitraire. Mais, dans l'hypothèse de la reproduction simple, elle doit être exacte pour l'ensemble de la classe capitaliste. Elle ne fait qu'exprimer cette hypothèse : toute la plus-value, mais elle seule, sans aucune traction du capital primitif, est consommée impro­duc­tivement  [7]. »

Mais la reproduction simple sur la base capitaliste est dans l'économie théorique une grandeur imaginaire, une grandeur imaginaire aussi justifiée scientifiquement et indispensable que   en mathématiques. Mais avec cela le problème de la réalisa­tion de la plus-value n'est aucunement résolu pour la réalité, c'est-à-dire pour la reproduction élargie ou accumulation. Et c'est ce que Marx confirme lui-même pour la deuxième fois, dès qu'il poursuit son analyse.

D'où vient l'argent pour la réalisation de la plus-value dans les conditions de l'accu­mu­lation, c'est-à-dire de la non-consommation, de la capitalisation d'une partie de la plus-value ?

La première réponse que Marx donne est la suivante :

« Le capital argent supplémentaire, nécessaire au fonctionnement du capital pro­ductif croissant, est fourni par cette partie de la plus-value réalisée que le capitaliste jette dans la circulation sous forme de capital argent et non pas comme la forme argent du revenu. L'argent se trouve déjà entre les mains du capitaliste. Seul l'emploi en diffère. »

Nous connaissons déjà cette explication de l'étude du procès de la reproduction et aussi son insuffisance. Elle s'appuie exclusivement sur le moment du premier passage de la reproduction simple à la reproduction élargie. Hier, les capitalistes consom­maient toute leur plus-value et possédaient par conséquent aussi la quantité d'argent nécessaire pour sa circulation. Aujourd'hui, ils se décident à « mettre de côté » une partie de la plus-value et à la placer d'une façon productive au lieu de la gaspiller. Ils n'ont besoin pour cela - à la condition que des moyens de production, au lieu d'articles de luxe, aient été produits - que d'employer différemment une partie seulement de leurs fonds d'argent. Mais le passage de la reproduction simple à la reproduction élar­gie est tout autant une fiction théorique que la reproduction simple du capital lui-même. Et Marx poursuit aussitôt :

« Mais, grâce au capital productif supplémentaire, une masse supplémentaire de marchandises, qui en est le produit, est jetée dans la circulation. En même temps que cette masse supplémentaire de marchandises, l'on a jeté dans la circulation une partie de l'argent supplémentaire nécessaire à sa réalisation, pour autant que la valeur de cette masse de marchandises est égale à la valeur du capital productif consommé dans sa production. Cette masse supplémentaire d'argent a été précisément avancée com­me capital d'argent supplémentaire et revient donc au capitaliste par la rotation de son capital. Nous retrouvons ici la même question : d'ou vient l'argent supplémentaire permettant de réaliser la plus-value supplémentaire existant sous forme de mar­chandises ? »

Mais maintenant que le problème est de nouveau posé en toute netteté, nous recevons, au lieu d'une solution, la réponse inattendue suivante :

« La réponse générale reste la même. La somme des prix de la masse des mar­chan­dises en circulation est accrue, non parce que telle masse de marchandises a augmenté de prix, mais parce que la masse des marchandises actuellement en circu­lation est plus grande que celle qui circulait précédemment, sans qu'il y ait compen­sation par une baisse des prix. L'argent supplémentaire nécessaire à la circulation d'une plus grande masse de marchandises d'une plus grande valeur doit être fourni soit par une économie plus élevée de la masse d'argent en circulation, par des virements, par des mesures rendant plus rapide la circulation des mêmes pièces de monnaie, soit par la transformation de l'argent de sa forme trésor en sa forme circulante  [8]. »

Cette solution aboutit à l'explication suivante : la reproduction capitaliste jette, dans les conditions d'une accumulation toujours croissante, une masse toujours plus considérable de marchandises sur le marché. Pour mettre en circulation cette masse de marchandises de valeur croissante, une quantité de plus en plus considérable d'argent est nécessaire. Cette quantité croissante d'argent, il s'agit précisément de la créer. Tout cela est incontestablement juste et convaincant, mais le problème dont il s'agissait n'en est aucunement résolu. Il a seulement disparu.

L'un ou l'autre. Ou l'on considère le produit social (de l'économie capitaliste) tout simplement comme une masse de marchandises d'une certaine valeur, comme un « vrac de marchandises », et l'on ne voit dans les conditions de l'accumulation qu'un accroissement de ce vrac confus de marchandises et de sa masse de valeur. Alors il y aura seulement à constater que, pour la circulation de cette masse de valeur, une quantité d'argent correspondante est nécessaire, que cette quantité d'argent doit croître si la quantité de valeur s'accroît, à moins que la rapidité de la circulation et les économies qu'elle permet de réaliser ne compensent l'accroissement de valeur. Et à la question : d'où vient en fin de compte tout l'argent ? on peut répondre avec Marx : des mines d'or. C'est aussi un point de vue, celui de la simple circulation de marchandises. Mais alors on n'a pas besoin d'apporter des notions telles que capital constant et capital variable, plus-value, etc., qui n'appartiennent pas à la simple circulation de marchandises, mais à la circulation du capital et à la reproduction sociale, et l'on n'a pas non plus besoin de poser la question : d'où vient l'argent pour la réalisation de la plus-value sociale, et notamment dans la reproduction simple, dans la repro­duction élargie ? Car de telles questions n'ont aucun sens du point de vue de la simple circulation de marchandises et d'argent. Mais si l'on a déjà posé ces questions et dirigé l'étude dans le domaine de la circulation du capital et de la reproduction sociale, alors il ne faut pas chercher la réponse dans le domaine de la simple circulation de mar­chan­dises - étant donné qu'ici le problème n'existe pas et ne comporte par conséquent pas de solution - pour venir déclarer ensuite : le problème a déjà été résolu depuis longtemps, il n'existe pas.

C'est par conséquent la façon même de poser le problème qui a été dès le com­men­cement mauvaise chez Marx. Ce qui importe, ce n'est pas de demander : d'où vient l'argent pour réaliser la plus-value ? mais : d'où vient la demande ? Où est le besoin solvable pour la plus-value ? Si la question avait été ainsi posée dès le début, il n'eût pas fallu tant de longs détours pour montrer clairement comment on pouvait la résoudre ou comment on ne pouvait pas la résoudre. Dans l'hypothèse de la repro­duction simple, la chose est tout à fait simple : étant donné que toute la plus-value est consommée par les capitalistes, qu'ils sont ainsi eux-mêmes les acheteurs, la demande pour la plus-value sociale dans sa totalité, ils doivent par conséquent aussi avoir en poche l'argent nécessaire pour la circulation de la plus-value. Mais de ce même fait découle avec évidence ceci : c'est que, dans les conditions de l'accumulation, c'est-à-dire de la capitalisation d'une partie de la plus-value, la classe capitaliste elle-même ne peut pas acheter, réaliser toute sa plus-value. Il est exact qu'il faut réunir la quan­tité d'argent nécessaire pour réaliser la plus-value capitaliste, si, d'une façon générale, elle doit être réalisée. Mais cet argent ne peut absolument pas provenir de la poche des capitalistes eux-mêmes. Ils sont tout au contraire, d'après l'hypothèse même de l'accumulation, non acheteurs de leur plus-value, même si - théoriquement - ils ont suffisamment d'argent en poche pour cela. Qui donc peut représenter la demande pour les marchandises où se trouve contenue la plus-value capitaliste ?

« D'après notre hypothèse : prédominance générale et absolue de la production capitaliste, il n'y a que deux classes : la classe capitaliste et la classe ouvrière. Tout ce que la classe ouvrière achète est égal à la somme de son salaire, égale à la somme du capital variable avancé par l'ensemble de la classe capitaliste. »

Les ouvriers peuvent donc encore moins réaliser la plus-value capitalisée que la classe capitaliste. Mais il faut cependant que quelqu'un l'achète, pour que les capita­listes puissent rentrer en possession du capital accumulé avancé par eux. Et cepen­dant, en dehors des capitalistes et des ouvriers, on ne voit aucun acheteur. « Comment la classe capitaliste peut-elle par conséquent accumuler de l'argent  [9]? » La réalisa­tion de la plus-value en dehors des deux seules classes existantes de la société paraît tout aussi nécessaire qu'impossible. Dans le tome II du Capital, nous ne trouvons en tout cas aucune solution du problème.

Si l'on voulait maintenant demander pourquoi la solution de ce problème impor­tant de l'accumulation capitaliste ne se trouve pas dans le Capital de Marx, il faudrait tenir compte avant tout de ce fait que le tome II du Capital n'est pas un ouvrage entièrement terminé, mais un manuscrit, interrompu au milieu même de sa rédaction.

Déjà la forme extérieure de ce tome, notamment des derniers chapitres, montre que ce sont davantage des notes rédigées par l'auteur pour son propre éclaircissement que des résultats définitifs destinés à l'éclaircissement du lecteur. Ce fait nous est amplement confirmé par le témoin le plus qualifié, à savoir l'éditeur du deuxième tome, Frédéric Engels. Dans sa préface au tome II, il nous renseigne de la façon suivante sur l'état des brouillons et manuscrits laissés par Marx, qui devaient servir de base à la rédaction de ce tome :

« La simple énumération des matériaux manuscrits laissés par Marx pour le livre II prouve la conscience sans pareille, le sévère esprit critique avec lesquels il s'effor­çait de poursuivre jusqu'à l'extrême perfection ses grandes découvertes en matière économique avant de les livrer à publicité. Et cette critique, à laquelle il se soumettait lui-même, ne lui a permis que rarement d'adapter, pour le fond aussi bien que pour la forme, l'exposé à son horizon que de nouvelles études ne cessait d'élargir. Voici les matériaux :
« Nous avons d'abord un manuscrit : « Cahiers de l'économie politique », 1472 pages in 4º, formant 23 cahiers, écrits d'août 1861 à juin 1863. C'est la suite du pre­mier fascicule publié à Berlin en 1859 sous le même litre. Malgré son incontestable valeur, ce manuscrit ne pouvait être utilisé pour la présente édition du livre II.
« Le manuscrit qui vient ensuite dans l'ordre chronologique est celui du livre III...
« De la période qui suivit la publication du livre I, nous avons, pour le livre II, une collection de quatre manuscrits in-folio, numérotés par Marx lui-même de I à IV. Le manuscrit I (150 pages), datant vraisemblablement de 1865 ou 1867, est la première rédaction indépendante, mais plus ou moins fragmentaire, du livre II avec sa division actuelle; rien n'a pu en être utilisé ici. Le manuscrit III comprend d'abord un classement de citations et de renvois aux carnets ou Marx notait ses citations, le tout se rapportant en majeure partie à la section I du livre II; puis les développe­ments de certains points particuliers, notamment de la critique de ce que Smith dit du capital fixe et du capital circulant ainsi que de la source du profit, enfin, la discus­sion du rapport entre le taux de la plus-value et le taux du profit, qui a sa place dans le livre III. Les renvois ne fournirent guère de documentation nouvelle; les dévelop­pements étaient, pour le livre Il, aussi bien que pour le livre III , dépassés par de nouvelles rédactions et durent donc pour la plupart être laissés de côté. Le manuscrit IV est la rédaction, prête à l'impression, de la première section ainsi que des premiers chapitres de la deuxième section du livre II; nous l'avons utilisé partout où la chose a été possible. Bien qu'il fût prouvé que ce manuscrit IV était antérieur au livre II, nous avons pu, parce qu'il est de forme plus achevée, l'utiliser largement pour la partie correspondante du livre II; il a suffi d'y faire quelques additions tirées du manuscrit Il. Ce dernier manuscrit constitue la seule rédaction à peu près complète du livre II et remonte à 1870. Les notes dont nous allons parler concernent la rédaction définitive et disent expressément : '' Nous prendrons comme base la rédaction II. ''
« Après 1870, il y eut une nouvelle interruption, due surtout à la mauvaise santé de l'auteur. Suivant soit habitude, Marx employa ce temps à l'étude; l'agronomie, les conditions rurales américaines et principalement russes, le marché financier, le système bancaire, enfin les sciences naturelles, telles que la géologie et la physio­logie, et en particulier des travaux mathématiques personnels, forment le contenu des nombreux carnets d'extraits datant de l'époque. Au début de 1877, il se sentit suffisamment rétabli pour pouvoir reprendre son véritable travail. Nous avons, de fin mars 1877, des indications et des notes tirées des quatre manuscrits mentionnés ci-dessus, devant servir de base à une révision complète du livre II, dont la rédaction constitue le début du manuscrit V (56 pages grand format). Ce manuscrit comprend les quatre premiers chapitres, mais est d'une rédaction encore bien imparfaite, des points essentiels sont traités dans des notes au bas des pages; la matière a été réunie plutôt que triée. Mais cela n'en constitue pas moins le dernier exposé complet de cette très importante partie de la première section. Marx fit une première tentative de donner à ce travail la forme nécessaire pour l'impression; cela nous a valu le manuscrit VI (entre octobre 1877 et juillet 1878), de 17 pages in-4º et comprenant la plus grande partie du chapitre I; puis il fit une seconde et dernière tentative; c'est le manuscrit VII (2 juillet 1878), ne comptant que 7 pages grand format.
« Il semble qu'à ce moment Marx se soit rendu compte que, s'il ne s'opérait pas une révolution complète dans son état de santé, il n'arriverait jamais à rédiger le second et le troisième livre d'une façon qui lui donnât satisfaction à lui-même. Les manuscrits V à VIII ne révèlent que trop souvent avec quelle énergie il avait à lutter contre le mauvais état physique qui le déprimait. La partie la plus difficile de la première section eut une rédaction nouvelle dans le manuscrit V; le reste de la première et la totalité de la deuxième section, à l'exception du chapitre VII, ne présen­taient pas de sérieuses difficultés théoriques; il estimait, au contraire, que la troisième section, la reproduction et la circulation du capital social, avait absolument besoin d'être remaniée. Dans le manuscrit II, en effet, la reproduction était étudiée d'abord en tenant compte de la circulation. Il importait de remédier à ce défaut et de remanier en somme toute la section de telle façon qu'elle répondit à l'horizon élargi de l'auteur. Telle fut l'origine du manuscrit VIII, qui ne compte que 70 pages in-4º. Mais il suffit, pour comprendre quelle matière Marx a su condenser en ces quelques pages, de comparer le texte imprimé de la section III, déduction faite des passages empruntés au manuscrit II.
« Ce manuscrit n'est, lui aussi, qu'un développement provisoire du sujet, où il s'agissait avant tout de donner une forme définitive aux conceptions nouvelles non contenues dans le manuscrit Il et de les développer en laissant de côté les points sur lesquels il n'y avait rien de neuf à dire. Même un fragment important du chapitre XVII de la deuxième section, fragment qui, d'ailleurs, empiète en quelque sorte sur la troisième section, est de nouveau mis à contribution et développé davantage. L'ordre logique est assez souvent interrompu, le développement présente par endroits des lacunes et, notamment à la fin, est absolument fragmentaire. Mais ce que Marx se proposait de dire y est dit d'une manière ou d'une autre.
« Tels sont les matériaux du livre II, matériaux dont, suivant une parole dite peu de temps avant sa mort par Marx à sa fille Éléonore, je devais “ faire quelque chose ”. »

Il faut admirer ce « quelque chose » qu'Engels a réussi à faire d'un tel matériel. Mais de son exposé précis ressort avec une netteté parfaite, pour la question qui nous intéresse, que, des trois parties qui forment le tome II, pour les deux premières : sur la circulation du capital-argent et du capital-marchandises ainsi que le coût de circula­tion et sur la rotation du capital, le manuscrit était le plus prêt pour l'impression. Par contre, la troisième partie, qui traite de la reproduction du capital social, ne représen­tait qu'un recueil de fragments, qui paraissait à Marx lui-même avoir « extrêmement besoin » d'un travail de rédaction. Mais, dans cette partie, c'est le dernier chapitre, le chapitre XXI, qui nous intéresse particulièrement, « L'accumulation et la reproduction élargie », qui a été le moins travaillé de tous. Il comprend en tout 35 pages seulement et s'interrompt brusquement au milieu même de l'analyse.

En dehors de cette circonstance extérieure, un autre facteur encore joua, à notre avis, un rôle important. L'étude du procès de la reproduction sociale part, chez Marx, ainsi que nous l'avons vu, de l'analyse d'Adam Smith, qui s'est heurtée, entre autres, à la thèse inexacte d'après laquelle le prix de toutes les marchandises se compose de v + pl. La réfutation de ce dogme domine toute l'analyse du procès de la reproduction chez Marx. Ce dernier consacre tout son effort à montrer que le produit social ne doit pas servir seulement à la consommation pour le montant des différentes sources de revenus, mais aussi au renouvellement du capital constant. Mais comme pour cette démonstration la forme théoriquement la plus pure n'est pas donnée pour la repro­duc­tion élargie, mais pour la reproduction simple, Marx considère surtout la reproduction d'un point de vue précisément opposé à l'accumulation : en partant de l'hypothèse selon laquelle toute la plus-value est consommée par les capitalistes. A quel point cette polémique contre Smith a dominé l'analyse de Marx, c'est ce que montre le fait qu'au cours de tout son travail il revient à cette polémique un nombre incalculable de fois des côtés les plus différents. C'est ainsi que lui sont consacrées dans le tome I, 7º partie, chapitre XXII, les pages 551 à 554; dans le tome II, les pages 335 à 370, 383, 409 à 412, 451 à 453. Dans le tome III, Marx reprend de nouveau le problème de la reproduction, mais se lance immédiatement de nouveau dans le problème abandonné par Smith et lui consacre tout le chapitre XLIX (pp. 367-388) et en fait aussi l'objet de tout le chapitre I (pp. 388-413). Enfin, dans les Théories sur la plus-value, nous trou­vons de nouveau des polémiques détaillées contre le dogme de Smith dans le tome I (pp. 164-253) et le tome II (pp. 92, 95, 126, 233-262). A de nombreuses reprises, Marx souligna lui-même qu'il considérait précisément le problème du renouvellement du capital constant au moyen du produit social comme le plus difficile et le plus important de la reproduction. C'est ainsi que l'autre problème, celui de l'accumulation, à savoir la réalisation de la plus-value à des fins de capitalisation, a été rejeté au second plan et finalement à peine effleuré par Marx.

Étant donné l'importance considérable de ce problème pour l'économie capitaliste, il n'est pas étonnant qu'il ait constamment occupé la science économique bourgeoise. Les tentatives de résoudre la question vitale de l'économie capitaliste : l'accumulation du capital est-elle pratiquement possible ? réapparaissent constamment au cours de l'histoire de la science économique. Ce sont ces tentatives historiques, avant comme après Marx, en vue de résoudre la question, que nous allons examiner maintenant.


Notes

[1] Le Capital, II, p. 468, Trad. Molitor, VIII, p. 160.

[2] Le Capital, II, p. 304, Trad. Molitor, VII, p. 129.

[3] Le Capital, II. pp. 305-406, Trad. Molitor, VII, pp. 130-133.

[4] Le Capital, II, p. 306, Trad. Molitor, VII, p. 133.

[5] Le Capital, II, p. 308, Trad. Molitor, VII, pp. 134-135.

[6] Le Capital, II, p. 308, Trad. Molitor, VIII, p. 135.

[7] Le Capital, II, p. 309, Trad. Molitor, VII pp. 137-138.

[8] Le Capital, II, p. 318, Trad. Molitor, VII, p. 153.

[9] Le Capital, II, p. 322, Trad. Molitor, VII, p. 158.


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