1913

Un ouvrage qui est encore discuté aujourd'hui...


L'accumulation du capital

Rosa Luxemburg

II: Exposé historique du problème

I° polémique : Controverse entre Sismondi – Malthus et Say - Ricardo - Mac Culloch.


10: La théorie de la reproduction d'après Sismondi

Les premiers doutes quant au caractère divin de l'ordre capitaliste se sont élevés dans l'économie politique bourgeoise sous l'impression directe des premières crises en Angleterre dans les années 1815 et 1818-1819. Les circonstances qui avaient provo­qué ces crises étaient encore à proprement parler de nature extérieure et apparemment fortuite. En partie, c'était le blocus continental napoléonien qui avait, pour un temps, coupé l'Angleterre artificiellement de ses débouchés européens et avait favorisé ainsi, en peu de temps, un développement important de certaines branches de l'industrie dans leur propre territoire, dans les États continentaux ; en partie, c'était l'épuisement matériel du continent par la longue période de guerre qui, après l'arrêt du blocus continental, avait restreint les débouchés escomptés pour les produits anglais. Ces premières crises suffisaient cependant à révéler aux contemporains, dans toute leur atrocité, les sombres aspects de la meilleure de toutes les formes sociales. Les mar­chés encombrés, les magasins pleins de marchandises qui ne trouvaient pas d'ache­teurs, les faillites nombreuses et, d'autre part, la misère criante des masses ouvrières - tout cela éclate pour la première fois aux yeux des théoriciens, qui avaient jusqu'à présent vanté et proclamé sur tous les tons l'harmonie du laisser-faire bourgeois. Toutes les nouvelles commerciales contemporaines, toutes les revues, les récits des voyageurs faisaient part des pertes des marchands anglais. En Italie, en Allemagne, en Russie, au Brésil les Anglais liquidaient leurs marchandises avec une perte qui pouvait s'élever jusqu'au quart ou au tiers. En 1818, au Cap de Bonne-Espérance, on se plaignait que toutes les boutiques fussent remplies de marchandises européennes que l'on offrait à des prix plus bas qu'en Europe, sans pouvoir les vendre. A Calcutta, on pouvait entendre des plaintes semblables. Des cargaisons entières de marchandises revenaient de Nouvelle-Hollande en Angleterre. Aux États-Unis, d'après le récit de voyage d'un contemporain, il n'y avait « d'un bout à l'autre de ce continent immense et prospère aucune ville, aucun bourg, où la quantité des marchandises destinées à la vente ne dépassât de manière considérable les moyens des acheteurs, bien que les vendeurs s'efforçassent d'attirer les clients en leur offrant de longs crédits et toutes sortes de facilités de paiement, des paiements à terme et en acceptant des marchan­dises en guise de paiement ».

En même temps, en Angleterre, retentissait le cri de désespoir des ouvriers. L'Edinburgh Review de mai 1820 cite l'adresse des bonnetiers de Nottingham, dont voici un extrait :

« Pour un travail quotidien de quatorze à seize heures, nous ne gagnons que de quatre à sept shillings par semaine, avec lesquels nous devons nourrir nos femmes et nos enfants. Nous constatons en outre que, bien que nous soyons obligés de nous contenter de pain et d'eau ou de pommes de terre au sel au lieu d'une nourriture plus saine qui, autrefois, était toujours en abondance sur les tables anglaises, nous avons souvent été obligés, après le travail harassant d'une journée, d'envoyer nos enfants affamés au lit pour ne pas les entendre se plaindre et réclamer du pain. Nous déclarons solennellement que pendant les dix-huit derniers mois nous n'avons pratiquement jamais eu le sentiment de manger à notre faim  [1]. »

Presque en même temps, Sismondi, en France, et Owen en Angleterre élevaient la voix pour accuser violemment la société capitaliste. Cependant, tandis qu'Owen, en Anglais pratique et en citoyen de la première nation industrielle, se faisait le porte-parole d'une vaste réforme sociale, le petit bourgeois suisse se répandait en plaintes contre les imperfections de l'ordre social régnant et contre l'économie classique. Ce­pen­dant par là même, Sismondi a donné beaucoup plus de fil à retordre à l'écono­mie politique bourgeoise qu'Owen, dont l'efficacité pratique s'adressait directement au prolétariat.

Sismondi expose lui-même, dans sa préface à la deuxième édition de ses Nouveaux principes d'économie politique, ou De la richesse dans ses rapports avec la population, que c'est l'Angleterre et, en particulier, la première crise anglaise, qui l'a incité à écrire sa première critique sociale (la première édition des Nouveaux Principes parut en 1819, la seconde huit ans plus tard).

« C'est en Angleterre que je me suis acquitté de cette tâche. L'Angleterre a donné naissance aux plus célèbres économistes. Leur science y est professée aujourd'hui même avec un redoublement d'ardeur.
« La concurrence universelle, ou l'effort pour produire toujours plus, et toujours à plus bas prix, est depuis longtemps le système de l’Angleterre, système que j'ai attaqué comme dangereux : ce système qui a fait faire à l'industrie anglaise des pas gigantesques, mais il a, à deux reprises, précipité les manufacturiers dans une détresse effrayante. C'est en présence de ces convulsions de la richesse, que j'ai cru devoir me placer pour revoir mes raisonnements, et les comparer avec les faits.
« L'étude que j'ai faite de l’Angleterre m'a confirmé dans mes Nouveaux Princi­pes. J'ai vu dans ce pays surprenant, qui semble subir une grande expérience pour l'instruction du reste du monde, ta production augmenter, tandis que les jouissances diminuent. La masse de la nation semble y oublier, aussi bien que les philosophes, que l'accroissement des richesses n'est pas le but de l'économie politique, mais le moyen dont elle dispose pour procurer le bonheur de tous. Je cherche ce bonheur dans toutes les classes, et je ne sais où le trouver. La haute aristocratie anglaise est en effet arrivée à un degré de richesse et de luxe qui surpasse tout ce qu'on voit chez toutes les autres nations. Cependant elle ne jouit point elle-même d'une opulence qu'elle semble avoir acquise aux dépens des autres classes; la sécurité lui manque, et dans chaque famille la privation se fait sentir plus encore que l'abondance.
« Au-dessous de cette aristocratie titrée et non titrée, je vois le commerce occuper un rang distingué, il embrasse le monde entier dans ces entreprises; ses agents bra­vent les glaces des deux pôles et les ardeurs de l'Équateur, tandis que chacun des chefs qui se rassemblent au palais du Change, peut disposer de millions. En même temps, dans toutes les rues de Londres, dans celles des grandes villes d’Angleterre, les magasins étalent des marchandises qui suffiraient à la consommation de l'univers. Mais la richesse a-t-elle assuré au commerçant anglais l'espèce de bonheur qu'elle est propre à garantir ? Non : dans aucun pays les faillites ne sont aussi fréquentes. Nulle part ces fortunes colossales qui suffiraient seules à remplir un emprunt public, à soutenir un empire ou une république, ne sont renversées avec tant de rapidité. Tous se plaignent que les affaires sont rares, difficiles, et peu lucratives. A peu d'années d'intervalle, deux crises terribles ont ruiné une partie des banquiers, et ont étendu la désolation sur toutes les manufactures anglaises; dans le même temps, une autre crise a ruiné les fermiers, et a fait sentir ses contrecoups au commerce de détail. D'autre part, ce commerce, malgré son immense étendue, a cessé d'appeler à lui les jeunes gens qui cherchent une carrière ; toutes les places sont occupées, et dans les rangs supérieurs de la société, comme les inférieurs, le plus grand nombre offre en vain son travail, sans pouvoir obtenir de salaire.
« Cette opulence nationale, dont les progrès matériels frappent tous les yeux, a-t-elle enfin tourné à l'avantage du pauvre ?Pas davantage. Le peuple, en Angleterre, est en même temps privé, et d'aisance dans le moment présent, et de sécurité pour l'avenir. Il n'y a plus de paysans dans les campagnes; on les a forcés de faire place aux journaliers; il n'y a presque plus d'artisans dans les villes, ou de chefs indépendants d'une petite industrie, mais seulement des manufacturiers. L'industriel (c'est-à-dire l'ouvrier salarié, R. L.), pour employer un mot que ce système même a mis à la mode, ne sait plus ce que c'est que d'avoir un état; il gagne seulement un salaire, et comme ce salaire ne saurait lui suffire également dans toutes les saisons, il est presque, chaque année, réduit à demander l'aumône à la bourse des pauvres.
« Cette nation si opulente a trouvé plus économique de vendre tout l'or et l'argent qu'elle possédait, de se passer de numéraire et de faire toute sa circulation avec du papier. Elle s'est ainsi volontairement privée du plus précieux entre les avantages du numéraire, la stabilité de son prix; les porteurs de billets de banques provinciales courent chaque jour le danger d'être ruinés par les faillites fréquentes, et en quelque sorte épidémiques, des banquiers et l'État entier est exposé à une convulsion dans toutes les fortunes, si une invasion ou une révolution ébranlait le crédit de la banque nationale.
« La nation anglaise a trouvé plus économique de renoncer aux cultures qui demandent beaucoup de main-d’œuvre, et elle a congédié la moitié des cultivateurs qui habitaient ses champs; elle a trouvé plus économique de remplacer par des machines à vapeur les manufacturiers, et elle a congédié, puis repris, puis congédié de nouveau les ouvriers des villes; et les tisserands taisant place au « power looms » (métiers mus par la vapeur), succombent aujourd'hui à la famine ; elle a trouvé plus économique de réduire les ouvriers au salaire le plus bas avec lequel ils puissent vivre, et les ouvriers, n'étant plus que des prolétaires, n'ont point craint de se plonger dans une misère plus profonde encore, en élevant des familles toujours plus nombreu­ses; elle a trouvé plus économique de ne nourrir les Irlandais que de pommes de terre, et de ne les habiller que de haillons, et aujourd'hui chaque « packet-boat » lui apporte des légions d'Irlandais, qui, travaillant à meilleur marché que les Anglais, chassent ceux-ci de tous les métiers. Quels sont donc les fruits de cette immense richesse accumulée ? N'ont-ils eu d'autre effet que de faire partager les soucis, les privations, le danger d'une ruine complète à toutes les classes ? L'Angleterre, en oubliant les hommes pour les choses, n'a-t-elle pas sacrifié la fin aux moyens ?  [2] »

Il faut avouer que ce tableau de la société capitaliste d'il y a bientôt cent ans ne laisse rien à désirer en clarté et en intégralité. Sismondi met le doigt sur toutes les plaies de l'économie bourgeoise : la ruine de l'artisanat, le dépeuplement de la campa­gne, la prolétarisation des couches moyennes, la paupérisation des ouvriers, l'éviction des ouvriers par les machines, le chômage, les dangers du système de crédit, les contrastes sociaux, l'insécurité de l'existence, les crises, l'anarchie. Son scepticisme amer et pénétrant a fait l'effet d'une dissonance aiguë éclatant au milieu de l'optimis­me béat des bavardages lénifiants sur l'harmonie de l'économie vulgaire, qui régnait en Angleterre comme en France dans les personnes de Mac Culloch là-bas, de Jean-Baptiste Say ici, et qui dominait toute la science officielle. On peut facilement imagi­ner quelle impression de profond malaise devaient faire des déclarations comme celles que nous citons :

« Le luxe n'est possible que quand on l'achète avec le travail d'autrui; le travail assidu, sans relâche, n'est possible que lorsqu'il peut seul procurer, non les frivolités, mais les nécessités de la vie. »
« ... Quoique l'invention des machines, qui accroissent les pouvoirs de l'homme, soit un bienfait pour l'humanité, la distribution injuste que nous faisons de leurs bénéfices, les change en fléaux pour les pauvres. »
« Le bénéfice d'un entrepreneur de travaux n'est quelquefois autre chose qu'une spoliation de l'ouvrier qu'il emploie, il ne gagne pas, parce que son entreprise pro­duit beaucoup plus qu'elle ne coûte, mais parce qu'il ne paie pas tout ce qu'elle coûte, parce qu'il n'accorde pas à l'ouvrier une compensation suffisante pour son travail. Une telle industrie est un mal social, car elle réduit à la dernière misère ceux qui exécutent l'ouvrage, tandis qu'elle n'assure que le profit ordinaire des capitaux à celui qui le dirige. »
« Parmi ceux qui se partagent le revenu national, les uns y acquièrent chaque année un droit nouveau par un nouveau travail, les autres y ont acquis antérieure­ment un droit permanent par un travail primitif, qui a rendu le travail annuel plus avantageux. »
« Rien ne peut empêcher cependant que chaque découverte nouvelle dans les mécaniques appliquées, ne diminue d'autant la population manufacturière. C'est un danger auquel elle est constamment exposée, et contre lequel l'ordre civil ne présente pas de préservatif. »
« Le temps viendra sans doute où nos neveux ne nous jugeront pas moins barbares pour avoir laissé les classes travailleuses sans garantie, qu'ils jugeront, et que nous jugeons nous-mêmes barbares, les nations qui ont réduit ces mêmes classes en esclavage. »

Sismondi s'en prend donc dans sa critique à la totalité : il refuse toute idéalisation et tout faux-fuyant qui, par exemple, chercheraient à excuser les sombres aspects de l'enrichissement capitaliste qu'il a mis en évidence, en les présentant comme des inconvénients temporaires d'une période transitoire ; et il termine son étude par la remarque suivante, dirigée contre Say :

« Depuis sept ans j'ai signalé cette maladie du corps social, et depuis sept ans elle n'a cessé de s'accroître. Je ne puis voir dans une souffrance si prolongée « les froissements qui accompagnent toujours les transitions », et, en remontant à l'origine du revenu, je crois avoir démontré que les maux que nous éprouvons sont la conséquence nécessaire des vices de notre organisation, et qu'ils ne sont pas près de finir  [3]. »

La source de tous les maux est, pour Sismondi, la disproportion entre la produc­tion capitaliste et la répartition du revenu, conditionné par celle-ci ; ici il s'attaque au problème de l'accumulation qui nous intéresse.

Le thème dominant de sa critique à l'égard de l'économie classique est le suivant : la production capitaliste est encouragée à une extension illimitée sans qu'il soit le moins du monde tenu compte de la consommation, mais celle-ci est limitée par le revenu.

« Tous les économistes modernes, en effet, ont reconnu que la fortune publique, n'étant que l'agrégation des fortunes privées, naissait, s'augmentait, se distribuait, se détruisait par les mêmes procédés que celle de chaque particulier. Tous savaient fort bien que dans une fortune privée, la partie la plus essentielle à considérer c'est le revenu; que, sur le revenu doit se régler la consommation ou la dépense, sous peine de détruire le capital. Cependant, comme dans la fortune publique le capital de l'un devient le revenu de l'autre, ils ont été embarrassés à décider ce qui était capital, ce qui était revenu, et ils ont trouvé plus simple de retrancher le dernier absolument de leurs calculs.
« En négligeant une quantité aussi essentielle à déterminer, MM. Say et Ricardo sont arrivés à croire que la consommation était une puissance illimitée, ou du moins qu'elle n'avait point d'autres bornes que celles de la production, tandis qu'elle est bornée par le revenu. Ils ont annoncé que toute richesse produite trouverait toujours des consommateurs, et ils ont encouragé les producteurs à causer cet engorgement des marchés, qui fait aujourd'hui la détresse du monde civilisé, tandis qu'ils auraient dû avertir les producteurs qu'ils ne devaient compter que sur les consommateurs ayant un revenu  [4]. »

Sismondi fonde donc sa théorie sur une doctrine du revenu. Qu'est-ce qui est revenu et qu'est-ce qui est capital ? Il prête la plus grande attention à cette distinction et l'appelle « la question la plus délicate de l'économie politique ». Le quatrième cha­pi­tre du livre Il est consacré à cette question. Sismondi commence son analyse, com­me d'habitude, par une robinsonnade. Pour « le solitaire », la distinction entre capital et revenu « était encore confuse ». Ce n'est qu'en société qu'elle devint « essentielle ». (II, p. 83.) Mais même dans la société, cette distinction est très difficile, en particulier à cause de la fable que nous connaissons déjà, entretenue par l'économie bourgeoise et selon laquelle « ce qui est capital pour l'un devient pour l'autre revenu ». Et inversement. Sismondi reprend à son compte ce verbiage confus dont l'origine remon­te à Smith et que Say avait élevé au rang de dogme et de justification de la paresse intellectuelle et de la superficialité :

« La nature du capital et celle du revenu se confondent sans cesse dans notre imagination ; nous voyons ce qui est revenu pour l'un devenir capital pour l'autre, et le même objet, en passant de mains en mains, recevoir successivement différentes dénominations, tandis que sa valeur, qui se détache de l'objet consommé, semble une quantité métaphysique que l'un dépense et que l'attire échange, qui périt dans l'un avec l'objet lui-même, qui se renouvelle dans l'autre et dure autant que la circu­lation. » (I, p. 84.)

Après cette introduction prometteuse, il s'attaque au problème difficile et déclare : toute richesse est le produit du travail. Le revenu est une partie de la richesse, par conséquent il doit avoir la même origine. Il est cependant « usuel » de distinguer trois sortes de revenu, que l'on appelle rente, profit et salaire et qui proviennent de trois sources différentes : « de la terre, du capital accumulé et du travail ». En ce qui concerne la première thèse, elle est naturellement inexacte, on comprend sous le terme de richesse, dans le sens social, la somme des objets utiles, des valeurs d'usage, mais aussi de la nature qui leur fournit les matériaux, et qui par ses forces seconde le travail humain. Le revenu, en revanche, représente une notion de valeur, à savoir l'étendue du pouvoir de l'individu ou des individus de disposer d'une partie de la richesse ou du produit social global. Comme Sismondi déclare que le revenu social est une partie de la « richesse sociale », en pourrait supposer qu'il comprend sous le nom de revenu de la société son fonds réel de consommation annuelle. La partie res­tan­te non consommée de la richesse serait alors le capital social et nous nous appro­cherions ainsi, du moins dans une faible mesure, de la distinction recherchée entre capital et revenu sur une base sociale. Mais, dès le moment suivant, Sismondi accepte la distinction «usuelle » entre trois sortes de revenu dont l'une seulement provient du « capital accumulé », tandis que pour les autres, il y a à côté du capital, la « terre » et le « travail ». Et immédiatement la notion de capital s'estompe à nouveau dans les brumes. Suivons cependant Sismondi plus avant. Il s'efforce d'expliquer dans leur genèse les trois sortes de revenus qui révèlent une base sociale antagoniste. A juste titre il prend pour point de départ un certain niveau de la productivité du travail.

« En raison des progrès de l'industrie et de ceux de la science, qui ont soumis à l'homme toutes les forces de la nature, chaque ouvrier peut produire chaque jour plus et beaucoup plus qu'il n'a besoin de consommer. » (I, p. 85.)

Après avoir ainsi souligné à juste titre que la productivité du travail est la condi­tion inévitable et la base historique de l'exploitation, il donne pour la naissance effec­tive de l'exploitation une explication qui va typiquement dans le sens de l'économie bourgeoise :

« Mais en même temps que son travail (de l'ouvrier, R. L.) produit la richesse, la richesse, s'il était appelé à en jouir, le rendrait peu propre au travail; aussi la richesse ne demeure presque jamais en la possession de celui qui exerce ses bras pour vivre. » (I, p. 85.)

Ayant ainsi fait, en accord avec les disciples de Ricardo et de Malthus, de l'exploi­tation et de l'antagonisme de classe l'aiguillon indispensable de la production, il en arrive à la cause réelle de l'exploitation : la séparation de la force de travail des moyens de production :

« L'ouvrier n'a point, en général, pu garder la propriété de la terre; cependant la terre a une puissance productive que le travail humain s'est contenté de diriger vers les usages de l'homme. Le maître de la terre sur laquelle le travail s'exécute, se réserve, comme compensations des avantages obtenus à l'aide de cette puissance productive, une part dans les fruits du travail auquel sa terre a coopéré. » (I. p. 86.)

Il s'agit ici de la rente. Plus loin :

« L'ouvrier n'a pas davantage, dans notre état de civilisation, pu conserver la propriété d'un fonds suffisant d'objets propres à la consommation, pour pouvoir vivre pendant qu'il exécutera le travail qu'il a entrepris, jusqu'à ce qu'il ait trouvé un acheteur. Il n'a pas davantage en sa propriété les matières premières, souvent tirées de fort loin, sur lesquelles il doit exercer son industrie. Il a moins encore les machines compliquées, dispendieuses, par lesquelles son travail est facilité et rendu infiniment plus productif. Le riche, qui possède ces objets de consommation, ces matières premières et ces machines, peut se dispenser de travailler lui-même, car il est maître en quelque sorte du travail de l'ouvrier auquel il les fournit. Comme compensation des avantages qu'il a mis à sa portée, il prélève la part la plus importante des fruits de son travail. » (l. c., p. 78.)

Il s'agit là du profit capitaliste. Ce qui reste de la richesse après un double écré­mage, effectué d'une part par le propriétaire foncier et d'autre part par le capitaliste, est le salaire, le revenu de l'ouvrier ; et Sismondi ajoute : « Il petit le consommer sans reproduction » (p. 87). Sismondi désigne ici comme marque distinctive du salaire - ainsi que de la rente - le fait de ne pas se reproduire, à la différence du capital. Mais ceci n'est exact que pour la rente et la partie consommée du profit capitaliste ; en revanche la partie du produit social consommée sous forme de salaire se reproduit ; elle devient la force de travail de l'ouvrier - pour lui-même comme marchandise qu'il peut toujours offrir à nouveau sur le marché, et dont la vente lui permet de vivre ; et pour la société comme la forme matérielle et concrète du capital variable, qui doit toujours réapparaître dans la production totale annuelle si la reproduction ne doit pas connaître un déficit. Ces thèses sont admissibles jusqu'à présent. Nous n'avons appris que deux faits : la productivité du travail permet l'exploitation des travailleurs par des non-travailleurs, la séparation des travailleurs des moyens de production fait de l'exploi­tation des travailleurs la base effective de la répartition du revenu. Mais nous ignorons toujours ce qui est revenu et ce qui est capital ; Sismondi entreprend maintenant d'expliquer ce point. Comme il y a des gens qui ne peuvent danser qu'en partant du coin du feu, de même Sismondi doit toujours prendre son élan en partant de Robinson :

« Aux yeux du solitaire chez qui nous avons étudié d'abord la formation de la richesse, toute richesse n'était autre chose qu'une provision préparée d'avance pour le moment du besoin. Néanmoins il distinguait déjà deux choses dans cette provision : la partie que dans son économie il lui convenait de tenir en réserve pour son usage immédiat, ou à peu près immédiat, et celle dont il n'avait pas besoin avant le temps où il pourrait obtenir par elle une production nouvelle. Ainsi une partie de son blé devait le nourrir jusqu'aux futures moissons, une autre partie, mise en réserve pour la semence, devait fructifier dans l'année suivante. La formation de la société, et l'introduction des échanges, permit de multiplier presque indéfiniment cette semence, cette portion fructifiante de la richesse accumulée, et c'est celle qu'on a nommée le capital  [5]. »

C'est plutôt ce qu'on pourrait nommer un galimatias. Par analogie avec la semen­ce, Sismondi confond ici les moyens de production et le capital, ce qui est une double erreur. Premièrement, les moyens de production sont du capital, non pas en soi, mais seulement dans des conditions historiques bien déterminées. Deuxièmement, la notion de capital dépasse les moyens de production. Dans la société capitaliste - en posant comme données toutes les conditions que Sismondi ignore - les moyens de production ne sont qu'une partie du capital, à savoir le capital constant.

Sismondi est manifestement troublé parce qu'il essaie de mettre en relation la notion de capital avec des points de vue objectifs de la reproduction sociale. Aussi longtemps qu'il envisageait, comme plus haut, le capitaliste individuel, il comptait au nombre des parties composantes du capital, à côté des moyens de production, égale­ment les moyens de subsistance de l'ouvrier, ce qui de nouveau est faux du point de vue objectif de la reproduction du capital individuel. Mais dès qu'il essaie de considé­rer les bases concrètes de la reproduction sociale et qu'il se met à juste titre à distin­guer entre moyens de consommation et moyens de production la notion de capital s'évanouit.

Sismondi sent lui-même qu'avec les moyens de production seuls ni la production, ni l'exploitation ne peuvent avoir lieu ; bien plus, il a l'intuition juste que le centre de gravité des rapports d'exploitation réside précisément dans l'échange avec la force de travail vivante. Après avoir réduit entièrement le capital au capital constant, il le ramène un instant après au capital variable :

« Le cultivateur, après avoir mis en réserve tout le blé dont il prévoyait qu'il aurait besoin jusqu'à la prochaine récolte, comprit qu'il lui convenait d'employer le surplus du blé qui lui restait, à nourrir d'autres hommes qui laboureraient pour lui la terre, et feraient naître de nouveau blé; qui fileraient et tisseraient ses chanvres et ses laines », etc. « En faisant cette opération, le cultivateur changeait une partie de son revenu en un capital; et c'est en effet toujours ainsi qu'un capitaliste nouveau se forme. Le blé qu'il avait récolté par delà celui qu'il devait manger pendant son propre travail, et par delà celui qu'il devait semer pour maintenir son exploitation au même point, était une richesse qu'il pouvait donner, dissiper, consommer dans l'oisi­veté, sans en devenir plus pauvre : c'était un revenu; mais une fois qu'il l'avait employé à nourrir des ouvriers productifs; une fois qu'il l'avait échangé contre le travail, ou contre les fruits à venir du travail de ses laboureurs, de ses tisserands, de ses mineurs, c'était une valeur permanente, multipliante, et qui ne périssait plus, c'était un capital. » (I, p. 88).

Il y a ici un mélange de confusion et d'exactitude. Pour maintenir la production à l'ancien niveau, c'est-à-dire dans le cas de la reproduction simple, le capital constant semble être nécessaire, bien que ce capital constant soit réduit singulièrement à un capital circulant (semence), la reproduction du capital fixe étant tout à fait négligée. Cependant pour élargir la reproduction en vue de l'accumulation, le capital circulant est apparemment superflu : toute la partie capitalisée de la plus-value est transformée en salaires pour de nouveaux ouvriers qui, semble-t-il, travaillent dans un espace vide sans aucun moyen de production. Sismondi formule la même opinion de manière encore plus claire à un autre passage :

« Le riche fait donc le bien du pauvre lorsqu'il épargne sur son revenu pour ajouter à son capital, car faisant lui-même le partage de la production annuelle, tout ce qu'il nomme revenu, il le garde pour le consommer lui-même; toute ce qu'il nomme capital, il le cède au pauvre, pour que celui-ci en fasse son revenu. » (I, pp. 108-109.)

Mais en même temps Sismondi souligne excellemment le mystère de cette aug­men­tation et l'acte de naissance du capital : la plus-value naît de l'échange du capital contre le travail, du capital variable, le capital naît de l'accumulation de la plus-value.

Avec tout cela cependant, nous n'avons pas beaucoup avancé dans la distinction entre le capital et le revenu. Sismondi essaie à présent de représenter les différents éléments de la production et du revenu dans les portions correspondantes du produit social global :

« L'entrepreneur de travaux, de même que le laboureur, n'emploie point en se­men­ces toute sa richesse productive; il en consacre une partie aux bâtiments, aux usines, aux outils qui rendent le travail plus facile et plus productif; comme une partie de la richesse du laboureur avait été consacrée aux travaux permanents qui rendent la terre plus fertile. Ainsi nous voyons naître et se séparer successivement les différentes espèces de richesses. Une partie de celles que la société a accumulées, est consacrée par chacun de ses détenteurs à rendre le travail plus profitable en se consommant lentement, et à faire exécuter par les forces aveugles de la nature un travail humain; on la nomme le capital fixe, et elle comprend les défrichements, les canaux d'arrosement, les usines, les outils des métiers, et les mécanismes de toute espèce. Une seconde partie de la richesse est destinée à se consommer rapidement pour se reproduire dans l'ouvrage qu'elle fait accomplir, à changer sans cesse de forme en gardant la même valeur; cette partie, qu'on nomme le capital circulant, comprend en soi les semences, les matières premières destinées à être ouvrées, et les salaires. Enfin une troisième partie de la richesse se détache de cette seconde ; c'est la valeur dont l'ouvrage achevé surpasse les avances qui l'ont fait taire - cette valeur, qu'on nomme le revenu des capitaux, est destinée à être consommée sans repro­duction. » (I, pp. 13-14.)

Après avoir ainsi établi à grand peine la classification du produit social global, d'après les catégories incommensurables de capital fixe, capital circulant et plus-value, Sismondi montre immédiatement ensuite qu'il veut dire capital constant lorsqu'il parle de capital fixe et que, lorsqu'il parle de capital circulant il pense au capi­tal variable car « tout ce qui est créé » est destiné à la consommation humaine, mais le capital fixe n'est consommé qu' « indirectement », en revanche le capital circulant « sert aux fonds qui sont destinés à nourrir les ouvriers sous forme de salaire ». Ainsi nous nous rapprocherions en quelque sorte de la division du produit total en capital constant (moyens de production), en capital variable (moyens de subsistance des ouvriers) et plus-value (moyens de subsistance des capitalistes). Toujours est-il que jusqu'à présent, les explications de Sismondi concernant ce sujet, considéré par lui-même comme fondamental, ne brillent pas par la clarté ; on ne constate dans ce désordre aucun progrès par rapport aux « blocs de pensée » de Smith.

Sismondi le ressent lui-même, et soupirant parce que ce mouvement de la richesse est tellement abstrait et demande une si grande force d'attention pour le bien saisir, il essaie à présent d'exposer le problème « dans la plus simple de toutes les opérations » (I, p. 95). Nous retournons donc au coin du feu, c'est-à-dire à Robinson avec cette seule différence que Robinson est maintenant un père de famille et pionnier de la politique coloniale.

« Un fermier solitaire dans une colonie éloignée, et à l'entrée des déserts, a récolté cent sacs de blé cette année ; il n'a point de marché où il puisse les porter ; ce blé, dans tous les cas, doit être consommé à peu près dans l'année; autrement il n'aurait point de valeur pour le fermier; mais celui-ci, avec sa famille, n'en mange que trente sacs; ce sera sa dépense, c'est l'échange de son revenu, ils ne se reproduisent pour personne. Il appellera ensuite des ouvriers, il leur fera abattre des bois, dessécher des marais dans son voisinage, et mettre en culture une partie du désert. Ces ouvriers mangeront trente autres sacs de blé; pour eux ce sera une dépense; ils se seront mis en état de la faire, au prix de leur revenu, savoir leur travail; pour le fermier ce sera un échange; il aura converti ces trente sacs en capital fixe. (Il veut dire : pour ces trente sacs qu'ils reçoivent comme salaire, les ouvriers produisent des moyens de production que le fermier pourra utiliser pour élargir son capital fixe. Ici, Sismondi va jusqu'à transformer le capital variable en capital fixe! R. L.) Enfin il lui reste quarante sacs; il les sèmera cette année, au lieu de vingt qu'il avait semés l'année précédente, ce sera son capital circulant qu'il aura doublé. Ainsi les cent sacs se trouveront consommés; mais sur ces cent il y en aura soixante-dix qui pour lui seront réellement placés, et qui reparaîtront avec un grand accroissement, les uns dès la récolte prochaine, les autres à toutes les récoltes subséquentes.
« L'isolement même du fermier que nous venons de supposer nous fait mieux sentir les bornes d'une telle opération. S'il n'a trouvé à faire manger cette année que soixante sacs sur les cent qu'il a récoltés, qui mangera l'année suivante les deux cents sacs produits par l'augmentation de ses semailles ? On répondra sa famille, qui se multipliera. Sans doute; mais les générations humaines ne croissent pas si vite que la subsistance. Si notre fermier avait des bras pour répéter chaque année l'opération supposée, sa récolte de blé doublerait toutes les années, et sa famille pourrait tout au plus doubler tous les vingt-cinq ans. » (I, p. 15-17.)

Malgré la puérilité de l'exemple, la question décisive est posée à la fin : où sont les débouchés pour la plus-value capitalisée ? L'accumulation du capital peut faire croître à l'infini la production de la société, mais qu'en est-il de la consommation de la société ? Celle-ci est déterminée par les différentes sortes de revenus. Sismondi traite de cet important sujet dans le cinquième chapitre du livre second : « Partage du revenu national entre les diverses classes de citoyens », où il s'efforce à nouveau de décrire les éléments du produit global de la société :

« Sous ce second point de vue, le revenu national se compose seulement de deux parties, l'une comprise dans la production annuelle, l'autre qui lui est étrangère ; la première est le profit qui naît de la richesse, la seconde est la puissance de travailler qui résulte de la vie. Sous le nom de richesse, nous comprenons cette fois la propriété territoriale aussi bien que les capitaux ; et sous le nom de profit, nous rangeons aussi bien le revenu net qui sera rendu aux propriétaires, que le bénéfice du capitaliste. » (I, p. 104-105.)

Donc tous les moyens de production sont éliminés du « revenu national en tant que richesse » ; mais le revenu national se divise en plus-value et en force de travail, ou plus exactement l'équivalent de celle-ci, le capital variable. Nous aurions donc ici, même si ce n'est pas suffisamment souligné, la division en capital constant, capital variable et plus-value. Tout de suite après, on voit cependant que Sismondi comprend par « revenu national » le produit social global annuel :

« De même la production annuelle, ou le résultat de tous les travaux faits dans l'année par la nation, se compose de deux parties : l'une est la même dont nous ve­nons de parler, le profit qui résulte de la richesse ; l'autre est la puissance de travail­ler, qui est supposée égale à la portion de richesse contre laquelle elle se donne en échange, ou à la substance de ceux qui travaillent. » (I, p. 105.)

Ici le produit global de la société est divisé selon sa valeur en deux parties : capital variable et plus-value, le capital constant disparaît et nous retrouvons le dogme de Smith selon lequel le prix de toute marchandise se résout en v + pl (ou se compose de v + pl), en d'autres termes, le produit total consiste uniquement en moyens de consommation (pour les ouvriers et pour les capitalistes).

Partant de là, Sismondi aborde la question de la réalisation du produit global. D'une part la somme des revenus dans la société se compose des salaires et des profits du capital ainsi que de la rente foncière, elle est donc représentée par v + pl; d'autre part le produit total de la société se divise également, en termes de valeur, en v + pl, si bien que « le revenu national et la production annuelle se balancent mutuellement » et doivent être égaux (en valeur) :

« Toute la production annuelle est consommée annuellement, mais en partie par des ouvriers qui, donnant en échange leur travail, la convertissent en capital, et la reproduisent, en partie par des capitalistes qui, donnant en échange leur revenu, l'anéantissent. » (I, p. 105.) « La totalité du revenu annuel est destinée à être donnée en échange contre la totalité de la production annuelle. » (I, p. 106.)

A partir de là Sismondi construit enfin, au sixième chapitre du livre second, inti­tulé : « Détermination réciproque de la production par la consommation et de la dépense par le revenu » la loi exacte de la reproduction, définie comme suit :

« C'est le revenu de l'année passée qui doit payer la production de cette année » (I, p. 120). Comment, à partir de telles prémisses l'accumulation capitaliste doit-elle se produire ? Si le produit total doit être consommé entièrement par les ouvriers et les capitalistes, manifestement nous ne sortons pas de la reproduction simple et le problème de l'accumulation devient insoluble. En effet, la théorie de Sismondi aboutit à nier la possibilité de l'accumulation. Car qui achèterait le produit excédentaire dans le cas d'une extension de la reproduction, puisque toute la demande sociale est repré­sen­tée par la somme des salaires des ouvriers et par la consommation personnelle des capitalistes ? Sismondi formule également l'impossibilité objective de l'accumulation dans la phrase suivante :

« On ne fait jamais, après tout, qu'échanger la totalité de la production de l'année (dans le cas de la reproduction élargie, R. L.) contre la totalité de la production de l'année précédente. Or, si la production croit graduellement, l'échange de chaque année doit causer une petite perte, en même temps qu'elle bonifie la condition future. » (I, p. 121.)
« En d'autres termes : l'accumulation doit, chaque année, au cours de la réalisa­tion du produit total, donner naissance à un excédent invendable ». Mais Sismondi recule devant la toute dernière conséquence et se retire aussitôt sur « une ligne moyen­ne ». « Si cette perte est légère et bien répartie, chacun la supporte sans se plaindre sur son revenu ; c'est en cela même que consiste l'économie nationale, et la série de ces petits sacrifices augmente le capital et la fortune publique. » (1, p. 121.)

Si par contre l'accumulation se poursuit sans frein, alors l'excédent invendable devient une calamité publique et nous avons la crise. Ainsi l'expédient petit-bourgeois du ralentissement de l'accumulation est la solution offerte par Sismondi. Il ne cesse de polémiquer contre l'école classique, qui préconisait un développement illimité des forces productives et l'extension de la production, et son œuvre entière est une mise en garde contre les conséquences fatales d'une poursuite effrénée de l'accumulation.

L'exposé de Sismondi prouve qu'il était incapable de comprendre le processus de la reproduction dans son ensemble. A part sa tentative manquée de séparer d'un point de vue social les catégories de capital et de revenu, sa théorie de la reproduction souffre d'une erreur fondamentale, qui remonte à Adam Smith, à savoir l'idée que la consommation individuelle absorbe entièrement le produit annuel global sans laisser la plus petite portion de valeur pour le renouvellement du capital constant de la socié­té, de même que l'accumulation ne consiste qu'en la transformation de la plus-value capitalisée en capital variable excédentaire. Cependant, si des critiques ulté­rieurs de Sismondi, comme par exemple le marxiste russe Ilyine (Lénine)  [6], croyaient que cette bévue fondamentale dans l'analyse de la valeur du produit global justifiait le sourire triomphant avec lequel ils condamnaient la théorie sismondienne de l'accu­mulation comme caduque, comme un non-sens, ils démontraient seulement par là leur propre incapacité à voir le problème véritable traité par Sismondi. L'analyse de Marx, rele­vant le premier cette erreur grossière d'Adam Smith, est la preuve que le problème de l'accumulation est loin d'être résolu par la seule prise en considération de la partie de la valeur du produit global qui correspond au capital constant. Une preuve encore plus frappante en est le destin actuel de la théorie de Sismondi elle-même. Par sa concep­tion, Sismondi a été entraîné dans une controverse très vive avec les représen­tants et les épigones de l'école classique : Ricardo, Say et Mac Culloch. Les deux camps soute­­naient deux points de vue parfaitement opposés : Sismondi affirmait l'impossi­bilité de l'accumulation, tandis que Ricardo, Say et Mac Culloch procla­maient sa possibilité illimitée. Cependant, à l'égard de la bévue de Smith, les deux parties avaient la même position : comme Sismondi, ses adversaires faisaient abstraction du capital constant à propos de la reproduction; Say en particulier a perpétué le concept confus d'Adam Smith à propos de la division du produit global en v + pl, en faisant un dogme inébranlable.

Marx nous a appris que le produit social global doit contenir, outre les moyens de subsistance pour la consommation des ouvriers et des capitalistes (v + pl) des moyens de production (c) destinés à renouveler le capital usé, et que par conséquent l'accumu­lation ne consiste pas seulement dans l'accroissement du capital variable, mais aussi dans l'accroissement du capital constant ; mais cela ne suffit pas, comme l'a montré la suite amusante des événements, à résoudre le problème de l'accumulation. Nous ver­rons plus tard combien cette importance accordée à la part du capital constant dans le processus de la reproduction devait conduire à des erreurs nouvelles dans la théorie de l'accumulation. Il suffit ici de constater que l'erreur de Smith quant à la repro­duction du capital global n'est pas une faiblesse particulière à la position de Sismondi, mais bien plutôt le terrain commun où se débattait la première controverse à propos du problème de l'accumulation. La science, et non seulement dans ce domaine, suit souvent des chemins détournés ; elle s'attaque souvent aux étages supérieurs de l'édifice avant que les fondements ne soient achevés ; de même l'économie bourgeoise s'est attaquée au problème compliqué de l'accumulation, sans avoir résolu le problème élémentaire de la reproduction simple. Quoi qu'il en soit, Sismondi a donné, avec sa critique de l'accumulation, du fil à retordre à l'économie bourgeoise, puisque celle-ci, malgré les faiblesses et les maladresses évidentes de ses déductions, n'a pas réussi à en venir à bout.


Notes

[1] L'extrait du document intéressant se trouve dans un compte rendu de l'écrit : Observations on the Injurious Consequences of the Restrictions upon Foreign Commerce. By a member of the Late Parliament, Londres, 1820.
Cet essai libre-échangiste dépeint la situation des ouvriers en Angleterre sous les couleurs les plus sombres. Il cite en particulier les faits suivants : « ... The manufacturing classes in Great Britain have been suddenly reduced from affluence and prosperty to the extreme of poverty and misery. In one of the debates in the late Session of Parliament, it was stated that the wages of meavers of Glasgow and its vicinity, which, when highest, had averaged about 25 s. or 27 s. a week, had been reduced in 1816 to 10 s. ; and in 1819 to the wretched pittance of 5 s. 6 d. or 6 s. They have not since been materially augmented. »
Dans le Lancashire, les salaires hebdomadaires des tisserands variaient, d'après le même témoignage, de 6 à 12 shillings pour un travail de quinze heures par jour tandis que « des enfants à demi morts de faim » travaillaient chaque jour de douze à seize heures pour un salaire de 2 ou 3 shillings par semaine. La misère dans le Yorkshire était encore plus grande s'il est possible. A l'égard de l'adresse des bonnetiers de Nottingham l'auteur écrit qu'il a examiné lui-même la situation et qu'il est parvenu à la conclusion que les déclarations des ouvriers n'étaient absolument pas exagérées. (The Edinburgh Review, mai 1820, NLXVI, p. 331 et suiv.).

[2] J.-L. L. Simonde De Sismondi, Nouveaux principes de l'économie politique ou De la richesse dans ses rapports avec la population, 2° édition, Paris, Delaunay, 1827, 2 vol. Livre I°, p. 111 et suiv.

[3] Op. cit. II, p. 463.

[4] Op. cit. I. pp. 12-13.

[5] Op. cit. I, p. 88.

[6] Vladimir Ilyine (Lénine), Études et articles économiques, Saint-Pétersbourg, 1899 (en langue russe).


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