1913

Un ouvrage qui est encore discuté aujourd'hui...


L'accumulation du capital

Rosa Luxemburg

II: Exposé historique du problème

II° polémique : Controverse entre Rodbertus et von Kirchmann.


17 : L'analyse de la reproduction par Rodbertus

Tout d'abord, que veut dire Rodbertus lorsqu'il affirme que la diminution de la quote-part ouvrière entraîne nécessairement et «immédiatement » la surproduction et les crises commerciales ? Cette idée n'est compréhensible que si l'on admet que Rodbertus imagine le « produit national » comme étant composé de deux parties, à savoir la quote-part des ouvriers et celle des capitalistes, ou encore v + pl, ces deux parties étant échangeables entre elles. Or à certains passages c'est bien ce qu'il semble dire, ainsi dans la Première Lettre Sociale : « La pauvreté des classes laborieuses empê­che toujours que leur revenu ne donne une base à la croissance de la pro­duction. L'excédent de produit, qui, s'il était entre les mains des ouvriers, non seulement améliorerait leur sort mais fournirait en même temps un contrepoids permettant de faire monter la valeur de l'excédent invendu et donnerait aux entrepreneurs la possibilité de poursuivre la production à l'échelle précédente, fait baisser, en restant aux mains des entrepreneurs, la valeur du produit total à tel point que la poursuite de la production sur une même base devient impossible et laisse dans le meilleur des cas les ouvriers dans leur indigence habituelle  [1]. » Le « contre­poids » qui,dans les mains des ouvriers, fait monter la « valeur » de l' « excédent invendu » des entrepreneurs ne peut signifier que la demande. Nous retrouvons là le fameux « endroit » de von Kirchmann, où les ouvriers échangent avec les capitalistes leur salaire contre le surproduit, et où les crises proviennent du fait que le capital variable est trop petit et la plus-value trop grande. Cette idée étrange a déjà été discutée plus haut. A d'autres passages cependant, Rodbertus expose une conception un peu différente. Dans la Quatrième Lettre Sociale, sa théorie doit être interprétée de la manière suivante :

Le décalage constant dans le rapport entre la demande correspondant à la quote-part de la classe ouvrière et celle correspondant à la quote-part de la classe capitaliste provoque nécessairement une disproportion chronique entre la production et la consommation : « Mais comment ! Si à présent, bien que les entrepreneurs essaient de maintenir la production dans les limites fixées par ces parts, celles-ci diminuaient peu à peu pour la grande majorité de la société, pour les ouvriers, d'un mouvement insensible mais irrésistible ? Si elles diminuaient dans ces classes dans la mesure même où la productivité s'accroît ? » « Ne peut-on penser que les capitalistes, tout en organisant - et en étant obligés d'organiser - la production sur la base de la grandeur actuelle de ces parts, pour rendre la richesse générale, ne cessent cependant de produire au-delà des limites fixées jusqu'à présent par ces parts et provoquent ainsi une insatisfaction permanente qui va jusqu'à entraîner des difficultés d'écoule­ment ? » (ibid., Vol. I, p. 53, 57).

D'après ce passage les crises s'expliquent donc de la manière suivante : le produit national se compose d'un certain nombre de «marchandises ordinaires » pour les ouvriers, selon l'expression de von Kirchmann, et de marchandises plus luxueuses pour les capitalistes. La quantité des premières est représentée par l'ensemble des salaires, la quantité des secondes par la plus-value globale. Si les capitalistes orga­nisent leur production sur cette base et si la productivité continue à augmenter, il s'ensuivra immédiatement une disproportion. Car la quote-part des ouvriers d'aujour­d'hui, n'est plus la même qu'hier, elle a diminué; si hier la demande de « marchan­dises ordinaires » constituait les 6/7° du produit national, aujourd'hui elle n'en constitue plus que les 5/7° et les entrepreneurs qui avaient compté avec ces 6/7° de « mar­chandises ordinaires » constateront avec une surprise douloureuse qu'ils ont produit 1/7° de trop. Mais si, instruits par cette expérience, ils veulent organiser leur production, demain, de telle façon qu'ils ne produisent plus que les 5/7° de la valeur totale du produit national en marchandises ordinaires, ils vont au devant d'une nouvelle déception car, après-demain, la quote-part des salaires par rapport au produit national ne représentera certainement plus que quatre septièmes, etc.

Cette théorie originale éveille aussitôt quelques doutes polis. S'il est vrai que nos crises commerciales sont exclusivement dues au fait que la «quote-part des salai­res  » de la classe ouvrière, le capital variable, constitue une fraction toujours décrois­sante de la valeur globale du produit national, alors cette loi fatale recèle en elle-même le remède au mal qu'elle a provoqué, puisque la surproduction ne touche qu'une portion toujours plus minime du produit total. Rodbertus se sert volontiers d'expressions telles que « l'immense majorité » des consommateurs, la « grande masse populaire » des consommateurs, dont la quote-part ne cesse de diminuer ; cepen­dant dans la demande, ce n'est pas le nombre de têtes qui compte, mais la valeur qu'elles représentent. Et cette valeur constitue, d'après Rodbertus lui-même, une portion toujours plus petite du produit global. La base économique des crises devient ainsi toujours étroite ; on se demande alors comment il se fait que les crises, comme le constate Rodbertus, sont d'une part toujours générales et d'autre part toujours plus violentes. Si par ailleurs la « quote-part des salaires », constitue une partie du produit national, la plus-value, d'après Rodbertus, en constitue l'autre partie. Le pouvoir d'achat perdu par la classe ouvrière est gagné par la classe capitaliste : si v décroît sans cesse, pl augmente sans cesse en compensation. Dans ce schéma simpliste, le pouvoir d'achat de la société, dans son ensemble, ne peut changer. Il écrit en propres termes : « Je sais bien qu'en fin de compte ce qui est retiré à la part des ouvriers passe à la part des rentiers (chez Rodbertus la « rente » est identique à la plus-value), et que donc à la longue et dans l'ensemble, le pouvoir d'achat reste identique. Mais par rapport à la masse des produits jetés sur le marché, la crise s'est toujours produite avant que cet accroissement n'ait pu entrer en vigueur » (ibid., Vol. I, p. 206). La seule chose qui puisse advenir c'est qu'il y ait constamment « trop » de « marchandises ordinaires », tandis qu'il y aurait toujours « trop peu » de marchandises de luxe pour les capitalistes. Sans s'en douter Rodbertus rejoint par des chemins détournés la théorie de Say et de Ricardo qu'il a tellement attaquée : à savoir que la surproduction d'un côté s'accompagnerait toujours d'une sous-production dans un autre domaine. Comme la quote-part en valeur de la classe ouvrière diminue cons­tam­ment par rapport à celle des capitalistes, nos crises commerciales prendraient dans l'ensemble toujours plus le caractère d'une sous-production périodique, ou lieu d'une surproduction !

Cependant laissons là ces énigmes. Ce qui ressort de ces textes, c'est que Rodbertus conçoit le produit national, considéré d'après sa valeur, comme étant com­posé exclusivement de deux parties, v et pl; il se rallie ainsi à la théorie et à la tradition de l'école classique qu'il combat avec un tel acharnement par ailleurs, en y ajoutant l'idée que la plus-value tout entière est consommée par les capitalistes. Cette conception est exprimée explicitement à plusieurs endroits, ainsi dans la Quatrième Lettre Sociale : « Par conséquent, pour découvrir tout d'abord le principe de la rente en général (de la plus-value), le principe du partage du produit du travail en salaire et en rente, il faut précisément faire abstraction des causes de la séparation de la rente en rente foncière et rente de capital » (ibid., Vol. I, p. 19). Et dans la Troisième Lettre : « La rente foncière, le profit du capital et le salaire, je le répète, sont des revenus. Les propriétaires fonciers, les capitalistes et les ouvriers veulent en vivre, c'est-à-dire satisfaire leurs besoins humains immédiats. Les biens que l'on obtient par le revenu doivent être donc utilisables » (ibid., Vol. II, p. 110). Jamais on n'exprima plus clairement cette fausse interprétation d'une économie capitaliste qui serait une production exclusivement destinée aux fins de la consommation directe.

Ici Rodbertus remporte, sans aucun doute, la palme de la « priorité » - non seule­ment par rapport à Marx, mais par rapport à tous les économistes vulgaires. Pour ne laisser aucun doute aux lecteurs quant à la confusion de son esprit, il compare, dans la même lettre, un peu plus loin, la plus-value capitaliste comme catégorie économique, avec le revenu du maître d'esclaves antique en la mettant exactement sur le même plan : « L'économie naturelle la plus simple est liée avec la première condition (de l'esclavage) ; la portion du produit du travail qui est retirée au revenu des ouvriers ou esclaves et qui constitue la propriété du maître ou du propriétaire échouera sans partage, sous forme de rente, à un propriétaire foncier, à un maître d'ouvriers ou au propriétaire du produit du travail, on ne pourra même pas distinguer conceptuelle­ment la rente foncière et le profit capitaliste. A la seconde condition est liée l'écono­mie monétaire la plus compliquée, la portion du produit du travail qui est maintenant retirée au revenu de l'ouvrier libre et qui revient à la propriété foncière ou capitaliste sera distribuée encore entre les propriétaires du produit brut et les propriétaires du produit fabriqué, enfin, la rente de la première condition se divisera en rente foncière et en profit capitaliste, il conviendra de les distinguer » (ibid., Vol. II, p. 144). Rodbertus considère la division de la plus-value « retirée au revenu » des ouvriers en rente foncière et profit capitaliste comme la différence la plus marquante entre le système d'exploitation esclavagiste et l'exploitation capitaliste moderne. Ce n'est pas dans la forme historique spécifique du partage de la valeur nouvellement créée entre le capital et le travail, mais dans la distribution de la plus-value entre les différents bénéficiaires qu'il voit le fait spécifique du mode de production capitaliste, distribu­tion qui en réalité importe peu pour le processus de production ! Par ailleurs la plus-value capitaliste garde la même fonction que la « rente » du propriétaire d'esclaves : c'est un fonds de consommation privé de l'exploiteur !

Il est vrai que Rodbertus se contredit à d'autres passages, se souvenant soudain du capital constant ainsi que de la nécessité de le renouveler au cours du processus de reproduction. Au lieu de diviser le produit total en v + pl, il suppose une division tripartie en c + v + pl. Il expose dans sa Troisième Lettre les formes de reproduction de l'économie esclavagiste :

« De même que le maître est soucieux de ce qu'une partie du travail des esclaves soit utilisée à maintenir en état les champs, les troupeaux et les instruments agricoles ou les outils de fabrication, ou encore à les améliorer, ce qui est aujourd'hui appelé « remplacement de capital » se fera de telle manière qu'une partie du produit national sera utilisée directement, sans l'intermédiaire de l'échange, ni même de la valeur d'échange, pour maintenir en état la fortune » (ibid., Vol. III, p. 146).

Puis passant à la reproduction capitaliste : « A présent une partie en valeur du produit du travail sera utilisée ou calculée pour maintenir en état la fortune, ou pourvoir au « remplacement du capital » ; une partie en valeur du produit du travail sera utilisée dans le salaire des ouvriers pour l'entretien de ceux-ci et il reste enfin une partie en valeur de ce même produit dans les mains des propriétaires fonciers, des capitalistes et des propriétaires du produit du travail sous forme de revenu ou de rente » (ibid., Vol. II, p. 155).

Rodbertus formule expressément ici la division tripartie du capital en capital constant, capital variable et plus-value. Il souligne une fois encore dans sa Troisième Lettre l'originalité de sa « nouvelle » théorie : « Une fois accomplie, selon cette théorie, la répartition de la partie de la valeur du produit restant après remplace­ment du capital, pourvu qu'il y ait production suffisante, entre les ouvriers et les propriétaires, sous forme de salaire et de rente... etc. » (ibid., Vol. II, p. 223).

Il semble que Rodbertus ait dépassé l'école classique dans l'analyse de la valeur du produit global. Un peu plus loin, il va même jusqu'à attaquer ouvertement le « dogme » de Smith, et il est surprenant que les doctes admirateurs de Rodbertus : Wagner, Dietzel, Diehl, etc... aient négligé de revendiquer la « priorité » de leur idole par rapport à Marx sur un point aussi important de la théorie économique. En réalité cette priorité est aussi contestable que dans la théorie générale de la valeur. Même lorsqu'il peut sembler que Rodbertus ait des idées justes, on s'aperçoit que c'est un malentendu ou du moins un à peu près. Sa critique du dogme de Smith montre précisément son incapacité à se servir du concept de la division tripartie du produit national, concept qu'il avait découvert à tâtons :

« Vous savez que tous les économistes, depuis Adam Smith, divisent la valeur du produit en salaire, rente foncière et profit capitaliste, et que donc l'idée de fonder le revenu des différentes classes et en particulier les parties de rente sur une division du produit n'est pas nouvelle. Cependant les économistes se perdent immédiatement dans des déviations. Tous - sans excepter même l’école de Ricardo - commettent premièrement la faute de considérer le produit tout entier, le bien achevé, le produit national total non pas comme une unité à laquelle participent les ouvriers, les propriétaires fonciers et les capitalistes, mais de regarder la division du produit brut comme une division particulière à laquelle n'ont part que deux participants. Ainsi ces systèmes considèrent déjà le produit brut seul et le produit fabriqué seul chacun à part comme un revenu particulier. Deuxièmement ils commettent l'erreur - à l'exception cependant de Ricardo et de Smith - de prendre ce fait naturel social que dans le cas de la division du travail le capital, au sens moderne du mot, remplit cette fonction, comme un fait originel. lis en veulent alors un rapport économique fonda­mental, auquel ils ramènent également, lorsqu'il y a division sociale de la propriété du sol, du capital et du travail, les parts des différents propriétaires : ainsi la rente foncière correspondrait à la participation productive du sol mis à la disposition par le propriétaire foncier, le profit capitaliste correspondrait à la participation productive du capital employé par le capitaliste à la production, et enfin le salaire à la participation du travail à la production. L'école de Say, qui a développé cette erreur avec le plus de persistance, a même créé la notion d'une contribution produc­tive du sol, du capital et du travail correspondant aux quotes-parts du produit qui reviennent aux différents propriétaires, pour expliquer à son tour la quote-part du produit par la contribution productive. A cette conception se rattache l'absurdité qui, alors que le salaire et les parts de rentes sont dérivés de la valeur du produit, prétend faire dériver à son tour la valeur du produit du salaire et des parts de rentes, et fonder ainsi alternativement ces deux catégories l'une sur l'autre. Chez maints auteurs cette absurdité se manifeste par le fait qu'ils étudient, dans deux chapitres successifs, « l'influence des rentes sur les prix de production », puis « l'influence des prix de production sur les rentes » (ibid., Vol. II, p. 226).

A côté de ces excellentes remarques critiques, dont la dernière, particulièrement pénétrante, anticipe en quelque sorte la critique du deuxième volume du Capital de Marx, Rodbertus tombe sans broncher dans l'erreur fondamentale de l'école classique et de ses épigones vulgaires, qui consiste à ignorer la partie de la valeur du produit global nécessaire à la société pour renouveler le capital constant. C'était cette même confusion qui le faisait s'entêter dans sa polémique bizarre contre la « quote-part décroissante du salaire ».

Dans le mode de production capitaliste, la valeur du produit social total se divise en trois parties dont l'une correspond à la valeur du capital constant, l'autre à la somme des salaires, c'est-à-dire au capital variable et la troisième à la plus-value totale de la classe capitaliste. Or, à l'intérieur de cette composition de la valeur, la partie de la valeur correspondant au capital variable décroît relativement sans cesse et ceci pour deux raisons. Premièrement, le rapport de c à (v + pl), c'est-à-dire du capital constant à la nouvelle valeur, change à l'intérieur de c + v + pl, en ce sens que c ne cesse de s'accroître relativement tandis que (v + pl) ne cesse de décroître. C'est une expression simple de la loi de la productivité croissante du travail humain, valable absolument pour toutes les sociétés qui progressent économiquement, indépendam­ment de leurs formes historiques; elle signifie seulement que le travail vivant est capable de transformer toujours plus de moyens de production en objets de consom­mation, et dans un temps toujours plus bref. Comme (v + pl) diminue par rapport à la valeur globale du produit, v qui est également une partie de la valeur du produit global, diminue en même temps. Regimber contre ce fait, vouloir mettre obstacle à cette baisse revient à s'opposer au progrès de la productivité du travail dans ses effets généraux. En outre il se produit à l'intérieur de (v + pl) une transformation dans le sens d'une diminution relative de v et d'une augmentation relative de pl, autrement dit une portion toujours plus petite de la valeur nouvellement créée est allouée aux salaires, tandis qu'une portion toujours plus grande est prélevée comme plus-value. C'est là l'expression spécifiquement capitaliste de la productivité croissante du travail, phénomène qui est à l'intérieur des conditions capitalistes de production d'une validité aussi absolue que cette première loi. User de l'autorité de l'État pour prévenir la diminution de v par rapport à pl reviendrait à vouloir soustraire cette marchandise fondamentale qu'est la force de travail à la loi de la productivité croissante qui dimi­nue les frais de production de toutes les marchandises ; cela reviendrait à exempter cette seule marchandise des effets économiques du progrès technique. Bien plus : la « baisse de la quote-part des salaires » n'est qu'une autre expression du taux croissant de la plus-value, qui constitue le moyen le plus puissant et le plus efficace de freiner la baisse du taux de profit et représente, par-là même, le but de la production capitaliste en général, ainsi que du progrès technique à l'intérieur de cette production.

Supprimer la « baisse de la quote-part des salaires » par le moyen de la légis­lation signifierait à peu près : priver l'économie capitaliste de sa raison d'être, vouloir empêcher son principe vital. Mais représentons-nous les choses concrètement. Le capitaliste individuel, comme la société capitaliste dans son ensemble, ignore que la valeur des produits est la somme du travail social nécessaire et il est incapable de le comprendre. Le capitaliste ne connaît la valeur que sous la forme dérivée et inversée par la concurrence des frais de production. Tandis qu'en réalité la valeur du produit se décompose en ses parties de valeur, c + v + pl, inversement les frais de production se composent dans la conscience du capitaliste de c + v + pl. Il se les représente sous une forme modifiée et dérivée, 1) comme le renouvellement du capital fixe usé, 2) comme les sommes avancées sur le capital circulant, y compris les salaires des ouvriers, 3) comme taux de profit « usuel », c'est-à-dire moyen par rapport à son capital total. Comment alors obliger le capitaliste par une loi, comme le voudrait Rodbertus, à respecter une « quote-part de salaire fixe » par rapport à son capital total ? Cette idée est à peu près aussi sensée que de vouloir prescrire par une loi que les matières premières ne doivent entrer que pour un tiers dans le prix global d'une marchandise donnée. Manifestement, l'idée fondamentale de Rodbertus, dont il était fier, sur laquelle il fondait son système comme s'il s'agissait d'une nouvelle décou­verte d’Archimède, à l'aide de laquelle il voulait radicalement guérir de la production tous ses maux n'est qu'une énorme absurdité de tous les points de vue du mode de production capitaliste. Elle ne pouvait résulter que de cette confusion à propos de la théorie de la valeur, qui atteint son point culminant dans ce passage incomparable de Rodbertus : « Le produit devrait maintenant (dans la société capitaliste) avoir une valeur d'échange comme il devait avoir dans l'économie antique une valeur d'usage » (ibid., Vol. II, p. 156). Dans la société antique, il fallait manger du pain et de la viande pour vivre, mais aujourd'hui on est déjà rassasié lorsqu'on sait le prix de la viande et du pain ! Mais la conséquence la plus manifeste de cette idée fixe d'une « quote-part invariable du salaire » chez Rodbertus est son incapacité totale à comprendre l'accumulation capitaliste. Les citations précédentes ont déjà montré que Rodbertus envisage uniquement la reproduction simple, ce qui concorde avec son idée fausse que le but de la production capitaliste est la production d'objets de con­som­mation pour satisfaire « les besoins humains ». Il parle toujours seulement de « rem­placement du capital » et de la nécessité de permettre aux capitalistes de « poursuivre leur entreprise à la même échelle ». Son argument principal se dirige donc directement contre l'accumulation du capital. Fixer le taux de plus-value, empêcher sa croissance, signifie paralyser l'accumulation capitaliste. En fait, pour Sismondi comme pour von Kirchmann, la question de l'équilibre entre la production et la consommation est une question d'accumulation, c'est-à-dire de reproduction capita­liste élargie. Tous deux rendaient l'accumulation responsable des troubles de l'équi­libre de la reproduction, tous deux en niaient la possibilité, avec cette seule différence que le premier conseillait, en guise de remède, le ralentissement des forces produc­tives en général, tandis que le second recommandait leur emploi croissant dans la production de luxe et la consommation totale de la plus-value. Rodbertus, là encore, suit sa propre voie. Tandis que les deux premiers auteurs cherchaient à comprendre avec plus ou moins de succès le phénomène de l'accumulation capitaliste, Rodbertus en attaque le concept même.

« Les économistes se sont copiés les uns les autres depuis Adam Smith, ils ont établi comme vérité générale et absolue que le capital ne peut naître que de l'épargne et de l'accumulation » (ibid., Vol. I, p. 240).

Rodbertus part en guerre contre cette « erreur » et il démontre tout au long de 60 pages que le capital n'a pas son origine dans l'épargne mais dans le travail et que « l'erreur » des économistes au sujet de « l'épargne » vient de cette idée aberrante que la productivité est inséparable du capital, et enfin que cette erreur est due à une autre méprise : à savoir que le capital est du capital.

Pour sa part, von Kirchmann comprenait très bien ce qui est à la base de « l'épar­gne » capitaliste. Il explique très bien : « L'accumulation de capital ne consiste pas, on le sait, dans un amoncellement de provisions, ou dans la thésaurisation de réserves d'argent ou de métal qui s'entassent inutilisées dans les caves du propri­étaire; mais celui qui épargne le fait pour employer lui-même ou par l'intermédiaire d'autres personnes, les sommes épargnées comme capital et en tirer des revenus. Ces revenus ne sont possibles que si les capitaux sont utilisés à de nouvelles entreprises capables de fournir, grâce à leur production, les intérêts souhaités. L'un construit un navire, l'autre une grange, le troisième cultive une lande en friche, le quatrième fait venir une nouvelle machine à tisser, le cinquième achète plus de cuir et emploie plus d'ouvriers pour élargir sa production de chaussures, etc. C'est seulement dans ces investissements que le capital épargné peut porter des intérêts (c'est-à-dire du profit) ce qui est le but final de toute épargne » (ibid., Vol. II, p. 25).

Ce que von Kirchmann décrit ici en termes maladroits mais d'une manière très juste pour le fond, n'est rien d'autre que le processus de la capitalisation de la plus-value, de l'accumulation capitaliste qui constitue le sens de l' « épargne » prêchée par l'économie classique « depuis Adam Smith » avec une instinct très sûr. Déclarer la guerre à l'accumulation, à l' « épargne », est, du point de vue de von Kirchmann, consé­quent, puisqu'il voyait la cause des crises - comme Sismondi - dans l'accumu­lation. Ici encore, Rodbertus se montre plus « radical ». Il a, pour son malheur, com­pris d'après la théorie de la valeur de Ricardo que le travail est la seule source de la valeur, donc également du capital. Et cette sagesse élémentaire lui suffit parfaitement et le rend complètement aveugle à tous les rapports compliqués de la production capitaliste et des mouvements de capitaux. Si le capital naît du travail, l'accumulation du capital, c'est-à-dire I'« épargne », la capitalisation de la plus-value est une pure absurdité.

Pour débrouiller l'écheveau compliqué d'erreurs commises par « les économistes depuis Adam Smith », il prend l'exemple, comme on pouvait s'y attendre, d'un « entrepreneur isolé » et prouve tout ce qu'il entend prouver par une longue vivi­section de cette malheu­reuse créature. Ainsi il découvre déjà le « capital » c'est-à-dire natu­rellement le célèbre « premier bâton » avec lequel l' « économie po­litique depuis Adam Smith » secoue les fruits de sa théorie du capital de l'arbre de la connais­sance. Est-ce que ce « bâton » vientde l'épar­gne ? demande Rodbertus. Et comme chaque individu normal com­prend que l' « épargne » ne peut créer aucun bâton, mais que Robin­son doit fabriquer ce bâton en bois, il prouve par là même déjà que la « théorie de l'épargne » est tout à fait fausse. Plus loin : « l'entre­preneur isolé » avait abattu avec un bâton un fruit de l'arbre, ce fruit est son « revenu ». « Si le capital était la source du revenu, ce rapport devrait se manifester déjà dans ce processus originel et très simple. Mais peut-on sans faire violence aux choses et aux concepts, nommer le bâton la source du revenu ou d'une partie du revenu, qui consiste dans le fruit abattu, ramener ce revenu en entier ou en partie au bâton comme à sa cause et le considérer entièrement ou en partie comme le produit du bâton ? » (ibid., Vol. I, p. 250). Certainement pas. Et comme le fruit est le produit, non pas « du bâton » avec lequel on l'a abattu mais de l'arbre où il a poussé, Rodbertus a déjà prouvé que tous les « économistes depuis Adam Smith » se sont trompés grossièrement en affirmant que le revenu provenait du capital. Après avoir exposé les concepts fondamentaux de l'économie politique en partant de l' « économie » de Robinson, Rodbertus transfère la science ainsi acquise tout d'abord à une société imaginaire « sans propriété foncière ni capitaliste », c'est-à-dire à un mode de propriété communiste, puis à une société « à propriété foncière et capitaliste », c'est-à-dire à la société actuelle - et voilà que toutes les lois de l'économie de Robinson se vérifient point par point, même dans cette forme de société. Ici Rodbertus construit une théorie du capital et du revenu qui est la plus belle création de son imagination riche en utopies. Ayant découvert que chez Robinson le « capital », c'est tout simplement les moyens de production, il identifie dans le cas de l'économie capitaliste également, le capital avec les moyens de production - puis, ayant réduit ainsi en un tournemain le capital en capital constant, il proteste au nom de la justice et de la morale, contre le fait que les moyens d'existence des ouvriers, leurs salaires, sont considérés également comme du capital. Il s'en prend violemment au concept de capital variable, car ce concept est responsable de tous les maux ! « Que tous les économistes - supplie-t-il - me prêtent attention et examinent sans préjugé qui, d'eux ou de moi, a raison ! Ici se trouve la racine de toutes les erreurs du système actuel sur le capital, ici est la cause dernière de l'injustice théorique et pratique à l'égard des classes laborieuses » (ibid., Vol. I, p. 295)  [2]. La « justice » exige en effet que l'on considère les « biens constituant les salaires réels  »,des ouvriers non pas comme une partie du capital mais qu'on les classe dans la catégorie du revenu. Rodbertus n'ignore pourtant pas que les salaires « avancés » par le capitaliste constituent une partie de son capital, exactement comme l'autre partie avancée dans les moyens de production figés, mais à son avis, cela ne s'applique qu'au capital individuel. Dès qu'il est question du produit social global et de la reproduction globale, il qualifie les catégories capitalistes de la production d'illu­sion, de mensonge malveillant et d' « injustice ». « C'est quelque chose de tout différent que le capital en soi, les objets de capital, le capital du point de vue de la nation et le capital privé, la fortune capitaliste, la propriété capitaliste, bref ce que l'on entend aujourd'hui généralement par « capital » (ibid., Vol. I, p. 304)  [3]. Les capita­listes individuels produisent selon des méthodes capitalistes mais la société dans son ensemble produit comme Robinson, c'est-à-dire comme un propriétaire collectif, selon des méthodes communistes. « Qu'aujourd'hui le produit national tout entier, à tous les échelons de la production, appartienne en propre, pour des parts plus ou moins grandes, à des personnes privées qui ne doivent pas être comptées au nombre des producteurs proprement dits, tandis que les producteurs proprement dits, ne créent tout ce produit national qu'au service de ces quelques propriétaires sans être propriétaires eux-mêmes de leurs propres produits, cela ne fait, de ce point de vue général et national, aucune différence. »

Il résulte de ceci des particularités dans les relations même à l'intérieur de la société dans son ensemble, entre autres, 1) l'institution de l' « échange » comme intermédiaire et, 2) l'inégalité de la répartition du produit. « Cependant, pas plus que ces conséquences n'empêchent le mouvement de la production nationale et la constitution du produit national de rester les mêmes en général (comme sous le règne du communisme), ils n'altèrent pas non plus du point de vue national l'opposition établie précédemment entre capital et revenu. » Sismondi s'était efforcé à la sueur de son front, comme Smith et bien d'autres, de débarrasser les notions de capital et de revenu des contradictions de la production capitaliste ; Rodbertus se rend la tâche plus facile : il fait simplement abstraction des formes spécifiques de la production capitaliste pour la société prise dans son ensemble et nomme « capital » les moyens de production et « revenu » les moyens de consommation - un point c'est tout ! « La propriété foncière, la propriété capitaliste n'ont d'influence importante que par rapport aux individus. Si donc on considère la nation comme une unité, alors ses effets sur les indi­vidus disparaissent » (ibid., p. 292). On le voit, dès que Rodbertus aborde le problème proprement dit, le produit capitaliste global et son mouvement, il manifeste la négligence typique de l'utopiste pour les particularités historiques de la production. La remarque de Marx à propos de Proudhon, que « dès que celui-ci parle de la société dans son ensemble, il fait comme si elle cessait d'être capitaliste », s'applique comme un gant à Rodbertus. L'exemple de Rodbertus montre une fois encore combien toute l'économie politique avant Marx tâtonnait dans ses efforts pour mettre en accord les aspects concrets du processus de travail avec le point de vue de la valeur qui détermine la production capitaliste, les formes du mouvement du capital individuel avec celles du capital social global. Ces efforts oscillent généralement entre deux pôles extrêmes : la conception vulgaire à la Say, à la Mac Culloch qui n'envisageaient que les points de vue du capital individuel, et la conception utopique à la Proudhon, à la Rodbertus pour qui n'existent que les points de vue du processus de travail. Dans ce contexte on rend hommage à la pénétration de Marx. Son schéma de la reproduc­tion simple éclaire tout le problème, résumant tous ces points de vue dans leurs concordances comme dans leurs contradictions et résout les obscurités de volumes innombrables en deux séries de chiffres d'une simplicité surprenante.

Selon de telles conceptions du capital et du revenu, l'appropriation capitaliste devient évidemment inexplicable. Pour Rodbertus elle équivaut tout simplement au « pillage », et il la dénonce devant le forum du droit de propriété, dont elle constitue une violation. « Tandis que cette liberté individuelle (des ouvriers) qui, juridi­que­ment, comprend la propriété de la valeur du produit du travail, conduit dans la pratique, par suite de la contrainte exercée sur les ouvriers par la propriété foncière et la propriété capitaliste, à l'abolition de ce droit de propriété - on a l'impression qu'une crainte instinctive que l'histoire ne tire de ce fait ses conclusions impitoyables empêche les propriétaires d'avouer cette injustice immense » (ibid., vol. II, p. 136). « C'est pourquoi cette théorie (de Rodbertus) prouve dans tous ses détails que ces défenseurs des rapports de propriété actuels, qui pourtant ne peuvent faire autrement que de fonder la propriété sur le travail, sont en contradiction parfaite avec leurs propres principes. Elle prouve que les rapports actuels de propriété reposent préci­sément sur une atteinte générale à ce principe et que les grandes fortunes indivi­duelles qui s'accumulent aujourd'hui dans la société, accroissent avec chaque ouvrier qui naît le pillage qui se poursuit dans la société déjà depuis des siècles » (ibid., vol. II, p. 225).

Si la plus-value a été qualifiée de « pillage », le taux croissant de la plus-value apparaît comme « une faute surprenante dans l'organisation actuelle de l'économie » (ibid., vol, I, p. 61).

Le paradoxe brutal et apparemment révolutionnaire de Brissot la propriété, c'est le vol, était le point de départ du premier pamphlet de Proudhon ; Rodbertus, lui, démontre que le capital est un vol de la propriété. Il suffit de comparer avec le chapitre du premier volume du Capital, sur la transformation des lois de propriété en lois d'appropriation capitaliste - chef-d’œuvre de dialectique historique - et on consta­tera, une fois encore, la « priorité » de Rodbertus. En protestant contre l'appropriation capitaliste du point de vue du « droit de propriété », Rodbertus se condamne à ne pas comprendre le capital comme source de la plus-value, de même qu'autrefois, en déclarant la guerre à l' « épargne », il s'interdisait de voir que la plus-value est source de capital. Ainsi Rodbertus n'a plus aucune base sur laquelle fonder l'accumulation capitaliste et il se trouve sur ce point en plus mauvaise posture que von Kirchmann.

En somme : Rodbertus veut un élargissement illimité de la production mais sans « épargne », c'est-à-dire sans accumulation capitaliste ! Il veut un accroissement illimité des forces productives -mais un taux de plus-value invariable, fixé par la loi ! Bref, il fait preuve d'une incompréhension totale pour les fondements réels de la production capitaliste qu'il prétend réformer, ainsi que pour les résultats les plus importants de l'économie classique qu'il critique si âprement.

Il n'est pas étonnant que le professeur Diehl qualifie Rodbertus de pionnier de l'économie politique théorique à cause de sa « nouvelle théorie du revenu » et de sa distinction entre les catégories logiques et historiques du capital (le fameux « capital en soi » opposé au « capital individuel ») et que le professeur Adolphe Wagner le nomme « le Ricardo du socialisme économique », manifestant ainsi sa propre ignorance à la fois de Ricardo, de Rodbertus et du socialisme. Lexis lui-même estime que Rodbertus égale « son rival anglais » par la force de sa pensée théorique et le dépasse par la « virtuosité à découvrir les corrélations profondes des phénomènes », par la « vitalité de l'imagination » et surtout - par son « attitude éthique à l'égard de la vie économique ». Mais, en revanche, les véritables mérites de Rodbertus, ce qu'il a apporté à l'économie théorique, sans parler de sa critique de la rente foncière de Ricardo : sa distinction parfois très claire entre la plus-value et le profit, sa manière de traiter la plus-value comme un tout en l'opposant délibérément à ses phénomènes partiels, sa critique parfois excellente du dogme de Smith concernant la composition en valeur des marchandises, sa formulation précise de la périodicité des crises et l'analyse de ses phénomènes concrets - toutes ces tentatives méritoires pour dépasser l'analyse de Smith et de Ricardo, mais condamnées à échouer à cause de la confusion dans les concepts de base, tout cela est passé par-dessus la tête des admi­rateurs offi­ciels de Rodbertus. Franz Mehring a déjà souligné la fortune étrange de Rodbertus, porté au pinacle pour ses prétendus hauts faits d'économiste, mais traité d' « im­bé­cile » par ceux mêmes qui le louaient à cause de ses mérites réels en politique. Nous n'avons pas ici à nous occuper du contraste entre ses mérites économiques et ses mérites politiques : dans le domaine de l'économie théorique, même ses admirateurs lui ont élevé un grand monument sur du sable, à l'endroit où il avait creusé avec le zèle désespéré d'un utopiste, tandis que les quelques plates-bandes modestes semées de plantes vivaces étaient envahies par les herbes et tombées dans l'oubli  [4]. On ne peut pas dire que le traitement prussien-poméranien ait beaucoup fait avancer le problème de l'accumulation depuis la première controverse. Si entre-temps la doctrine économique de l'harmonie s'était dégradée en passant de Ricardo à Bastiat-Schulze, la critique sociale a dégringolé également de Sismondi à Rodbertus. La critique de Sismondi en 1819 était un événement historique, tandis que les idées réformistes de Rodbertus, dès leur première apparition, constituent une régression, et encore plus sous les formes où elles furent reprises par la suite. Dans la polémique entre Sismondi d'une part, Say et Ricardo d'autre part, l'un des camps démontrait que les crises rendent l'accumulation impossible et mettait en garde contre le plein développement des forces productives. L'autre camp prouvait l'impossibilité des crises et prêchait le développement illimité de l'accumulation. Chaque partie était conséquente à sa manière, malgré la fausseté du point de départ. Von Kirchmann et Rodbertus partent tous les deux du phénomène des crises, comme ils étaient obligés de le faire. On identifiait alors complètement le problème de la reproduction élargie du capital social, le problème de l'accumulation au problème des crises et par là même en aboutissait à une impasse en cherchant un remède aux crises, bien que l'expérience d'un demi-siècle eût montré clairement que les crises, précisément à cause de leur caractère périodique, sont des phases nécessaires de la reproduction du capital. Mais une partie voit le remède dans la consommation totale de la plus-value par les capitalistes, c'est-à-dire dans le renoncement à l'accumulation, tandis que l'autre partie le voit dans la stabilisation du taux de la plus-value par des mesures légales, c'est-à-dire également dans le renoncement à l'accumulation. L'originalité de Rodbertus, sa manie, est de vouloir et de préconiser une augmentation capitaliste illimitée des forces productives et de la richesse, tout en refusant l'accumulation capitaliste. A une époque où le degré de maturité de la production capitaliste devait bientôt permettre à Marx d'en faire une analyse fondamentale, la dernière tentative de l'économie bourgeoise pour résoudre le problème de la reproduction dégénérait en une utopie puérile et absurde.


Notes

[1] Schriften, vol. III, p. 176.

[2] Ici aussi Rodbertus ne fit que répéter pendant toute sa vie les idées qu'il avait exprimées en 1842 dans son article Intitulé Zur Erkenntnis : « Cependant pour les conditions actuelles on est allé jusqu'à comprendre non seulement le salaire mais encore les rentes et le profit dans les frais de production de la marchandise. C'est pourquoi cette opinion mérite d'être réfutée en détail. A la base de cela, il y a deux erreurs :
a) Une fausse représentation du capital par laquelle on inclut le salaire dans le capital au même titre que le matériel et les outils, tandis qu'en réalité le salaire doit être mis sur le même plan que la rente et le profit;
b) Une confusion entre frais de production de la marchandise avec les dépenses de l'entrepreneur ou des coûts de l'entreprise. » (Zur Erkenntnis, Neubrandenburg et Friedland, G. Barneuitz 1842, p. 14.)

[3] De même on peut lire déjà dans Zur Erkenntnis : « Il faut distinguer le capital au sens étroit, au sens propre du terme, et le capital au sens large, ou fonds d'entreprise. Le premier comprend les réserves réelles d'outils et de matériel, le second le fonds nécessaire d'après la situation actuelle de la division dutravail pour l'entreprise. Le premier est le capital absolument nécessaire à la production, le second n'a qu'une nécessité relative à cause de la situation actuelle. La première partie est, de ce fait, le capital au sens propre, au sens étroit du terme et c'est seulement avec lui que coïncide la concept de capital national. » (pp. 23-24.)

[4] Au reste, le pire lui a été élevé par ses éditeurs posthumes. Ces doctes savants, le professeur Wagner, le docteur Kozak, Moritz-Wirth, et compagnie, se disputent dans les préfaces aux volumes posthumes comme une foule de serviteurs Insolents dans le vestibule, débattant leurs querelles personnelles, étalant leur jalousie et s'insultant mutuellement en public. Ils n'ont pas même pris la peine ni eu la piété élémentaire d'établir les dates des manuscrits divers de Rodbertus. Ainsi il a fallu que Mehring les convainque que le manuscrit le plus ancien de Rodbertus datait, non pas de 1837, comme l'avait décidé le professeur Wagner mais au plus tôt de 1839, d'autant plus que dès les premières lignes, il est question d'événements historiques en rapport avec le mouvement chartiste advenus en 1839, ce qu'un professeur d'économie politique aurait dû savoir. Nous jugeons insupportable l'arrogance et la pédanterie du professeur Wagner qui, dans ses préfaces aux œuvres de Rodbertus, évoque sans cesse ses « occupations astreignantes » ; et qui, parlant pour ainsi dire par-dessus la tète du publie en s'adressant uniquement à ses Collègues, a réagi par le silence à la leçon de Mehring devant tous ses collègues rassemblés. Le professeur Diehl a tout simplement corrigé discrètement dans le Handwörterbuch der Staatswissenschaften la date de 1837 et l'a remplacée par celle de 1839, sans révéler aux lecteurs d'où ni de qui lui venait cette illumination subite.
Mais ce qui couronne le tout, c'est l'« édition nouvelle et bon marché », « populaire », de Puttkammer et Mühlbrecht, parue en 1899, qui réunit pacifiquement quelques-uns des préfaciers de l’œuvre, tout en reproduisant leurs querelles dans les préfaces ; le second volume de l'édition de Wagner y est devenu le premier volume, cependant Wagner continue à se référer au volume II dans sa préface au volume I ; la Première lettre sociale est placée dans le volume III, la seconde et la troisième dans le volume Il, la quatrième dans le volume I ; la succession des Lettres sociales, des controverses, des parties Zur Beleuchtung etdes volumes, des séquences chronologiques et logiques la date de parution et la date où furent écrits les textes présentent un chaos plus impénétrable que les couches de la terre après une éruption volcanique ; dans cette édition qui date de 1899, on a maintenu - sans doute par piété pour le professeur Wagner - la date de 1837 pour l'écrit le plus ancien de Rodbertus, bien que la rectification de Mehring ait été faite en 1894 ! Si l'on compare avec cela l'édition des écrits posthumes de Marx par Mehring et Kautsky, parue chez Dietz, on verra comment des détails apparemment aussi superficiels révèlent des états de choses plus profonds : avec quel soin ne traite-t-on pas l'héritage scientifique des maîtres du prolétariat conscient - et avec quelle négligence les savants officiels de bourgeoisie ne dilapident-ils pas l'héritage d'un homme qui, d'après la mystification qu'eux-mêmes s'empressent de diffuser, était un génie de premier rang ! Suum cuique - n'était-ce pas là la sentence favorite de Rodbertus ?


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