1913

Un ouvrage qui est encore discuté aujourd'hui...


L'accumulation du capital

Rosa Luxemburg

II: Exposé historique du problème

II° polémique : Controverse entre Rodbertus et von Kirchmann.


16 : Rodbertus et sa critique de l'école classique

L'analyse de Rodbertus est plus fouillée que celle de von Kirchmann. Il cherche les racines du mal dans les fondements mêmes de l'organisation sociale et déclare une guerre impitoyable à la toute-puissante école libre-échangiste. Sans doute n'attaque-t-il pas le système de la libre circulation des marchandises ni la liberté de l'industrie, qu'il accepte entièrement ; mais il s'en prend à la doctrine manchestérienne du laisser-faire  [1] dans les rapports sociaux internes de l'économie. La période du Sturm und Drang de l'économie classique avait déjà cédé la place à un système d'apologie éhontée, dont la plus fidèle expression était la doctrine des « harmonies » de M. Frédéric Bastiat, ce plat vulgarisateur, cette idole de la petite bourgeoisie ; bientôt après venait le règne des divers Schulze, pâles imitations petites-bourgeoises alle­man­des du prophète français de l'harmonie. C'est contre ces « commis-voyageurs du libre-échange » que la critique de Rodbertus était dirigée. « Du fait de leurs bas salai­res, cinq sixièmes de la nation - s'écrie-t-il dans sa Première Lettre Sociale - sont non seulement exclus jusqu'à présent de la plupart des bienfaits de la civilisation, mais encore constamment menacés par les ravages les plus terribles de la misère, à laquelle ils succombent parfois. Pourtant ils sont les créateurs de toute la richesse sociale. Leur travail commence avec le jour, se termine au soleil cou­chant, se poursuit jusque dans la nuit, mais leurs efforts ne peuvent jamais améliorer leur sort. lis ne peuvent augmenter leur revenu et perdent encore le peu de temps qui aurait dû leur rester pour former leur esprit. Admettons que jusqu'à présent tant de souffrance ait été nécessaire au progrès de la civilisation. Cependant, grâce à une série de merveilleuses inventions, qui multiplient la force de travail humaine par plus de cent, des perspectives de changer cette cruelle nécessité apparaissent brusque­ment. De ce fait, la richesse nationale - le revenu national par rapport à la popula­tion - croît en progression constante. Je le demande : peut-on imaginer conséquence plus naturelle, exigence plus légitime que de réclamer quelque avantage de cette croissance pour les créateurs de la nouvelle et de l'ancienne richesse ? Ne serait-il pas juste que leur revenu s'accroisse également ou que leur temps de travail diminue, ou encore qu'ils rejoignent de plus en plus nombreux les rangs des heureux qui ont le privilège de jouir des fruits du travail ? Mais l'économie de l'État, ou plutôt l'économie politique, n'a fait qu'obtenir le résultat contraire. L'accroissement de la richesse nationale va de pair avec l'accroissement de la pauvreté ; des lois spéciales vont entrer en vigueur en vue de prolonger le temps de travail; enfin les classes laborieuses s'accroissent en nombre dans une proportion beaucoup plus considérable que les autres classes. Il y a mieux ! Cette force de travail multipliée par cent non seulement est incapable d’ap­por­ter un soulagement aux cinq sixièmes de la nation, mais encore devient périodi­quement un sujet de terreur pour le dernier sixième, donc pour la société entière ». « Quelles contradictions, dans le domaine économique en particulier ! Et quelles contradictions dans le domaine social en général ! La richesse sociale s'accroît et cet accroissement s'accompagne d'un accroissement de la pauvreté. La puissance créatrice des moyens de production augmente, et la conséquence en est leur arrêt. L'état social exige l'élévation de la condition matérielle des classes laborieuses en même temps que l'introduction de leurs droits politiques, et l'état économique provoque, en guise de réponse, une dépression plus grande. La société a besoin d'un développement illimité de ses richesses, et les dirigeants actuels de la production doivent le freiner pour ne pas accroître la pauvreté. L'harmonie règne dans un seul domaine ! A cette situation générale insensée correspond l'attitude insensée de la couche dominante de la société, qui a tendance à chercher les racines du mal là où elles ne sont pas. Cet égoïsme qui se drape si souvent sous les apparences de la morale, accuse les vices des ouvriers comme étant la cause du paupérisme. Les crimes commis contre eux par des faits tout-puissants sont attribués à leur intem­pérance et au désordre de leur gestion; et là où cet égoïsme ne peut ignorer leur innocence, il élabore une théorie de la « nécessité de la pauvreté ». Sans relâche, il exhorte les ouvriers au travail et à la prière, leur prêche les vertus de l'abstinence et de l'épargne, et porte même atteinte à leurs droits en créant des insti­tutions d'épargne forcée, qui ne font qu'ajouter à la misère des ouvriers. Il ne voit pas que la force aveugle du commerce a transformé la prière avant le travail en malédiction du chômage forcé, que l'épargne est une impossibilité ou une cruauté, et qu'enfin la morale est toujours restée sans effet dans la bouche de ceux dont le poète sait qu'  « ils boivent du vin en cachette et prêchent l'eau en public »  [2].

Trente ans après Sismondi et Owen, vingt ans après les attaques des socialistes anglais disciples de Ricardo, enfin après le mouvement chartiste, après la bataille de juillet et - last but not least - après la parution du Manifeste communiste, de telles paroles, courageuses en elles-mêmes, ne pouvaient prétendre ouvrir des voies nouvelles. Mais ce qui importait à présent, c'était le fondement scientifique de ces attaques. Rodbertus propose ici un système complet, qui peut être résumé dans les courts principes que nous exposons :

Sous l'empire des lois d'un « commerce livré à ses seules volontés », le haut degré historique de la productivité du travail, ainsi que les « institutions du droit positif », c'est-à-dire la propriété privée, ont provoqué toute une série de phénomènes absurdes et immoraux.

Au lieu de la « valeur normale », « constituée », nous avons la valeur d'échan­ge, donc la monnaie-métal à la place d'une « monnaie-papier » ou « argent de travail » « qui correspondrait à l'idée même de monnaie. La première (vérité) est que tous les biens économiques sont produits du travail ou, comme on disait autrefois, que seul le travail est productif. Mais ce principe ne signifie pas que la valeur du produit est toujours égale au coût du travail, ou, en d'autres termes, que le travail pourrait donner dès aujourd'hui une mesure de la valeur ». La vérité est bien plutôt « que ceci n'est pas encore un fait, mais simplement une idée d'économie politique » (ibid., Vol. II, p. 104-105).

« Si la valeur pouvait être constituée selon le travail nécessité par le produit, on pourrait imaginer une forme de monnaie qui consisterait par exemple dans les feuillets détachés du livre de comptes universel, en une quittance rédigée sur la matière la plus vile, sur des haillons, que chacun recevrait en échange de la valeur créée et qu'il réaliserait comme le symbole d'une partie équivalente du produit national soumis à la distribution. Cependant si, pour une raison quelconque, il n'est pas possible, ou pas encore possible de constituer la valeur, alors la monnaie doit porter en elle la valeur qu'elle désigne et la liquider, sous forme d'un bien précieux par lui-même, par exemple l'or ou l'argent, dont elle représente le gage ou l'équi­valent » (ibid., Vol. I, p. 99).

Cependant dès que la production marchande capitaliste existe, la situation est renversée :

« Il ne peut plus y avoir de constitution de la valeur, parce que la valeur peut servir encore de valeur d'échange » (ibid., Vol. 1, p. 175).

Et :

« parce que la valeur ne pouvait être constituée, la monnaie ne peut être simplement de la monnaie et ne peut correspondre entièrement à son idée » (ibid., Vol. 1, p. 176).
« Dans un échange équitable, la valeur d'échange des produits devrait être égale à la quantité de travail qu'ils ont coûtée, et l'échange de produits devrait signifier l'échange de quantités de travail égales ».

Mais même en supposant que chacun produise précisément les valeurs d'usage dont un autre a besoin, « il devrait y avoir, puisqu'il s'agit d'une connaissance et d'une volonté humaines un calcul exact, un ajus­te­ment et une fixation des quantités de travail contenues dans les produits à échan­ger, il devrait exister une loi à laquelle se soumettraient les parties qui échangent » (ibid., Vol. II, p. 65).

Rodbertus insiste sur le fait qu'il a découvert avant Proudhon la «valeur consti­tuée », priorité qu'on peut bien lui accorder. Marx, dans la Misère de la Philosophie et Engels dans sa préface à cet ouvrage, ont montré suffisamment que ce concept est un pur fantôme, employé dans la théorie et pratiquement enterré en Angleterre bien avant l'époque de Rodbertus, et qu'il s'agit là d'une déviation utopique de la théorie ricardienne de la valeur. Il est donc inutile d'insister sur cette « musique futuriste jouée sur une trompette d'enfant ».

L' « économie de l'échange » aboutit à la « dégradation » du travail en marchandise, le salaire étant déterminé par la « valeur du coût du travail » au lieu de représenter une quote-part fixe du produit total. Par un saut historique audacieux, Rodbertus fait dériver sa loi du salaire de l'esclavage, considérant comme illusoires les caractères spécifiques imposés à l'exploitation par la production capitaliste de marchandises et en les condamnant catégoriquement du point de vue moral. « Tant que les producteurs étaient eux-mêmes encore la propriété des non-producteurs, tant que subsistait l'esclavage, c'était uniquement l'avantage individuel des « maîtres » qui déterminait unilatéralement la grandeur de la quote-part (des travailleurs) au produit. Depuis que les producteurs ont obtenu la liberté totale de leur personne, mais rien d'autre, les deux parties conviennent d'un salaire à l'avance, le salaire est comme on dit aujourd'hui l'objet d'un « contrat libre », c'est-à-dire de la concur­rence. Par là naturellement le travail est soumis aux mêmes lois de la valeur d'échan­ge que les produits; le travail a lui-même une valeur d'échange; la grandeur de son salaire dépend des effets de l'offre et de la demande. » Après avoir ainsi renversé l'ordre des choses et déduit la valeur d'échange du travail de la concurrence, il déduit ensuite la valeur du travail de sa valeur d'échange : « Sous l'empire des lois de la valeur d'échange, le travail a, ainsi que les produits, une sorte de « valeur de coût » qui exerce une force magnétique sur sa valeur d'échange, le montant du salaire. Il s'agit de la somme nécessaire pour « maintenir en état » la force de travail, c'est-à-dire pour lui permettre de continuer, même dans la personne des descendants; c'est ce qu'on appelle le minimum d'entretien nécessaire. » Pour Rodbertus cependant, il ne s'agit pas de la constatation de lois économiques objectives, mais simplement de l'objet d'une indignation morale. Rodbertus rappelle la thèse de l'école classique selon laquelle « le travail n'a pas de valeur supérieure au salaire qu'il reçoit » un principe « cynique », et il est résolu à dénoncer la « série d'erreurs » qui ont conduit à cette conclusion « brutale et immorale » (ibid., Vol. I, p. 182-184). «C'était une idée indigne qui faisait estimer le salaire d'après l'entretien nécessaire, comme s'il s'agissait d'une réparation de machine; le travail, source de toutes les richesses, est devenu lui-même une marchandise à échanger, on a eu l'idée dégradante d'un « prix naturel », ou d'un « coût » du travail, comme s'il s'agissait des produits de ce travail, et on a inclus ce coût du travail dans la somme des biens nécessaires pour assurer toujours le travail au marché. » Ce caractère de marchandise du travail et la détermi­nation correspondante de sa valeur ne sont cependant rien d'autre qu'une interpré­tation erronée des théories libre-échangistes ; en bon Prussien, Rodbertus accuse la production marchande capitaliste dans son ensemble de violer les lois constitution­nelles, au lieu de montrer la contradiction inhérente au système, l'opposition entre la détermination de la valeur du travail et la détermination de la valeur créée par le travail, comme l'avaient fait les disciples anglais de Ricardo. « Quelle contradiction absurde et incroyable dans la conception des économistes, écrit-il, qui prétendent faire participer les ouvriers, selon leur position juridique, au sort de la société, et qui, en même temps, sur le plan économique, les traitent comme des marchandises ! » (ibid., Vol. II, p. 72).

Il reste à savoir pourquoi les ouvriers supportent une injustice aussi absurde et aussi criante ? Objection qui fut soulevée par exemple par Hermann contre la théorie ricardienne de la valeur. Rodbertus n'est pas embarrassé pour répondre : « Qu'au­raient dû faire les travailleurs s'ils avaient refusé de je laisser prescrire quoi que ce soit après leur émancipation ? Imaginez-vous leur situation ! Les ouvriers sont libres, mais ils vont nus ou en haillons, ils ne possèdent que leur force de travail. Avec l'abolition de l'esclavage et du servage, était supprimée également l'obligation morale ou juridique du seigneur de les nourrir ou de pourvoir à leur entretien. Leurs besoins étaient restés les mêmes; il fallait vivre. Comment satisfaire leurs besoins vitaux à l'aide de leur force de travail ? Prendre une partie du capital existant pour produire ce dont ils avaient besoin dans la société ? Mais le capital de la société appartenait déjà à d'autres, et les organes du « droit » ne l'auraient pas souffert. » Que pouvaient faire les ouvriers ? « Il ne leur restait qu'une alternative : ou bien renverser les structures légales de la société ou bien revenir à peu près à la situation économique d'antan, quoique dans une position juridique différente, retrouver leurs maîtres d'autrefois, les propriétaires du sol et du capital et recevoir sous forme de salaire ce qu'ils avaient reçu jusqu'alors sous forme de vivres ! »

Heureusement pour l'humanité et l'État constitutionnel prussien les ouvriers étaient assez « sages » pour ne pas renverser la civilisation et préférer se soumettre héroïquement aux exigences infamantes de leurs « maîtres d'autrefois ». Ainsi naquit le système capitaliste du salaire et la loi du salaire, qui est « une sorte d'esclavage », résultant d'un abus de pouvoir de la part des capitalistes et de la situation précaire ainsi que de la soumission docile des prolétaires - si l'on doit en croire les expli­cations théoriques, d'une nouveauté révolutionnaire, de ce même Rodbertus qui, comme on le sait, a été « pillé » par Marx. En ce qui concerne cette théorie du salaire en tout cas, la « priorité » de Rodbertus est incontestée - car les socialistes anglais et d'autres critiques sociaux avaient donné du système du salaire une analyse moins grossière et moins primitive. Ce qui est original dans cette théorie, c'est que toutes les protestations d'indignation morale à l'égard de l'origine et des lois économiques du système des salaires n'amènent pas Rodbertus à réclamer l'abolition de cette injustice effroyable, de cette « contradiction absurde et indescriptible ». Dieu l'en garde ! Il rassure à plusieurs reprises ses contemporains, déclarant qu'il ne faut pas trop prendre au tragique ses rugissements contre l'exploitation : il n'est pas un lion, mais simple­ment un bourru bienfaisant  [3]. Cependant une théorie morale de la loi des salaires est nécessaire seulement pour aboutir à la loi suivante :

Puisque le salaire est déterminé par les « lois de la valeur d'échange », le pro­grès de la productivité du travail entraîne nécessairement une diminution de la quote-part des salaires ouvriers par rapport au produit. C'est là la découverte d’Archimède du « système » de Rodbertus. La « quote-part décroissante des salaires » est l'idée « originale » la plus importante qu'il ne cesse de répéter depuis son premier écrit social (qui date probablement de 1839) jusqu'à sa mort et dont il « revendique » la paternité. Cette « idée » certes, était une simple déduction de la théorie de la valeur de Ricardo, elle est implicitement contenue dans la théorie du fonds des salaires qui dominait l'économie politique bourgeoise depuis les classiques, jusqu'à la parution du Capital de Marx. Cependant Rodbertus croit que cette « découverte » a fait de lui le Galilée de l'économie politique et il se réfère à sa « quote-part décroissante des salaires » pour expliquer tous les maux et toutes les contradictions de l'économie capitaliste. Surtout, il fait dériver de la quote-part décroissante des salaires le paupérisme qui constitue dans son opinion, avec les crises, « LA question sociale ». Il serait bon de recommander à l'attention de nos contemporains qui sont adversaires de Marx le fait que ce n'est pas Marx, mais Rodbertus, un homme selon leur cœur, qui a construit une véritable théorie de la paupérisation, sous une forme des plus grossières certes, et qui, en a fait, à la différence de Marx, non pas un phénomène annexe mais le point crucial de la « question sociale ». Voyez par exemple son argumentation pour prouver la paupérisation absolue de la classe ouvrière dans sa Première Lettre Sociale à von Kirchmann. En outre, la « quote-part décroissante des salaires » doit suffire à expliquer l'autre phénomène fondamental de la « question sociale » : les crises. Ici Rodbertus aborde le problème de l'équilibre entre la consommation et la production et attaque tout l'ensemble des questions qui s'y rattachent et qui avaient déjà été débattues par Sismondi et l'école de Ricardo.

La connaissance des crises se fondait naturellement chez Rodbertus sur un maté­riel d'observation bien plus riche que chez Sismondi. Dans sa Première Lettre Sociale, il donne déjà une description très fouillée des quatre crises : 1818-19, 1825, 1837-39 et 1847. Comme ses observations s'étendent sur une période plus longue, Rodbertus a pu avoir des vues plus profondes sur l'essence des crises qu'il n'était donné à su prédécesseurs. Ainsi, il a formulé dès 1850 le caractère périodique des crises qui se produisent à des intervalles toujours plus brefs, et en même temps avec une violence toujours accrue :

« Chaque fois, le caractère destructeur de ces crises s'est accentué par rapport à l'augmentation de la richesse, les victimes qu'elles engloutissent sont plus nombreu­ses. La crise de 1818-1819, malgré la panique qu'elle provoqua dans le commerce et les problèmes difficiles qu'elle posa à la science, était relativement insignifiante comparée à celle de 1825-1826. Celle-ci porta de tels coups au capital anglais et à sa richesse, que les économistes les plus illustres doutèrent de sa guérison. Cependant elle fut encore dépassée par la crise de 1836-1837. Les crises de 1839-1840 et de 1846-1847 causèrent des ravages encore beaucoup plus considérables que les précédentes.
« Cependant, d'après l'expérience que nous avons acquise jusqu'à aujourd'hui, les crises se produisent à des intervalles toujours plus brefs. Dix-huit ans se passèrent entre la première et la seconde, quatorze ans entre la seconde et la troisième, douze ans entre la troisième et la quatrième. Déjà s'amoncellent les symptômes d'un nou­veau péril, bien que l'année 1848 ait sans doute empêché l'explosion » (ibid., Vol. III, pp. 110-111).

Plus loin, Rodbertus fait observer qu'un essor extraordinaire de la production et de grands progrès techniques de la production semblent être les signes précurseurs des crises : « Chacune de ces crises a succédé à une période remarquable de prospérité industrielle » (ibid., Vol. Ill, p. 108). Ilmontre d'après l'histoire des crises que « celles-ci ne se produisent qu'après un accroissement considérable de la productivité » (ibid., Vol. 1, p. 62). Rodbertus attaque la conception vulgaire qui prétend faire des crises de simples troubles du système monétaire et du système du crédit, il critique toute la législation de la monnaie de Peel, qu'il estime défectueuse ; il justifie en détail son opinion dans un article paru en 1858 et intitulé : Die Handelskrisen und die Hypothekennot, où il écrit entre autres : « On se trompe donc également en considé­rant les crises commerciales uniquement comme des crises monétaires, boursières ou du crédit. Ce n'est qu'au début qu'elles apparaissent extérieurement ainsi »(ibid., Vol. IV, p. 226). Rodbertus fait preuve d'une pénétration remarquable du rôle joué par le commerce extérieur dans le problème des crises. Comme Sismondi il constate la nécessité de l'expansion pour la production capitaliste, mais en même temps il souli­gne le fait que les crises périodiques augmentent ainsi nécessairement de dimensions. Il écrit dans Zur Beleuchtung der Sozialen Frage, 2° partie. 1° cahier . « Le com­merce extérieur n'influe pas davantage sur les crises commerciales que la bienfai­sance sur le paupérisme : en fin de compte, les deux phénomènes ne font que s'inten­si­fier en même temps » (ibid., Vol. III, p. 186). Et dans l'article déjà cité, Handelskri­sen und Hypothekennot : « Le seul moyen d'éviter à l'avenir l'explosion de « crises » est l’arme à double tranchant de l'élargissement du marché extérieur. La ruée violente vers un tel élargissement n'est pas autre chose que la réaction morbide d'un organe souffrant. Lorsque sur le marché intérieur l'un des facteurs, la productivité, ne cesse d'augmenter tandis que l'autre, le pouvoir d'achat, reste stagnant pour la plus grande partie de la nation, le commerce cherchera à remédier à ce déséquilibre par la création de marchés extérieurs. L'apaisement de cette fièvre retarde du moins la nouvelle poussée du mal. La création de chaque nouveau marché extérieur revient aussi à écarter la question sociale. Il en est de même de la création de colonies dans les pays non cultivés. L'Europe se constitue même un marché là où il n'y en avait pas. Mais ce moyen ne tait au tond que tromper le mal. Lorsque les nouveaux marchés sont couverts - la question n'a fait que revenir à son point de départ, qui est la capacité limitée du pouvoir d'achat comparée à l'accroissement illimité de la productivité. La nouvelle explosion a été seulement transférée du marché plus petit au marché plus grand, ses dimensions sont devenues encore plus vastes et ses secousses encore plus violentes. Et comme la terre est limitée et que la conquête de nouveaux marchés devra cesser un jour, cette mise à l'écart de la question ne peut être définitive. Il faudra la résoudre une fois définitivement » (ibid., Vol. IV, p. 223)  [4].

Il reconnaît également que l'anarchie de la production capitaliste privée est un facteur de crises, mais seulement un facteur parmi d'autres, y voyant la source d'une variété particulière de crises et non pas la cause véritable des crises en général. Il écrit ainsi à propos du déclenchement de la crise dans « l'endroit » fameux de von Kirchmann : « Je ne prétends pas maintenant que cette sorte de difficultés d'écoule­ment ne se produirait pas dans la réalité. Le marché est actuellement vaste, les besoins et les branches de production sont nombreux, la productivité importante, l'expression des désirs confuse et trompeuse, les entrepreneurs ne connaissent pas mutuellement l'ampleur de la production - il peut donc aisément advenir que ceux-ci se trompent dans l'estimation de certains besoins de marchandises et engorgent ainsi le marché ». Rodbertus affirme expressément et ouvertement que seule une organisa­tion planifiée de l'économie, un « renversement total » des rapports actuels de propriété, la concentration de tous les moyens de production « dans les mains d'une autorité sociale unique » pourraient remédier à ces crises. Sans doute se hâte-t-il d'ajouter, pour rassurer les esprits, qu'il réserve son opinion quant à la question de savoir si un tel état de choses est possible, « mais il y aurait là en tout cas le seul moyen d'empêcher CETTE sorte de crise ». Il affirme donc avec insistance qu'il considère l'anarchie de la production actuelle comme étant seule responsable d'une forme partielle déterminée des crises.

Rodbertus rejette avec ironie le principe de Say et de Ricardo de l'équilibre natu­rel entre la consommation et la production ; comme Sismondi, il met l'accent sur le pouvoir d'achat de la société et, comme lui, il fait dépendre celui-ci de la répartition du revenu. Cependant il n'accepte absolument la théorie des crises de Sismondi, ni surtout les conclusions de cette théorie qu'il condamne violemment. En effet, tandis que Sismondi voyait la source de tous les maux dans l'expansion illimitée de la production sans égard aux limites du revenu et qu'il prêchait en conséquence la restriction de la production,

Rodbertus au contraire se fait l'avocat de l'expansion vigoureuse et illimitée de la production, de la richesse, des forces productives. La société, dit-il, a besoin d'un accroissement sans entraves de ses richesses. Quiconque condamne la richesse de la société, condamne en même temps sa puissance, son progrès et avec celui-ci sa vertu; quiconque met des obstacles à son accroissement met des obstacles au progrès en général. Tout progrès de la science, de la volonté et du pouvoir de la société est lié à un accroissement de la richesse  [5]. De point de vue Rodbertus se déclarait très favora­ble au système des banques d'émission monétaire d'État qu'il considérait comme la base indispensable de l'expansion rapide et illimitée des sociétés de fondation. Son article paru en 1858 et intitulé Die Hypothennot, ainsi que son ouvrage sur la Crise monétaire en Prusse de 1845 sont consacrés à cette argumentation. Il attaque même directement les mises en garde prophétiques à la manière de Sismondi, abordant le problème, comme il le fait toujours, dans un esprit moralisateur et utopique. « Les entrepreneurs - déclare-t-il - ne sont au fond rien d'autre que des fonctionnaires de l'économie; en faisant travailler au mieux le moyens de production nationaux que leur a confiés l'institution de la propriété privée, ils ne font que leur devoir. Car le capital n'existe, je le répète, que pour la reproduction. » Plus loin, il écrit concrè­tement : « Doivent-ils peut-être (les entrepreneurs) rendre chroniques ces poussées maladives en travaillant dès le début et continuellement avec des forces réduites, intérieures à celles qu'ils possèdent réellement, compensant ainsi une intensité moindre du mal par sa durée infinie ? Même si l'on était assez absurde pour leur donner un tel conseil, ils seraient incapables de le suivre. Comment ces producteurs mondiaux pourraient-ils reconnaître le seuil pathologique de la saturation du marché ? Ils produisent tous en s'ignorant les uns les autres, aux endroits les plus divers du globe, pour un marché éloigné de centaines de lieues, avec des forces productives si considérables que la production d'un mois suffirait à dépasser ce seuil - comment concevoir qu'une production aussi dispersée et pourtant aussi puissante réussisse à reconnaître à temps la saturation ? Où sont les institutions, les bureaux statistiques par exemple, qui recevraient des informations en vue de les aider ? Mais il y a pire : la seule antenne capable de sonder le marché est le prix, ses hausses et ses baisses. Mais le prix n'est pas un baromètre qui prévoit la température du marché, c'est un thermomètre qui ne fait que la mesurer. Si le prix baisse, le seuil est déjà franchi et le mal est déjà là » (ibid., IV, p. 231).

Cette polémique, dirigée manifestement contre Sismondi, révèle les différences essentielles qui séparent les deux auteurs dans la conception des crises. C'est pourquoi, lorsqu'Engels écrit dans l'Anti-Dühring que l'explication des crises par la sous-consommation re­monte à Sismondi et a été empruntée par Rodbertus à ce der­nier, ce n'est pas rigoureusement exact. Tout ce que Rodbertus et Sismondi ont en commun, c'est l'opposition contre l'école classique ainsi que l'explication générale des crises par la répartition du revenu. Mais même sur ce point, Rodbertus enfourche son dada personnel : les surproductions ne sont pas provoquées, à son avis, par le bas niveau du revenu des masses ouvrières, mais seulement par le fait qu'avec la productivité croissante du travail le revenu des ouvriers représente une quote-part toujours plus minime de la valeur du produit. Rodbertus essaie de convaincre son adversaire que les crises ne proviennent pas de la part réduite du produit constituée par le revenu des classes laborieuses : « Imaginez-vous, dit-il à von Kirchmann, des parts si minimes que ceux qui les reçoivent n'ont que le minimum nécessaire pour vivre, mais fixez seulement les parts selon la fraction du produit national qu'elles représentent et faites accroître la productivité; vous aurez alors un réceptacle de valeur capable de recevoir un contenu toujours croissant. Vous aurez ainsi une prospérité toujours croissante, qui atteindra également les classes laborieuses. Inversement si l'on imagine des parts quelque importantes qu'elles soient mais qui diminuent sous l'influence de la productivité croissante du travail jusqu'à devenir une quote-part toujours plus minime du produit national, ces parts se réduiront jusqu'à leur point minimum actuel, et l'insatisfaction croîtra jusqu'au moment où éclateront les crises commerciales dont la responsabilité incombe aux capitalistes parce que les capitalistes sont responsables de l'organisation de la production et de son ampleur, d'après la grandeur donnée des parts » (ibid., Vol. I, p. 59).

C'est donc la « quote-part décroissante » du salaire qui est la cause véritable des crises ; et le seul moyen efficace de lutter est de déterminer par la loi une quote-part invariable et fixe des travailleurs au produit national. Il faut bien comprendre cette idée grotesque pour rendre hommage à son contenu économique comme il se doit.


Notes

[1] En français dans le texte.

[2] Dr Karl Rodbertus-Jagetzow, Schriften, Berlin, 1899, vol. III., pp. 172-174 et 184.

[3] Cf. Schriften, vol. IV, p. 225.

[4] Dans sa Deuxième lettre sociale, en 1850, Rodbertus pensait sans doute que si la société devait manquer de la « force morale » pour résoudre la question sociale c'est-à-dire pour changer la répartition de la richesse alors l'histoire « devrait de nouveau brandir le fouet de la révolution » (Schriften, vol. II, p. 83). Huit années plus tard, il préfère en bon Prussien brandir le fouet de la colonisation chrétienne et éthique sur les indigènes coloniaux. Il n'est que logique que « le fondateur proprement dit du socialisme scientifique en Allemagne » fût également un partisan très chaud du militarisme et sa phrase de la « réduction des armées » ne doit être prise que comme une licence poétique dans son flot d'éloquence. Dans son article Zur Beleuchtung der sozialen Frage, 2° partie, 1° cahier, il explique que « tout le poids national des impôts pèse vers le bas, tantôt dans l'augmentation des prix des biens de salaires, tantôt dans le poids qui pèse sur le salaire en argent » considérant également le service militaire obligatoire « mis sous le point de vue d'une charge de l'État chez les classes laborieuses non pas comme un impôt mais comme une confiscation de tout le revenu de plusieurs années ». Il s'empresse d'ajouter : « Pour ne pas provoquer de malentendu, je remarque que je suis un partisan résolu de notre constitution militaire actuelle (donc de la constitution militaire prussienne de la contre-révolution) quelque pesante qu'elle soit pour les classes ouvrières et quelques immenses que semblent être les sacrifices financiers que les classes possédantes donnent pour cela. » (ibid., vol. 3, p. 34). Il n'est certainement pas un lion !

[5] Cf. Schriften, vol. 3, p. 182.


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