1913

Un ouvrage qui est encore discuté aujourd'hui...


L'accumulation du capital

Rosa Luxemburg

III: Les conditions historiques de l'accumulation


27 : La lutte contre l'économie naturelle

Le capitalisme se présente à son origine et se développe historiquement dans un milieu social non capitaliste. En Europe occidentale, il baigne d'abord dans le milieu féodal dont il est issu - l'économie de servage dans la campagne, l'artisanat de corpo­ration à la ville - puis, une fois la féodalité abattue, dans un milieu à la fois paysan et artisan, où par conséquent l'économie marchande simple règne dans l'agriculture comme dans l'artisanat. En outre, hors d'Europe, le capitalisme européen est entouré de vastes territoires où se rencontrent toutes les formes sociales à tous les degrés d'évolution, depuis les hordes communistes de chasseurs nomades jusqu'à la produc­tion marchande, paysanne et artisane. C'est dans ce milieu que se poursuit le proces­sus de l'accumulation capitaliste.

Il convient d'y distinguer trois phases : la lutte du capital contre l'économie natu­relle, sa lutte contre l'économie marchande et sa lutte sur la scène mondiale autour de ce qui reste des conditions d'accumulation.

Le capitalisme a besoin pour son existence et son développement de formes de production non capitalistes autour de lui. Mais cela ne veut pas dire que n'importe laquelle de ces formes puisse lui être utile. Il lui faut des couches sociales non capita­listes comme débouchés pour sa plus-value, comme sources de moyens de production et comme réservoirs de main-d’œuvre pour son système de salariat. Or l'économie naturelle ne peut rien lui donner de tout cela. Dans toutes les structures de l'économie naturelle, qu'il s'agisse de communes paysannes primitives avec propriété commune du sol, du domaine féodal où règnent le servage ou autres, la production en fonction des besoins domestiques domine l'économie ; en conséquence on n'éprouve pas ou peu le besoin de marchandises étrangères, et on ne produit généralement pas au-delà de ses besoins, ou du moins il n'y a pas nécessité urgente de se défaire des produits excédentaires. Cependant le point essentiel est celui-ci : toutes les tonnes de produc­tion naturelles sont fondées sur une sorte de fixation des moyens de production comme des forces de travail.

La commune paysanne communiste aussi bien que la propriété féodale appuient leur organisation économique sur l'enchaînement du moyen de production primordial - la terre - ainsi que des forces de travail par le droit et la tradition. A tous les égards, l'économie naturelle oppose donc aux besoins du capital des barrières rigides. C'est pourquoi le capitalisme mène une lutte exterminatrice partout et toujours contre l'éco­no­mie naturelle sous quelque forme historique qu'il la rencontre, qu'il s'agisse de l'esclavage, du féodalisme, du communisme primitif, de l'économie paysanne patriar­cale. Dans cette lutte la violence politique (révolution, guerre), la pression fiscale et la vente à vil prix des marchandises sont les méthodes essentielles, simultanément ou successivement et de manière complémentaire. En Europe, la lutte contre le féodalis­me se manifesta par des révolutions (au nombre desquelles on compte les révolutions bourgeoises du XVII°, du XVIII° et du XIX° siècle). Hors d'Europe la lutte contre les structures sociales primitives prend la forme de la politique coloniale. Ces méthodes, qui joignent le système d'impôts appliqué dans les colonies au commerce, en particulier avec les communautés primitives, allient la violence politique aux facteurs économiques.

Les buts économiques du capitalisme dans la lutte contre l'économie naturelle peu­vent se résumer ainsi :

  1. Appropriation directe d'importantes ressources de forces productives comme la terre, le gibier des forêts vierges, les minéraux, les pierres précieuses et les minerais, les produits des plantes exotiques telles que le caoutchouc, etc. ;
  2. « Libération » de forces de travail qui seront contraintes de travailler pour le capital ;
  3. Introduction de l'économie marchande
  4. Séparation de l'agriculture et de l'artisanat.

L'accumulation primitive, qui est la première phase du capitalisme en Europe de la fin du Moyen Age jusqu'au milieu du XIX° siècle, a trouvé dans l'expropriation des paysans en Angleterre et sur le continent la meilleure méthode pour transformer massivement les moyens de production et les forces de travail en capital. Or le capital pratique aujourd'hui encore ce système sur une échelle autrement plus large, par la politique coloniale. Il est illusoire d'espérer que le capitalisme se contentera jamais des moyens de production qu'il peut acquérir par la voie de l'échange de marchan­dises. Le capital se heurte de prime abord au fait que sur des territoires immenses de la surface exploitable de la terre, les forces productives sont enchaînées dans des formations sociales ne pratiquant pas l'échange ou la vente parce que les formes économiques ou la structure sociale l'interdisent. C'est le cas notamment de la terre avec ses richesses minérales, ses prairies, ses forêts et ses eaux, et enfin du bétail pour les peuplades primitives pratiquant l'élevage. Si le capital devait se fier à la décomposition interne de ces structures économiques, il y faudrait des siècles. Attendre qu'au terme de ce processus de désintégration les moyens de production les plus importants soient aliénés par l'échange, reviendrait pour le capital à renoncer aux forces productives de ces territoires. D'où le capitalisme conclut la nécessité de s'em­pa­rer par la force des moyens de production les plus importants des pays coloniaux. Mais les liens traditionnels primitifs des indigènes constituent le rempart le plus puis­sant de leur organisation sociale et la base de leurs conditions matérielles d'existence ; le capital se donne donc pour première tâche la destruction systématique et l'anéan­tissement des structures sociales non capitalistes auxquelles il se heurte dans son expansion. Ce n'est plus là de l'accumulation primitive, car ce processus se poursuit encore aujourd'hui. Chaque expansion coloniale nouvelle va naturellement de pair avec la lutte acharnée du capital contre la situation sociale et économique des indigènes qu'il dépouille par la force de leurs moyens de production et de leurs forces de travail. Il serait vain d'espérer limiter le capitalisme à la « concurrence pacifique », c'est-à-dire à un commerce normal de marchandises tel qu'il est pratiqué entre pays capitalistes comme base unique de l'accumulation. Cet espoir repose sur l'erreur doctrinale selon laquelle l'accumulation capitaliste pourrait s'effectuer sans les forces productives et sans la consommation des populations primitives, et qu'elle pourrait simplement laisser se poursuivre la désintégration interne de l'économie naturelle. L'expansion par bonds qui caractérise l'accumulation capitaliste ne permet pas plus au capital de compter sur l'accroissement naturel de la population salariée et de s'y limiter que d'attendre la lente décomposition des sociétés primitives et leur accession à l'économie marchande, et de s'en contenter. Le capital ne connaît aucune autre solution à ce problème que la violence, qui est une méthode permanente de l'accumu­lation comme processus historique depuis son origine jusqu'à aujourd'hui. Mais les sociétés primitives, pour qui il s'agit d'une question de vie ou de mort, n'ont d'autre ressource que la résistance et la lutte à mort jusqu'à l'épuisement total ou l'anéantis­sement. De là l'occupation militaire constante des colonies, les révoltes des indigènes et les expéditions coloniales destinées à les réprimer, qui sont des phénomènes permanents des régimes coloniaux. La méthode violente est ici la conséquence direc­te de la rencontre du capitalisme avec les structures de l'économie naturelle qui opposent des limites à son accumulation. Le capital ne peut se passer des moyens de production ni des forces de travail de ces sociétés primitives, qui lui sont en outre indispensables comme débouchés pour son surproduit. Mais pour les dépouiller de leurs moyens de production, leur prendre les forces de travail et les transformer en clients de ses marchandises, il travaille avec acharnement à les détruire en tant que structures sociales autonomes. Cette méthode est du point de vue du capital la plus rationnelle, parce qu'elle est à la fois la plus rapide et la plus profitable. Par ailleurs elle a pour conséquence le développement du militarisme. Mais c'est là une question que nous traiterons plus loin à propos d'un autre aspect de l'accumulation. Des exemples classiques de l'emploi de ces méthodes dans les colonies sont fournis par la politique des Anglais aux Indes et celle des Français en Algérie.

La structure économique ancestrale des Indiens - la communauté villageoise com­muniste - s'était maintenue sous des formes diverses à travers des millénaires et avait parcouru une longue évolution malgré les assauts venus de tous lieux. Au VI° siècle avant J.-C., les Perses avaient envahi le bassin de l'Indus et conquis une partie du pays. Deux siècles plus tard ce fut l'invasion grecque, qui laissa derrière elle les colonies alexandrines comme témoins d'une culture étrangère. Les Scythes barbares envahirent à leur tour le pays. Pendant des siècles les Arabes règnent en Inde. Plus tard, les Afghans descendirent des hauteurs de l'Iran, ils furent repoussés à leur tour par l'assaut impétueux des hordes de Tatares venus de Transoxanie. Puis ce furent les Mongols, semant la terreur et anéantissant tout sur leur passage. Des villages entiers furent massacrés et les rizières paisibles se coloraient du sang versé. Mais la commu­nauté villageoise indienne survécut à tout cela. Car tous les conquérants musulmans successifs ne touchèrent en rien à la vie sociale interne de la masse paysanne ni à sa structure traditionnelle. Ils se contentèrent d'installer dans les provinces un gouver­neur pour contrôler l'organisation militaire et collecter les tributs imposés à la popu­lation. Tous ces conquérants avaient en vue la domination et l'exploitation du pays, mais aucun n'avait intérêt à dépouiller le peuple de ses forces productives ou à ané­antir son organisation sociale. Sous l'empire du Grand Mogol, les paysans devaient payer tous les ans un tribut en nature à la puissance étrangère, mais ils continuaient à vivre dans leurs villages sans être inquiétés, ils pouvaient cultiver le riz dans les sholgura comme leurs ancêtres. Puis vinrent les Anglais ; et le fléau de la civilisation capitaliste réussit à anéantir toute l'organisation sociale du peuple. accomplissant en peu de temps ce que des siècles, ce que l'épée des Nogais n'avaient pu faire. Le but ultime du capital anglais était d'arracher à la commune indienne la base de son existence : la terre, et de s'en emparer.

A cet effet on fit jouer la fiction en usage chez les colonisateurs européens, selon laquelle toute la terre des colonies était propriété des dominateurs politiques. Les Anglais offrirent rétrospectivement la propriété de l'inde  au Grand Mogol et à ses satrapes, pour en hériter ensuite à titre de « successeurs légitimes ». Les savants les plus renommés de l'économie classique, comme James Mill, s'ingénièrent à fonder cette fiction sur des arguments « scientifiques », comme cette conclusion fameuse que nous citons : Nous devons admettre que la propriété de la terre en Inde appartient au souverain, « car si nous supposions qu'il n'était pas le propriétaire du sol, nous ne saurions à qui en attribuer la propriété »  [1].

En vertu de cette régie, dès 1793, dans la province du Bengale, les Anglais offri­rent la propriété des terres de leur district aux Zemindars, qui sont les collecteurs d'impôts musulmans, ou encore aux surintendants héréditaires de marchés qu'ils avaient trouvés en place. Ils s'assurèrent ainsi des appuis parmi les indigènes dans leur campagne contre la masse paysanne. Par la suite, ils adoptèrent la même politi­que pour leurs nouvelles conquêtes dans la province d'Agram, à Oudh et dans les Provinces Centrales. Il s'ensuivit une série d'insurrections paysannes, où souvent les collecteurs d'impôts furent chassés. A la faveur de la confusion et de l'anarchie géné­rales, les capita­listes anglais réussirent à s'approprier une grande partie des territoires.

En outre, les charges fiscales furent si brutalement augmentées qu'elles engloutis­saient presque tous les fruits du travail de la population. La situation s'aggrava à un tel point dans les districts de Delhi et d'Allahabad que (d'après le témoignage officiel des inspecteurs britanniques des impôts en 1854) les paysans eurent intérêt à louer ou à hypothéquer leurs terres pour un prix équivalant au montant de leurs impôts. Ce système de contributions favorisa la naissance de l'usure, qui s'établit dans la com­mune indienne, minant de l'intérieur I'organisation sociale comme un cancer  [2]. Pour accélérer ce processus, les Anglais promulguèrent une loi qui heurtait toutes les traditions et le système juridique de la communauté paysanne : ils instituèrent l'adju­di­ca­tion obligatoire des terrains communaux pour arrérages d'impôts. En vain l'ancienne communauté familiale chercha-t-elle à se protéger contre cette loi en affirmant son droit d'option sur l'achat appartenant à l'ensemble de la communauté ou aux diverses familles. La désintégration se poursuivait rapidement. Des adjudications avaient lieu, des membres de la communauté familiale partaient, les paysans s'en­det­taient et étaient expropriés. Conformément à leur tactique habituelle dans les Colo­nies  [3], les Anglais cherchaient ainsi à donner l'impression que leur politique de force, qui avait attaqué les bases du système de propriété et entraîné à la faillite l'économie rurale des Hindous, leur avait été imposée précisément dans l'intérêt des paysans pour les protéger contre les tyrans et leurs exploiteurs indigènes.

D'abord les Anglais créèrent artificiellement une aristocratie terrienne en Inde aux dépens des droits de propriété traditionnels des communautés paysannes, prétendant ensuite protéger les paysans contre ces oppresseurs et amener le terrain « illégalement usurpé » entre les mains des capitalistes anglais. C'est ainsi qu'en peu de temps l'Inde vit naître la grande propriété foncière, tandis que sur d'immenses espaces les paysans furent transformés en une masse prolétarisée de petits fermiers à court bail. Enfin la méthode spécifique de la colonisation capitaliste se traduisit par un fait caractéris­tique. Les Anglais furent les premiers conquérants de l'Inde à manifester une indiffé­rence brutale à l'égard des grand travaux d'utilité publique. Les Arabes, les Afghans et les Mongols dirigèrent et protégèrent en Inde de grands ouvrages de canalisation, sillonnèrent le pays de routes, construisirent des ponts, firent creuser des puits. L'ancê­tre de la dynastie mongole en Inde, Timour  [4] ou Tamerlan, se préoccupait de l'agri­culture, de l'irrigation, de la sécurité des routes et de l'approvisionnement des voyageurs. « Les radjahs primitifs de l’Inde, les conquérants afghans ou mongols, qui se montraient parfois cruels à l'égard des individus, marquaient du moins leur règne par des constructions magnifiques que l'on rencontre aujourd'hui à chaque pas et qui semblent être l'œuvre d'une race de géants. La Compagnie (des Indes orien­tales, qui a gouverné l'Inde jusqu'en 1858) n'a pas découvert une seule source, creusé un seul puits, construit un seul canal ni bâti un seul pont dans l'intérêt des Indiens !  [5]  »

Un autre témoin, l'Anglais James Wilson écrit : « Dans la province de Madras, cha­cun est frappé d'admiration à la vue des anciens et grandioses travaux d'irri­gation dont les traces ont subsisté jusqu'à notre époque. Des systèmes de barrage canalisant les fleuves formaient de véritables lacs d'où partaient des canaux distribuant l'eau à 60 et 70 lieues à la ronde. On trouvait parfois jusqu'à 30 ou 40 écluses de cette sorte sur le cours des grands fleuves... L'eau de pluie qui coulait des montagnes était rassemblée dans de grands bassins construits à cet usage, dont beaucoup existent aujourd'hui encore, et mesurent 15 à 25 lieues de circonférence. Ces travaux gigantesques étaient presque tous achevés avant 1750. A l'époque des guerres de la Compagnie des Indes contre les souverains mongols, et, il faut le dire, pendant toute la durée de notre domination aux Indes. ils sont tombés en décré­pitude  [6]. »

C'est tout naturel : il importait peu au capital anglais de maintenir les commu­nautés indiennes et de les soutenir économiquement. Au contraire il fallait les détruire et les dépouiller de leurs forces productives. La cupidité impétueuse et croissante de l'accumulation, que sa nature oblige à ne tenir compte que des « conjonctures » du marché, et qui est incapable de songer au lendemain, ne saurait voir plus loin et apprécier la valeur des travaux publics d'une civilisation ancienne. En Égypte il y a quelque temps, des ingénieurs anglais, chargés de construire pour une entreprise capitaliste d'énormes barrages sur le Nil, ont fiévreusement essayé de retrouver les traces d'anciens systèmes de canalisation comme celles que, dans les provinces indiennes, on avait laissé complètement tomber en ruines avec une incurie stupide de barbares. Les Anglais n'ont appris qu'en 1867 à apprécier les résultats de leurs nobles efforts ; cette année-là, en effet, une famine terrible avait provoqué la mort d'un million d'hommes dans la seule province d'Orissa, ce qui donna lieu à une enquête du Parlement anglais sur les causes de la misère. A l'heure actuelle, le gouvernement anglais a pris des mesures administratives pour chercher à protéger les paysans contre l'usure. Le Punjab Alienation Act (1900) interdit de vendre ou d'hypothéquer des terrains appartenant aux paysans à des membres de castes autres que celles qui cultivent le sol ; les exceptions qui peuvent être faites dans des cas individuels sont soumises à l'autorisation de l'inspecteur des finances  [7]. Les Anglais, après avoir systématiquement détruit les liens protecteurs des anciennes organisations sociales des Hindous et favorisé l'établissement d'un système d'usure où le taux d'intérêt atteignait habituellement 15 %, mettent le paysan indien ruiné et réduit à la misère sous la tutelle du fisc et de ses employés, autrement dit sous la « protection » de ceux qui le saignent à blanc.

A côté de l'Inde britannique et de son martyre, l'Algérie sous la domination politique française tient une place d'honneur dans les annales de l'économie coloniale capitaliste. Lorsque les Français conquirent l'Algérie, la masse de la population kabyle était dominée par des institutions sociales et économiques très anciennes qui, à travers l'histoire mouvementée du pays, se sont maintenues jusqu'au XIX° siècle et en partie jusqu'à aujourd'hui. Sans doute la propriété privée existait-elle dans les villes parmi les Maures et les Juifs, chez les marchands, les artisans et les usuriers. Sans doute la suzeraineté turque avait-elle confisqué dans la campagne de grandes éten­dues de terre comme domaines d'État. Cependant presque la moitié de la terre cultivée était restée propriété collective des tribus arabes kabyles, qui gardaient des mœurs patriarcales très anciennes. Beaucoup de tribus arabes menaient au XIX° siècle la même vie nomade qu'elles avaient toujours menée, et qui ne semble instable et désordonnée qu'à un regard superficiel, mais qui en réalité est réglée de manière stricte et souvent monotone ; chaque été, avec les femmes et les enfants, emmenant les troupeaux et les tentes, elles émigraient vers la région côtière de Tell, au climat rafraîchi par le vent, et chaque hiver les ramenait à la chaleur protectrice du désert. Chaque tribu et chaque famille avaient leurs itinéraires déterminés, et les stations d'hiver ou d'été où elles plantaient leurs tentes étaient fixes. De même, chez les Arabes agriculteurs, la terre était la plupart du temps propriété collective des tribus. La grande famille kabyle avait également des mœurs patriarcales et vivait selon des règles traditionnelles sous la direction de ses chefs élus.

Dans ce large cercle familial, la direction commune des affaires domestiques était confiée à la femme la plus âgée, qui pouvait également être élue par les autres membres de la famille, ou encore à chacune des femmes successivement. L'organisa­tion de la grande famille kabyle au bord du désert africain ressemblait assez curieuse­ment à la « zadruga » des pays slaves du Sud ; la famille possédait en commun non seulement le soi, mais tous les outils, les armes et l'argent nécessaires à l'activité pro­fes­sionnelle de ses membres et acquis par eux. Chaque homme possédait en propre un seul costume, et chaque femme simplement les vêtements et les bijoux qu'elle avait reçus en cadeau de noces. Mais tous les vêtements plus précieux et les joyaux étaient considérés comme propriété indivise de la famille et ne pouvaient être portés par chacun des membres qu'avec la permission de tous. Si la famille était peu nom­breuse, elle prenait ses repas à une table commune, les femmes faisaient la cuisine à tour de rôle, et les femmes âgées étaient chargées de servir les plats. Si le cercle familial était trop large, le chef de la tribu distribuait une ration mensuelle de vivres non préparés, les répartissant avec une stricte égalité entre les diverses familles, qui se chargeaient de les préparer. Ces communautés étaient réunies par des liens étroits d'égalité, de solidarité et d'assistance mutuelle, et les patriarches avaient coutume en mourant de recommander à leurs fils de demeurer fidèles à la communauté  [8].

La domination turque qui s'était établie en Algérie au XVI° siècle avait déjà fait de sérieuses entailles dans cette organisation sociale. Cependant ce sont les Français qui inventèrent la légende selon laquelle les Turcs auraient confisqué toute la terre au bénéfice du fisc. Seuls des Européens pouvaient imaginer une idée aussi absurde, qui est en contradiction avec tous les fondements économiques de l'Islam et des croyants. Au contraire les Turcs respectèrent généralement la propriété collective des villages et des grandes familles. Ils reprirent seulement aux familles une grande partie des terres non cultivées pour les transformer en domaines d'État (beyliks) qui, sous la direction d'administrateurs locaux turcs, furent soit gérés directement par l'État avec l'aide d'une main-d’œuvre indigène, soit affermés en échange d'un bail ou de redevances en nature. En outre les Turcs profitèrent de chaque rébellion des tribus soumises et de chaque trouble dans le pays pour agrandir les domaines fiscaux par des confiscations de terrains, y fondant des colonies militaires ou bien vendant aux enchères publiques les biens confisqués, qui tombaient généralement entre les mains d'usuriers turcs ou autres. Pour échapper aux confiscations ou à la pression fiscale beaucoup de paysans se plaçaient, comme au Moyen Âge en Allemagne, sous la protection de l'Église, qui devint ainsi propriétaire d'immenses domaines. Enfin, la répartition des propriétés en Algérie se présentait, après ces nombreuses vicissitudes, de la manière suivante : les domaines d'État comprenaient 1 500 000 hectares de terrain ; 3 000 000 d'hectares de terres non cultivées appartenaient également à l'État comme « propriété commune de tous les croyants » (bled el Islam) ; 3 000 000 d'hectares étaient la propriété privée des Berbères, depuis l'époque romaine ; en outre, sous la domination turque, 1 500 000 hectares étaient devenus propriété privée. Les tribus arabes gardaient en indivision 5 000 000 d'hectares. Quant au Sahara, il comprenait environ 3 000 000 d'hectares de terres cultivables dans le domaine des oasis, qui appartenaient soit à des domaines gérés collectivement par les grandes familles, soit à des domaines privés. Les 23 000 000 d'hectares restants étaient pratiquement déserts.

Après la conquête de l'Algérie, les Français firent grand bruit autour de leur oeuvre de civilisation. On sait que l'Algérie, qui s'était délivrée au début du XVIII° siècle du joug turc, était devenue un repaire de pirates infestant la Méditerranée et se livrant au trafic d'esclaves chrétiens. L'Espagne et l'Union Nord-Américaine, qui elles-mêmes à l'époque pouvaient se glorifier de hauts faits dans le domaine du trafic d'esclaves, déclarèrent une guerre sans merci aux infamies des Musulmans. La Révolution française prêcha également une croisade contre l'anarchie algérienne. La France avait donc entrepris la conquête de l'Algérie en proclamant les mots d'ordre de la lutte contre l'esclavage et de l'instauration de la civilisation. La pratique allait bientôt montrer ce qui se cachait derrière ces phrases. On sait qu'au cours des qua­rante années écoulées depuis la conquête de l'Algérie, aucun État européen n'a changé aussi souvent de régime politique que la France. A la Restauration avait succédé la révolution de Juillet et la royauté bourgeoise, celle-ci fut chassée par la révolution de Février qui fut suivie de la seconde République, du second Empire, enfin de la débâcle de 1870 et de la troisième République. La noblesse, la haute finance, la petite bourgeoisie, les larges couches de la moyenne bourgeoisie se cédaient successive­ment le pouvoir politique. Mais la politique française en Algérie demeura immuable à travers ces vicissitudes, elle resta orientée du début à la fin vers le même but : au bord du désert africain elle découvrait le centre d'intérêt de tous les bouleversements politiques en France au XIX° siècle : la domination de la bourgeoisie capitaliste et de sa forme de propriété.

Le 30 juin 1873, le député Humbert, rapporteur de la Commission pour le règle­ment de la situation agricole en Algérie, déclara à une séance de la Chambre : « Le projet de loi que nous proposons à votre étude n'est rien d'autre que le couronnement de l'édifice dont le fondement a été posé par une série d'ordonnances, de décrets, de lois et de senatus-consultes, qui tous ensemble et chacun en particulier poursuivent le même but : l'établissement de la propriété privée chez les Arabes. »

La destruction et le partage systématiques et conscients de la propriété collective, voilà le but et le pôle d'orientation de la politique coloniale française pendant un demi-siècle, quels que fussent les orages qui secouèrent la vie politique intérieure. On servait en ceci un double intérêt clairement reconnu.

Il fallait détruire la propriété collective surtout pour abattre la puissance des familles arabes comme organisations sociales, et briser ainsi la résistance opiniâtre contre la domination française ; cette résistance se manifestait, malgré la supériorité de la puissance militaire française, par de constantes insurrections de tribus, ce qui entraînait un état de guerre permanent dans la colonie  [9].

En outre la ruine de la propriété collective était la condition préalable à la domi­nation économique du pays conquis; il fallait en effet arracher aux Arabes les terres qu'ils possédaient depuis un millénaire pour les confier aux mains des capitalistes français. A cet effet on jouait de cette même fiction, que nous connaissons déjà, selon laquelle toute la terre appartiendrait, conformément à la loi musulmane, aux déten­teurs du pouvoir politique. Comme les Anglais en Inde, les gouverneurs de Louis-Philippe en Algérie déclaraient « impossible » l'existence de la propriété collective des grandes familles. Sur la base de cette fiction, la plupart des terres cultivées, notam­­ment les terrains communaux, les forêts et les prairies furent déclarées pro­priété de l'État et utilisées à des buts de colonisation. On construisit tout un système de cantonnements par lequel les colons français s'installèrent au milieu des territoires indigènes, tandis que les tribus elles-mêmes se trouvèrent parquées dans un territoire réduit au minimum. Les décrets de 1830, 1831, 1840, 1844, 1845 et 1846, « légalisè­rent » ces vols de terrains appartenant aux tribus arabes. Mais ce système de canton­ne­ments ne favorisa aucunement la colonisation. Il donna simplement libre cours à la spéculation et à l'usure. La plupart du temps, les Arabes s'arrangèrent pour racheter les terrains qui leur avaient été volés, ce qui les obligea naturellement à s'endetter. La pression fiscale française accentua cette tendance. En particulier la loi du 16 juin 1851, qui proclamait les forêts domaines d'État, vola ainsi 2 400 000 hectares de pâturages et de taillis privant les tribus éleveuses de bétail de leurs moyens d'exis­tence. Cette avalanche de lois, d'ordonnances et de décrets donna lieu à une confusion indescriptible dans les réglementations de la propriété. Pour exploiter la fièvre de spéculation foncière et dans l'espoir de récupérer bientôt leurs terres, beaucoup d'indigènes vendirent leurs domaines à des Français, mais ils vendaient souvent le même terrain à deux ou trois acheteurs à la fois ; parfois il s'agissait d'un domaine qui ne leur appartenait pas en propre, mais était la propriété commune et inaliénable de leur tribu. Ainsi une société de spéculation de Rouen crut avoir acheté 20 000 hectares de terre, tandis qu'en réalité elle n'avait un titre - contestable - de propriété que pour un lot de 1 370 hectares. Une autre fois, un terrain de 1 230 hectares se réduisit après la vente et le partage à 2 hectares. Il s'ensuivit une série infinie de procès, où les tribunaux faisaient droit par principe à toutes les récla­mations des acheteurs et respectaient tous les partages. L'insécurité de la situation, la spéculation, l'usure et l'anarchie se répandaient universellement. Mais le plan du gouvernement français, qui voulait s'assurer le soutien puissant d'une masse de colons français au milieu de la population arabe, échoua misérablement. C'est pourquoi la politique française sous le Second Empire changea de tactique : le gouvernement, après avoir pendant trente ans nié la propriété collective des tribus, fut obligé, sous la pression des faits, d'en reconnaître officiellement l'existence, mais d'un même trait de plume il proclamait la nécessité de la partager de force. Le senatus-consulte du 22 avril 1863 a cette double signification : « Le gouver­nement, déclarait le général Allard au Sénat, ne perd pas de vue que le but commun de la politique est d'affaiblir l'influence des chefs de tribus et dissoudre ces tribus. De cette manière les derniers restes de féoda­lisme (!) seront supprimés, les adversaires du projet gouvernemental sont les défenseurs de ce féodalisme... L'établissement de la propriété privée, l'installations de colons français au milieu des tribus arabes... seront les moyens les plus sûrs pour accélérer le processus de dissolution des tribus  [10]. »

Pour procéder au partage des terres, la loi de 1863 instaura des commissions particulières composées de la manière suivante : un général de brigade ou un capi­taine comme président, puis un sous-préfet, un employé des autorités militaires arabes et un fonctionnaire de l'Administration des Domaines. Ces experts tout dési­gnés des questions économiques et sociales africaines avaient une triple tâche : il fallait d'abord délimiter les frontières des territoires des tribus, puis répartir le domaine de chaque tribu entre les branches diverses des grandes familles, enfin diviser ces terrains familiaux eux-mêmes en petites parcelles individuelles. Cette expédition des généraux de brigade fut ponctuellement exécutée à l'intérieur de l'Algérie. Les commissions se rendirent sur place. Elles jouaient à la fois le rôle d'arpenteurs, de distributeurs de parcelles, et en outre, de juges dans tous les litiges qui s'élevaient à propos des terres. C'était au gouverneur général de l'Algérie de confirmer en dernière instance les plans de répartition. Dix ans de travaux difficiles des commissions aboutirent au résultat suivant : de 1863 à 1873, sur 700 propriétés des tribus arabes, 400 furent réparties entre les grandes familles. Ici déjà se trouvait en germe l'inégalité future entre la grande propriété foncière et le petit lotissement, car selon la grandeur des terrains et le nombre des membres de la tribu, chaque membre se vit attribuer tantôt des parcelles de 1 à 4 hectares, tantôt des terrains de 100 et parfois même de 180 hectares. Le partage des terres n'alla cependant pas plus loin. Malgré les généraux de brigade, les mœurs des Arabes offraient des résistances insurmontables au partage ultérieur des terres familiales. Le but de la politique française : l'établissement de la propriété privée et la transmission de cette propriété aux Français, avait donc encore une fois échoué dans l'ensemble.

Seule la Troisième République, régime officiel de la bourgeoisie, a trouvé le courage et le cynisme d'aller droit au but et d'attaquer le problème de front, sans s'embarrasser de démarches préliminaires. En 1873, l'Assemblée élabora une loi, dont le but avoué était le partage immédiat des terres des 700 tribus arabes en parcelles individuelles, l'introduction de la propriété privée par la force. Le prétexte de cette loi était la situation désespérée qui régnait dans la colonie. Il avait fallu autrefois la grande famine indienne de 1866 pour éclairer l'opinion publique en Angleterre sur les beaux résultats de la politique coloniale anglaise et provoquer l'institution d'une commission parlementaire chargée d'enquêter sur la situation désastreuse de l'Inde. De même, à la fin des années 1860, l'Europe fut alarmée par les cris de détresse de l'Algérie, où quarante ans de domination française se traduisaient par la famine collective et par un taux de mortalité extraordinairement élevé parmi les Arabes. On réunit une commission chargée d'étudier les causes et l'effet des lois nouvelles sur la population arabe ; l'enquête aboutit à la conclusion unanime que la seule mesure susceptible de sauver les Arabes était l'instauration de la propriété privée. En effet, la propriété privée seule permettrait à chaque Arabe de vendre et d'hypothéquer son terrain et le sauverait ainsi de la ruine. On déclara ainsi que le seul moyen de soulager la misère des Arabes qui s'étaient endettés parce que les Français leur avaient volé leurs terres et les avaient soumis à un lourd système d'impôts, était de les livrer aux mains des usuriers. Cette farce fut exposée à la Chambre avec le plus grand sérieux et les dignes membres de l'Assemblée l'accueillirent avec non moins de gravité. Les vainqueurs de la Commune de Paris triomphaient sans pudeur.

La Chambre invoquait surtout deux arguments pour appuyer la nouvelle loi. Les avocats du projet de loi gouvernementale répétaient sans relâche que les Arabes eux-mêmes souhaitaient ardemment l'introduction de la propriété privée. En effet ils la souhaitaient, surtout les spéculateurs de terrains et les usuriers algériens, qui avaient le plus grand intérêt à « libérer » leurs victimes des liens protecteurs des tribus et de leur solidarité. Tant que le droit musulman était en vigueur en Algérie, les propriétés des tribus et des familles restaient inaliénables, ce qui opposait des difficultés insurmontables à l'hypothèque des terres. Il fallait à présent abolir complètement l'obstacle pour laisser libre champ à l'usure. Le deuxième argument était d'ordre « scientifique ». Il faisait partie du même arsenal intellectuel où puisait l'honorable James Mill lorsqu'il étalait les preuves de sa méconnaissance du système de propriété indien : l'économie politique classique anglaise. Les disciples de Smith et de Ricardo proclamaient avec emphase que la propriété privée est la condition nécessaire de toute culture du sol intensive en Algérie, qui seule parviendrait à supprimer la famine; il est évident en effet que personne ne veut investir ses capitaux ou faire une dépense intensive de travail dans une terre qui ne lui appartient pas et dont il ne peut goûter seul les produits. Mais les faits parlaient un autre langage. Ils démontraient que les spéculateurs français se servaient de la propriété privée, instaurée par eux en Algérie, à de tout autres fins qu'à une culture plus intensive et à une meilleure exploi­tation du sol. En 1873, sur les 400 000 hectares de terres appartenant aux Français, 120 000 hectares étaient aux mains de compagnies capitalistes, la Compagnie Algérienne et la Compagnie de Sétif ; celles-ci, loin de cultiver elles-mêmes les terres, les affermaient aux indigènes, qui les cultivaient selon les méthodes tradi­tionnelles. Un quart des propriétaires français restants se désintéressaient égale­ment de l'agriculture. Il était impossible de susciter artificiellement des investisse­ments de capitaux et des méthodes intensives de culture, comme il est impossible de créer des conditions capitalistes à partir de rien. C'étaient là des rêves nés de l'imagination avide des spéculateurs français et de la confusion doctrinale de leurs idéologues, les économistes classiques. Abstraction faite des prétextes et des ornements par lesquels on voulait justifier la loi de 1873, il s'agissait simplement du désir non dissimulé de dépouiller les Arabes de leur terre, qui était la base de leur existence. Malgré toute la pauvreté de l'argumentation et l'hypocrisie manifeste de sa justification, la loi qui devait ruiner la population algérienne et anéantir sa prospérité matérielle fut votée à la quasi-unanimité le 26 juillet 1873.

Cependant cette politique de brigandage devait échouer avant longtemps. La Troisiè­me République ne sut pas mener à bien la difficile politique qui consistait à substituer d'un coup aux liens familiaux communistes ancestraux la propriété bourgeoise privée. Le Second Empire y avait également échoué. En 1890, la loi de 1873, complétée par celle du 28 avril 1887, ayant été appliquée pendant dix-sept ans, on avait le résultat suivant : on avait dépensé 14 millions de francs pour aménager 1 600 000 hectares de terres. On calculait que cette méthode aurait dû être poursuivie jusqu'en 1950 et qu'elle aurait coûté 60 millions de francs supplémentaires. Cependant, le but, qui était de supprimer le communisme tribal, n'aurait pas encore été atteint. Le seul résultat que l'on atteignit incontestablement fut la spéculation foncière effrénée, l'usure florissante et la ruine des indigènes.

Puisqu'on avait échoué à l'établissement par la force de la propriété privée, on tenta une nouvelle expérience. Bien que dès 1890, les lois de 1873 et de 1887 aient été étudiées et condamnées par une commission instituée par le gouvernement général d'Algérie, sept ans s'écoulèrent avant que les législateurs des bords de la Seine eussent le courage d'entreprendre une réforme dans l'intérêt du pays ruiné. La nouvelle politique abandonnait le principe de l'instauration forcée de la propriété privée à l'aide de méthodes administratives. La loi du 27 février 1897 ainsi que l'instruction du gouvernement général d'Algérie du 7 mars 1898 prévoient que l'instauration de la propriété privée se fera surtout à la demande des propriétaires ou des acquéreurs  [11].

Cependant certaines clauses permettaient à un seul propriétaire l'accession à la propriété privée sans qu'il ait besoin du consentement des copropriétaires du sol ; en outre, à tous moments, la pression de l'usurier pouvait s'exercer sur les propriétaires endettés pour les pousser à l'accession « volontaire » à la propriété ; ainsi la nouvelle loi offrait des armes aux capitalistes français et indigènes pour poursuivre la désintégration et le pillage des territoires des tribus et des grandes familles.

La mutilation de l'Algérie dure depuis quatre-vingts ans; les Arabes y opposent aujourd'hui d'autant moins de résistance qu'ils sont, depuis la soumission de la Tunisie en 1881 et plus récemment du Maroc, de plus en plus encerclés par le capital français et lui sont livrés pieds et poings liés. La dernière conséquence de la politique française en Algérie est l'émigration massive des Arabes en Turquie d'Asie  [12].


Notes

[1]   Dans son Histoire de l'Inde britannique, James Mill cite sans discernement et sans critique des témoignages venus des sources les plus diverses, tels que ceux de Mungo Park, d'Hérodote, de Volney, d'Acosta, de Garcilassu de la Vega, de l'abbé Grosier, de Diodore, de Strabon, etc., témoignages à l'aide desquels il établit le principe selon lequel, dans des conditions sociales  primitives, la terre appartient partout et toujours au souverain. Il applique par analogie ce principe à l'Inde, concluant : « From these facts only one conclusion can be drawn, that the property of the soil resided in the sovereign; for if it did not reside in him, it will be impossible to show to whom it belongeg » (James Mill, The History of British India, 4° édition, 1840, vol. 1, page 311).
L'éditeur de l'ouvrage, H. Wilson, professeur de sanscrit à l'Université d'Oxford et spécialiste de droit indien ancien, ajoute à cette conclusion classique de l'économie bourgeoise un commentaire intéressant.  Dans la préface, il présente l'auteur comme un homme de parti, qui a découpé à sa manière l'histoire de l'Inde britannique pour justifier « the theoretical views of M. Bentham », et a donné une image caricaturale du peuple hindou à l'aide de moyens contestables (« a portrait of the Hindus which has no resemblance whatever to the original, and which almost outrages humanity »); il ajoute alors la note suivante : « The greater part of the text and of the notes here is  wholly  irrelevant. The illustrations drawn from Mahometan pratice, supposing them to be correct,  have nothing to do with  the laws and rights of the hindus. They are not, however,  even accurate, and Mr Mill's guides have misled him ». Wilson conteste ensuite, notamment à propos de l'Inde, la théorie du droit de propriété du souverain sur la terre (op. cit., pages 305, note). Henry Maine pense, lui aussi, que les Anglais ont tenté de justifier leur exigence de la propriété du territoire entier de l'Inde, exigence qu'il désapprouve sur l'exemple de leurs prédécesseurs musulmans : « The assumption which the English first made was one which they inherited from their Mahometan predecessors. It was, that all the soil belonged in absolute property to the sovereign, and that all private property in land existed by his sufferance. The Mahometan theory and the corresponding Mahometan practice had put out of sight the ancient view of the sovereign rights, which, though it assigned to him a far larger share of the produce of the land than any western ruler has ever clamed, yet in nowise denied the existence of private property in land ». (Village communities in the East and the West, 5° ed., 1890, p. 104). En revanche, Maxime Kowalewsky a prouvé que la prétendue « théorie et pratique musulmane » n'est qu'une légende d'origine anglaise (voir à ce sujet sa remarquable étude en langue russe : La propriété collective du sol ; causes, historique et conséquences de sa désintégration, Moscou, 1879, 1° partie.)
Les savants anglais, ainsi du reste que leurs collègues français soutiennent actuellement une théorie fantaisiste semblable à propos de la Chine, prétendant, par exemple, que toute la terre était la propriété de l'empereur (voir la réfutation de cette légende dans l'ouvrage du Dr O. Franke, Die Rechtsverhältnisse am Grundeigentum in China, 1903).

[2]   « The partition of inheritances and execution fot debt levied on land are destroying the communities - this is the formula heard now-a-days everywhere in India » (Henry Maine, op. cit.. p. 113).

[3]   On trouve des explications analogues de la politique coloniale officielle de l'Angleterre chez Lord Roberts of Kandahar, qui représenta pendant des années la puissance anglaise en Inde ; il ne trouve rien de mieux que d'attribuer pour cause la révolte des Sepoy les « malentendus » à propos des intentions paternelles des régents anglais : « On a reproché à tord à la commission de colonisation d'avoir fait preuve d'injustice en vérifiant, comme c'était son devoir, les droits et les titres de propriété de chaque propriétaire foncier, et en imposant ensuite au propriétaire légal une taxe foncière... Quand la paix et 'ordre furent rétablis, Il fallut contrôler la propriété foncière car la terre avait souvent été acquise par le pillage et par la force, comme c'est la coutume chez les régents et dans les dynasties indigènes. Dans cette perspective, on entreprit l'examen des droits de propriété, etc. L'enquête découvrit que beaucoup de familles de haut rang et occupant une position élevée s'étaient approprié les terres de voisins moins influents ou levaient sur eux des impôts proportionnels à la valeur de leur domaine. On mot fin à cet état de choses dans un esprit de justice. Bien que les mesures eussent été prises avec beaucoup de prudence et dans les meilleures intentions, elles déplurent fortement aux classes supérieures, sans réussir à gagner l'appui des masses. Les familles régnantes nous reprochèrent d'essayer de procéder à un partage équitable des droits et d'introduire un système égalitaire d'impôts fonciers... Par ailleurs, la population paysanne, qui tirait avantage de notre gouvernement, ne pouvait comprendre cependant que ces mesures étaient destinées à améliorer son sort. » (Forty one years in India, Londres, 1901, p. 233.)

[4]   Les Maximes de gouvernement de Timour (traduites du persan en anglais en 1783) contiennent le passage suivant : « And I commanded that they should build places of worship, and monasteries in every city ; and that they should erect structures for the reception of travellers on the high roads and that they should make bridge across the rivers.
  And I ordained, whoever undertook the cultivation of waste lands, or built an aqueduct, or made a canal, or planted a grove, or restored to culture a deserted district, that in the first year nothing should be taken from him, and that in the second year, whatever the subject voluntarily offered should be received, and that in the third year the duties should be collected according to the regulation. » (James Mill, The History of British India, 4° ed., vol. 2, pp. 492-498.)

[5]   Comte Warren, De l'état moral de la population indigène ; cité par Kowalewsky, op. cit., p. 164.

[6]   Historical and descriptive account of British India from the most remote period to the conclusion of the Afghan war, by Hugh Murray. James Wilson, Greville, Prof. Jameson, William Wallace and Captain Dalrymple, Edimhourg, 4° éd., 1843, vol. 2, p. 427 ; cité par Kowalewsky, op. cit.

[7]   Victor v. Leyden, Agrarverfassung und Grundsteuer in Britisch-Ostindlen. Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwaltung und Volkswirischaft. XXXVI° année, cahier 4, p. 1855.

[8]   « Presque toujours, le père de famille en mourant recommande à ses descendants de vivre dans l'indivision, suivant l'exemple de leurs aïeux : c'est là sa dernière exhortation et son vœu le plus cher. » (A. Hanotaux et A. Letourneux, La Kabylie et les coutumes kabyles, 1873, tome 2, Droit civil, pp. 468-473.) Les auteurs ont le front de faire précéder cette description du commentaire suivant : « Dans la ruche laborieuse de la famille associée tous sont réunis dans un but commun, tous travaillent dans un intérêt général mais nul n'abdique sa liberté et ne renonce à ses droits héréditaires. Chez aucune nation on ne trouve de combinaison qui soit plus près de d'égalité et plus loin du communisme ! »

[9]   « Nous devons nous hâter - déclara le député Didier, rapporteur de la Commission à une séance de la Chambre en 1851 - de dissoudre les associations familiales, car elles sont le levier de toute opposition contre noire domination. »

[10]   Cité par Kowalesky, op. cit., p. 217. Comme on le sait, il est d'usage en France, depuis la Révolution de stigmatiser toute opposition au gouvernement comme une apologie ouverte ou indirecte du « féodalisme ».

[11]   Cf. G. K. Anton, Neuere Agrarpolitik in Algerien und Tunesien, Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwaltung und Volkswirtschaft, 1900, p. 1341 et suiv.

[12]   Dans son discours du 20 juillet 1912 devant la Chambre des Députés, le rapporteur de la commission pour la réforme de l'indigénat (c'est-à-dire de la justice administrative) en Algérie, Albin Rozet, lit état de l'émigration de milliers d'Algériens dans le district de Sétif. Il rapporta que l'année précédente, en un mois, 1 200 indigènes avaient émigré de Tlemcen. Le but de l'émigration est la Syrie. Un émigrant écrivait de sa nouvelle patrie : « Je me suis établi maintenant à Damas et je suis parfaitement heureux. Nous sommes ici, en Syrie, de nombreux Algériens, émigrants comme moi ; le gouvernement nous donne une terre ainsi que les moyens de la cultiver. » Le gouvernement d'Algérie lutte contre l'émigration de la manière suivante : il refuse les passeports (voir le Journal Officiel du 21 mai 1912, p. 1594 et suiv.).


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