1870-71

Marx et Engels face au premier gouvernement ouvrier de l'histoire...


La Commune de 1871

K. Marx - F. Engels

Combats d'arrière-garde


Aide aux réfugiés

Marx à Adolphe Hubert

(Brouillon)

Londres, le 10 août 1871

Cher citoyen,

Je pense qu'il y a un malentendu.

D'abord, ce n'est pas un éditeur, mais mon ami E. Glaser de Willebrord qui a bien voulu se charger lui-même des frais de publication du rapport à Bruxelles.

Avant-hier, j'ai reçu une lettre de lui, me disant ceci : « Dimanche, j'ai reçu la lettre ci-incluse (de M. Bigot), à laquelle j'ai répondu qu'étant donné le montant élevé des frais de publication, je ne peux assumer par-dessus le marché une dépense quotidienne de 100 frs. Cependant, je ne poursuis aucun but de profit et je propose de payer le sténographe et le correspondant avec les recettes escomptées. N'ayant pas obtenu de réponse, je pense que ma proposition n'a pas été acceptée. Je m'en réjouis beaucoup, parce que le Figaro et la Gazette des Tribunaux se sont mis d'accord pour publier in extenso le compte rendu du procès qui a commencé hier à Versailles. Au reste, en raison de mon séjour prolongé à Londres, je n'aurais pas trouvé le temps de préparer les mesures qui s'imposent. »

M. Willebrord ajoute qu'à l'avenir toute lettre est à envoyer directement à son adresse: « E. Glaser de Willebrord, 24, rue de la Pépinière, Bruxelles. »

À Versailles, le procureur a exhibé un acte d'accusation grotesque contre l'Internationale.  [1] Peut-être conviendrait-il, dans l'intérêt de la défense, d'informer M. Bigot des faits suivants:

  1. Ci-inclus (sous nº 1) les deux Adresses du Conseil général sur la guerre franco-prussienne. Dans sa première Adresse du 23 juillet 1870, le Conseil général déclarait que la guerre n'était pas faite par le peuple français, mais par l'Empire, et qu'au fond Bismarck en était tout aussi responsable que Bonaparte. En même temps, le Conseil général appelait les ouvriers allemands à ne pas permettre au gouvernement prussien de transformer la guerre de défense en guerre de conquête.
  2. La seconde Adresse du 9 septembre 1870 (5 jours après la proclamation de la République) condamne très fermement les visées de conquête du gouvernement prussien. Cet appel invite les ouvriers allemands et anglais à prendre parti pour la République française.
    De fait, les ouvriers appartenant à l'Association Internationale s'opposèrent en Allemagne avec une telle énergie à la politique de Bismarck qu'il fit arrêter illégalement les principaux représentants allemands de l'Internationale sous la mensongère accusation de « conspiration » avec l'ennemi, et les fit jeter dans des forteresses prussiennes.  [2]
    À l'appel du Conseil, les ouvriers anglais tinrent à Londres de grands meetings pour forcer leur gouvernement à reconnaître la République française et pour s'opposer, par tous les moyens, à un morcellement de la France.
  3. Le gouvernement français ignore-t-il aujourd'hui que l'Internationale a fourni son soutien à la France au cours de la guerre ? Absolument pas. Le consul de M. Jules Favre à Vienne - M. Lefaivre - commit l'indiscrétion - au nom du gouvernement français - de publier une lettre de remerciement à MM. Liebknecht et Bebel, les deux représentants de l'Internationale au Reichstag allemand. Dans cette lettre, il dit entre autres (je retraduis le texte à partir d'une traduction allemande de la lettre de Lefaivre): « C'est vous, Messieurs et Votre Parti (c'est-à-dire l'Internationale) qui maintenez la grande tradition allemande (c'est-à-dire l'esprit humanitaire) », etc.  [3]
    Or, cette lettre figure dans les pièces du procès pour haute trahison, que le gouvernement saxon, sous la pression de Bismarck, a intenté contre Liebknecht et Bebel, procès qui est encore actuellement en cours. Il servit à Bismarck de prétexte pour faire arrêter Bebel après l'ajournement du Reichstag allemand.
    Au moment même où d'infâmes journaux me dénonçaient à Thiers comme agent de Bismarck, ce même Bismarck emprisonnait mes amis pour haute trahison vis-à-vis de l'Allemagne,  [4] et donnait l'ordre de me faire arrêter sitôt que je mettrai les pieds en Allemagne.
  4. Peu de temps avant l'armistice, le brave Jules Favre nous demanda - comme le Conseil Général le déclare dans sa lettre du 12 juin  * au Times (dont vous trouverez copie ci-inclus sous nº II) - par l'intermédiaire de son secrétaire privé, le Dr. Reitlinger, d'organiser à Londres des manifestations publiques en faveur du « gouvernement de la Défense nationale ». Comme le Conseil général l'écrit dans sa lettre au Times, Reitlinger ajoutait qu'il ne fallait pas, à cette occasion, parler de « la République », mais « de la France ». Le Conseil Général refusa de contribuer à des manifestations de ce genre. Mais, tout cela prouve que le gouvernement français lui-même considérait « l'Internationale » comme l'alliée de la République française contre les conquérants prussiens: et, de fait, c'était la seule alliée de la France pendant la guerre.

Salutations fraternelles

K.M.

Marx à Adolphe Hubert

(Brouillon)

Londres, après le 14 août 1871]

Cher citoyen,

D'abord, je n'ai pas l'adresse de M. Bigot, et ne puis donc lui écrire directement; ensuite, je tiens pour plus sûr de lui faire parvenir mes lettres par VOUS.

Je n'ai pas sous la main les journaux allemands qui relatent l'incident Lefaivre, mais, dans le numéro du Volksstaat (paraissant à Leipzig sous la direction de Liebknecht), M. Bigot trouvera la lettre de Lefaivre, précédée d'un commentaire de la rédaction. Au reste, les poursuites dont Liebknecht et Bebel ont fait l'objet sont bien connues du public.

Dans le nº 63 du Volksstaat (5 août 1871), M. Bigot verra à l'endroit marqué par moi, que le procès contre Liebknecht, Bebel, etc. porte sur la préparation d'un acte de haute trahison et que la lettre de Lefaivre joue un rôle parmi les pièces à conviction.

Veuillez trouver ci-inclus la déclaration d'un Anglais, Mr. Wm Trate, sur l'incendie du ministère des finances  [5] : elle peut servir à la défense de Jourde.

Je vais écrire à Willebrord afin qu'il nous garde les papiers provenant de M. Bigot.

Salut fraternel

K.M.

Marx à Adolphe Hubert

Londres, 15 septembre 1871

Cher citoyen

Allez demain (avant dix heures) chez monsieur Fuisse, 35, Richmond Terrace, Clapham Road.

Monsieur Fuisse est français, c'est un marchand, réfugié, à Londres depuis longtemps. Je l'ai entretenu hier de votre affaire, et je lui ai dit qu'il me ferait grand plaisir en vous aidant. Il m'a répondu qu'il pouvait peut-être arranger la vente de certaines de vos toiles. Présentez la carte ci-jointe, en arrivant chez M. Fuisse.

Salut fraternel

Karl Marx

Marx à Engels

Brighton, le 21 août 1871

Cher Fred,

Tu as le temps jusqu'à mercredi. Jung est ici depuis samedi; il revient aujourd'hui. Je vais recevoir un peu d'argent pour les réfugiés par l'intermédiaire d'un curé (français) nommé Pascal.  [6]

Salut

Ton K.M.

La plume est trop mauvaise pour écrire.

Marx à Eugène Oswald

Londres, le 21 juillet 1871

Cher Oswald,

Je dois encore vous ennuyer pour une histoire de passeport  *, qui a été visé par le consulat français.

(Le dernier est déjà à Paris.) Grâce à votre aide, nous avons pu sauver jusqu'ici 6 personnes, et une oeuvre aussi noble est la meilleure récompense de vos efforts.

Votre tout dévoué

Karl Marx

Marx à Eugène Oswald

Londres, le 24 juillet 1971

Cher Oswald,

Je vous recommande vivement mon ami Joseph Rozwadowski. Il a été chef d'état-major sous le général Wroblewski. C'est un jeune homme remarquable, mais sans le sou. Ce qu'il cherche tout d'abord c'est à donner des leçons de français. Sitôt qu'il aura appris l'anglais, il lui sera possible de chercher un emploi d'ingénieur.

Il habite au 9 Packington Street, Essex Road, Islington.

Votre tout dévoué

K.M.

Engels à Marx

Londres, le 23 août 1871

Cher Maure,

... Toute la séance [du Conseil général] a de nouveau été consacrée au débat de la question suivante: Weston, Hales, Applegarth et encore un autre Anglais de G. Potter à inviter à une séance où assisterait aussi le Dr Engländer ! Potter raconta que Sir Ed. Watkin avait convenu d'un plan avec le gouvernement canadien: les prisonniers de Versailles seraient envoyés au Canada  [7] et y recevraient 1 acre de terre par tête. Je suppose que Thiers est derrière cette affaire pour se débarrasser de ces gens. Weston s'enthousiasma pour ce plan: il radote de plus en plus (Fr.). La chanson trouva une fin, fort bien motivée par Longuet, Theiz et Vaillant.

Extrait du compte-rendu de la réunion du Conseil Général du 22 août

Le secrétaire dit qu'il a assisté dans l'après-midi à une réunion tenue au bureau du journal Bee-Hive où l'on discuta d'un plan ayant pour objet l'émigration de 35 000 communistes, prisonniers à Versailles, dans la partie francophone du Canada. Il avait été préparé par Sir E. Watkin, et le gouvernement canadien, après consultation, avait répondu favorablement. On avait dit que les prisonniers eux-mêmes étaient favorables à ce projet.

Le citoyen Eccarius s'oppose à ce plan tramé par le gouvernement de Versailles. Celui-ci s'était déjà mis auparavant en rapport avec le gouvernement américain pour la même question: on avait envisagé un plan de transfert des communistes dans une partie des Montagnes Rocheuses où ils auraient formé une colonie destinée à faire contrepoids à la population mormone de l'Utah. On ne peut guère attendre autre chose de la direction du Bee-Hive.

Le citoyen Vaillant se réjouit de ce que la proposition émane d'un membre du parlement anglais. S'il était accepté par le gouvernement de Versailles, celui-ci admettrait qu'il détient illégalement ces prisonniers.

Le citoyen Engels dit que le Conseil général aurait une attitude indigne s'il intervenait de quelque façon dans cette question.

Le citoyen Lessner estime que le Conseil n'a pas à accepter ce plan, alors qu'il a pris la défense de la Commune.

Le citoyen Weston dit qu'il valait mieux l'accepter plutôt que de permettre qu'on envoie ces gens à Cayenne.

Le citoyen Longuet dit que ce serait aussi mal pour les prisonniers d'être envoyés au Canada qu'à Cayenne. Il est plus probable que si l'on jugeait ces prisonniers, ils seraient bientôt amnistiés.

Le citoyen Theiz est du même avis. Il faut laisser les gens régler la question eux-mêmes.

Après une brève discussion, le citoyen Longuet propose la résolution suivante, soutenue par le citoyen Vaillant et le citoyen Hales, et adoptée à l'unanimité:

Considérant que si le Conseil général donnait la moindre approbation au projet de Sir E. Watkin, il formulerait du même coup une condamnation morale contre des hommes qui, selon les propres jugements exprimés publiquement par le Conseil général, ont mené la bataille pour la classe ouvrière européenne.

Considérant en outre que le Conseil général n'a pas à servir d'intermédiaire entre les soldats vaincus de la révolution et leurs assassins versaillais, il y a lieu de passer à la discussion de l'ordre du jour.

Marx à Engels

Londres, le 8 septembre 1871

Cher Fred,

L'adresse de Allsop est: Pegwell Bay. Je ne sais pas le numéro, mais ce n'est pas nécessaire. Tout le monde peut vous dire où se trouve Pegwell Bay. C'est une bonne chose que tu lui parles, car il arrive mardi à Londres avec de l'argent et m'a invité à venir le voir. Je lui ai écrit longuement, et je lui ai déclaré que je ne peux que continuer d'être le collecteur d'argent auprès de lui et de ses amis, à condition qu'on me laisse une libre disposition complète et que l'on ne me torture pas en exigeant que je produise des listes sur les différents niveaux de misère des réfugiés...

Marx à Monclure Daniel Conway

Londres, le 29 août 1871

Sir,

À mon retour de Brighton, j'ai trouvé votre mot du 24 août. La prochaine réunion du Conseil général a lieu aujourd'hui, mais il n'admet aucun visiteur après la résolution qu'il a adoptée mardi dernier pour la durée de la session de la Cour martiale en France.  [8] Il a été nécessaire de prendre cette mesure sévère en raison de l'infiltration d'espions de la police française.

J'ai l'honneur de vous envoyer ci-joint une liste de collecte en faveur des réfugiés français dont le nombre (ils sont de 80 à 90 maintenant) augmente journellement, tandis que nos ressources financières sont entièrement taries. Leur situation est vraiment pitoyable. Le mieux ce serait de constituer, si possible, un comité spécial qui serait chargé de trouver un emploi pour ces personnes, dont la grande majorité est formée d'ouvriers spécialisés et d'artistes.

Votre tout dévoué

K.M.

Marx à Fanton

Londres, le 1er février 1873

Mon cher Fanton,

Je viens vous écrire sur les affaires de notre ami Dupont. Depuis votre départ, il a travaillé consciencieusement et régulièrement. Il avait la bonne chance de trouver un ouvrier allemand habile et honnête qui possède l'outillage nécessaire coûtant à peu près £ 500, de manière que Dupont était à même d'établir avec lui un petit atelier où ils font ensemble non seulement des instruments d'après l'invention de Dupont, mais fabriquent aussi des instruments de vieille façon perfectionnée. J'ai vu leur œuvre en train.

Malheureusement ils sont au bout de leurs ressources. J'ai procuré hier à Dupont un prêt de £ 8, mais ne peux l'aider plus efficacement comme des déboursés pour les réfugiés français (plus de £ 150) m'ont complètement mis à sec. Le moment est critique pour leur entreprise.

J'espère que vous n'abandonnerez pas notre ami. Si vous venez à son secours, je vous promets que je me chargerai de ne lui transmettre les fonds qu'au fur et à mesure des besoins de la fabrication laquelle se ferait sous mon contrôle.

Recevez les salutations cordiales de toute ma famille.

Votre tout dévoué

Karl Marx

Engels à la supérieure du couvent des Sœurs de la Providence à Hampstead

Londres, début août 1871

Madame,

À la suite d'un entretien que j'ai eu hier avec l'une des sœurs de votre institution, je me permets de vous adresser ces lignes.

Il s'agit de faire admettre chez vous trois petites fillettes: Eugénie Dupont (9 ans), Marie Dupont (7 ans) et Clarisse Dupont (3 ans). Leur père  [9] travaille comme appareilleur dans une fabrique d'instruments de musique de Mr Joseph Higham à Manchester; comme leur mère est morte il y a quelque 18 mois, monsieur Dupont croit qu'il ne peut pas élever ses enfants chez lui comme il convient, et m'a prié de chercher pour eux un abri convenable.

La dame qui m'a reçu hier, m'informa que vous avez de la place pour les petits et que le prix de la pension s'élève à £ 13 par enfant pour la première année et £ 12 pour la seconde; puis, elle me demanda de vous informer par écrit de ma demande.

Je vous prie donc, madame, d'avoir l'amabilité de me faire savoir, si vous êtes disposée à accueillir chez vous les enfants. Dans ce cas, j'en avertirai le père, afin qu'il vienne directement à Londres, afin de vous les apporter. Si vous aviez besoin d'autres informations, je vous prierais de me faire savoir quand je pourrai venir vous les donner.

C'est Mr Clarkson de Maitland Park qui a bien voulu me communiquer l'adresse de votre institution.

Veuillez croire, Madame, à l'assurance de mon profond respect.

F.E.

Jenny Marx * à L. et G. Kugelmann

Londres, le 21 décembre 1871

Chers amis,

Je voudrais tout d'abord vous remercier pour votre aimable lettre, mon cher Docteur, et vous prier de me pardonner si je ne vous ai pas répondu plus tôt. Si vous saviez combien j'ai eu à faire ces derniers temps, vous me pardonneriez. Pendant toutes ces trois dernières semaines, j'ai couru d'une banlieue de Londres à une autre (et ce n'est pas une mince entreprise que de traverser toute cette immense cité) et j'ai ensuite écrit des lettres souvent jusqu'à une heure du matin. Le but de ces déplacements et de ces lettres, c'est trouver de l'argent pour les réfugiés. Jusqu'ici tous nos efforts n'ont guère été fructueux. Les calomnies écœurantes de la presse vénale éhontée ont insufflé aux Anglais tant de préjugés contre les Communards qu'ils sont considérés en général avec un dégoût non dissimulé. Les entrepreneurs ne veulent rien avoir affaire avec nous. Les hommes qui ont réussi à décrocher un emploi sous un nom d'emprunt, sont congédiés, sitôt que l'on s'aperçoit de leur identité. Le pauvre monsieur et la pauvre madame Serraillier, par exemple, avaient trouvé du travail comme professeur de français. Mais, il y a quelques jours, on les a informés de ce qu'on n'avait plus besoin des services d'un ex-membre de la Commune et de sa femme. Je peux parler de cela par expérience personnelle. Les Monroes, par exemple, ont rompu toute relation avec moi, parce qu'ils ont fait l'horrible découverte que j'étais la fille du « pétroleur en chef », qui défend le maudit mouvement de la Commune.

Dès lors que les réfugiés ne peuvent trouver du travail, vous pouvez vous imaginer dans quelle misère ils tombent: leurs souffrances sont indescriptibles. Ils meurent littéralement dans les rues de cette grande cité, de cette cité qui développe jusqu'à sa perfection le principe chacun pour soi (Fr). Il ne faut pas s'étonner de ce que les Anglais ne soient guère impressionnés par la misère sans nom d'étrangers pour lesquels ils n'éprouvent aucune espèce de sympathie. Ils considèrent que mourir de faim est inséparable de leur Constitution, et considèrent que la liberté de mourir de faim est quelque chose dont on doit être fier.

Voilà depuis plus de six mois, que l'Internationale soutient la grande masse des bannis, autrement dit les tient tout juste en vie. Mais, à présent, nos ressources sont épuisées. Face à cette misère extrême, nous avons fait imprimer la circulaire privée ci-jointe. Je l'ai rédigée et, comme vous le verrez, j'ai soigneusement évité tout mot ou toute expression pouvant choquer le philistin.

Mes chers amis, vous pouvez vous imaginer combien ces difficultés et ces soucis torturent notre pauvre Maure. Il ne doit pas seulement lutter contre tous les gouvernements des classes dominantes, mais il doit par-dessus le marché tenir tête à l'assaut de propriétaires du type « gros, gras et jovial », qui l'attaquent parce que l'un ou l'autre des communards n'a pas payé son loyer. À peine s'est-il plongé dans ses recherches abstraites, voilà que madame Smith ou Brown lui tombe dessus. Si le « Figaro » le savait, quel feuilleton il pourrait offrir à ses lecteurs...

Les successeurs des Alliancistes qui ont fait scission ne laissent pas un instant de tranquillité au Conseil général. Pendant plusieurs mois, ils ont réussi à porter l'intrigue dans tous les pays. Ils ont mis tant d'énergie farouche à ce travail que les choses ont mal tourné pour l'avenir de l'Internationale à ce moment donné. L'Espagne, l'Italie, la Belgique se tenaient apparemment aux côtés des abstentionnistes de Bakounine et s'opposaient à la résolution sur la nécessité de l'action politique de l'Internationale. Ici, en Angleterre, la clique des abstentionnistes intrigua avec les Bradlaugh, Odger et leurs partisans, qui n'eurent aucun scrupule à utiliser même des mouchards et des agents provocateurs de Thiers et de Badinguet. Leurs organes - le Qui vive ! de Londres et la Révolution Sociale de Genève - se surpassèrent dans les calomnies du genre: « ces autoritaires », « ces dictateurs », ces « bismarckiens » du Conseil général (Fr). Mr Bradlaugh a eu recours aux pires falsifications pour calomnier « le grand chef de ce conseil » (Fr). Depuis plusieurs semaines, il a d'abord insinué dans des rencontres privées, puis déclaré ouvertement dans une réunion publique que Karl Marx avait été et est un bonapartiste. Il fonde son assertion sur un passage de la Guerre Civile où il est dit que l'Empire « était la seule forme de gouvernement possible », et ici Bradlaugh s'arrête, sans citer la suite , « à une époque où la bourgeoisie a déjà perdu la capacité de régner sur une nation et où la classe ouvrière n'a pas encore acquise cette capacité ». Néanmoins le succès de ces intrigants ne fut qu'apparent, en réalité leur échec est complet. Toutes leurs manœuvres et conjurations ne leur ont rien rapporté du tout.

À Genève - cette serre chaude de l'intrigue -, un congrès représentant trente sections de l'Internationale s'est déclaré en faveur du Conseil général et a adopté une résolution tendant à ce que la fraction séparatiste ne puisse plus se prévaloir à l'avenir d'une appartenance à l'Internationale, étant donné que ses activités ont démontré que leur seul but est de désorganiser l'Association, que ces sections qui ne sont qu'une fraction de la vieille clique allianciste sous un autre nom, agissent contre les intérêts de la fédération en semant partout la discorde. Cette résolution fut adoptée à l'unanimité par une assemblée composée de 500 membres. Les bakounistes qui ont tous fait le chemin de Neuchatel pour y assister, auraient été sérieusement malmenés s'ils n'avaient pas été sauvés par les hommes qu'ils appellent « des Bismarckiens », « des autoritaires » - Outine, Perret, etc. - et qui ont demandé à l'assistance de leur permettre de s'exprimer. (Outine sachant naturellement fort bien que le meilleur moyen pour les tuer complètement c'était de les laisser tenir leur discours.)...

Pour la nouvelle année, je vous souhaite à tous santé et bonheur, et j'espère surtout que nous aurons l'occasion de nous voir. Comme notre famille ne peut courir le risque d'aller sur le continent, il n'y a donc aucun espoir que nous vous rendions visite en Allemagne; il faudrait donc de toute façon que vous fassiez la traversée pour nous voir. Je peux vous dire que si vous ne vous décidez pas à venir à Londres au printemps ou en été prochain, il est bien possible que vous ne nous verrez plus, car le gouvernement anglais prépare en grand secret un projet de loi sur l'expulsion des communistes et des Internationalistes. La perspective d'aller nous installer au pays du Yankee Doodle Dandy n'est pas réjouissante pour nous. Quoi qu'il en soit, à chaque jour ses soucis...

Votre Jenny Marx


Notes

[1] Des milliers de Communards furent jetés en prison ou entassés dans les pontons après la chute de la Commune. Après que le gouvernement Thiers eût retardé le plus possible le moment où ils seraient jugés, le premier procès commença le 7 août 1871 devant la 3e cour militaire de Versailles et s'acheva le 2 septembre. Il y eut en tout 26 tribunaux d'exception en France. Marx s'efforça de défendre ces Communards par tous les moyens.
L'acte d'accusation grotesque, dont parle Marx, fut rédigé par le procureur Gaveau qui fut interné dans un asile d'aliénés peu après le procès. Parmi les accusés, il y avait des dirigeants de la Commune tels que Th. Ferré, A. Assi, Fr. Cournet, Francis Jourde. Deux accusés, dont Ferré, furent condamnés à mort, treize à la déportation et au bagne à vie, deux seulement furent acquittés.

[2] Le 9 septembre 1870, les membres du Comité exécutif de Brunswick du parti ouvrier social-démocrate allemand Wilhelm Bracke, L. von Bornhorst, S. Spier, A. Kühn et H. Gralle ainsi que l'imprimeur Sievers furent arrêtés et internés dans la forteresse de Boyen.

[3] Dans sa lettre du 4 décembre 1870, A. Lefaivre, au nom de la République française, remercia Bebel et Liebknecht pour leur attitude au Reichstag d'Allemagne du Nord, où ils avaient déclaré publiquement leur opposition à la guerre de Bismarck. La lettre fut publiée par la Boersenzeitung, la Norddeutsche Allgemeine Zeitung, et par le Volksstaat du 17 décembre 1870.

[4] Marx montre ici que l'accusation de trahison vis-à-vis de son pays est non seulement hypocrite, mais absurde (non parce que les prolétaires révolutionnaires respectent leur patrie, mais qu'ils n'en ont pas, selon la formule du Manifeste. Au reste cette accusation n'a pas de sens, car les bourgeois eux-mêmes ne peuvent plus avoir de patriotisme, celui-ci n'ayant plus de réalité, ni de contenu historiques, après que l'unité nationale soit faite, et que la nation soit déchirée par les classes sociales antagoniques. De fait, les bourgeois forment une Internationale capitaliste plus solide que la communauté nationale avec les autres classes du même pays, et les ouvriers de même.
Dans sa première ébauche de la Guerre civile en France Marx écrit: « Alors que leurs bourgeois chauvins (Fr.) ont démembré la France et agissent sous la dictature de l'envahisseur étranger, les ouvriers parisiens ont battu l'ennemi étranger en portant leurs coups contre leur propre classe dominante; ils ont aboli leurs différenciations, conquérant une position d'avant-garde parmi les travailleurs de toutes les nations.
Le patriotisme authentique de la bourgeoisie - si naturel chez les vrais propriétaires des divers biens « nationaux » - n'est qu'une pure comédie, par suite du caractère cosmopolite qui marque leurs entreprises financières, commerciales et industrielles. Dans des circonstances semblables, cette baudruche éclaterait dans tous les pays, tout comme elle a éclaté en France » (p. 226-227).
Certes, dans le Manifeste, Marx dit: « Le prolétariat doit tout d'abord s'emparer du pouvoir politique, s'ériger en classe nationale, se constituer lui-même en tant que nation. Par cet acte, il est, sans doute, encore national, mais nullement au sens de la bourgeoisie». Mais: 1º le prolétariat n'est pas patriote tant que règne la bourgeoisie ; 2º le socialisme ne connaît pas de nations, ni donc de patriotes prolétariens. Marx veut dire simplement que le prolétariat de chaque pays est français, allemand, italien, etc., de par ses conditions historiques, de par sa langue, certaines de ses mœurs et le cadre de la société où il vit; en outre, le prolétariat lutte dans l' « arène » nationale contre sa propre bourgeoisie; enfin, si le prolétariat triomphe de sa bourgeoisie, sa dictature ne dépasse pas pour autant les frontières de sa « nation». il règne d'abord dans le cadre national tracé par la bourgeoisie, mais il s'efforcera de dépasser bien vite ce stade tout formel de la nation pour appuyer la révolution dans les autres pays.
Dans la première des trois Adresses de l'Internationale, Marx montre que la naissance d'une nation est un fait progressif (après une longue lutte la bourgeoisie regroupe les petits « rings » féodaux en un « stade » unique, où elle doit désormais lutter elle-même contre le prolétariat), et dans la dernière que « les guerres nationales ne sont plus qu'une mystification des gouvernements, destinée à retarder la lutte des classes » (op. cit., p. 62).

* Cf. la Déclaration du Conseil général relative à la circulaire de J. Favre, p. 155 sqq.

[5] Francis, Jourde, président de la commission des finances sous la Commune, fut condamné à mort (cf. note plus haut). À partir de faux fabriqués par la police, il fut accusé d'avoir donné l'ordre d'incendier le ministère des Finances, alors que le feu fut déclaré par une bombe lancée par les Versaillais.

[6] Marx et Engels, à titre personnel et comme membres du comité d'aide aux réfugiés de la Commune, déployèrent une activité inlassable pour venir, en aide, de mille manières, aux victimes et aux persécutés de la réaction versaillaise et bourgeoise en général.

* Cf. la lettre de Marx à Beesly du 12 juin 1871, plus haut.

[7] Dès 1847, Marx et Engels étaient opposés, en principe, au transfert d'éléments révolutionnaires en Amérique, soit pour y fonder des communautés imaginées par des socialistes utopiques, soit pour y être installés parce qu'indésirables pour les gouvernements européens: le mouvement révolutionnaire européen était privé ainsi de ses meilleurs éléments. Certes, ces révolutionnaires jouèrent un rôle important au cours de la guerre anti-esclavagiste (cf. Marx-Engels, la Guerre Civile aux États-Unis, pp. 267-268 et note nº 58) et dans la diffusion du socialisme en Amérique, cf. par exemple Weydemeyer et Sorge (qui dirigea l'Internationale après son transfert à New York). Quoi qu'il en soit, le Conseil général ne pouvait en aucune manière donner sa caution à une mesure punitive quelle qu'elle soit, sans se discréditer.

[8] Face à la répression, aux provocations et au système de mouchardage mis au point par les gouvernements bourgeois, le Conseil général dut renforcer sa discipline et prendre des mesures autoritaires de sauvegarde et de lutte. En ce sens aussi, les persécutions policières incitent les révolutionnaires à durcir leurs positions et à s'organiser davantage.

[9] Il s'agit de Dupont (Eugène) qui participa à l'insurrection de juin 1848 et émigra en Angleterre. Membre de la Première Internationale,- dont il fut le secrétaire-correspondant pour la France de 1865 à 1871, il participa à tous les Congrès et conférences où il défendit les positions de Marx et d'Engels. Il s'installa en 1870 à Manchester, y créa une section de l'A.I.T. et fut membre du Conseil fédéral britannique de 1872 à 1873; il émigra aux États-Unis en 1874.

* Fille de Marx.


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