1978

"Le titre du livre synthétise ma position : à la place de la démocratie socialiste et de la dictature du prolétariat du SU, je suis revenu aux sources, ai tenté de faire revivre la vieille formule marxiste, tant de fois reprise par Trotsky, de dictature révolutionnaire. Dit d'une autre manière, une dictature pour développer la révolution, et non pour produire de la "démocratie socialiste" immédiatement."


Nahuel Moreno

La dictature révolutionnaire du prolétariat


IX. Construction socialiste dans un seul pays ou
révolution socialiste internationale ?


2. Les maîtres du marxisme et la transition au communisme.

Tout le monde sait que les marxistes, à commencer par Marx, considérèrent qu'avec une révolution socialiste dans un pays qui permettrait au prolétariat de s'approprier le pouvoir, il s'ouvrirait une étape de transition du capitalisme au socialisme. Celle-ci serait caractérisée par la disparition progressive de l'état, et des auteurs lui donnèrent le nom de socialisme.

Ils parlaient ainsi de deux étapes historiques postérieures au capitalisme : transitoire ou de construction socialiste, et communiste. Les deux furent définies par des formules très brèves et hypothétiques, sans grands détails, et furent maintenues sans modifications jusqu'aux premières années de la Révolution Russe.

Pour Marx, le communisme serait la société qui, du point de vue économico-social, se caractériserait par le fait de recevoir de "chacun selon ses capacités", et de donner à "chacun selon ses besoins" ; et du point de vue politique, par la disparition de l'état. La formule économique indiquait que dans la société communiste, personne ne serait obligé de donner plus que ce qu'il veut, mais que chaque individu pourrait développer toutes ses potentialités selon son libre arbitre, et recevrait de la société tout ce dont il a besoin. Quant à la disparition de l'état, ce devait être une conséquence de la disparition des classes.

Entre le capitalisme et la future société sans classes, il y avait une société de transition, émergeant de la société capitaliste, et conservant donc - comme le dit Marx dans sa phrase célèbre - "les traces ou marques provenant de son origine". En conséquence, chacun recevrait de la société une part de ce qu'il a contribué à produire par une quantité déterminée de travail (après déduction d'une partie pour le fond commun), et avec cette part retirerait du magasin social une quantité de moyens de consommation correspondant au coût de la même quantité de travail. En résumé : dans l'étape socialiste, à chacun selon son travail, moins ce qui est déduit pour le fond commun. Comme Marx le signale, la distribution bourgeoise de ce qui est produit se poursuit, puisqu'elle se fait sur la base du travail fourni et non des besoins du travailleur. Mais cela ne se traduit par aucun type d'exploitation ou d'oppression, parce que ce qui va au "fond commun" sert à augmenter la production sociale, et à ce que nous pourrions appeler le salaire social. Du point de vue politique, cette étape serait caractérisée par le maintien de l'état et la dictature du prolétariat. Mais cet état serait d'un type nouveau, puisqu'il tendrait à disparaître, puisqu'accompagnant la construction socialiste qui débute, les classes commenceraient à disparaître, et avec elles la dictature du prolétariat, dictature de classe. La révolution socialiste se terminait de fait avec la prise du pouvoir. C'est la position actuelle du SU: d'abord la révolution et la prise du pouvoir; immédiatement après, la construction du socialisme. Comme on le voit, plus marxiste que Marx.

Mais la conception de Marx et Engels partait du présupposé de la victoire de la révolution socialiste dans les pays capitalistes les plus avancés, ayant un très important développement des forces productives et une classe ouvrière majoritaire (Angleterre, France, Allemagne). L'ennemi de classe était constitué par les bourgeoisies nationales. Jamais Marx ne crut à la possibilité du déroulement de la révolution socialiste dans les pays agraires arriérés. C'est pourquoi l'étape transitoire devait être, pour eux, beaucoup plus avancée que l'étape capitaliste, parce qu'elle combinerait dès le début le plus haut niveau de développement des forces productives, achevé par le capitalisme et un mode de production et de propriété nouveau et supérieur. En conséquence, la tâche à laquelle se trouverait confronté le prolétariat dominant serait de "construire le socialisme", et dans cette voie il incorporerait, sans grandes contradictions, tous les habitants à la production socialiste.

Lénine et Trotsky avant 1917, et les marxistes orthodoxes au début de la Révolution d'octobre, défendirent le schéma classique de Marx, avec deux modifications. L'une étant que l'ennemi essentiel n'était plus la bourgeoisie nationale, mais l'impérialisme, stade suprême du capitalisme. L'autre (modification de génie !) étant la possibilité que la révolution européenne éclate et commence dans le maillon le plus faible de la chaîne impérialiste, un pays arriéré connue la Russie. Mais ceci n'amena pas un changement, de la part de Lénine et Trotsky, de la conception de Marx.

Ils la maintenaient parce qu'ils croyaient que l'extension de la révolution socialiste aux autres pays européens, et fondamentalement les plus modernes, était imminente. En l'espace de quelques années, l'Allemagne, la France et l'Europe entière feraient la révolution, la classe ouvrière prendrait le pouvoir, commencerait la construction socialiste en Europe et dans le monde entier, et la dictature ouvrière commencerait à dépérir. Le fait que la révolution ait commencé par la Russie n'était qu'un problème conjoncturel, tactique, parce que les pays industriellement les plus développés suivraient immédiatement.

Pour le Lénine d'avant ou immédiatement après la Révolution d'octobre, "la faillite de l'impérialisme européen" pouvait se précipiter "n'importe quand, y compris aujourd'hui ou demain". "L'état prolétarien commencerait à dépérir immédiatement après sa victoire". Pour réprimer les exploiteurs il suffirait d'un "mécanisme très simple, pratiquement sans mécanisme, sans appareil spécial, par la simple organisation des masses armées". "Détruire d'un coup l'ancien mécanisme bureaucratique et commencer sur le champ à en construire un autre" n'était donc pas une "utopie". Et il n'y avait plus qu'à "défaire les capitalistes" "pour organiser l'économie nationale comme le courrier" et permettre ainsi d'entamer la construction immédiate du socialisme. En définitive, l'état, les classes et les frontières nationales commenceraient à disparaître pratiquement dès le début, et il y aurait un processus d'élargissement illimité des libertés pour les citoyens et producteurs socialistes, pour pratiquement tous les habitants du pays. Ainsi, pour Lénine, la construction socialiste et la défaite de l'impérialisme mondial se produiraient simultanément, dans la même étape historique de deux ou trois décades. Il pensait qu'en dix, ou au plus vingt ans, on vivrait dans l'étape de construction du socialisme, de la transition au communisme.

Il faut cependant souligner le fait que Lénine et Trotsky avaient un programme d'extension de la révolution en Allemagne, aux pays les plus avancés d'Europe et du monde. Leur activité ouvrait effectivement la possibilité de combiner la révolution mondiale, la construction socialiste, et le début d'extinction de la dictature du prolétariat. Leur seule erreur fut une erreur de calcul, et non théorique : croire que la révolution mondiale allait triompher rapidement.


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