1948

Traduit de l'allemand par Gérard BILLY 2016
Les citations de Rosdolsky se réfèrent très souvent à l'édition MEGA (en langue allemande) des écrits de Marx et Engels. Ces références n'ont pas été reprises dans la traduction.

rosdolsky

Roman Rosdolsky

Friedrich Engels et le problème des peuples « sans histoire »

Deuxième section : La théorie des nationalités de la Nouvelle Gazette Rhénane

1948

  1. L'HISTOIRE CONTRE LES SLAVES


(Engels sur l'origine et la vocation historique de l'Autriche)


Dans les deux articles de Engels, on cherchera en vain des faits, des références historiques directes venant à l'appui de cette thèse – sauf à accepter comme telles ses considérations sur le rôle des soldats slaves de l'armée autrichienne ou le contraste qu'il établit en soupesant le comportement de l'assemblée des états hongrois et celui des états croates entre 1830 et 1848 219. Il s'en tient à une généralisation hâtive en affirmant que les Slaves autrichiens n'ont jamais été révolutionnaires dans leur histoire, et donc, ont toujours été contre-révolutionnaires. Laissons la parole à Engels :

Dans son deuxième article, il écrit : « Si les Slaves avaient seulement démarré une nouvelle histoire révolutionnaire à une époque ou à une autre de leur oppression, ils auraient apporté la preuve de la vitalité de leur peuple. Leur libération aurait alors eu un intérêt pour la Révolution, et l'intérêt particulier des Allemands et des Magyars se serait effacé devant l'intérêt supérieur de la Révolution européenne. Mais c'est précisément ce qui ne s'est jamais passé. Les Slaves – rappelons que nous ne parlons pas des Polonais – ont toujours été au contraire les instruments de la contre-révolution. Opprimés chez eux, ils étaient en-dehors de chez eux les oppresseurs de toutes les nations révolutionnaires, aussi loin que l'influence slave portait. »

Là, nous sommes quelque peu interloqués : que penser alors par exemple de la guerre hussite, que Engels lui-même caractérise comme une « guerre de paysans nationale tchèque sous étendard religieux contre la noblesse allemande et la suprématie impériale allemande » ? Est-ce que les Tchèques de cette époque ont été un « instrument de la contre-révolution » ? Ou bien la bataille de Kosovo (le Champ des Merles, 1389), où les Slaves du sud – agissant assurément dans l'intérêt de toute l'Europe et de son développement – ont fait front contre le terrible danger turc ? Et surtout : de quelle « révolution » est-il question, à laquelle les Slaves ne se seraient jamais joints, de quelle « contre-révolution », dont ils auraient été les principaux instruments ? Manifestement, ces deux expressions sont employées ici au sens « large », sous l'angle de la philosophie de l'histoire, - manifestement, c'est tout le processus historique précédent qui est vu comme une lutte entre « révolution » et « contre-révolution », leur antagonisme n'étant censé rien désigner d'autre que celui opposant la civilisation à la barbarie, la société bourgeoise à la féodalité, la centralisation au particularisme !

Les considérations de Engels sur la genèse et le rôle historique de la monarchie autrichienne prouvent que c'est bien de cela qu'il s'agit. Ces considérations méritent tout à fait qu'on s'y arrête, car elles ont encore aujourd'hui un côté stimulant et illustrent clairement aussi bien les qualités que les faiblesses de sa vision des choses.

Selon Engels, la maison des Habsbourg doit essentiellement à trois grands facteurs historiques son ascension et sa puissance, trois facteurs qui ont fait de la domination de cette dynastie pendant une longue succession de siècles un dispositif indispensable : la lutte contre le monde slave, la résistance au danger turc, et la création d'un grand empire centralisé dans l'Europe du centre et du sud-est.

La lutte contre les Slaves présidait déjà aux origines de l'empire des Habsbourg. Les territoires sur lesquels s'est, dès les premiers temps, exercée la domination des Habsbourg, étaient précisément « les régions de l'Allemagne du sud qui étaient engagées dans une lutte directe avec diverses populations slaves ou dans lesquelles une noblesse féodale allemande et une bourgeoisie allemande dominaient des tribus slaves asservies. Dans les deux cas, les Allemands de chaque province avaient besoin d'un soutien extérieur. Ils obtinrent ce soutien en s'unissant dans une association contre les Slaves, et cette association se constitua par l'unification des provinces concernées sous le sceptre des Habsbourg. » C'est ainsi que naquit – dans une lutte permanente contre les Slaves – l'Autriche allemande.

De son côté, la Hongrie voisine se trouvait dans une situation analogue à celle des pays alpins allemands :

« En Hongrie, les Magyars étaient engagés dans la même lutte que les Allemands dans l'Autriche allemande. Dans l'archiduché d'Autriche et de Styrie, le coin enfoncé par les Allemands entre les barbares slaves tendait la main à celui enfoncé par les Magyars entre les mêmes Slaves sur les bords de la Leitha. De la même façon qu'au sud et au nord, en Bohème, en Moravie, en Carinthie et en Carniole, la noblesse allemande dominait, germanisait et, de ce fait, entraînait dans le mouvement européen les tribus slaves, la noblesse magyare dominait les tribus slaves au sud et au nord, en Croatie, en Slavonie et dans les Carpates … L'alliance des Magyars et des Allemands d'Autriche était une nécessité. Il ne manquait plus qu'un grand événement, une agression de grande ampleur pour rendre cette alliance indissoluble. Cet événement, ce fut la conquête de l'empire byzantin par les Turcs. Les Turcs menaçaient la Hongrie et Vienne dans la foulée, et la Hongrie tomba pour plusieurs siècles dans le giron des Habsbourg auquel elle resta soudée. »

La seconde grande tâche historique dévolue aux Habsbourg fut la défense des pays du Danube, et par là-même de toute l'Europe chrétienne, contre les Turcs :

Engels écrit : « L'invasion turque des XVème et XVIème siècles représentait la réédition de l'invasion arabe du VIIIème siècle. La victoire de Charles Martel trouva à plusieurs reprises sa réplique sous les murs de Vienne et dans les plaines hongroises. Comme autrefois à Poitiers, comme plus tard à Wahlstatt lors de l'invasion mongole, l'ensemble du développement européen était alors menacé. »

Rien d'étonnant dans ces conditions à ce que, au vu de cette tâche gigantesque, la lutte contre les Slaves ait été reléguée à l'arrière-plan, d'autant plus que les adversaires slaves des Allemands et des Hongrois étaient maintenant affaiblis et cherchaient à constituer eux-mêmes une union des pays danubiens pour se défendre des Turcs. Et de nouveau, ce fut la monarchie autrichienne, et elle seule, qui se montra à la hauteur de la tâche. Après des siècles de confrontation, les Turcs s'affaiblirent à leur tour, et leur empire sombra dans l'impuissance. Mais l'Autriche, étant aux prises avec la Turquie, se voyait assigner une nouvelle mission historique. Pour être en mesure de vaincre les Turcs, l'Autriche devait briser la puissance des ordres aristocratiques et devenir un État centralisé moderne – ce qui n'était possible qu'en développant le capitalisme, les manufactures capitalistes, le commerce et les nouveaux modes de transport. D'un autre côté, les intérêts du développement du capitalisme primitif dans les pays danubiens exigeaient eux-mêmes impérativement la constitution d'un vaste territoire et d'une administration d'État centralisée et unifiée. Et dans la mesure où l'Autriche satisfaisait ces intérêts, elle jouait de nouveau un rôle progressiste et indispensable – malgré son arriération et en dépit du fait que les Habsbourg, après avoir brisé le pouvoir politique des assemblées des états, étaient devenus « face à la bourgeoisie, les plus fermes défenseurs de la noblesse féodale, plus fermes que toute autre dynastie ».

Que signifiait l'évolution ainsi esquissée pour les Slaves de l'Europe centrale et de l'Europe du sud-est ?

La première conséquence, ce fut que les Slaves furent dans une large mesure refoulés et que d'importants territoires primitivement slaves furent totalement germanisés (ou magyarisés). Mais il n'y eut pas que cela : non moins important fut que, du fait de la pénétration en biseau des Allemands et des Hongrois, le monde slave fut coupé « par une ceinture large de 60 à 80 lieues » et que les Slaves du nord furent séparés des Slaves du sud. « L'élément allemand conquit la partie occidentale de la Bohème et pénétra, en suivant les deux rives du Danube, jusqu'au-delà de la Leitha. L'archiduché d'Autriche, une partie de la Moravie, la majeure partie de la Styrie, furent germanisés, séparant les Tchèques et les Moraves des Carinthiens et des Carniolitains. De la même manière, la Transylvanie et la Hongrie moyenne jusqu'à la frontière allemande furent totalement vidées de Slaves et occupées par les Magyars, qui séparèrent ici les Slovaques et quelques contrées ruthènes (au nord) des Serbes, des Croates et des Slavoniens et soumirent tous ces peuples à leur domination. » (Nous verrons par la suite toute l'importance que Engels attribuait précisément à cette séparation entre Tchèques et Slovaques d'un côté et Slaves du sud de l'autre.)

Mais les conséquences de cette victoire historique des Allemands et des Hongrois furent d'une portée encore plus grande, elles furent encore plus profondes ! Les Slaves ainsi assujettis ne perdirent pas seulement leur existence étatique et leurs classes dominantes (la présence de classes dominantes était un facteur décisif en ces temps-là pour le développement de la civilisation), elles subirent aussi de plus en plus, au fur et à mesure que le temps passait, l'influence du conquérant allemand (et partiellement aussi du conquérant hongrois), ce qui signifiait nivellement et progrès de la civilisation. Dans les pays d'habitat slave compact, la germanisation progressa aussi, lentement, mais indéniablement, et paraissait ne faire que continuer et achever l’œuvre entamée aux IXème et Xème siècles. Et, à la différence de la germanisation contrainte du territoire situé entre l'Enns et la Leitha et pris autrefois aux Magyars, « la germanisation des pays slaves se fit pacifiquement et fut bien plus le fait de l'immigration, de l'influence exercée par la nation plus développée sur la moins développée. » La noblesse allemande avait déjà germanisé les tribus slaves, les entraînant « dans le mouvement général de l'Europe ». Mais ce fut l'épanouissement du capitalisme qui eut les effets les plus durables : « L'industrie allemande, le commerce allemand, l'instruction allemande, introduisirent de par leur existence même la langue allemande. » « La classe motrice, celle qui portait le mouvement, la bourgeoisie, était partout allemande ou magyare. Les Slaves ont eu bien du mal à constituer une bourgeoisie nationale , et les Slaves du sud 220 n'y ont réussi qu'ici et là,. Et avec la bourgeoisie, c'était la puissance industrielle, le capital, qui était dans des mains allemandes ou magyares, la culture allemande se développait, les Slaves en arrivèrent à se soumettre aussi à l'autorité intellectuelle des Allemands, et ce jusqu'en Croatie 221. Le même phénomène se produisit, mais plus tard, et pour cette raison avec moins d'ampleur, en Hongrie, où les Magyars partageaient avec les Allemands l'hégémonie intellectuelle et commerciale. » ...(Et Engels d'ajouter en termes diplomatiques : « Si, pour la civilisation, les Magyars étaient un peu à la traîne des Autrichiens allemands, ils ont brillamment comblé ce retard à l'époque contemporaine (1830-48) par leur activité politique. »

Et c'est ainsi que les peuples slaves autrichiens, « éclatés », « émiettés », « se sont vu imposer par d'autres peuples non-slaves un apport d'éléments vitaux pleins d'avenir », que leur « tradition historique nationale » s'est éteinte, que leurs littératures se sont étiolées et que leurs langues sont tombées au rang « de purs patois » - bref, qu'ils sont devenus de simples « ruines de peuples » dépourvues de toute « capacité d'action historique ».

Comment Engels évalue-t-il ces processus historiques qui, dans la littérature historique et en particulier dans la littérature politique, sont fréquemment interprétés comme des manifestations de « la lutte millénaire entre le monde germanique et le monde slave » ? Quelles conclusions en tirait-il pour l'avenir (car tel était bien le but de ses digressions historiques) ?

La meilleure réponse à cette question nous est fournie par une formulation tranchante tirée d'un de ses articles du « New York Tribune » (1852) :

« The history of a thousand years ought to have shown them (aux nationalités agonisantes des Bohèmes, des Carinthiens, des Dalmates, etc... ») … that if all the territory east of the Elbe and Saale had at one time been occupied by kindred Slavonians, this fact merely proved the historical tendency and at the same time the physical and intellectual power of the German nation to subdue and assimilate its ancient neighbors, and this tendency of absorption on the part of the Germans had always been , and still was, one of the mightiest means by which the civilisation of Western Europe had been spread in the east of that continent, and that it could only cease whenever the process of germanisation had reached the frontier of a large, compact, unbroken nation, capable of independent national life, such as the Hungarians, and in some degree the Poles 222, and that therefore the natural and inevitable fate of these dying nations was to allow this process of dissolution and absorption by their stronger neighbors to complete itself ... » 223

Cette citation montre quel sens il y a lieu de donner à la parenthèse ouverte par Engels sur l'histoire autrichienne : indubitablement, pour lui, les combats des Habsbourg contre les « barbares slaves » répondaient, dès le départ et tout au long des siècles où ils se sont poursuivis, non seulement à une « nécessité historique », mais ils étaient aussi indubitablement « progressistes », il y voyait « l'un des moyens les plus puissants de répandre la civilisation de l'Europe occidentale à l'est de ce continent ». Dans le cas des Allemands, à la grande rigueur, cette « philosophie de l'histoire » pourrait encore se défendre, ceux-ci étant effectivement « plus civilisés » que les Slaves qu'ils soumettaient. (Mais avec ce discours, on pourrait tout aussi bien dire que tout expansionnisme, et en particulier toutes les guerres coloniales, qui sont en règle générale des agressions de « civilisés » contre des « moins civilisés », sont des guerres menées dans l'intérêt de la civilisation.) - Mais qu'en était-il de l'antagonisme entre Magyars et Slaves ? Peut-on voir dans les combats et les expéditions guerrières des Magyars contre les Slaves des luttes opposant « civilisés » et « barbares » ? Est-ce que les Magyars n'étaient pas pour le moins aussi barbares que les peuples slaves auxquels ils imposaient leur joug 224 ? Quelle exagération de la part de Engels, quel éloignement de la réalité historique, quand il prête aux Hongrois une « mission civilisatrice » face au monde slave 225 !

Le rôle joué par l'Autriche comme rempart contre les Turcs donne également à Engels l'occasion de souligner à moult reprises à quel point les Slaves sont redevables envers l'Autriche et qu'ils devraient en conséquence se montrer bien plus modestes dans leurs prétentions actuelles :

« Sans les Allemands et surtout sans les Magyars, les Slaves du sud 226 seraient devenus turcs, comme il est arrivé réellement à une partie d'entre eux, - ils seraient même devenus mahométans comme le sont encore aujourd'hui les Bosniaques slaves. Et c'est un service que les Slaves autrichiens ne paient pas trop cher même en échangeant leur nationalité contre la nationalité allemande ou magyare. » C'est qu'à cette époque, « c'est tout le développement de l'Europe qui était menacé. Et quand c'était son salut qui était en jeu, il aurait fallu tout faire dépendre de quelques nationalités depuis longtemps délabrées et impuissantes comme les Slaves autrichiens, lesquels, par-dessus le marché, étaient elles-mêmes les bénéficiaires de cette opération ? » « Que seraient devenues ces mini-nations fragmentées qui ont joué un rôle aussi lamentable dans l'histoire, que seraient-elles devenues si les Magyars et les Allemands ne les avaient pas maintenues dans un ensemble solide et conduites contre les armées de Mahomet et de Soliman, si leurs prétendus (!) « oppresseurs » n'avaient pas décidé du sort des batailles menées pour la défense de ces peuples impotents ! »

Ce à quoi Bakounine, le « panslaviste démocrate » contre qui ces phrases sont dirigées, aurait pu répondre : Rendons hommage à qui de droit ! Certes, en repoussant les Turcs, les Autrichiens et les Hongrois ont écrit une page historique. Mais d'abord : est-ce que nous, nous autres Slaves, n'avons pas contenu les Turcs pendant des siècles sans vous, sans votre aide ? Est-ce que tous les peuples qui ont eu affaire aux Turcs, les Polonais, les Ukrainiens, les Bulgares, les Serbes, les Hongrois, les Allemands, ne se glorifient pas tous d'avoir été le bouclier de l'Europe chrétienne et d'avoir sauvé tous les autres ? Et ensuite : Qui, alors, vouliez-vous sauver en premier lieu – les « peuples impotents » ou votre propre peuple ? Et enfin : le prix que vous nous demandez de payer, n'est-il pas exagérément élevé ? Pourquoi donc les Slaves devraient-ils payer du prix de leur vie actuelle, du prix de leur nationalité, le fait d'avoir été « sauvés » à cette époque-là ? Il faut bien admettre que l'interprétation qu'Engels fait de la lutte contre les Turcs justifierait une réplique de ce genre. Et il en va de même pour le plus fort de ses arguments, le troisième, où la « justification » historique de l'oppression de certaines nationalités dans le passé prend la figure d'une justification de cette même oppression pour le futur :

Persiflant Bakounine, Engels s'exclame : « Où était le « crime », où était la politique « maudite », quand les Allemands et les Magyars, à l'époque où en Europe les grandes monarchies devenaient une « nécessité historique », réunirent toutes ces mini-nations éclopées et impuissantes dans un vaste État, leur donnant du même coup la capacité de prendre leur part d'un développement historique auquel, livrées à elles-mêmes, elles seraient restées totalement étrangères ? Il est vrai, » ajoute-t-il avec une allusion à Hegel - « que ce genre de choses ne se fait pas sans piétiner un certain nombre de délicates petites fleurs nationales. Mais sans violence et sans une résolution d'airain, rien ne se fait dans l'histoire, et si Alexandre, César, Napoléon, avaient été accessibles aux mêmes émotions que celles auxquelles le panslavisme fait appel en faveur de ses clients décrépits, quelle tournure l'histoire aurait-elle prise ! Et les Perses, les Celtes et les Germains chrétiens, ne valent-ils pas les Tchèques, les Oguliniens 227 et les Serezans ? »

Cependant, selon Engels, la loi qui, à l'issue du Moyen-Âge, a fait en Europe des grandes monarchies une nécessité historique, cette même loi continue dans le présent aussi à s'imposer, et avec encore plus de vigueur :

« Or à l'heure actuelle, la centralisation politique est devenue, par suite des gigantesques progrès accomplis par l'industrie, le commerce et les communications, un besoin encore plus pressant qu'alors, aux XVème et XVIème siècles. Ce qui soit encore se centraliser, se centralise. Et voilà qu'arrivent les panslavistes avec l'exigence que nous « rendions la liberté » à ces Slaves à moitié germanisés (!), que nous annulions une centralisation qui leur est imposée par tous leurs intérêts matériels ? … Effectivement, la position des Allemands et des Magyars serait extrêmement confortable si les Slaves autrichiens se voyaient rétablis dans ce qui est dit être leur « droit » ! Un État bohémien-morave indépendant enfoncé entre la Silésie et l'Autriche, l'Autriche et la Styrie coupées de leur débouché naturel, la Mer Adriatique et la Méditerranée, par une « république des Slaves du sud », l'est de l'Allemagne morcelé comme une miche de pain rongée par des rats ! Et tout cela en guise de remerciements pour la peine que les Allemands se sont donnée de civiliser ces Tchèques et ces Slovènes à la tête dure, d'introduire chez eux le commerce, l'industrie, une agriculture productive, et l'instruction ! » On voit donc, continue Engels sur le même ton ironique, ce qu'il est des « terribles crimes commis par les Allemands et les Magyars à l'encontre de la nationalité slave », ce qu'il en est de « l'oppression » nationale des Slaves : « Sur le chapitre de « l'oppression », les Slaves n'ont pas été davantage opprimés que la masse des Allemands eux-mêmes 228. » (Comme si oppression sociale et oppression nationale étaient une seule et même chose!) Or, les « crimes » avaient consisté à arracher les Slaves autrichiens à leur barbarie d'origine, à les sauver du danger turc, et à leur ouvrir, à leur corps défendant, la voie de la culture européenne ! « Bref, il s'avère en fin de compte » – conclut Engels non sans emphase - « que les crimes dont sont accusés les Allemands et les Magyars comptent parmi les plus belles actions et les entreprises les plus méritoires dont notre peuple comme le peuple magyar puissent se glorifier dans l'histoire. »

Aucun doute là-dessus : ces développements sont si invraisemblables, si stupéfiants dans la bouche de Engels, qu'on serait tenté de les dater plutôt de la période précédant son adhésion au socialisme 229. Mais ils découlent très logiquement de l'opposition qu'il fait entre peuples « réactionnaires » et peuples « révolutionnaires », comme de sa thèse du caractère « nécessairement contre-révolutionnaire » des Slaves d'Autriche, thèse à laquelle il conférait l'apparence d'une théorie solidement établie en recourant à des constructions historiques de la même nature. Le cercle était ainsi bouclé : rien ne justifiait que les Slaves d'Autriche accèdent à une existence nationale étant donné qu'ils avaient été contre-révolutionnaires durant la Révolution de 1848 ; et ils n'avaient pu être que contre-révolutionnaires étant donné que déjà auparavant ils n'avaient aucune vitalité nationale et ne pouvaient compter que sur la réaction pour maintenir en vie leur « fantasme de nationalité slave ». L'histoire antérieure des Slaves d'Autriche avait donc déjà décidé de leur sort présent et à venir … Et Engels ne se lasse pas de répéter cet argument historique qui lui paraît décisif :

« L'époque du panslavisme, c'étaient les VIIIème et IXème siècles, quand les Slaves du sud occupaient encore la Hongrie et l'Autriche et menaçaient Byzance. S'ils n'ont pu à ce moment-là résister à l'invasion allemande et magyare, s'ils n'ont pu gagner leur indépendance et constituer un empire stable, même lorsque leurs deux ennemis, les Magyars et les Allemands, se déchiraient mutuellement, comment pourraient-ils le vouloir maintenant, après mille ans d'assujettissement et de dénationalisation ? » Déjà à l'époque où les Allemands et les Hongrois séparèrent les Tchécoslovaques des Slaves du sud proprement dits, et que les Turcs « soumirent les Slaves au sud du Danube et de la Save », « le rôle historique des Slaves était terminé pour toujours ... » Trois ans plus tard, Engels déclare :  « Le panslavisme est un mouvement antihistorique ridicule …, un mouvement dont la visée est rien de moins que de soumettre l'occident civilisé au joug de l'orient barbare, la ville à celui de la campagne, le commerce, l'industrie, le savoir, à celui de l'agriculture primitive de serfs slaves 230. » Et encore trois ans plus tard (1855) : « Le panslavisme est un mouvement qui s'efforce d'effacer ce qu'ont créé mille ans d'histoire, et qui ne peut se réaliser sans rayer de la carte la Turquie, la Hongrie et la moitié de l'Allemagne ... 231 »

Sans cesse donc, il se réfère à une « évolution millénaire », il invoque la haute autorité de l'histoire, devant le tribunal de qui les Slaves d'Autriche et de Hongrie auraient perdu leur droit à une existence nationale autonome … Comme si le passé déterminait à cette échelle l'avenir des peuples, comme si, précisément à l'école de Frédéric Engels, nous n'avions pas appris « à admirer, en étudiant l'histoire, le mouvement de perpétuelle transformation des destinées humaines …, un mouvement où rien n'est constant que l'inconstance, rien n'est plus invariable que le changement 232 ! »

Voilà pour ce chapitre de l'histoire selon Engels. On ne peut aujourd'hui qu'être interloqué par la plupart de ces déclarations, qui nous paraissent à nous, pour ainsi dire, vides de marxisme ! Comme est étrange cet alliage du vrai et du spécieux, cette combinaison d'analyse du processus historique réel et « d'échafaudages arbitraires » ! Et effectivement : tant que Engels étudie les conditions historiques qui ont présidé à la constitution et à l'existence de l'empire des Habsbourg, tant qu'il montre la nécessité historique de cet empire (et du même coup celle de leur domination sur cette « fourmilière de peuples ») à une époque donnée, bref : tant qu'il se cantonne dans l'explication de l'histoire réelle, - on peut encore entendre ses arguments. Mais il en va tout autrement quand il délaisse le point de vue du chercheur objectif et endosse le rôle d'accusateur public dont la tâche consiste à confondre le délinquant en recourant à toutes les pièces à conviction disponibles. Or, c'est l'histoire elle-même qui apparaît comme étant le principal témoin à charge, mais on met dans ses dépositions beaucoup plus que ce qu'elles peuvent contenir en réalité. Les aspirations nationales des Slaves d'Autriche et de Hongrie sont alors récusées tout bonnement comme « anti-historiques », le sort contraire qui a frappé ces peuples est expliqué par leur « manque de vitalité » et leur caractère contre-révolutionnaire, la politique d'assujettissement menée par les Allemands et les Magyars est mise en doute quand elle n'est pas encensée comme une œuvre de bienfaisance … Des arguments donc, qui ont très peu à voir avec une réelle démarche historique et ne font que révéler la partialité forcenée et l'animosité à priori de l'auteur !


Des écrits antérieurs dans lesquels Engels aborde également les questions qui sont soulevées dans ses deux articles sur les Slaves (même si c'est à partir d'une autre démarche), montrent que ces reproches sont tout à fait justifiés. Nous pensons surtout à l'article publié tout juste un an auparavant, donc antérieur à la révolution de mars, et qui porte le titre évocateur : « Le début de la fin en Autriche » 233.

« Sur quoi reposent la puissance, la capacité de résistance, la stabilité de l'Autriche ? », se demande-t-il. Qu'est-ce qui a permis jusqu'ici à « cette monarchie bariolée, faite de pièces et de morceaux cousus ensemble par voie d'héritage ou de brigandage, à ce fouillis organisé d'une dizaine de langues et de nations, à ce méli-mélo désordonné des usages et des lois les plus contradictoires » de se maintenir en vie ? Et voici la réponse :

« Tandis que, dans la deuxième moitié du Moyen-Âge, l'Italie, la France, l'Angleterre, la Belgique, le nord et l'ouest de l'Allemagne se dégageaient les unes après les autres de la barbarie féodale, tandis que l'industrie se développait, que le commerce s'étendait, que les villes gagnaient en force, que la place politique du bourgeois-citoyen prenait de l'importance, une partie de l'Allemagne restait loin derrière l'évolution de l'Europe occidentale. La civilisation bourgeoise suivait le tracé des côtes maritimes et celui des grands fleuves. Les terres de l'intérieur, et en particulier les hautes montagnes infertiles et impraticables, restaient des bastions de la barbarie et du féodalisme. C'était notamment le cas des régions de l'Allemagne du sud et des régions slaves du sud, où se concentrait cette barbarie. Protégées de la civilisation italienne par les Alpes, de la civilisation du nord de l'Allemagne par les montagnes de Bohème et de Moravie, ces terres intérieures avaient de surcroît le bonheur de constituer le bassin fluvial du fleuve d'Europe symbolisant à lui tout seul la réaction. Le Danube, bien loin de les entraîner dans la civilisation, les mettait en contact avec une barbarie encore bien plus vigoureuse. » - Certes, « quand, en Europe occidentale, les grandes monarchies se constituèrent dans le sillage de la civilisation bourgeoise, les pays du Danube supérieur furent contraints de s'unir également pour former une grande monarchie. Les nécessités de la défense l'imposaient déjà par elles-mêmes. C'est ainsi qu'en plein centre de l'Europe, des barbares de toutes nations et de toutes langues s'associèrent sous le sceptre de la maison des Habsbourg. Et ils trouvèrent avec la Hongrie le soutien d'une barbarie compacte. » Et si « les Habsbourg soutinrent pendant un certain temps les bourgeois contre la noblesse, les villes contre les princes, c'est que c'était la seule condition qui permît à une grande monarchie d'exister. » Cela n'empêche pas que l'État autrichien ait été « dès le début le représentant de la barbarie, de la stabilité, de la réaction en Europe … Une douzaine de nations s'opposant sans merci entre elles en tout ce qui concerne les mœurs, les caractères et les institutions, ne tenaient ensemble que par la vertu de leur répulsion commune pour la civilisation. C'est pourquoi la dynastie des Habsbourg était invincible tant que rien n'entamait la barbarie de ses sujets. C'est pourquoi un seul danger la menaçait, la pénétration de la civilisation bourgeoise. Mais ce danger ne pouvait être conjuré à la longue. La civilisation bourgeoise pouvait être contenue un certain temps, elle pouvait un certain temps être adaptée et subordonnée à la barbarie autrichienne. Mais un moment arriverait inéluctablement où elle serait plus forte que la barbarie féodale, et où se briserait le seul lien qui avait fait tenir ensemble l'extrême diversité de ses provinces. 234 »

Engels examine donc aussi dans cet article les conditions de départ qui ont présidé à la formation de « l'État impérial autrichien », ainsi que son rôle historique. Mais le jugement qu'il porte ici sur l'Autriche est fort éloigné de celui que nous connaissons et qui est tiré de ses articles sur les Slaves. Certes, ici aussi, l'empire des Habsbourg, avec sa suprématie allemande et hongroise, est vu comme une étape absolument nécessaire dans l'évolution historique des pays danubiens. Mais Engels cherche ses origines surtout dans les conditions géographiques et stratégiques qui devaient forcément rapprocher les uns des autres les « barbares » aux parlers divers qui y étaient établis, tout en les coupant du reste du monde. Mais il n'est absolument pas question d'une « mission civilisatrice » des Allemands et encore moins des Magyars (dont le pays est décrit comme un pays de « barbarie compacte »), pas plus qu'il n'est question de « débris ethniques » qui devraient pour ainsi dire seulement servir d'engrais pour les cultures d'autres peuples !

Le contraste est encore plus éclatant au regard de la conclusion de l'article sur « le début de la fin en Autriche » (que nous avons déjà citée au début de cette étude) :

« C'est avec un vif plaisir que nous voyons venir la victoire de la bourgeoisie sur la monarchie impériale autrichienne … Nous pouvons assurer à Monsieur Metternich que nous nous en prendrons plus tard à cet adversaire aussi impitoyablement que celui-ci va le faire d'ici peu à son encontre. Pour nous autres Allemands, la chute de l'Autriche a encore une importance spéciale. C'est l'Autriche qui nous a valu la réputation d'être les oppresseurs des nations étrangères, les mercenaires de la réaction dans tous les pays. C'est sous le drapeau autrichien que des Allemands maintiennent la Pologne, la Bohème, l'Italie sous le joug …. Quand on a été le témoin de la haine mortelle, de la soif de vengeance sanglante parfaitement justifiée qui règnent en Italie contre les Tedeschi, on ne peut qu'être pris d'une haine inexpiable contre l'Autriche, on ne peut qu'applaudir quand s'écroule ce bastion de la barbarie, ce monument qui est la honte de l'Allemagne. Nous avons mille raisons d'espérer que les Allemands feront payer à l'Autriche l'infamie dont elle a souillé le nom allemand. Nous avons mille raisons d'espérer que ce seront des Allemands qui renverseront l'Autriche et dégageront les obstacles qui obstruent la voie de la liberté slave et italienne 235 »

Quel que soit le regard que l'on porte sur ces déclarations, ce qui saute aux yeux, c'est la différence entre le point de vue de Engels à ce moment-là et celui qu'il défend dans ses articles de janvier-février 1849 sur les Slaves. Il se disait alors partisan de la « liberté slave » (même s'il le faisait en termes très généraux) ; et voilà qu'il lui oppose désormais un non catégorique. Il condamnait alors l'oppression dont les peuples slaves étaient victimes ; et voilà qu'il en conteste la réalité et même qu'il lui trouve des vertus … Mais voilà, toute une époque historique séparait désormais « alors » et « maintenant », entre eux, il y avait la défaite de la Révolution et l'alliance des mouvements nationaux slaves avec la camarilla. Et Engels pouvait à bon droit répondre à Bakounine :

« On nous demande, à nous comme aux autres nations révolutionnaires d'Europe, de garantir aux foyers de la contre-révolution qui sont sur le seuil de notre porte, une existence sans entraves, le droit illimité de comploter et de fourbir leurs armes contre la Révolution … Il n'en est absolument pas question. »

Mais entre rejeter certaines aspirations nationales des peuples slaves, à un moment donné, dans une situation politique donnée, et contester que ces peuples soient le moins du monde opprimés et même affirmer qu'ils n'ont pas d'avenir, qu'ils sont condamnés à disparaître, il y avait une marge, une très large marge – et que Engels l'ait franchie en se laissant aller à des déclarations aussi douteuses, montre seulement le degré d'amertume qu'avaient suscité chez lui la défaite de la Révolution et le comportement des partis slaves … !

On arriverait du reste aux mêmes conclusions si on comparait ces articles avec la série bien connue des articles publiés à propos du « débat sur la Pologne à Francfort ».

Lors de ces débats déjà, alors que l'Assemblée Nationale de Francfort discutait des divisions prussiennes arbitraires de la Posnanie en 1848 236, de nombreux discours très inspirés, recourant au cliché destiné à masquer l'injustice faite aux Polonais, évoquèrent les « bienfaits apportés à l'est par la culture allemande ». Une argumentation que Engels se devait de réfuter.

Ce qu'il fit dès son premier article :

« L'Assemblée de Francfort a élevé les sept partages de la Pologne 237 au rang de sept faveurs faites aux Polonais. Est-ce que l'intrusion violente de la race judéo-germanique n'a pas d'un bond fait atteindre à la Pologne un niveau de culture, un niveau scientifique dont le pays ne supçonnait auparavant même pas l'existence ? Pauvres Polonais aveugles et ingrats ! Si on ne vous avait pas partagés et divisés, c'est vous qui devriez supplier l'Assemblée de Francfort de vous accorder la grâce de le faire ! »

Quel était en réalité l'apport culturel allemand en Pologne ? Engels écrit :

« Les Slaves sont avant tout des agriculteurs. Ils ont peu de talent pour les métiers de la ville, comme ceux qui étaient jusqu'ici possibles dans les régions slaves. Les échanges commerciaux dans leur première version, la plus grossière, la plus élémentaire, étaient laissés aux colporteurs juifs. Culture et population augmentant, le besoin d'industries citadines et de concentration urbaine se faisant sentir, ce sont des Allemands qui vinrent s'installer dans les pays slaves. Les Allemands, qui ont atteint pour la première fois leur apogée quand a fleuri la petite-bourgeoisie des villes médiévales d'empire, avec un commerce intérieur circulant à la lenteur de caravanes, un commerce maritime restreint, avec les corporations artisanales des XIVème et XVème siècles, les Allemands prouvèrent leur vocation à devenir les petits-bourgeois de l'histoire, notamment en constituant, jusqu'à aujourd'hui encore, le noyau de la petite-bourgeoisie de toute l'Europe du nord et de l'est, et même de l'Amérique. À Petersbourg, à Moscou, à Varsovie et Cracovie, à Stockholm et Copenhague, à Pest, Odessa et Iasi, à New York et Philadelphie, les artisans, les épiciers et les petits intermédiaires sont des Allemands ou sont d'origine allemande pour une grande partie d'entre eux et souvent pour la majeure partie … L'immigration allemande, notamment dans les pays slaves, s'est poursuivie de façon presque ininterrompue depuis les XIIème et XIIIème siècles. » En Pologne, elle était pacifique. « Dans d'autres pays slaves, en Bohème, en Moravie, etc., la population slave a été décimée par les guerres de conquêtes allemandes, et la population allemande augmentée du fait de l'invasion. »

Qu'a signifié cette immigration allemande pour les pays slaves eux-mêmes ? Est-ce que cet afflux - poursuivi pendant des siècles – d'artisans, de marchands, d'intellectuels allemands, etc. ne devait pas nécessairement rendre ces pays de plus en plus dépendants des Allemands économiquement et culturellement ? Et est-ce que de cette donnée factuelle, on ne pouvait pas déduire une « légitime prétention » allemande à la suprématie politique dans les pays slaves ou dans dans certaines parties du territoire slave, concrètement : dans le Grand-Duché de Posnanie ?

Engels répond non :

« La Pologne est le pays où la situation est la plus claire. Les petits-bourgeois allemands qui y sont établis depuis des siècles ne se sont jamais davantage revendiqués politiquement de l'Allemagne que les Allemands de l'Amérique du Nord, que la « colonie française » de Berlin ou les 15 000 Français de Montevidéo ne se sont jamais réclamés de la France ... 238 Mais ils ont apporté en Pologne la culture, l'éducation et la science, le commerce et l'industrie ! - C'est vrai, ils y ont introduit le petit commerce et l'artisanat des corporations : du fait de leur consommation et des échanges limités induits par leur présence, ils ont quelque peu augmenté le volume de la production. Dans toute la Pologne, avant 1772, on n'avait encore guère entendu parler de culture et de science d'un niveau élevé … En contrepartie, les Allemands de Pologne ont empêché que se forment des villes polonaises avec une bourgeoisie polonaise (!) ; avec leur langue différente, avec leur attitude consistant à se tenir à l'écart de la population polonaise, avec le mille-feuilles de leurs privilèges et de leurs chartes urbaines, ils ont puissamment freiné toute centralisation, alors que c'est l'outil politique le plus efficace pour développer rapidement un pays ... Les Polonais de langue allemande en sont restés au stade le plus primitif de l'industrie, ils n'ont pas réuni d'importants capitaux, pas plus qu'ils n'ont su s'approprier la grande industrie ni qu'ils n'ont mis la main sur les liaisons commerciales à longue distance … La petite échoppe, le petit atelier, tout au plus un peu de commerce du blé, un peu de manufacture (tissage etc.) sur une échelle minuscule – voilà à quoi se résume l'activité des Allemands de Pologne. Et n'oublions pas non plus, au nombre des mérites à porter à leur compte, le fait d'avoir importé en Pologne l'esprit étriqué du philistin allemand, l'horizon borné du petit-bourgeois allemand, et de marier chez eux les défauts des deux nations, en n'en possédant aucune des qualités. »

On le voit :  dans le catalogue des mauvais points attribués aux immigrants allemands en Pologne, la plupart relèvent de l'imagination 239, si l'on de met de côté le fait qu'ils étaient, certes, des petits-bourgeois, pas des entrepreneurs capitalistes. Mais « la plus belle fille de France ne peut donner que ce qu'elle a », et au regard de la situation polonaise, ces petits-bourgeois étaient déjà suffisamment « capitalistes » et « progressistes ». (Sinon, on ne les aurait pas appelés.) Mais ce qui nous intéresse ici, c'est que Engels interprète en l'espace d'une année les mêmes faits historiques dans un sens différent, et on peut dire opposé. Cela ne concerne pas que les artisans et boutiquiers allemands « à Petersbourg, Pest et Iasi », présentés une fois comme de misérables petits-bourgeois à l'esprit étriqué, et une autre fois comme d'éminents représentants culturels, mais curieusement aussi les Juifs polonais … Nous reviendrons par la suite sur l'attitude de la N.G.R. vis-à-vis des Juifs ; il suffira pour le moment d'indiquer que les articles consacrés par Engels aux « débats sur la Pologne à Francfort » contiennent des remarques très malvenues sur les Juifs (polonais). Ainsi, à propos des pratiques des statistiques prussiennes officielles de 1848 intégrant les Juifs du Grand-Duché de Posnanie tout simplement dans la catégorie de la population allemande :

« La sympathie et les marques d'estime inattendues dont les Juifs polonais ont été gratifiés ces derniers temps en Allemagne ont trouvé ici [dans le rapport de la commission du Parlement de Francfort sur la question de la Posnanie] leur expression officielle. Perdus de réputation partout où se fait sentir l'influence de la foire de Leipzig, décriés comme étant l'expression la plus complète du marchandage pour des broutilles, comme des sommets de ladrerie et de crasse, les voilà devenus tout d'un coup des frères allemands ; notre brave Michel 240 les serre contre son cœur en ne pouvant retenir des larmes de félicité, et Monsieur Stenzel [rapporteur de la commission], au nom de la nation allemande, veut les intégrer, car ce sont des Allemands qui veulent eux-mêmes être allemands. - Et pourquoi les Juifs polonais se seraient-ils pas d'authentiques Allemands ? Est-ce qu'ils ne parlent pas « allemand dans leurs familles, et leurs enfants aussi, dès leur plus jeune âge » ? Et quel allemand de surcroît ? Une indication pour Monsieur Stenzel : avec ce procédé, il peut revendiquer l'Europe entière et la moitié de l'Amérique, et même une partie de l'Asie. L'allemand est la langue juive universelle, tout le monde le sait. À New York comme à Constantinople, à Petersbourg comme à Paris, « les Juifs parlent allemand dans leurs familles, et leurs enfants aussi, dès leur plus jeune âge », et ils parlent, en partie, un allemand encore plus classique que … les Juifs de Posnanie. » Et à un autre endroit, Engels travestit le chant bien connu de Arndt « Partout ou résonne la langue allemande, et où Dieu chante des chansons dans les cieux » de la façon suivante :

"Partout où un Juif polonais baragouine de l'allemand,

Prête à usure, falsifie monnaies et poids,

c'est là partout la patrie du seigneur Lichnowsky !"

Sans aucun doute, la situation n'était pas dépourvue d'un certain comique (les soudaines sympathies juives des hobereaux prussiens foncièrement antisémites!), et on comprend sans mal que Engels ne pouvait laisser passer ça sans quelques piques. Mais la vraie question est la suivante : quel regard, trois ans plus tard, Engels portait-il (dans le « New York Tribune ») sur la nationalité des Juifs de Pologne et des autres pays slaves ? Et là, nous apprenons soudainement que ces mêmes Juifs représentaient à ses yeux à lui « des éléments allemands » et prouvaient « le progrès lent, mais sûr sur le chemin de la dénationalisation », c'est-à-dire de la germanisation de l'orient slave. Entre-temps, nous le savons, son appréciation de la question polonaise a changé 241, et ce changement de perspective politique lui fit désormais voir même des sujets d'importance secondaire comme le problème du judaïsme polonais, sous un autre jour que naguère …

Que conclure de contradictions aussi manifestes ? Seulement qu'on ne peut demander à des articles de journaux - même si leurs auteurs sont des Engels et des Marx – le même degré d'objectivité et d'exactitude que celui qu'on est en droit d'attendre d'ouvrages scientifiques à proprement parler. Et que, par suite, bien des choses qu'ils ont écrites sur les questions d'actualité, et qui nous paraissent aujourd'hui non seulement dépassées, mais aussi inexactes et contestables déjà à leur époque, peuvent seulement contribuer à nous faire comprendre leurs erreurs (de même que la situation qui est la matrice de ces erreurs). Il faut compter au nombre d'entre elles beaucoup de ce qu'ils ont écrit sur les luttes nationales en Autriche, sur le panslavisme 242, etc. Et c'est seulement si nous faisons soigneusement le tri entre l'essentiel et l'inessentiel, entre le savoir historique effectif et les simples « applications pratiques » dans la politique, que nous pourrons réussir à pénétrer jusqu'à ce qui est réellement le noyau théorique de leurs points de vue, et à nous approprier leur méthode scientifique.

 

Notes

219 « De 1830 à 1848, il y avait plus de vie politique dans la seule Hongrie que dans toute l'Allemagne, les formes féodales de l'antique constitution hongroise furent mieux mises à profit dans l'intérêt de la démocratie que les formes modernes des constitutions de l'Allemagne du sud. Et qui était à la tête du mouvement ? Les Magyars. Qui soutenait la réaction autrichienne ? Les Croates et les Slavoniens. » Deux pages plus loin, Engels affirme déjà (en raison de cette attitude « des Croates et des Slavoniens ») : « Les Slaves du sud » (au nombre desquels Engels compte, comme nous savons, non seulement les Serbes, les Croates et les Slovènes, mais aussi les Tchèques et les Slovaques) « avaient donc manifesté clairement leur caractère réactionnaire dès avant 1848. 1848 n'a fait que l'étaler aux yeux de tous. » Et dans son deuxième article, les « Croates bouffis de suffisance » sont qualifiés, de nouveau, en raison du comportement des états croates et slavoniens, de « nation contre-révolutionnaire par nature » !

Il faut reconnaître que la noblesse croate, encore plus arriérée et bornée que la noblesse hongroise, flairait dans les modestes réformes introduites par cette dernière une subversion bouleversant la constitution féodale traditionnelle. Mais ce que Engels en déduit, le caractère réactionnaire « clairement manifesté » de tous les peuples slaves d'Autriche avant 1848, et la qualification de « nation contre-révolutionnaire par nature » appliquée aux Croates, tout cela relève des exagérations qui foisonnent dans ses deux articles sur les Slaves.

220 Y compris les Tchèques et les Slovaques.

221 On retrouve la même idée, mais exprimée en des termes plus marquants, dans l'article de Engels dans la N.Y.Tribune du 5.03.1852 : « Les Slaves, notamment les Slaves de l'ouest, les Polonais et les Tchèques, sont principalement un peuples de cultivateurs ; le commerce et l'industrie n'ont jamais joui d'un grand prestige chez eux. La conséquence, c'est que, avec l'accroissement de la population et l'apparition des villes, dans ces régions, la production de tous les articles industriels tomba entre les mains d'immigrants allemands, et que l'échange de ces marchandises contre les produits de l'agriculture devint le monopole exclusif des Juifs, lesquels, dans la mesure où l'on peut parler dans leur cas de nationalité, sont assurément plutôt des Allemands que des Slaves. Cela a été, même si c'est dans une moindre mesure, le cas dans tout l'est de l'Europe. Aujourd'hui encore, l'artisan, le petit commerçant, le petit manufacturier, est allemand, que ce soit à Petersbourg, à Pest, à Iași ou à Constantinople, alors que le prêteur, le cabaretier, le colporteur – personnalité très importante dans ces régions à l'habitat clairsemé – est presque sans exception un Juif ... L'importance de ces éléments allemands dans les régions frontalières slaves, qui a augmenté avec la croissance des villes, du commerce et de l'industrie, s'est encore accrue quand apparut la nécessité d'importer d'Allemagne presque tous les éléments de culture intellectuelle. Dans le sillage du commerçant et de l'artisan allemand, c'est l'ecclésiastique allemand, l'instituteur allemand, le savant allemand qui s'est établi sur le sol slave. Et le pas botté des armées conquérantes ou la manœuvre réfléchie et circonspecte de la diplomatie, n'ont pas seulement suivi la progression, lente mais sûre, de la dénationalisation produite par l'évolution sociale, ils l'ont souvent précédée ... » (Révolution et contre-révolution en Allemagne)

222 Ici, la vitalité nationale des Polonais est donc elle aussi dite sujette à caution.

223 New York Daily Tribune , 24 avril 1852.

224 « If Engels was right in seing in the Slav movement a menace of the barbaric East against the civilised West » - dit Wendel - « … then Poles and Magyars most certainly did not belong to the side of the West. To speak of the Magyar wedge which had been driven into the « Slav barbarians » was historical absurdity ; for in those days civilisation was not on the side of the Magyar nomadic horsemen, but of the Slav agriculturists whom they desplaced . » Et Wendel se réfère au fait déjà établi par Miklošič “that in the Magyar language all the words for agricultural implements, showing a higher stage of development, are borrowed from the Slavs”. (“Slavonic Review”, 2, 294.)

225 Deux ans plus tard, Marx tomba dans l'extrême opposé quand en novembre 1851, il fit dire à son ami E. Jones dans un journal chartiste « que les Anglais, les Allemands et les Français entendent par « révolution » la croisade du travail contre le capital, et qu'ils ne sont nullement prêts à se laisser abaisser au niveau intellectuel et social d'un obscur peuple semi-barbare comme les Magyars. C'était exactement la façon de voir de Engels. » (Mayer, op. cit. , II, 8.) - Cf. la lettre de Marx à Engels du 1.12.1851 : « E. Jones a utilisé ma lettre et attaqué Kossuth sans miséricorde [français dans le texte]. I tell him, that the revolutions in Europe mean the crusade of labour against capital, and I tell him they are not to be cut to the intellectual and social standard of an obscure semibarbarous people like the Magyars, still standing in the halfcivilisation of the 16th century, who actually presume to dictate to the great enlightment of Germany and France, and to gain a false won cheer from the guillibility of England. »

226 De nouveau au sens large auquel Engels se réfère.

227 D'après la petite ville d'Ogulin en Croatie, qui fut jusqu'en 1886 le chef-lieu de l'ancien « district frontalier » d'Ogulin-Szluin.

228 Engels recourt au même argument pour réfuter les plaintes des Ruthènes au sujet de leur oppression par les Polonais.

229 Rappelons-nous la forte tonalité nationaliste allemande qui parcourt les écrits de jeunesse de Engels. Par exemple, dans un article de 1842, intitulé « Remarques marginales sur des textes de notre époque », il écrivait : « En Prusse, Königsberg a acquis une importance qui ne peut que réjouir le cœur de toute l'Allemagne. Exclu théoriquement de l'Allemagne par la Constitution de la Confédération Germanique, l'élément allemand s'y est ressaisi et revendique d'être reconnu comme allemand, comme représentant de l'Allemagne contre la barbarie de l'orient slave. Et assurément, les Prussiens orientaux ne pouvaient mieux représenter la culture et la nationalité allemande qu'ils ne l'ont fait face au monde slave. » Autre citation tirée de l'article de janvier 1841 intitulé « Ernst Moritz Arndt » : « Je pense, à vrai dire, et en m'opposant peut-être en cela à beaucoup de gens dont je partage par ailleurs le point de vue, que la reconquête de la rive gauche du Rhin de langue allemande est une affaire d'honneur nationale, que la germanisation de la Hollande et de la Belgique sécessionnistes est pour nous une nécessité politique. Allons-nous laisser complètement opprimer dans ces pays la nationalité allemande alors qu'à l'est, le slavisme se dresse avec de plus en plus de force ? » (Cf. Engels, « Écrits de jeunesse », 1920, pp. 185 et 151.)

230 « Révolution et contre-révolution en Allemagne »

231 « L'Allemagne et le panslavisme »

232 « Mais est-ce qu'une guerre mondiale n'éclaterait pas si disparaissait l'influence turque sur le Bosphore, si les différentes nationalités et les différentes confessions de la presqu'île balkanique se libéraient … ? Voilà la question que se pose la pleutre routine de la diplomatie … Mais quiconque a appris à admirer, en étudiant l'histoire, le mouvement de perpétuelle transformation des destinées humaines …, un mouvement où rien n'est constant que l'inconstance, rien n'est plus invariable que le changement, quiconque a suivi la marche d'airain de l'histoire dont les roues écrasent sans pitié les décombres de vastes empires, en broyant des générations entières …., quiconque est capable de saisir dans toute son ampleur le caractère révolutionnaire de l'époque actuelle, où la vapeur et le vent, l'électricité et l'encre d'imprimerie, l'artillerie et les mines d'or toutes alliées produisent en une seule année plus de changements que ne pouvait en produire autrefois tout un siècle, celui-là ne reculera assurément pas devant cette question historique ... » (Article : « Quel avenir pour la Turquie d'Europe ? » « New York Tribune », 1853). Il nous faut cependant souligner que ce que Engels dit dans cet article ne concernait pas les Slaves du sud hongrois et autrichiens !

233 Publié dans la « Deutsche Brüsseler Zeitung » [Gazette allemande de Bruxelles] du 27.01.1848

234 Engels développe ensuite les effets que ne pouvait manquer de produire sur l'État autrichien l'avancée du capitalisme, le développement du machinisme, du commerce intérieur et extérieur, celui des moyens de transports modernes. Tant que l'industrie autrichienne en est restée au stade de l'industrie domestique paysanne ou de la simple manufacture, elle allait « parfaitement avec la barbarie autrichienne ». Mais la manufacture et même la vieille industrie domestique féodale s'effondrent dans différentes régions devant le développement du machinisme ; « les confins montagneux qui séparaient la monarchie autrichienne du monde extérieur sont effacés par les chemins de fer. Les murs de granit à l'abri desquels chaque province … avait gardé une existence locale restreinte, cessent d'être des barrières... Le commerce entre les provinces, le commerce avec l'étranger civilisé acquièrent une importance jusque-là inédite. Le Danube aux flots réactionnaires cesse d'être l'artère vitale de l'empire, les Alpes et la Forêt de Bohème cessent d'exister … La vapeur s'est frayé un chemin à travers les Alpes et la Forêt de Bohème, la vapeur a dépossédé le Danube de son rôle, la vapeur a mis en charpie la barbarie autrichienne, et du même mouvement, a privé la maison des Habsbourg du socle sur lequel elle reposait. » Assurément, Engels anticipe ici de plusieurs dizaines d'années le mouvement réel de l'évolution : « Comme bien souvent, il avait surévalué la rapidité avec laquelle un bouleversement économique encore à ses débuts produit des effets politiques ». (G. Mayer) Il n'empêche : la force qui devait précipiter la ruine de la vieille Autriche, le capitalisme moderne, est identifiée ici d'un coup d’œil génial.

235 Cf. le bel éditorial de la N.G.R. du 2.07.1848 :  « Monter les peuples les uns contre les autres, utiliser l'un pour opprimer l'autre et assurer ainsi la perpétuation du pouvoir absolu, voilà en quoi a consisté jusqu'ici tout l'art, toute l’œuvre des gouvernants et de leurs diplomates. L'Allemagne s'est particulièrement distinguée à cet égard … La Pologne pillée, morcelée, Cracovie assassinée avec le concours de la soldatesque allemande. Avec le concours de l'argent et du sang allemands, la Lombardie et Venise asservies et saignées, tout mouvement pour la liberté étouffé directement ou indirectement partout en Italie, à coups de baïonnettes,de gibets, de cachots et de galères. La liste des horreurs est beaucoup plus longue, refermons le registre ! Pour ces infamies perpétrées dans d'autres pays avec l'aide de l'Allemagne, la responsabilité ne retombe pas seulement sur les gouvernements, mais aussi pour une grande partie sur le peuple allemand lui-même. » (souligné dans l'original) « Sans son aveuglement, sa mentalité d'esclave, ses dispositions pour le rôle de lansquenets et de sbires « souples » dans la main de ceux qui sont les maîtres « par la grâce de Dieu », l'Allemand serait moins détesté, maudit, méprisé à l'étranger, les peuples opprimés seraient depuis longtemps parvenus à un état normal de libre développement. Maintenant que les Allemands secouent le joug qui les opprime eux-mêmes, il faut aussi que change toute leur politique étrangère, sinon, avec les chaînes dont nous chargerons les autres peuples, nous ligoterons aussi notre propre liberté, si fraîche et encore presque inconnue. L'Allemagne se libère dans l'exacte mesure où elle libère les peuples voisins. »

236 Voir H. Wendel, « La politique polonaise de la Prusse », 1908, et J. Kucharzewski, « La question polonaise au Parlement de Francfort en 1848 » (en polonais).

237 À savoir les trois anciens partages de la Pologne et quatre divisions administratives de la province de Posen entreprises par le gouvernement prussien en 1848

238 On retrouve exactement le même argument dans l'adresse des Polonais à l'Assemblée Nationale française du 25.05.1848. (Reproduit dans l' « annuaire de la société historique et littéraire de Paris » (en polonais), 1869, et chez Kucharzewski, op. cit., 89-94.

239 Cf. la critique détaillée dans Mehring « Introduction ». Cette critique est parfaitement juste ; le seul point incompréhensible est que Mehring écrit que Engels se montre plus juste dans le New York Tribune que dans la Nouvelle Gazette Rhénane, notamment en ce qui concerne l'immigration allemande en Posnanie (Pologne?), alors qu'en réalité, le jugement porté par Engels est, dans chaque cas, tout aussi « injuste », mais dans une direction opposée.

240 [NdT : Michel est le type de l'Allemand moyen, naïf et plein de bonne volonté mais à l'horizon et à l'esprit quelque peu borné.]

241 Voir à se sujet : N. Riazanov, « K. Marx et FR. Engels sur la question polonaise » (Grünbergs Archiv », vol. VI) et G. Mayer, op. cit., II, 44-5, 59, 127-8, 461-2. Nous voudrions ici attirer l'attention du lecteur seulement sur un point : la façon dont Engels pensait en 1852 résoudre les différends frontaliers germano-polonais. Dans le « Daily Tribune » de New York du 5.03.1852, il écrivit : « Comme la Révolution de 1848 éveilla immédiatement le droit de toutes les nations opprimées à jouir d'une existence autonome et celui de chacune à régler elle-même ses propres affaires, il n'était que naturel que les Polonais réclament sans autre forme la restauration de leur pays dans les frontières de l'ancienne république polonaise de 1772. Mais il était vrai que déjà à cette époque, cette frontière ne correspondait plus exactement à la ligne séparant nationalité allemande et nationalité polonaise. Elle devenait de plus en plus fausse d'année en année au fur et à mesure que progressait la germanisation. Mais les Allemands avaient manifesté tellement d'enthousiasme pour la restauration de la Pologne qu'ils devaient s'attendre à ce qu'on leur demande, comme première preuve de la sincérité de leurs sympathies, de renoncer à leur part du butin. D'un autre côté, on était bien obligé de se demander s'il fallait céder des régions entières essentiellement peuplées d'Allemands, des grandes villes qui étaient intégralement allemandes, à un peuple qui n'avait jusqu'alors fourni aucune preuve de sa capacité à dépasser un stade du féodalisme reposant sur le servage de la population rurale. » (Un argument étrange, ma foi!) « La question était passablement embrouillée. La seule solution possible, c'était une guerre contre la Russie … Les Polonais auraient plus facilement consenti à discuter raisonnablement des problèmes de l'ouest s'ils obtenaient des territoires étendus à l'est ; ils auraient finalement accordé autant d'importance à Riga et à Mitau qu'à Dantzig et à Elbing » (« Révolution et contre-révolution en Allemagne »). Qu'en 1852, pour préserver le caractère allemand de Dantzig et d'Elbing, Engels ait été prêt à négocier un « marchandage » et à dédommager les Polonais avec des « territoires étendus à l'est » (nota bene : des territoires qui n'étaient pas polonais) comme avec les villes de Riga et Mitau qui ne l'étaient pas non plus, à une époque où les nationalités non-polonaises de ces territoires étaient encore profondément « hors de l'histoire », n'était pas aussi grave que ce qu'en dit V. Tchernov, le critique russe de Marx (dans « Ruskoïe Bogatstvo », n° 2-3 de l'année 1917, p. 61-2). Il est bien plus préoccupant de voir Mehring lui-même, dans son « Histoire de la social-démocratie », trouver cette solution proposée par Engels « plus juste » que ses articles sur la Pologne parus dans la N.G.R., et dans lesquels il ne soulevait pas d'objection à propos de Dantzig etc. et se prononçait pour la restitution intégrale de la Posnanie à la République polonaise. Il ne vient pas à l'esprit de Mehring que les territoires que les Polonais auraient reçus en compensation de certaines parties de la Posnanie et de la Silésie ainsi que de Dantzig et de Elbing, étaient habités par des Ukrainiens, des Russes Blancs, des Lituaniens et des Lettons ...

242 De ce point de vue, les gloses de Marx sur l'auteur polonais Duchinski sont très caractéristiques. Le 24.06.1865, il écrit à Engels : « Je vois que le dogme de Lapinski, selon lequel les Grands-Russes ne seraient pas des Slaves a été défendu avec le plus grand sérieux en recourant à des arguments linguistiques, historiques, ethnographiques, etc. par Mons. Duchinski … Il affirme que les Moscovites proprement dits sont en grande partie des Mongols ou des Finnois … Je vois en tout cas que l'affaire a beaucoup inquiété le cabinet de Petersbourg (elle signifierait l'effondrement avec fracas du panslavisme) … Le résultat tel que Duchinski le voit : Russia est un nom usurpé par les Moscovites. Ce ne sont pas des Slaves, ils ne font absolument pas partie de la race indo-européenne, ce sont des intrus à qui il faut faire repasser le Dniepr pour les rejeter de l'autre côté … Je souhaite que Duchinski ait raison et que at all events cette opinion devienne dominante chez les Slaves. » On le voit : tout à son ardeur de porter des coups au panslavisme, Marx ne remarque pas que la frontière tracée par Duchinski correspondait exactement à celle de l'ancienne Pologne de 1772 et qu'en traçant cette frontière, on diviserait, du point de vue ethnographique et linguistique, les Ukrainiens, qui habitent sur les deux rives du Dniepr, en « Slaves » (polonais) d'un côté et en « Mongols » (russes) de l'autre  !... Cf. la lettre de Marx à Kugelmann du 17.02.1870 : « Qu'en tant que Polonais, Duchinski ait déclaré à Paris que l'ethnie grand-russe n'était pas slave, mais mongole, et qu'il ait cherché à le prouver en recourant à beaucoup d'érudition, était compréhensible, puisqu'il était Polonais. Ce qui n'empêche pas que c'est faux. Ce n'est pas la paysannerie russe, mais seulement la noblesse russe qui est fortement marquée par des éléments mongolo-tartares. » ("Lettres à Kugelmann")

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