1936

« Staline défend non pas des idées progressives, mais les privilèges de caste de la nouvelle couche sociale, de la bureaucratie soviétique, qui, depuis longtemps déjà, est devenue un frein au développement socialiste de l'U.R.S.S. Il est impossible de défendre ces privilèges par les méthodes de la démocratie prolétarienne ; on ne peut les défendre qu'à l'aide de falsifications, de calomnies et d'une sanglante répression. »

Lev Sedov

Le livre rouge du procès de Moscou

Les amalgames stalinistes étaient prévus

« Que l'opposition soit simplement proclamée « parti de la contre-révolution », c'est insuffisant ; personne ne le prend au sérieux... Il ne reste qu'une chose à Staline, c'est d'essayer de tirer un trait de sang entre le parti officiel et l'opposition. Il lui faut à tout prix lier l'opposition à des attentats, à la préparation de l'insurrection armée, etc. »
(Trotsky, le 4 mars 1929, Bulletin de l'Opposition, n° 1)

Les assassinats de Moscou ont été pour beaucoup, démocrates libéraux et socialistes — Otto Bauer en est un exemple manifeste — un coup de tonnerre dans un ciel clair. Ennemis de la révolution russe dans son époque héroïque, ne comprenant pas le sens des profondes modifications sociales qui se produisent en U.R.S.S., de l'âpre lutte entre la bureaucratie qui défend ses privilèges matériels de caste et la classe ouvrière privée de droits qui commence à élever une voix de protestation, ils idéalisent le régime bureaucratique thermidorien et le « socialisme » staliniste et annoncent le retour graduel de l'U.R.S.S. À la démocratie, voyant dans la constitution plébiscitaire staliniste le commencement d'une nouvelle ère « démocratique ». Sur la tête de ces candides rêveurs, Staline a versé un seau d'eau froide. Avec ses assassinats, il a apporté une rectification, non seulement à « la plus démocratique » des constitutions, mais aussi aux conceptions de tous ces messieurs.

Sans avoir la prétention de jouer aux prophètes, les bolchéviks-léninistes peuvent dire que non seulement ils n'ont naturellement jamais eu la moindre illusion sur le régime bonapartiste de Staline, non seulement ils ont prévue les événements, mais encore ils ont averti à maintes reprises l'opinion publique prolétarienne de l'Occident que Staline s'engagerait contre le bolchévisme dans la voie d'une répression et d'amalgames sanglants. Il n'a pas d'autre voie.

Staline défend non pas des idées progressives, mais les privilèges de caste de la nouvelle couche sociale, de la bureaucratie soviétique, qui, depuis longtemps déjà, est devenue un frein au développement socialiste de l'U.R.S.S. Il est impossible de défendre ces privilèges par les méthodes de la démocratie prolétarienne ; on ne peut les défendre qu'à l'aide de falsifications, de calomnies et d'une sanglante répression.

C'est dans cette voie que Staline s'est engagé, sans hésiter depuis des années, depuis 1924, sinon plus tôt. Le procès de Moscou est l'amalgame le plus grandiose de Staline, mais c'est loin d'être le premier (ne le dernier).

Dans les premiers temps, Staline a agi de façon prudente, à petites doses, habituant peu à peu la conscience du parti à des amalgames plus empoisonnés et plus infâmes, comme celui du dernier procès.

En 1926 déjà, au plus fort de la lutte à l'intérieur du parti, la Guépéou avait envoyé à quelque jeune oppositionnel inconnu son agent. La « liaison » du jeune oppositionnel avec l'agent de la Guépéou avait été, paraît-il, dans le passé, officier de l'armée de Wrangel ! Que cet « officier de Wrangel » ait été un agent de la Guépéou, l'appareil staliniste lui-même dut le reconnaître officiellement, acculé qu'il fut par les dirigeants de l'opposition, alors encore membres du Comité Central. Mais en attendant, Staline avait ouvert une campagne enragée de calomnies contre l'opposition pour sa liaison avec l' « officier de Wrangel ». Cette campagne fut menée dans la presse, dans les cellules du parti, dans les meetings ; elle étourdit la masse qui ne connaissait pas les dessous de cette affaire.

En 1928, la tentative fut faite de créer un amalgame au centre duquel devait se trouver G. V. Boutov, secrétaire de Trotsky au Commissariat du peuple à la Guerre. En employant la violence, Staline voulut monter autour de Boutov un « complot » qui le reliât aux blancs et ainsi de suite. Boutov subit en prison de cruelles épreuves et des tortures non seulement morales, mais aussi physiques. Il lutta désespérément, fit la grève de la faim, jeûna 40 à 50 jours et, à la suite de cette grève de la faim, mourut en septembre 1928 en prison. Seule la fermeté de Boutov empêcha alors Staline de monter autour de lui un amalgame.

En janvier 1929, lors de l'exil de Trotsky, Staline déclara que l'activité de Trotsky « dans ces derniers temps » était dirigée « vers la préparation de la lutte armée contre le pouvoir soviétique ». Par les mots « dans ces derniers temps », Staline voulait montrer que l'opposition de gauche avait fait un brusque tournant, passant de la politique de la réforme à celle de l'insurrection armée. Cette invention calomnieuse était nécessaire à Staline pour justifier l'exil de Trotsky.

Dans l'été de 1929, Trotsky se rencontra à Stamboul avec I. Blumkine. Blumkine avait en 1918 assassiné l'ambassadeur d'Allemagne à Moscou, le comte Mirbach, et pris part à l'insurrection armée des socialistes-révolutionnaires de gauche contre le pouvoir soviétique. Mais alors il n'avait pas été fusillé et par la suite, pendant de longues années, il avait fidèlement servi le pouvoir soviétique. Il fut fusillé en 1929 pour s'être rencontré avec Trotsky à Stamboul. Avant de fusiller Blumkine, la Guépéou avait tenté de fabriquer autour de l' « affaire » Blumkine un amalgame. Mais il n'en sortit rien. Peu après la fusillade de Blumkine, dans cette même année 1929, furent fusillés à Moscou deux oppositionnels de gauche, Silov et Rabinovitch. Ils furent fusillés après une tentative malheureuse de les lier à une affaire de « complot » ou d' « espionnage ».

En 1932, Trotsky fut privé de la nationalité soviétique, sur une liste commune avec une dizaine de menchéviks que Staline n'avait mis là que pour créer un amalgame : entourer Trotsky de menchéviks. Cela devait, selon le dessein de Staline, discréditer Trotsky et montrer son caractère contre-révolutionnaire. Mais tout cela n'était encore que les fleurs, les fruits allaient venir.

L'assassinat de Kirov, acte terroriste de quelques jeunes communistes, donna à Staline un possibilité incomparable, possibilité attendue depuis si longtemps, de monter un « véritable » amalgame. C'est ainsi qu'apparut l'affaire de Zinoviev, Kamenev et des autres bolchéviks connus de janvier 1935. La tentative de faire entrer Trotsky dans cet amalgame se termina, on le sait, par un lamentable fiasco. Mais c'est cet échec précisément qui poussa Staline à préparer une nouvelle affaire. « Staline est devant la nécessité de couvrir les amalgames de plus grandes envergue et... mieux réussis. » (Trotsky). Dns la brochure consacrée à l'assassinat de Kirov, en janvier 1935, Trotsky avertissait avec insistance qu'il fallait être prêt « à de nouveaux amalgames encore plus monstrueux ».

« Quel caractère doit prendre le prochain coup ? Cette question n'est pas résolue définitivement, peut-être même dans le cercle le plus étroit des conspirateurs (Staline, Iagoda). Ni la volonté malfaisante ni les moyens matériels ne font défaut aux conspirateurs. La préparation de l'' « opinion publique » se fera sur la ligne des dangers terroristes qui menacent du côté des trotskistes. »1

Il semble difficile de s'exprimer plus clairement !

Entre le premier et le dernier procès Zinoviev, Staline a monté un nouvel amalgame (en juillet 1935), dont rien ne parvint à la grande presse. La figure centrale de cet amalgame était Kamenev. Vraisemblablement parce que Staline avait besoin de corriger l'erreur du précédent procès, où Kamenev avait été condamné de façon relativement modérée (5 ans de prison). Kamenev fut accusé d'avoir pris part à un attentat contre Staline. Le principal témoin de l'accusation était le frère de Kamenev, l'artiste Rosenfeld. Il y eut trente inculpés, rassemblement fort suspect. Kamenev nia catégoriquement toute participation à cette affaire et raconta ensuite à ses camarades de l'isolateur de Verkhné-Ouralsk que la plupart des inculpés étaient des gens qu'il avait vus pour la première fois de sa vie au procès. Kamenev fut alors condamné à 5 nouvelles années d'emprisonnement.

C'est à cette affaire que Kamenev fait allusion dans son discours final au procès de Moscou, quand il dit : « C'est pour la TROISIÈME fois que je comparais maintenant devant le tribunal »2.

Cette affaire est aussi mentionnée en quelques mots dans le verdict. Mais, au cours du procès lui-même, il n'en est rien dit. Il n'en est rien dit parce que tout amalgame antérieur ne fait que gêner Staline pour en préparer de nouveaux. Et Staline est encore loin d'avoir dit son dernier mot.

En mai 1936, Trotsky écrivait : « Nous sommes maintenant en 1936. Les méthodes de Staline sont les mêmes. Les dangers politiques se sont accrus devant lui. La technique de Staline et de Iagoda s'est enrichie de l'expérience de plusieurs échecs. C'est pourquoi nous ne devons nous faire aucune illusion : les plats les plus épicés sont encore pour l'avenir ! »

Ces lignes ont été écrites à un moment où la préparation du procès était déjà en pleine marche. Le procès de Moscou a pleinement confirmé le pronostic de Trotsky. Répétons-le : les plats les plus épicés sont encore pour l'avenir.

Notes

1 L. Trotsky, La bureaucratie stalinienne et l'assassinat de Kirov, p. 17.

2 Le procès du Centre Terroriste Trotskiste-Zinovièviste, p. 171.

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