1930

A l'heure du combat contre le cours gauchiste de la bureaucratie stalinienne.


La "troisième période" d'erreurs
de l'Internationale Communiste

Léon Trotsky

 

8 janvier 1930


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III

 

Quels sont les indices de la radicalisation politique des masses ?

La question de la radicalisation des masses ne se limite pas, cependant, au seul mouvement de grèves. Où en est la lutte politique ? Et tout d'abord : où en sont les effectifs et l'influence du Parti communiste ?

Il est remarquable qu'en parlant de radicalisation, les chefs officiels ignorent avec une effarante légèreté la question de leur propre parti. Cependant le fait est qu'à partir de 1925 les effectifs du parti ont décru d'année en année ; en 1925, ils étaient de 83.000 membres ; en 1926, 65.000 ; en 1927, de 56.000 ; en 1929, de 35.000. Nous nous servons, pour les années passées, des chiffres officiels donnés par le secrétaire de l'Internationale Piatnitsky, pour 1929 des chiffres donnés par Sémard. Quoi qu'on puisse penser de ces chiffres, certainement très exagérés, il n'en reste pas moins vrai qu'ils tracent, dans leur ensemble, avec une absolue netteté, la courbe du déclin du parti : en cinq ans, les effectifs sont tombés de plus de moitié.

On dira que la qualité vaut mieux que la quantité et que maintenant il ne reste plus dans le parti que des communistes absolument sûrs. Admettons-le. Mais la question n'est nullement là. Le processus de radicalisation des masses ne peut en aucune façon se traduire par l'isolement des éléments de cadres, mais au contraire par un afflux dans le parti d'éléments sûrs et mi-sûrs et par la conversion de ceux-ci en éléments sûrs. On ne peut concilier la radicalisation des effectifs du parti que si l'on considère, dans la vie de la classe ouvrière, le parti comme la cinquième roue d'une charrette. Les faits sont plus forts que les mots : non seulement au cours de 1925-1927, quand la vague de grèves refluait, mais même au cours des deux dernières années, lorsque le nombre de grèves commença à augmenter, nous constatons un déclin persistant de l'effectif du parti.

Là-dessus, les honorables Pangloss du communisme officiel nous interrompront pour nous signaler la "disproportion" qui existe entre les effectifs du parti et son influence. Telle est aujourd'hui, d'une manière générale la formule de l'Internationale Communiste imaginée par de rusés compères à l'usage des nigauds. Cependant, cette formule canonique, non seulement n'explique rien, mais dans un certain sens, elle aggrave même les choses. L'expérience du mouvement ouvrier atteste que la différence entre le rayon d'organisation et rayon d'influence du parti — toute traditions égales — est d'autant plus grande que le caractères dudit parti est moins révolutionnaire et plus "parlementaire". L'opportunisme s'appuie beaucoup plus facilement que le marxisme sur des masses dispersées. On s'en rend compte, notamment, par la simple comparaison du Parti socialiste et du Parti communiste [1] . L'accroissement systématique de la "disproportion", parallèlement à la décroissance du nombre des communistes organisés, ne pourrait, par conséquent, rien signifier d'autre, si ce n'est ceci : que le Parti communiste français de révolutionnaire se transforme en parti parlementaire et municipal. Que, dans une certaine mesure, ce processus ait existé au cours de ces dernières années, c'est ce qu'attestent, de façon indiscutable, les récents scandales "municipaux", auxquels il est à craindre que ne succèdent, encore cette fois, les scandales "parlementaires". Néanmoins, la différence entre le Parti communiste, tel qu'il est actuellement, et l'agence socialiste de la bourgeoisie, reste considérable. Les Pangloss de la direction dénigrent le Parti communiste français quand ils pérorent sur on ne sait quelle gigantesque disproportion entre les effectifs de celui-ci et son influence. On n'a pas de peine à démontrer que l'influence politique du communisme, s'est hélas ! bien faiblement développée en ces cinq dernières années.

 

Le parlementarisme dans le parti français

Pour les marxistes, ce n'est pas un secret que les élections parlementaires et municipales reflètent en les défigurant à l'extrême, et toujours au préjudice des tendances révolutionnaires, les véritables sentiments des masses opprimées. Néanmoins, la dynamique de l'évolution politique a également son reflet dans les élections parlementaires : c'est une des raisons pour lesquelles nous, marxistes, prenons une part active à la lutte parlementaire et municipale. Mais que disent les chiffres de la statistique électorale ?

Aux élections législatives de 1924, le Parti communiste réunit 875.000 suffrages, un peu moins de 10 % de tous les suffrages exprimés. Aux élections de 1928, le Parti a obtenu un peu plus d'un million de voix (1.064.000), ce qui représente 11,1/3 % de l'ensemble des votants. Ainsi en quatre années, le poids spécifique du parti dans le corps électoral du pays s'est accru de 1 1/3 %. Si le processus se poursuivait dans l'avenir à ce même rythme, la perspective de Chambelland sur les trente à quarante ans de paix sociale pourrait bien s'avérer trop... révolutionnaire.

Le Parti socialiste qui, dès 1924, était "inexistant" (Zinoviev-Lozovskydixit), recueillit, en 1928, presque 1 million 700.000 suffrages, plus de 18 % du total des voix exprimées, ou largement une fois et demie plus que les communistes.

Les résultats des élections municipales modifient peu ce tableau général. Dans certains centres industriels (Paris, le Nord), un déplacement de voix socialistes, au profit des communistes, s'est incontestablement produit. Ainsi, à Paris, le poids spécifique des voix communistes s'est accru en quatre années (1925-1929) de 18,9 % à 21,8 %, soit de 3 %, alors que la part des voix socialistes tombait de 22,4 % à 18,1 %, soit de 4 %. La valeur symptomatique de ce genre de faits est indubitable ; mais pour le moment, ils gardent toutefois un caractère local et, surtout, ils sont fortement compromis par le "municipalisme" antirévolutionnaire dont Louis Sellier et ses pareils petits-bourgeois sont la vivante incarnation. D'une façon générale, on peut dire que les élections qui ont eu lieu un an après les élections législatives, n'ont pas apporté de modifications sensibles aux résultats de ces dernières.

Les autres indices de la vie politique se retournent également et pleinement contre les affirmations, pour le moins prématurées, d'une prétendue radicalisation des masses au cours de ces deux dernières années. Le tirage de l'Humanité, autant que nous sachions, n'a nullement augmenté dans ce laps de temps. La souscription en faveur de l'Humanité est à coup sûr une réalité consolante. Mais cette souscription eût été tout aussi possible un an, deux ans, trois ans plus tôt, si la réaction eût attaqué démonstrativement le journal.

Le Premier Août — on ne doit pas l'oublier un instant — le parti n'a pas été capable de mobiliser non seulement la partie du prolétariat qui a voté pour lui, mais même tous les ouvriers syndiqués. A Paris, d'après les calculs certainement exagérés de l'Humanité, environ 50.000 ouvriers, soit moins de la moitié des syndiqués ont pris part à la manifestation du Premier Août. En province, la situation a été incomparablement pire. Remarquons en passant que c'est là la preuve que le "rôle dirigeant" du Bureau politique parmi les fonctionnaires unitaires ne signifie pas encore que le parti exerce un rôle dirigeant parmi les ouvriers syndiqués. Or, ces derniers ne représentent qu'une petite parcelle de la classe. Si l'élan révolutionnaire est vraiment un fait aussi indiscutable, que vaut alors la direction du parti qui, au moment aigu du conflit sino-soviétique, n'a pas même pu entraîner dans une manifestation antimilitariste le quart (disons plus justement le dixième) de ses électeurs dans le pays ? Personne ne réclame l'impossible à la direction du Parti communiste. On ne peut prendre la classe de force. Mais ce qui a donné à la manifestation du Premier Août, un caractère de fiasco évident, c'est la phénoménale "disproportion" entre les cris de victoire de la direction et l'écho réel des masses.

Mais peut-être, de tous les symptômes de l'affaiblissement des positions communistes, le plus inquiétant est celui de la décadence des organisations de Jeunesses. La radicalisation des masses commence toujours par les jeunes et la radicalisation des jeunes signifie toujours le renforcement de l'aile la plus combative et la plus décidée c'est-à-dire les Jeunesses communistes.

 

Le déclin de la C.G.T.U.

Quand à l'organisation syndicale, à en juger par les chiffres officiels, elle a suivi avec un an de retard le déclin du Parti. En 1926, la confédération unitaire comptait 475.000 membres ; en 1927, 452.000 ; en 1928, 375.000. La perte de 100.000 membres par les syndicats, alors que le mouvement de grèves se développait dans le pays, constitue la preuve irrécusable que la C.G.T.U. ne reflète pas les processus fondamentaux qui s'opèrent dans le domaine de la lutte corporative-économique des masses, mais que, ombre agrandie du Parti, elle ne fait que suivre, avec quelque retard, le déclin de celui-ci.

Les données que nous citons dans le présent exposé confirment avec une force redoublée les déductions que a priori, nous avons tirées dans notre premier article de l'analyse des chiffres du mouvement de grèves. Rappelons-les encore une fois. Les années 1919-1920 ont été les années culminantes de la lutte prolétarienne en France. Après quoi commença le reflux qui, dans le domaine économique, à six ans de distance, fut remplacé par un nouveau flux por le moment encore très lent ; quant au domaine politique, le reflux ou la stagnation continue, du moins dans la masse principale du prolétariat, encore aujourd'hui. Ainsi, un réveil d'activité de certaines couches du prolétariat dans le domaine de la lutte économique n'est pas niable. Mais ce processus ne fait encore que passer par un premier stade, au point que dans la lutte sont entraînées surtout les entreprises de l'industrie légère, avec une prépondérance d'ouvriers inorganisés sur les organisés et un poids spécifique important d'ouvriers étrangers.

L'essor de la conjoncture économique parallèlement à un renchérissement du coût de la vie, a servi d'impulsion à la lutte gréviste. D'une façon générale, les premiers stades du renforcement de la lutte corporative ne sont pas, d'ordinaire, accompagnée d'un mouvement d'essor révolutionnaire. Il n'en va pas autrement aujourd'hui. Au contraire, l'essor économique peut même pendant un certain temps atténuer les intérêts politiques des ouvriers, tout au moins de quelques-unes de leur couches.

Si, par ailleurs, on prend en considération que l'industrie française passe depuis déjà deux ans par une phase d'essor ; qu'il n'est pas question de chômage dans ses branches essentielles ; et que, dans certaines branches, on observe même un manque aigu de main-d'oeuvre, il n'est pas difficile d'en inférer que, dans ces conditions exceptionnellement propices à la lutte syndicale, l'ampleur actuelle du mouvement de grèves doit être considérée comme très modérée. Les indices essentiels de cette modération sont : la dépression qui subsiste dans les masses de la période passée, et la lenteur de l'essor industriel lui-même.

 

Quelles sont les perspectives prochaines ?

Malgré le caractère rythmique des changements de conjoncture, on ne peut que d'une manière très approximative prévoir pratiquement l'alternance des phases de cycle. Ce qui précède s'applique également au capitalisme d'avant-guerre. Pour ce qui est de la présente époque les difficultés de prévoir la conjoncture se sont encore accrues. Le marché mondial n'est toujours pas arrivé, après les secousses de la guerre, à établir une conjoncture unique, bien qu'il s'en soit beaucoup rapproché par rapport aux cinq premières années d'après-guerre. Voilà pourquoi l'on doit être aujourd'hui doublement circonspect, quand on essaye de définir à l'avance le changement suivant de la conjoncture mondiale.

A l'heure actuelle, les variantes essentielles ci-dessous paraissent possibles :

a) La crise de la Bourse de New-York est le signe avant-coureur de la crise économique des États-Unis, laquelle, dans les mois prochains, atteindra déjà une grande profondeur. Le capitalisme, aux États-Unis, s'est vu obligé de donner une sérieux coup de volant dans le sens du marché extérieur. Une époque de concurrence effrénée commence. Les marchandises américaines se frayent une voie à des prix inférieurs au prix de revient. Les marchandises européennes reculent devant cette attaque forcenée. L'Europe entre dans la crise plus tard que les États-Unis ; mais en revanche la crise européenne revêt une acuité extrême.

b) Un krach de Bourse ne provoque pas en ligne directe une crise économique ; il n'a pour effet qu'une dépression momentanée. Un coup qui atteint la spéculation boursière aboutit à une corrélation plus juste entre le cours des valeurs et l'activité économique, de même qu'entre cette dernière et le pouvoir d'achat réel du marché. Après une dépression et une période d'adaptation, la conjoncture économique se redresse, quoique pas d'une manière aussi vive que dans la période écoulée. Mais cette variante n'est pas impossible. Les réserves du capitalisme américain sont vastes. Le budget n'y tient pas la dernière place (commandes, subsides, etc.).

c) Le reflux des moyens de la spéculation américaine féconde l'activité économique. Le sort ultérieur de la reprise qui en résulte dépendra à son tour des causes d'ordre purement européen, comme de causes d'ordre mondial. Même dans l'éventualité d'une crise économique aiguë aux États-Unis, un essor peut encore se prolonger un certain temps en Europe, car il n'est tout de même pas concevable que la capitalisme des États-Unis puisse en l'espace de quelques mois, se réorganiser en vue d'une offensive décisive sur le marché mondial.

d) Enfin, le cours réel de l'évolution peut passer entre les variantes mentionnées ci-dessus et donner une résultante sous forme de courbe brisée dont les oscillations se traduiront par de timides écarts en haut ou en bas.

L'évolution du mouvement ouvrier, surtout du mouvement de grèves, fut étroitement liée dans toute l'histoire du capitalisme à l'évolution des cycles de conjoncture. On ne doit pas, bien sûr, se représenter ce lien d'une manière mécanique. Dans certaines conditions qui sortent des limites du cycle économique (modifications brutales de la situation économique ou politique du monde, crises sociales aiguës, guerres et révolutions), ce ne sont pas les revendications courantes des masses que suscite la conjoncture donnée, qui trouvent leur expression dans une vague de grèves, mais les profondes tâches historiques, d'un caractère révolutionnaire de ces masses. Par exemple, en France, les grèves d'après-guerre n'eurent pas un caractère de conjoncture, mais traduisirent la crise profonde de l'ensemble de la société capitaliste. Si l'on considère l'actuelle reprise du mouvement de grèves en France sous l'angle de ces critères, elle nous apparaîtra avant tout pour le moment comme un mouvement ayant un caractère de conjoncture.

Du mouvement ultérieur du marché, de la succession des phases de conjoncture de leur plénitude et de leur intensité, dépendront de la façon la plus immédiate la marche et l'allure du mouvement ouvrier. Dès lors, il d'autant plus inadmissible, au tournant où nous sommes, de proclamer sans aucun rapport avec le cours de la vie économique, l'avènement de la "troisième période".

Il est inutile d'expliquer que, dans le cas même d'un retour de conjoncture favorable en Amérique et d'une période d'essor économique en Europe, une nouvelle crise serait néanmoins fatale. On peut être sûr que les dirigeants actuels, quand la crise se fera réellement sentir, proclameront que leur pronostic s'est entièrement confirmé, que la stabilisation du capitalisme a prouvé sa fragilité et que la lutte de classes est devenue plus aiguë. Cependant, il est clair que de tels pronostics ne valent pas cher. Celui qui chaque jour se mettrait à pronostiquer une éclipse de soleil, finirait par voir accomplir son pronostic. Mais, il n'est guère probable que nous voudrions considérer cet oracle comme un astronome sérieux. La tâche des communistes n'est pas de prédire tous les matins des crises, des révolutions et des guerres, mais de préparer les masses aux guerres et aux révolutions, en appréciant sensément la situation qui se crée entre les guerres et les révolutions. On doit prévoir l'inévitabilité d'une crise après une période d'essor, on doit prévenir les masses d'une crise future. Mais on peut d'autant mieux les préparer à la crise que les masses, sous une juste direction, mettront plus pleinement à profit la période d'essor.

A la récente session (de décembre), du Comité confédéral national de la C.G.T. unitaire de très bonnes idées ont aussi été émises. Ainsi Claveri et Dorel se sont plaints de ce que le dernier Congrès unitaire (septembre 1929) ait éludé les revendications corporatives des masses ouvrières. Toutefois, ces orateurs ne se sont pas demandé comment il avait pu se faire qu'un Congrès syndical ait passé à côté de ce qui doit être sa première et sa plus urgente tâche ? Au nom de l'"auto-critique" les orateurs précités ont cette fois condamné la direction unitaire en termes plus écrasants que ne l'avait fait jamais l'opposition.

Cependant, Dorel lui-même a versé à la gloire de la "troisième période" pas mal de confusions en connexion avec la question du caractère politique des grèves. Dorel exige que les syndicalistes révolutionnaires, c'est-à-dire les communistes, — les seuls syndicalistes révolutionnaires qui soient, — profitent des grèves pour démasquer aux yeux des ouvriers la dépendance de certaines manifestations d'exploitation de tout la régime actuel, et par conséquent le lien qu'il y a entre les revendications partielles des ouvriers et les tâches de la révolution prolétarienne.

Pour un marxiste, c'est là une exigence plus qu'élémentaire. Mais cela ne définit nullement le caractère de la grève comme telle. Par grève politique, on doit entendre non pas une grève durant laquelle les communistes font de l'agitation politique, mais une grève où les ouvriers de divers établissements et corporations luttent pour des buts bien déterminés. La propagande révolutionnaire en temps de grève est un devoir que les communistes doivent remplir, quelles que soient les conditions. Quant à la participation des ouvriers aux grèves politiques, c'est-à-dire aux grèves révolutionnaires, elle est une des formes les plus aiguës de la lutte et elle ne se réalise que dans des conditions exceptionnelles, que ni le parti ni le syndicat ne peuvent engendrer, à leur gré, par des moyens artificiels.

Le fait d'identifier les grèves corporatives avec les grèves politiques, crée un chaos qui empêche manifestement les chefs syndicaux de concevoir d'une manière juste les grèves économiques, la préparation et l'élaboration d'un programme rationnel de revendications ouvrières.

Il est pis encore de l'orientation économique générale. La philosophie de la "troisième période" exige coûte que coûte tout de suite une crise économique. Cependant, sans appréciation concrète de la conjoncture, il n'est pas possible, encore une fois, d'élaborer de justes revendications et de lutter pour elles avec succès. Claveri et Dorel auraient agi sagement en méditant la question à fond.

Si en France l'essor économique se poursuit encore un an ou deux (ce qui n'est pas impossible), l'ordre du jour le plus prochain comportera avant tout le développement et l'affermissement de la lutte économique. Savoir s'adapter à cette situation est non seulement la tâche des syndicalistes, mais celle aussi du parti. Il ne suffit pas de proclamer le droit abstrait du communisme au rôle dirigeant, il faut le conquérir pratiquement, en demeurant non dans les cadres étroits de l'appareil syndical, mais sur l'ensemble du champ de lutte de classes. A la formule anarchiste et trade-unioniste de l'autonomie syndicale, le parti doit opposer une aide sérieuse, théorique et politique, aux syndicats, en les aidant à s'orienter dans les questions de l'évolution économique et politique, et par conséquent à élaborer de justes revendications et de justes méthodes de lutte.

La crise qui succédera immanquablement à la période d'essor modifiera les tâches en même temps qu'elle supprimera la base d'une lutte économique victorieuse. Il est dit plus haut que l'avènement de la crise servira, très probablement, d'impulsion à l'activité politique des masses. La force de cette impulsion dépend directement de deux causes : de la profondeur et de la durée de la période d'essor qui l'aura précédée et de l'acuité de la crise qui se produira. Plus brutal et plus profond sera le changement, plus la réaction des masses sera vive. Il n'est pas difficile d'en saisir les causes. La force d'inertie veut que les grèves acquièrent généralement le plus d'ampleur au moment où l'essor économique commence à se transformer en dépression. Les ouvriers prenant leur élan se trouvent pour ainsi dire devant le mur. A ce moment, les grèves économiques ne permettent plus d'obtenir que très peu de chose. Quand la dépression commence, les patrons recourent plus facilement au lock-out. Rien de plus naturel que le sentiment de classe surchauffé des ouvriers se cherche d'autres voies. Lesquelles ? Cela dépend à ce moment, non seulement des conditions de conjoncture, mais de la situation tout entière du pays.

Actuellement, il n'y a pas de données permettant d'affirmer d'avance que la prochaine crise de conjoncture en France créera une situation révolutionnaire immédiate. Qu'il y ait combinaison d'une série de conditions sortant des limites de la crise de conjoncture, cela est pleinement possible. Mais, à ce sujet, tenons-nous-en, pour l'instant, aux suppositions théoriques. Préconiser aujourd'hui le mot d'ordre de la grève politique générale comme un mot d'orde actuel, sous prétexte que la future crise peut pousser les masses dans la voie révolutionnaire, c'est vouloir assouvir sa faim présente avec le repas du lendemain alors qu'on n'est pas sûr d'en avoir. Lorsque Molotov déclarait à la 10° session de l'Exécutif que la grève générale en France était pratiquement à l'ordre du jour. Il ne faisait que prouver, une fois de plus, qu'il ne connaît ni la France, ni l'ordre, ni le jour. Les anarchistes et les syndicalistes se sont suffisamment donné de mal en France pour compromettre l'idée de la grève générale. Il semble que le communisme officiel veuille s'engager dans cette voie, en essayant de remplacer l'action révolutionnaire systématique par les sauts de chèvre de l'aventurisme.

La reprise de l'activité politique des masses avant de revêtir des formes plus radicales peut, pendant un certain temps, voire même un temps assez long, se traduire par une grande fréquentation des réunions, par une plus large diffusion de la presse communiste, par l'accroissement des suffrages, par l'augmentation des effectifs du parti, et ainsi de suite. La direction peut-elle s'orienter d'avance, d'une manière purement a priori, sur un rythme impétueux d'une évolution à tout prix ? Non. Elle doit avoir les mains libres pour l'un ou l'autre rythme. Ce n'est qu'à cette condition que le parti, sans dévier de la direction révolutionnaire marchera du même pied que la classe.

Au sujet des considérations que je développe ci-dessus, j'entends déjà une voix caressante de crécelle m'accuser d'"économisme" d'une part, d'optimisme capitaliste d'autre part, et, cela va sans dire, de déviation social-démocrate. Tout ce que les Molotov ne peuvent saisir, c'est-à-dire beaucoup, beaucoup de choses, ils le mettent au compte de la déviation social-démocrate, de même que les sauvages mettent au compte des mauvais esprits quatre-vingt-dix-neuf pour cent, de ce qui existe sur terre.

Après les Molotov, les Sémard et les Monmousseau viendront nous apprendre que la question ne se limite pas aux oscillations de la conjoncture, qu'il y a quantité d'autres facteurs — notamment la rationalisation et la guerre qui s'avance. Ce sont des gens qui parlent d'autant plus volontiers de "quantité" de facteurs, qu'ils sont incapables d'en expliquer un seul. Il est certain, leur répondrons-nous, que la guerre renverserait toute la perspective et ouvrirait pour ainsi dire une ère nouvelle. Mais, premièrement, nous ne savons encore pas aujourd'hui quand viendra la guerre, ni par quelle porte elle arrivera. Deuxièmement, afin de s'engager dans la guerre les yeux ouverts, il faut étudier attentivement toutes les sinuosités de la route qui y conduit. La guerre ne tombe pas du ciel. La question de la guerre et de ses débats est intimement liée à la question des processus du marché mondial [2]

 

L'art de l'orientation

L'art de la direction révolutionnaire est avant tout l'art d'une exacte orientation politique.

En toute circonstance, le communisme prépare l'avant-garde prolétarienne, et par l'entremise de cette dernière, la classe ouvrière toute entière à la conquête révolutionnaire du pouvoir. Mais il s'y prend de différentes façons, sur différents plans de la vie ouvrière et à différentes époques.

Un des grands points de l'orientation est de déterminer l'état d'esprit des masses, de préciser leur degré d'activité et de préparation au combat. Or cet état d'esprit ne se forme pas comme par enchantement ; il est soumis aux lois spéciales de la psychologie des masses, lois qui jouent conformément aux circonstances sociales objectives du moment. L'état politique potentiel des masses se prête dans certains cas à une évaluation toute quantitative (l'importance des tirages de la presse, la fréquentation des réunions, des manifestations, grèves, élections, etc.).

Pour bien saisir la dynamique de ce processus, il faut avant tout déterminer dans quel sens et sous l'influence de quelles causes évolue l'état d'esprit de la classe ouvrière. C'est en combinant les données objectives et subjectives que l'on peut arriver plus ou moins à déterminer l'évolution du mouvement, établir un ensemble de prévisions étayé scientifiquement et sans lequel toute lutte révolutionnaire serait un non-sens.

Mais en politique la prévision doit être considérée non comme un schéma rigoureux mais comme une hypothèse de l'évolution du mouvement ouvrier. En aiguillant la lutte sur l'une ou l'autre voie, il est indispensable de suivre attentivement et pas à pas l'évolution des conditions objectives et subjectives du mouvement de manière à apporter, dans la tactique même, les correctifs qui s'imposeront au fur et à mesure. Bien, que jamais le déroulement de la lutte ne coïncide parfaitement avec le jalonnement préétabli, cela ne peut nous dispenser de recourir à la prévision politique. L'essentiel sera de ne pas se fier aveuglément à des schémas tout faits, mais de surveiller constamment la marche du processus historique en se conformant à tous ses enseignements.

Le centrisme qui dirige actuellement l'Internationale communiste ne se prête pas à la prévision historique de par sa nature même en tant que tendance idéologique purement parasitaire. Dans la République des Soviets, le centrisme a prévalu en réaction contre l'"esprit d'octobre" dans le période de descente de la révolution, au moment où l'empirisme et l'éclectisme qui constituent l'essence même du centrisme lui permettent de flotter avec le courant. Et comme au surplus on avait par avance déclaré que la marche du développement conduisait automatiquement à l'édification du socialisme dans un seul pays, cela dispensait par le fait même le centrisme de la nécessité d'une orientation à l'échelle mondiale.

Cependant, dans les pays capitalistes, les partis communistes qui luttent pour la conquête du pouvoir ou se préparent à cette lutte ne peuvent subsister sans recourir à une politique de prévision. La nécessité d'une orientation exacte, au jour le jour, est pour eux une question de vie ou de mort. Or, l'exercice d'une telle orientation leur est interdit tant qu'ils se voient forcés de marcher en courbant la tête sous la férule de la bureaucratie stalinienne.

Fort capable de vivre longtemps des revenus d'un capital préalablement conquis par le pouvoir prolétarien, le centrisme bureaucratique est par contre absolument incapable de créer de nouveaux partis pour la conquête du pouvoir. Et c'est en cela que réside la contradiction la plus importante et la plus menaçante de l'Internationale communiste actuelle.

L'histoire des directives centristes se réduit à l'histoire des fatales erreurs de son orientation.

Depuis que les épigones ont laissé échapper la situation révolutionnaire en 1923 en Allemagne, ce qui a modifié du tout au tout la situation en Europe, l'Internationale communiste a passé par trois phases successives de fatals errements :

1924-1925 fut la période des erreurs ultra-gauches. La ligne de direction était basée sur la prévision d'une situation révolutionnaire dans un espoir immédiat alors que ce point était déjà dépassé. C'est durant cette période que l'on nous taxa — nous, marxistes-léninistes — de "droitiers" et de "liquidateurs".

1925-1927 fut la période de l'opportunisme avoué, coïncidant avec la montée impétueuse du mouvement ouvrier en Angleterre et la révolution de Chine. Durant cette période nous devenons des "ultra-gauches".

Enfin l'année 1928 vit l'avènement de la troisième période consistant à recommencer les erreurs de Zinoviev des années 1924 et 1925, mais en quelque sorte sur un pied historique plus élevé.

Cette "troisième période" n'est pas achevée ; elle continue à sévir, décimant et décapitant les organisations.

Et ce n'est pas l'effet d'un hasard si les trois périodes virent systématiquement s'appauvrir leurs cadres de direction :
Première période : Zinoviev, Boukharine, Staline;
Seconde période : Staline, Boukharine;
Troisième période : Staline, et... Molotov.

Tout cela se tient avec une logique inéluctable.

Voyons maintenant d'un peu plus près en quoi consistent les directives et les théories de cette "troisième période".


Notes

[1] A la veille des élections législatives de 1924, le bureau du Comité exécutif de l'I.C., dans un manifeste spécial adressé au Parti communiste français, traitait le parti socialiste de parti "inexistant". Le manifeste était dû à ce voltigeur de Lozovsky. C'est en vain que je protestai, dans une lettre adressée au bureau, contre cette légèreté d'appréciation, en même temps que j'expliquai qu'un parti réformiste parlementaire peut garder une très grande influence avec une organisation faible, voire même une presse faible. Cela fut mis au compte de mon "pessimisme". Le résultat des élections de 1924 de même que l'évolution ultérieure ne tardèrent pas, bien entendu, à jeter bas cette fois encore l'optimiste légèreté de Zinoviev-Lozovsky.

[2] Ces lignes écrites au mois de décembre n'avaient pas pour objet — comme le lecteur s'en rend bien compte — de faire des pronostics de conjoncture. Ce thème très intéressant est resté en dehors de notre analyse. Nous nous sommes borné à indiquer les variantes possibles pour accentuer la nécessité d'adapter notre tactique à chacune des variations à mesure qu'elle se présente dans les évènements. Naturellement il faut, en suivant avec la plus grande attention les symptômes des crises dans les diverses branches de l'industrie, accentuer la pression des revendications sur le domaine qui bénéficie encore des avantages de la prospérité.
Malheureusement, la direction de la C.G.T.U. fait abstraction de tout ce qui se passe et essaie, dès à présent de concentrer la volonté des masses pour la grève du Premier Mai (manifeste de la C.G.T.U.). Comme si le succès ou l'insuccès du Premier Mai était autre chose que le bilan de toute l'activité politique et syndicale.


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