1920

Source : La Dictature du prolétariat (Problèmes économiques) –Traduction française d’Alzir Hella et O. Bournac, Librairie de l’Humanité, Bibliothèque communiste, 1922. – 1ère édition [en allemand] 1920.

J. Varga

La Dictature du Prolétariat

Ch. I. La crise du capitalisme

La guerre mondiale a déchaîné la crise du capitalisme. Le prolétariat du monde entier capitaliste se trouve dans un état de fermentation révolutionnaire. De la Russie victorieuse, les vagues révolutionnaires déferlent sans cesse sur l’Occident : relâchement total de la discipline du travail, dégoût de celui-ci sous les conditions capitalistes, grèves gigantesques qui, de par leur seule ampleur, ébranlent les fondations de l’organisation économique capitaliste, vie chère ; misère ; pillage dans les villes ; mutineries dans l’armée, l’expérience montre que ce sont là les présages d’un soulèvement armé du prolétariat.

Les champions de la bourgeoisie, il est vrai, affirment qu’il s’agit seulement d’une crise passagère du capitalisme et non du commencement de la fin. « Le Bolchevisme est la maladie des peuples vaincus », expliquent-ils. Nous allons essayer de déterminer s’il y a lieu de considérer la crise actuelle comme passagère ou comme définitive.

L’organisation capitaliste est une organisation d’antagonismes. Comme puissance de classe, elle ne pouvait apparaître stable qu’aussi longtemps que les intérêts de la bourgeoisie cadreraient avec ceux de la grande majorité de la population. Cela ne dura qu’un temps court. Les tendances inéluctables au développement de la production capitaliste mirent en évidence, de façon toujours plus tranchante, le caractère antagoniste de cette organisation. Ce n’est point la volonté de la majorité des composants, mais le régime de contrainte de la classe dirigeante qui fit se maintenir le système dans la crise latente qui dure depuis des décades. De grandes masses du prolétariat s’organisaient bien en vue de la lutte contre le capital. Mais on n’en venait qu’aux escarmouches. Le capitalisme n’avait pas encore développé toutes les forces, utilisé toutes les possibilités : son emprise s’étendait toujours, il s’emparait de nouveaux pays, de nouvelles parties du monde, procurait à ses tenants de riches profits, tout en permettant à l’avant-garde du prolétariat en lutte de recueillir les miettes, de s’offrir un étalon de vie progressant lentement et qui avait pour résultat d’amortir et étouffer les énergies révolutionnaires.

La concentration de l’exploitation et la centralisation des richesses n’avaient pas encore pris toute leur ampleur et très nombreux étaient les intéressés à la propriété privée des moyens de production. L’idéologie conservatrice, la croyance en l’inébranlabilité de l’organisation mondiale capitaliste était encore fortement enracinée dans les masses prolétariennes. La doctrine « évolutionniste » de la social-démocratie qui repoussait, à une distance tellement éloignée qu’on ne pouvait l’apercevoir, la transformation révolutionnaire de la Société ; l’attitude des syndicats ouvriers qui se consacraient entièrement à l’amélioration de la situation de la classe ouvrière dans le cadre de l’organisation capitaliste n’étaient point faites pour transformer les oppositions latentes en actives énergies révolutionnaires. En un mot, le système de contrainte des classes dirigeantes était intact, était suffisamment fort pour abattre toute tentative de soulèvement armé de la classe ouvrière et, par cela même, se trouvait fortifié le dogme, répandu par les avocats de la classe dirigeante et insufflé au prolétariat, de l’inébranlabilité et de l’éternité du système capitaliste.

La guerre mondiale a apporté de profonds changements dans la structure de la Société capitaliste. Nous allons d’abord examiner ceux dont elle a souffert au point de vue économique.

Une partie de ces transformations est le résultat naturel des méthodes de production capitalistes ; toutefois elles ne se seraient point produites aussi vite sans la guerre. La concentration a fait des progrès extraordinairement rapides. Des centaines de milliers de petits patrons et fermiers sont partis à la guerre et leur exploitation a sombré. D’autre part, de grosses entreprises se sont enrichies dans la profession lucrative de fournisseurs de la guerre. La division de la Société en capitalistes, disposant de fortunes énormes, et en prolétaires ne possédant rien en dehors de leur capacité de travail s’est affirmée de façon beaucoup plus tranchante qu’avant la guerre.

L’effort particulier à la phase impérialiste du capitalisme, en vue de la victoire sur l’anarchie par l’organisation de l’économie capitaliste permettant au capital de tenir le marché mieux en main, fut puissamment renforcé pendant la guerre de par le système de contrainte économique adopté par les Etats. On parla de socialisme de guerre, il eût fallu dire, c’était là l’expression juste : Capitalisme organisé étatiquement.

Une série d’autres changements peuvent être considérés comme la déformation de la vie économique résultant de l’économie de guerre. Les phénomènes les plus importants en sont les suivants :

L’accumulation effective est remplacée par l’appauvrissement collectif, accompagné d’une accumulation monstrueuse du capital fictif. En même temps qu’à la consommation de la population civile, l’état de guerre a enlevé à la vie économique une plus grande quantité de marchandises qu’il n’en fut produit pendant le même laps de temps. Au lieu de l’accumulation particulière aux méthodes du capitalisme s’est produite une diminution des richesses effectives en marchandises, une désaccumulation. L’Etat capitaliste s’est emparé des marchandises tout en reconnaissant, le plus largement, le principe de la sacro-sainte propriété, c’est-à-dire en les payant au prix fort.

Les emprunts toujours répétés représentent l’argent comptant. Les marchandises employées sans avoir été renouvelées sont remplacées par un capital fictif, par des bons devant produire une plus-value dont ils sont dépossédés par l’Etat au moyen des impôts. Le Capital fictif prend des proportions d’autant plus grandes que la rapide entrée dans la phase de pénurie de marchandises fait s’élever leur prix non moins rapidement.

(Ces bons qui représentent un capital primitivement prêté et depuis longtemps dépensé, ces duplicata en papier d’un capital anéanti font, pour leurs détenteurs, fonction de capital aussi longtemps qu'ils sont des marchandises vendables et peuvent, par conséquent, être reconvertis en capital). (Marx, Le Capital.)

Cette reconversion n’est possible, dans l’Economie de guerre, que pour le simple possesseur de bons de guerre ; socialement elle ne peut se faire, parce que les éléments effectifs du capital productif font défaut sur le marché.

L’appauvrissement réel de la population en temps de guerre ne s’est point fait de façon uniforme. De grands désordres se sont produits dans la répartition des richesses qui allaient toujours diminuant. Les fournisseurs de guerre, producteurs et, en général, tous les gens de commerce à qui la guerre procura l’occasion de faire des affaires s’enrichirent. Les petites entreprises dont le capital ne suffisait plus à la continuation de la production à cause du rapide enchérissement des matières premières sombrèrent bientôt. Cependant que toutes les catégories de personnes dont la fortune rapportait un revenu fixe en argent s’appauvrissaient de par la dépréciation de l’argent.

A la disparition des richesses effectives et à l’inflation du capital fictif correspondait un phénomène semblable dans la répartition des revenus. Le montant nominal du revenu total de la population atteignait de grandes proportions, mais la quantité de marchandises correspondante pour la réalisation de ce revenu manquait. Les prix montèrent rapidement, l’argent perdit son caractère de moyen d’échange ordinaire.

Entre la Ville et l’Etat commença un échange revêtant des formes primitives.

« La bourgeoisie a soumis la campagne à la domination de la ville », dit le manifeste communiste. Dans l’économie de guerre les rôles ont changé : C'est la ville qui est devenue sujette de la campagne. Grâce au manque général de produits, la campagne, qui fournissait ceux les plus indispensables, les plus nécessaires à la vie, obtint la prépondérance économique et profita de sa situation pour dépouiller la population des villes. Les prolétaires des villes furent obligés d’offrir leur maigre avoir aux paysans en échange des vivres.

L’étalon de vie des peuples en guerre, en général, subit un recul rapide. Mais il n’en fut pas de même pour toutes les classes. Les propriétaires fonciers et la haute bourgeoisie conservèrent leur ancien étalon de vie. Les paysans élevèrent même le leur, mais le standard de vie des fonctionnaires et des ouvriers empira subitement.

Une misère réelle plus grande frappa les masses ouvrières, car les augmentations de salaire ne marchaient point de pair avec l’élévation du coût de la vie. Par contre, l'état de soldat signifiait pour les ouvriers ruraux et les prolétaires incultes de l’Europe Orientale et de l’Europe Centrale une élévation considérable de l’étalon normal de vie : des gens qui, avant la guerre, mangeaient de la viande une fois toutes les deux semaines, recevaient, à l’armée, leur portion de viande quotidienne ; des prolétaires qui, dans la vie civile, allaient nu-pieds six mois de l’année et avaient tout au plus une chemise à se mettre sur le dos se voyaient vêtus convenablement, etc...

Ces changements économiques de situation en entraînèrent d’autres, très vastes, dans l’édifice social. Tout d’abord l'idéologie du prolétariat subit de profondes modifications, on enregistra une certaine activité de l’énergie révolutionnaire latente.

Ces facteurs qui, dans l’économie de guerre, coïncidaient avec la tendance générale de développement capitaliste, la concentration précipitée et l’institution du système de contrainte économique, ne firent qu’augmenter la force de résistance latente du prolétariat. Comme nouveau facteur révolutionnaire vinrent s’ajouter les changements défavorables concernant la situation faite à la classe ouvrière.

Nous pouvons affirmer que, malgré l’exploitation, malgré toute la misère dont la classe ouvrière eut à souffrir sous le régime capitaliste, elle avait vu s’élever, en général, son étalon de vie au cours du XIXe siècle — abstraction faite des courts reculs de temps de crise.

On ne connait pas dans l’histoire de la classe ouvrière moderne un abaissement des conditions de vie semblable à celui que subit aujourd’hui le prolétariat de l’Europe Orientale et Centrale, et il est un fait psychologique fondamental, c’est que la perte d’un étalon de vie déjà atteint exerce une influence plus révolutionnaire que la seule aspiration vers une amélioration des conditions de vie auxquelles on est habitué.

Au prolétariat sont venus se joindre les éléments petits bourgeois que la guerre a ruinés ainsi que la classe des fonctionnaires descendus au rang des prolétaires et voués aux mêmes conditions de vie qu’eux. Ces déclassés, grossissant les rangs du prolétariat, lui ont apporté une énergie révolutionnaire peut-être indisciplinée, mais cependant acharnée.

D’autre part, l’appauvrissement matériel qui atteignit le prolétariat se manifesta dans des circonstances particulièrement propres à renforcer sa conscience sociale et à la porter à un degré beaucoup plus élevé.

Sans cesse, durant la guerre, les classes dirigeantes de tous les pays avaient fait appel à lui : sur les champs de bataille, dans les usines, à la campagne. Constamment on répétait : le prolétariat doit sauver la patrie. C’est de son ardeur guerrière, de l’effort qu’il donne dans les usines que dépend le sort de la patrie. Grâce aux porte-parole du capitalisme, l’ouvrier put ainsi se rendre compte de l’importance capitale qu’il avait dans la Société moderne.

Jusqu’alors, il n’avait entendu parler, d’accord avec l’enseignement de l’idéologie capitaliste, que de son infériorité en face des membres des classes dirigeantes. Mais voici qu’on lui apprenait le contraire. De plus, la guerre ne lui avait-elle point permis de faire l’expérience que dans le maniement des armes, longtemps réservées uniquement aux gardiens de la classe dirigeante pour être employées contre lui, il était loin d’être inférieur à quiconque. Une expérience qui fit sur lui une profonde impression.

Nous pouvons donc affirmer que si le prolétariat de tous les pays d’Europe a vu son étalon de vie diminué par la guerre, il en est sorti par contre avec une conscience sociale fortifiée. C’est en raison de l’élévation de celle-ci qu’il réclame maintenant une élévation de sa condition matérielle et morale. Et ce qu’il veut, ce n’est point élever son niveau de vie actuel, mais celui d’avant guerre, exigence à laquelle le capital ne peut faire face. C’est là le fond de la crise capitaliste que nous traversons.

Ce développement n’eut point la même importance par tout. La déformation de la vie économique née des mesures de guerre fut plus grande chez les peuples vaincus que dans les Etats vainqueurs. Il en fut de même concernant l’appauvrissement de l’étalon de vie des ouvriers, leur mécontentement, leur poussée révolutionnaire. Et comme le sentiment révolutionnaire qui s’affirmait dans les pays vaincus se rencontra avec l’effondrement du pouvoir et de l’autorité à la suite de la défaite, la révolution y éclata. Ce fut le cas pour la Russie, où la Révolution prolétarienne l’emporta de haute lutte, pour la Finlande, la Bavière et la Hongrie où le prolétariat fut malheureusement vaincu.

Si dans les pays vainqueurs la révolution n’a pas éclaté, si l’autorité n’a pas été ébranlée, la crise du capitalisme y est flagrante : impossible de la nier. La classe ouvrière y réclame furieusement l’élévation de son standard de vie.

A l’heure actuelle les capitalistes sont volontiers prêts à accorder aux ouvriers toute concession élevant leur standard moral dans le cadre de la démocratie bourgeoise : l’extension du suffrage universel au gré du prolétariat; la participation des dirigeants ouvriers au pouvoir ; l’établissement de conseils ouvriers avec cercle d’action limité, la socialisation, même contre dédommagement aux propriétaires : tout cela, le prolétariat peut facilement l’obtenir.

Mais la classe ouvrière des pays de l’Entente se rend déjà compte que de telles concessions ne suppriment point l’esclavage économique. Ce que veut le prolétariat de tous les pays, c’est une élévation réelle du standard de vie : il exige la réduction de la journée à sept heures, même à six en Amérique et, pour obtenir satisfaction, il va — souvent encore inconsciemment — jusqu’à l’emploi des mesures socialistes et révolutionnaires.

Les expériences de la politique économique de guerre ont rapproché jusqu’à notre portée la possibilité d’un communisme prolétarien qu’on n’apercevait encore que dans le lointain nébuleux des utopies sociales. Bien que cette politique économique, où la contrainte jouait le rôle principal, n’offre qu’une image défigurée du communisme économique, elle n’en a pas moins montré aux masses que l’idée d’une organisation centrale économique n’est point une utopie. La possibilité d’organiser un système économique prolétarien par la transformation de l’organisation économique de guerre capitaliste est apparue immédiatement praticable.

C’est ainsi que les trade-unions anglaises, qui ont toujours passé pour des éléments conservateurs, exigent la nationalisation des mines, des chemins de fer, des banques et des principales branches du commerce, — exigences dont l'acceptation signifierait la fin du capitalisme. De leur côté, les ouvriers allemands veulent qu’on accorde à leurs conseils d’exploitation le droit de contrôle dans les entreprises capitalistes ainsi que celui de participer dans les décisions concernant l’organisation du travail.

La lutte pour l’élévation d'u standard de vie se poursuit surtout par des moyens économiques, mais elle est animée d’une énergie révolutionnaire.

Des grèves gigantesques de centaines de milliers de cheminots, de mineurs, de métallurgistes, ébranlent la vie économique de l’Europe et de l’Amérique. L’extension inouïe de ce mouvement lui donne — si même l'ouvrier n’a immédiatement conscience que de revendications purement économiques — le caractère d’une lutte de classes révolutionnaire. Car la bourgeoisie ne peut satisfaire à ces revendications. Il en est découlé dans le prolétariat de tout l’univers capitaliste une aversion générale pour le travail, un amoindrissement toujours plus marqué de la discipline du travail capitaliste et une diminution persistante de la production.

Cependant, il est impossible, à la classe capitaliste de donner satisfaction aux ouvriers qui revendiquent une élévation réelle de leur standard de vie au-dessus du niveau d’avant-guerre. Ce serait la fin du capitalisme parce que ce serait la fin de l’appropriation par les capitalistes de la plus-value. La classe capitaliste devrait renoncer entièrement à ses profits et ne continuer à produire que dans l’intérêt des ouvriers et dans l’espoir d’un avenir meilleur. Or, on peut admettre que la bureaucratie dirigeante du capital anonyme, les directeurs des Sociétés par actions, continueraient à produire, même avec la certitude que quelques années sans dividende s’ensuivraient, mais pour la classe capitaliste prise dans son ensemble, c’est là une vaine hypothèse.

D’autre part, l’écart entre les revendications ouvrières et le rendement possible de la production capitaliste est si grand, que même le renoncement — en pratique inconcevable — de la classe capitaliste à tout profit ne suffirait pas à le combler. La guerre a fortement diminué la capacité de production dans tous les pays, la composition et la « table de vie » de la population se sont modifiées, de même que la proportion de celles de ses parties aptes au travail s’est sensiblement amoindrie : les moyens de production sont usés, détruits, les stocks de marchandises, de matières premières et d’outils sont épuisés. Avec un semblable appareil de production la quantité d’objets nécessaires pour la satisfaction des demandes ouvrières ne peut pas être produite dans l’état de choses capitaliste. D’ailleurs la production capitaliste, par tout son système, est adaptée à la répartition des revenus existants. Ce serait en vain que la classe capitaliste consentirait, pour un certain temps, à renoncer à s’approprier la plus-value : il se pourrait qu’ainsi la classe ouvrière obtînt une élévation, en argent, de son standard de vie, mais qui ne correspondrait pas à une augmentation en marchandises indispensables au relèvement réel des conditions de son existence. En effet, l’outillage qui sert à la production d’objets de luxe ne peut être employé tel quel pour la production des articles propres à la consommation ouvrière. Les revendications ouvrières tendant au relèvement réel du standard de vie ne pourraient donc être satisfaites que par une augmentation soudaine de la production des articles propres à la consommation du prolétariat.

Or, une seule façon d’augmenter la production est propre au capitalisme : l’intensification de la productivité, c’est-à-dire l’accroissement des outils manipulés par un ouvrier, ou — suivant l’expression de Marx — l’accroissement de la composition organique du capital. Tous les autres moyens — nous étudierons cette question en détail au chapitre suivant —, se trouvent en dehors de la ligne d’évolution normale du capitalisme. L’accroissement de la productivité suppose une augmentation de l’outillage, donc une accumulation matérielle. Mais, dans le capitalisme, cette accumulation est fonction de la classe capitaliste, elle signifie qu’une partie de la plus-value qu’elle s’est appropriée ne sera pas dépensée comme revenu, mais servira au développement de l’appareil de la production. Mais comment la classe capitaliste pourrait-elle accumuler, si par suite de l’agitation ouvrière en vue du relèvement du standard de vie, elle se trouvait obligée de renoncer à ses profits pour éviter des mouvements révolutionnaires ? Sans profits, pas d’accumulation, sans accumulation impossibilité d’un accroissement de production, impossibilité de relever le standard de vie ouvrier. Par contre, si le capital veut prendre l'autre route, s’il tente de s’opposer aux revendications ouvrières afin de mettre en ordre son outillage de production, d’accumuler rapidement et d’arriver ainsi à cette intensification de la production qui est nécessaire en vue du relèvement réel du standard de vie réclamé par le prolétariat, alors il se heurte à une résistance extrêmement violente du prolétariat. Il se produit grève sur grève, la discipline disparaît, les ouvriers se refusent à tout travail dans ces conditions, le rendement du travail, consciemment ou inconsciemment, diminue. La production est en recul, l’écart entre les revendications des ouvriers et la quantité de marchandises disponibles pour leur donner satisfaction se fait de plus en plus grand : la crise du capitalisme devient automatiquement de plus en plus aiguë.

Ce dilemme ne laisserait au capitalisme qu’une issue : amener le prolétariat à consentir — et cela en travaillant à plein rendement — à l’ajournement de ses revendications en faveur d’un relèvement de son standard de vie et à donner ainsi à la classe capitaliste la possibilité d’accumuler rapidement grâce à la réduction de ses dépenses personnelles, de remplacer l’outillage détruit ou usé, de préparer une augmentation de la production des articles de grande consommation par une fabrication énergique de moyens de production, ce qui permettrait de relever à une époque ultérieure le standard de vie du prolétariat. Les « champions de la paix dans la cité » prêchent à la classe ouvrière la nécessité de cette solution. Ils invitent le prolétariat à suspendre la lutte de classes, à travailler avec une entière ardeur, à fournir même des heures de travail supplémentaires, et à ne revendiquer par contre, provisoirement, aucune augmentation de salaires démesurée — c’est-à-dire de nature à compromettre les profits et l'accumulation capitalistes — et surtout aucune réduction des heures de travail. C’est dans ce sens qu’agissent les « scheidemänner » en Allemagne, Gompers et Cie en Amérique. Ils ont peu de succès.

Le prolétariat mécontent ne se montre guère disposé à renoncer à l'attaque du capitalisme et à une amélioration immédiate de sa condition, dans l’espoir très vague d’obtenir plus tard, sous le régime de la servitude capitaliste, une légère amélioration de son sort.

Resterait encore le chemin de la violence. Mais la conscience de soi du prolétariat s’est affermie, à la guerre ; il y a acquis l’habileté à manier les armes, il s’y est habitué à risquer légèrement sa vie, et par contre toute l’organisation de violence de la classe dirigeante a été ébranlée ; tout cela rend l’emploi de la violence tout à fait impossible à moins que ce soit sous ses formes les plus brutales par la soldatesque professionnelle, comme c’est actuellement le cas en Hongrie. Mais l’emploi de la violence sous cette forme-là peut servir à tout, sauf à assurer une production capitaliste profitable. Par ce chemin-là on peut arriver à anéantir la culture moderne, on peut revenir à l’état d'économie domestique fermée du moyen âge et à l'échange en nature, mais on n’obtient pas une production capitaliste paisible.

Le dilemme du capitalisme est insoluble. La fermentation révolutionnaire gagne sans cesse des couches nouvelles. Le puissant exemple de la Russie, d’un empire de cent millions d’habitants qui, depuis plus de deux ans, est gouverné par le prolétariat victorieux, dont la puissance militaire a mis en pièces tous ses adversaires, dont les forces économiques s’organisent visiblement, malgré le boycottage par les grandes puissances impérialistes et malgré une guerre qui dure depuis six ans, cet exemple pousse énergiquement les ouvriers de tous pays ayant conscience de leur classe, à des efforts sans cesse renouvelés pour renverser le système capitaliste. Les tentatives étouffées de Finlande, de Hongrie et de Bavière ne changent rien à ce fait que la fermentation révolutionnaire s’étend continuellement à des couches nouvelles et que cela, le capitalisme se trouve totalement impuissant à l’empêcher. Il est possible que la crise dure des années, que la transformation révolutionnaire exige des dizaines d’années et des dizaines de milliers de victimes : un retour au capitalisme pacifique n’en semble pas moins exclu.

La conviction que toutes les tentatives de restauration de la production capitaliste doivent nécessairement échouer devant cet antagonisme irréductible, et que, si « la transformation de toute la société dans le sens révolutionnaire ne réussissait pas », la lutte de classes se terminerait « par l’anéantissement commun des classes en lutte », cette conviction a fait passer maint économiste marxiste — y compris l’auteur — dans le camp bolcheviste. Car, même si la dictature du prolétariat accentue encore, à son début, la dislocation de l’économie sociale, elle n’en représente pas moins la base de la solution définitive : l’établissement de la société socialiste.

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