1920

Source : La Dictature du prolétariat (Problèmes économiques) –Traduction française d’Alzir Hella et O. Bournac, Librairie de l’Humanité, Bibliothèque communiste, 1922. – 1ère édition [en allemand] 1920.

J. Varga

La Dictature du Prolétariat

Ch. XIII. Les problèmes économiques internationaux de la Dictature

Au cours de notre étude, nous avons déjà parlé assez souvent des problèmes internationaux. Mais nous sentons le besoin de présenter ici cette question dans son ensemble.

L’Etat prolétarien isolé est boycotté économiquement par les Etats capitalistes qui l’entourent. L’Etat prolétarien est donc privé des avantages de la division internationale du travail. Tous les produits, dans la mesure du possible, doivent être tirés de l’intérieur du pays ; il en résulte une grave atteinte au rendement du travail, parce qu’alors il faut produire de nombreuses choses dans des endroits défavorables, leur production nécessite donc plus de temps et de travail que ce ne serait nécessaire si l’univers ne formait qu’une seule société économique. Nombre d’importantes matières premières, — caoutchouc, coton, cuivre, pétrole, etc., — ne se trouvent que dans certaines contrées de la terre, et l’Etat prolétarien peut s’en voir entièrement dépourvu par le fait de son isolement économique. Le capitalisme moderne, en dehors de celte division du travail reposant sur des bases naturelles, a encore créé une vaste spécialisation de la production industrielle, suivant les divers pays. Certaines machines-outils ne sont fabriquées qu’en Amérique, certaines machines à travailler le bois qu’en Suède, quelques instruments d’optique et de chimie qu’en Allemagne, etc. Des questions de brevets, de secrets de fabrication et l’absence de l’outillage nécessaire à la production empêchent pendant des années la fabrication de ces produits, même si l’on a toutes les matières premières indispensables. Tout cela aggrave extrêmement la tâche économique de l’Etat prolétarien isolé.

Il est vrai que, dans le cas d’un isolement économique, la contrebande ne peut pas être empêchée même par un rigoureux blocus. Cependant l’expérience faite en Hongrie montre que la contrebande est loin de pouvoir remplacer l’échange légal des marchandises. En outre, la contrebande, avec les circonstances qui l’accompagnent : tromperie, corruption, etc., apporte dans l’appareil économique de l’Etat prolétarien un élément de profonde démoralisation. La contrebande pratiquée au nom de l’Etat entraîne après elle la contrebande et la fraude des mercantis, de sorte qu’on ne sait pas si les avantages de ce genre de contrebande compensent ses conséquences funestes. Après l’expérience faite en Hongrie, le mieux semble être d’interdire la contrebande de tous les articles de consommation et de ne la tolérer que pour certains articles spéciaux, tels que appareils, pièces de machines, etc.

Néanmoins on peut admettre que certains pays capitalistes, ou certains groupes de capitalistes de ces pays, engagent des relations commerciales avec l’Etat prolétarien, comme cela a eu lieu en Hongrie. Ce sera d’autant plus le cas que l’Etat prolétarien aura à offrir aux Etats capitalistes voisins des produits plus importants et plus difficiles à remplacer. Les transactions peuvent s’opérer, comme cela s’est fait en Hongrie, de la manière suivante : des entreprises expropriées font venir, sous le nom de leur ancienne firme, des marchandises de l’étranger, ou bien encore y exportent aussi des marchandises. Mais cela ne peut avoir lieu que dans les premiers temps du régime prolétarien, alors que les capitalistes étrangers considèrent la dictature comme un incident politique tout à fait éphémère. Dès que la puissance gouvernementale de l’Etat prolétarien se consolide, la forme des relations économiques internationales se modifie elle aussi. Le crédit international cesse d’exister, car les conditions légales de la propriété et du droit dans l’Etat prolétarien n’offrent plus aux capitalistes étrangers une base assez solide pour des ventes à crédit. L’argent cesse de jouer un rôle international. Les capitalistes n’acceptent pas le papier-monnaie de l’Etat prolétarien, parce qu’ils n’ont aucune garantie de pouvoir le convertir en biens réels ou en sources de revenus. De même l’Etat prolétarien ne peut utiliser la monnaie étrangère que dans une mesure restreinte, parce que, — à cause précisément du blocus toujours menaçant, — il n’est pas sûr de pouvoir toujours importer des marchandises. Quant à l’or, qui est, à proprement parler, l’étalon monétaire du capitalisme, sa valeur est appréciée dans l’Etat capitaliste d’une façon tout autre que dans l’Etat prolétarien. Dans le capitalisme, il sert à « mesurer universellement la capacité du travail humain », à « exprimer universellement la mesure conventionnelle des valeurs ». Quelle que soit son origine, il est donc un moyen absolu d’achat et de paiement. Avec de l’or, l’Etat prolétarien peut tout obtenir des capitalistes des Etats capitalistes, pourvu que l’échange des marchandises puisse avoir lieu. Au contraire, pour l’Etat prolétarien qui se rapproche toujours davantage de l’économie basée sur les produits réels, l’or, à cause de sa faible utilité pratique, n’a de valeur que comme moyen d’effectuer des achats dans les Etats capitalistes. L’Etat prolétarien cédera donc sans hésiter ses réserves d’or pour acheter des marchandises à l’étranger. Par contre, en règle générale, il ne fournira à l’étranger des marchandises, contre paiement en or, que s’il a la possibilité d’échanger cet or contre d’autres produits sur le marché mondial. En somme, représentons-nous l’existence de relations pacifiques entre un Etat prolétarien et un Etat capitaliste : dans ce cas, le commerce extérieur entre ces deux pays ne peut qu’aboutir à prendre la forme d’un échange systématique de produits en nature, ainsi, du reste, que c’était déjà le cas pendant la guerre, alors que dominaient ce qu’on appelait les « contrats de compensation ». Dans ces échanges se révèle la différence fondamentale existant entre le système économique du prolétariat et celui du capitalisme. Pour l’Etat prolétarien, qui tend à réaliser l’économie naturelle, c’est l’utilité seule qui, dans l’échange des marchandises, entre en ligne de compte. Or, pour les capitalistes, cette considération n’a aucune importance. Les capitalistes ne se livreront à une affaire d’échange que s’ils voient là, exprimée dans leur devise monétaire ou dans une autre devise courante, une affaire profitable. Par conséquent, l’échange des marchandises sera toujours calculé dans la devise de l’Etat capitaliste. Le groupe capitaliste déterminera exclusivement le rapport quantitatif de l’échange d’après les prix ayant cours sur les marchés capitalistes. L’Etat prolétarien, au contraire, devra résoudre ce problème tout nouveau consistant à comparer quantitativement les degrés d’utilité des diverses marchandises : il aura à déterminer si la perte d’utilité résultant de la cession de certaines marchandises est compensée par le gain d’utilité qu’apporteront les marchandises reçues en échange. Pour les marchandises qui peuvent aussi être fabriquées dans le pays même, ce calcul peut se baser sur le montant des frais de production dans ce pays. Tandis que dans le système économique du capitalisme, l’appréciation de l’utilité d’une marchandise est affaire particulière à chaque acheteur, et tandis que cette appréciation se traduit, d’une manière anarchique, sous une forme conventionnelle, par la quotité variable des cours du marché, elle devient, dans l’Etat prolétarien, une fonction consciente de la direction économique.

Les relations commerciales entre un Etat prolétarien et les Etats capitalistes pourront s’effectuer facilement tant que l’Etat prolétarien a encore des approvisionnements de marchandises ou tant que, par suite de l’impossibilité où il se trouve de transformer rapidement son appareil de production, il est obligé de fabriquer encore des articles qui répondent aux besoins des capitalistes et qui, étant donné le peu d’élévation du standard général de vie des habitants de l’Etat prolétarien, ne rentrent pas provisoirement dans la catégorie des richesses consommées par les ouvriers : objets d’or et d’argent, bijoux, meubles de luxe et tapis, certains tissus, etc. Il faut aussi ajouter à cela les valeurs étrangères de toute sorte détenues par l’Etat prolétarien. Ces richesses, qui pour l’Etat prolétarien n’ont qu’une utilité très minime, mais qui pour les Etats capitalistes ont une haute valeur marchande, peuvent facilement donner lieu à des transactions. Mais quand il s’agit pour le prolétariat de céder des matières premières ou des matières fongibles, c’est une tâche très difficile, — étant donnée la pénurie générale de produits qui règne dans l’Etat prolétarien et qui provient du déséquilibre existant entre l’énorme accroissement des revenus en argent de couches très populeuses et la production des marchandises, — que de déterminer l'opportunité d’un échange de produits.

Naturellement, l’échange des produits entre des Etats prolétariens s’opère plus aisément; néanmoins, il se présente ici aussi des problèmes très intéressants. Dans les premiers stades du régime prolétarien, les anciennes frontières politiques continueront probablement encore de former des frontières économiques, d’une part pour des raisons d’organisation technique, — car la direction centrale de l’économie d’un seul Etat représente déjà une tâche difficile à remplir, — et, d’autre part, parce que, au début, les Etats prolétariens les plus favorisés au point de vue économique refuseront sans doute de constituer, conjointement avec les Etats plus pauvres, une seule sphère d’exploitation et de distribution. Il peut se faire aussi que le changement de régime s’opère par bonds géographiques ; que, par exemple, les nouveaux Etats prolétariens soient pendant un temps séparés entre eux, totalement ou en partie, par des territoires d’Etats capitalistes, comme ce fut le cas pour la Hongrie et la Russie, et que, par conséquent, la fusion en un seul tout économique soit géographiquement impossible. Si maintenant un échange de marchandises doit avoir lieu entre des Etats prolétariens, la proportion quantitative des marchandises à échanger ne peut pas être fixée à raison de leur utilité respective, car les deux Etats accomplissant l’acte d’échange, s’ils prenaient cette base-là, aboutiraient à des résultats très différents. Dans un échange basé sur l’utilité, il y a un gain pour les deux parties échangeantes. Il doit donc résulter des appréciations quantitatives basées sur l’utilité, telles que les formulent les deux parties contractantes, un surcroît d’utilité, pour le partage équitable duquel les parties contractantes n’ont aucune base. L’esprit de l’économie prolétarienne admettrait fort bien qu’on calculât le temps de travail nécessité par la production des marchandises à échanger, et qu’on fît ainsi du temps de travail nécessité par la production la base de la proportion d’échange. Cependant intervient ici la question des « différences nationales » entre les diverses mains-d’œuvre. La journée de travail de l’ouvrier anglais fournit en moyenne un rendement bien supérieur à la journée de l’ouvrier russe ou hongrois, parce que l’ouvrier anglais travaille dans des conditions naturelles plus favorables et avec des moyens de production en général bien supérieurs, parce qu’il possède une formation professionnelle meilleure, qu’il a une intelligence élevée, qu’il est mieux nourri, etc. Voici alors la question qui se pose : la journée de travail de l’ouvrier anglais doit-elle, dans l’échange des marchandises entre Etats prolétariens, compter plus, ou seulement autant, que la journée de l’ouvrier russe ou hongrois ? Selon le principe essentiel du communisme, toutes deux devraient compter autant, et non l’une plus que l’autre. Mais la persistance de la mentalité égoïstement cupide obligera, ici aussi, à faire des concessions. De même que la part de chaque ouvrier, pendant la période de la dictature, doit être mesurée d’après son travail et non d’après ses besoins, il sera nécessaire, dans l’échange international des produits entre des Etats prolétariens, de tenir compte de la supériorité du travail de chaque nation. Dans la pratique, ce seront probablement des commissions paritaires intergouvemementales, soit permanentes, soit constituées suivant les besoins, qui régleront les conditions des échanges.

Il faut remarquer encore que les rapports économiques entre des Etats prolétariens sont également très différents de ceux qui existent entre les Etats capitalistes. Chaque Etat prolétarien a un pressant intérêt à fortifier économiquement les autres Etats prolétariens, car c’est là la base de sa consolidation politique, et en même temps le développement du régime prolétarien dans d'autres Etats est la garantie de la persistance de ce régime dans son propre pays. Dans la période révolutionnaire de début des Etats prolétariens, un important facteur politique entre donc en ligne de compte dans les échanges de marchandises s’effectuant entre ces pays. Les Etats qui les premiers ont donné le signal de la révolution prolétarienne, et dont l’organisation économique est déjà mieux consolidée, s’efforceront par tous les moyens, pour des raisons politiques, de faciliter aux Etats qui imiteront leur exemple le passage de l’économie capitaliste à l’économie prolétarienne, — ce qui peut se faire, de la meilleure manière, par le crédit en marchandises qu’ils accorderont officiellement à ces Etats.

La situation change dès que l’hégémonie du prolétariat est solidement établie dans tous les pays civilisés. L’Etat prolétarien isolé est forcé, dans la mesure du possible, de produire sur son propre territoire tout ce dont il a besoin. La productivité du travail, — abstraction faite de toutes les autres circonstances — est donc moindre que dans l’Etat capitaliste jouissant des avantages de la division internationale du travail. Mais si un Etat prolétarien s’ajoute au premier, le principe de Ricardo, qui veut que chaque Etat produise les choses qui, sur son territoire, peuvent être engendrées avec le moins de frais, entre pleinement en vigueur. La théorie des milieux favorables trouve son application consciente dans la politique économique de l’univers prolétarien. Chaque Etat ne fabrique que ce qui sur son territoire rencontre le milieu le plus favorable. Toutes ces branches de la production qu’à l’abri de droits protectionnistes le capitalisme a cultivées dans certains pays, comme dans une serre, — ce qui équivaut toujours à une déperdition du rendement du travail global, — sont abandonnées. De tout cela résulte la nécessité d’une organisation de l’économie siégeant au-dessus des divers Etats, la nécessité d’un Office de statistique mondiale et d’un Conseil suprême de l’économie mondiale, afin de régler tous les problèmes s’élevant entre les divers Etats ; du moins tant que les Etats subsisteront à titre d’unités économiques autonomes. Au fur et à mesure que s’opère cette transformation, les différences nationales dans le rendement du travail s’atténuent successivement. Avec la dictature commence un rapide progrès intellectuel des couches ouvrières dans les pays jusqu’alors en retard, et ce progrès aboutit automatiquement à un rendement de travail plus élevé. La répartition internationale méthodique de la production selon le principe des milieux favorables travaille dans le même sens. Au bout d’une génération, il sera possible de prendre le temps de travail comme unité de mesure mondiale de tous les produits, dans l’échange de ces produits entre les divers pays. Mais il ne faut pas oublier qu’en ce moment-ci nous développons déjà un ordre d’idées qui confine à l’utopie...

Au contraire, est une réalité immédiate la question du placement des capitaux à l’étranger et la question des colonies. Les Etats créditeurs de l’Europe occidentale : Angleterre, France, Hollande, Belgique, Suisse, ont d’énormes capitaux placés à l’étranger, tout en ayant, déjà avant la guerre, une balance commerciale fortement passive. Ils reçoivent de l’étranger de grosses quantités de marchandises sans avoir à fournir pour cela de compensation directe, et uniquement comme profit de leur capital productif investi à l’étranger, ou encore comme intérêts de prêts de toute sorte. Avec le régime prolétarien, il n’en est plus ainsi. Les moyens de production ou autres biens positifs sont expropriés sans indemnité, au profit du peuple sur le territoire duquel ils se trouvent. La perception de profits ou d’intérêts cesse tout d’un coup. C’est là pour les Etats créditeurs un déficit énorme, non seulement en ressources financières, mais aussi en ce qui concerne l’approvisionnement en marchandises.

En même temps, toutes les recettes provenant de l’exploitation politique des colonies disparaissent aussi. La politique coloniale entendue comme jadis, c’est-à-dire l’oppression et l’exploitation de peuples plus faibles par une organisation de violence, est absolument incompatible avec l’esprit du régime prolétarien. La proclamation de l’hégémonie prolétarienne marque l’heure de la délivrance pour les populations coloniales. Il en résulte immédiatement un grand manque à recevoir, en fait de richesses positives, pour les anciens peuples dominateurs.

Ici se répète, sur le plan international, ce qu’au chapitre III nous avons indiqué, dans le cadre national, pour l’Etat prolétarien isolé ! De même que les troupes d’avant-garde de la lutte pour le prolétariat, les ouvriers qualifiés de l’industrie, sont forcément, au début de la dictature, plus mal approvisionnés en vivres que sous le régime capitaliste, parce que la soudaine élévation du gain des prolétaires de l’agriculture entrave le ravitaillement des villes ; de même, la dictature, sur le plan international, enlève aux puissances créditrices et aux puissances coloniales toutes les richesses que, jusqu’alors, elles avaient obtenues sans compensation de leurs Etats débiteurs et de leurs colonies : circonstance qui influence fortement dans un sens conservateur l’état d’esprit du prolétariat de ces pays.

Le passage du capitalisme au socialisme s’effectue donc au milieu de luttes pénibles et de privations de toute sorte. La civilisation capitaliste américano-européenne, qui est basée sur l’exploitation non seulement du prolétariat national, mais encore de territoires entiers du monde colonial, cette civilisation des classes privilégiées, — auxquelles il faut joindre une certaine catégorie d’ouvriers qualifiés de ces pays, constituant une aristocratie ouvrière, — enfin le fait que quelques pays sont comme l’atelier industriel de tout l’univers, tout cela doit disparaître et faire place à une civilisation populaire, universelle, du monde entier. Pour la population de ces pays privilégiés, cette période de transition sera une pénible épreuve; mais, en revanche, les peuples jusqu’alors opprimés, débarrassés désormais des liens coloniaux et nationaux, développeront rapidement et considérablement leurs forces productives. Grâce à la diffusion rapide de l’instruction populaire, à l’élévation générale de la culture populaire, à la cessation de l’anarchie économique, à l’utilisation systématique de toutes les forces de la nature et à la répartition internationale de la production selon les milieux économiques les plus favorables du monde entier, en un mot, grâce à l’organisation méthodique de l’économie mondiale, la capacité de l’univers concernant la production des richesses matérielles s’accroîtra incomparablement. A bref délai sera réalisé un tel développement de la production qu’il assurera à tous les peuples, à toutes les couches prolétariennes, un standard de vie égal à celui dont jouissait, avant la guerre, sous le régime capitaliste, l’aristocratie ouvrière. Il se produira là comme un nivellement international des revenus. C’est sur cette base que s’édifiera la nouvelle civilisation mondiale, universelle, accessible à tous les hommes : le libre empire de l’humanité affranchie des soucis matériels.

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